samedi 24 janvier 2009

Musique kunique

http://fr.youtube.com/watch?v=Dpces0PI6zM
(...) La liberté, c’est la possibilité pour la sphère pensante individuelle d’avancer vers l’individuation, c’est-à-dire la réalisation complète de son individu ou de son humanité. Cette conquête ne peut se faire que dans et par le corps social.

Le corps individuel souffre. Souffrant, il s’interroge. S’interrogeant, il découvre qu’il n’est pas libre. Découvrant qu’il n’est pas libre, il cherche l’origine de sa soumission. Cherchant l’origine de sa soumission, il découvre son corps social. Découvrant son corps social, il aperçoit le chemin vers sa totalité. Apercevant le chemin vers sa totalité, il considère les obstacles. Considérant les obstacles, il voit l’aliénation. Voyant l’aliénation, il lui reste à changer son corps social. Changeant son corps social, il se rejoint lui-même. Se rejoignant lui-même, il réalise sa totalité. Réalisant sa totalité, il découvre la liberté (...)


Manifeste pré-kunique (extrait)
(...) Ne jouons pas sur les mots : l’individu comme unité singulière, « corps organisé vivant », existe, certes, nous le voyons tous les jours. Il existe comme entité juridique, économique, politique, morale, biologique, psychique, etc. ; pour autant, cette existence paraît incomplète, il semblerait qu’elle déborde de tout côté. Serait-ce la partie émergée d’un tout plus profond et plus indiscernable au premier regard ? Et si l’individuation inachevée dont nous parlions plus haut, aboutissait à une contraction abusive ? Si le processus de personnalisation, arrivé au terme que nous connaissons, amenait à confondre une étape nécessaire avec un horizon ? Il s’agirait de s’interroger sur la pertinence de cette focalisation.

La science moderne a montré les limites d’une vision trop atomiste des choses, d’une appréhension trop attachée aux règles de la perception commune. Les rapports masse-énergie, ondes-corpuscules, temps-espace, ont été considérablement chamboulés au siècle dernier. Je regarde un objet posé devant moi. J’en perçois la forme singulière découpée dans l’espace. Cela ne m’empêche pas de savoir qu’il existe aussi, et principalement, comme un grouillement d’énergie en échange permanent avec son environnement immédiat. Mon regard l’isole, mais une de ses réalités le précipite dans un maelström infini. De même l’individu semble se détaché sur un fond précis : volume, silhouette, enveloppe singulière, cohérence unique, liberté en mouvement, corps séparé ; mais il est aussi englué dans la matière mousseuse du temps. Mousse lui-même, il ressemble à l’écume d’un océan sans limite ; bave d’éternité. Une forme se crée au milieu d’un espace homogène, condensation provisoire, puis disparaît. Ainsi une goutte de pluie se forme dans un nuage, et s’évapore. A une certaine échelle, l’épiderme est une limite, à une autre, il sert de passerelle aux échanges incessants. La perception est un système de sélection d’informations qui prélève dans le réel les éléments organisables selon des modalités préétablies pouvant servir au système directeur vivant. Toute limite s’avère donc relative et subjective, ce qui n’enlève rien à son poids de réel, puisque même relayée par des instruments artificiels ou par la projection d’une hypothèse théorique, la perception conserve son caractère sélectif et arbitraire. Toute connaissance est une invention. La création artistique, loin de représenter une partie seulement du champ pratico-intellectuel, en est, bien plutôt, la substance même. L’œil crée le monde dès l’origine(...)

(...) Mais l’individu humain a ceci encore de particulier qu’il s’est construit un deuxième espace, un espace collectif, avec lequel il entretient des relations étranges, comme un père avec son fils prodigue, ou le docteur du roman d’épouvante avec sa créature. L’univers qui l’a créé lui devient étranger, l’être qu’il invente lui revient monstrueux. Et si les limites n’existent pas entre lui et le cosmos, elles existent encore moins entre lui et sa création permanente. L’être humain est corps individuel et corps social à la fois. C’est en ce sens qu’il peut subir une aliénation telle que définie plus haut. Imaginons un homme dans l’espace interstellaire. Peut-il vivre sans une partie de son corps social : le vaisseau qu’il habite ? Et un homme dans un état de solitude volontaire, livré aux seules ressources individuelles, ne se retire-t-il pas au moins avec les connaissances sociales nécessaires à sa survie ? Le cas du spationaute est particulièrement intéressant, car il préfigure l’état de dépendance quasi absolu que nous pourrions tous connaître incessamment. L’illusion de la séparation n’a rien de préoccupant tant que le corps social garde des proportions raisonnables, elle devient mortifère lorsque celui-ci grandit au point d’obscurcir l’horizon.

Nous voici donc avec deux individus réels : le premier, le plus visible, correspond à la désignation courante ; le deuxième, plus insaisissable, doit être défini comme corps socio-individuel. Mais les deux, bien entendu, ne font qu’un : toutes les caractéristiques du premier étant conservée dans le deuxième. Celui-ci n’étant que la vérité élargie de celui-là. Tout se passe comme si l’individu, émergeant d’un magma indifférencié, puis se condensant de plus en plus, avait à se dilater derechef pour tenter de découvrir un nouvel accès vers sa création. La nature enfante l’homme qui crée la nature qui enfante l’individu qui doit créer L’homme. La nature in-pulse l’homme en son sein. Des petits d’homme naissent et s’individualisent en fabricant du social. Le social participe de cette individualisation, et l’individualisation participe du social. En ne voyant pas l’étroite imbrication, en bloquant le processus d’individualisation, L’homme se trouve à côté de son projet. En assumant son corps social, en l’incorporant, littéralement, en en faisant un nouvel instrument d’évolution, il recouvrerait, au contraire, la possibilité de son épanouissement. Hors du corps social, point de salut, mais hors du corps individuel, point de conscience.

Au cours de son histoire, l’être humain a donc forgé un corps social qui a permis au presque-individu d’éclore. Mais, l’Individu, le vrai, étant un projet, notre devoir est de veiller à ce qu’aucune malformation ou pathologie du corps social n’en paralyse l’évolution. On voit bien là comment un tel programme dépasse les habituels clivages sociaux, culturels ou religieux.

Rien de ce qu’invente le corps social ne peut être déclaré bon ou mauvais en soi. Mais, tout ce qu’invente le corps social est l’instrument du corps social. Si le corps social est tyrannique, l’instrument le sera aussi. Et, plus puissant et universel sera cet instrument, plus grande sera la tyrannie. Les réquisitoires intempestifs contre telle ou telle nouveauté spectaculaire, isolément considérée, sont aussi stupides que les plaidoyers admiratifs. L’écume aux lèvres ou la langue pendante, sont, face aux nouvelles technologies, deux attitudes pareillement grotesques. L’on s’étripe, en cette occurrence, à propos de ce qui n’existe pas. Cela nourrit les inutiles débat médiatiques, qui eux-mêmes participent de la mauvaise foi générale, et alimente l’Aliénation en la cachant. Nous le savions déjà, le corps social colporte, avec sa pacotille marchande, une vision du monde et une morale. Parler ou pratiquer le monde sans connaître sa réalité, c’est donc parler la langue de l’Aliénation et pratiquer son art. Ce n’est pas autrement que la culture mondiale finit par composer la chanson de geste du corps social tyrannique. Le corps social tyrannique parle et les hommes se taisent. D’aucun appellent cela : entrer dans l’ère de la communication.

Pour le moment, la production est production de l’Aliénation, le progrès est progrès de l’Aliénation, la propriété privée ou sociale des moyens de production est propriété des moyens de production de l’Aliénation (...)

Manifeste pré-kunique (extrait)

Collectivisme

(...) Chacun esclave de tous, l’individu asservi et presque heureux de l’être : cela ne ressemble-t-il pas à ces enfers paradisiaques des récits antiques, mettant en scène un voyageur imprudent s’égarant au milieu des tentations, et oubliant le sens de son voyage ?

Le collectivisme socialiste proposait un sacrifice à l’Etat, le collectivisme libéral propose un sacrifice à la Marchandise. Dans les deux cas, l’individu est fixé une fois pour toute dans sa forme actuelle, prisonnier de lui-même, au sein d’un monde décréationnisé, ayant pour seul horizon, jusqu’à l’absurde, une simple gestion de la survie. Encore le « communisme d’Etat » avançait-il un projet lointain, s’appuyait-il sur une pensée ; notre libéralisme, lui, se contente de laisser libre cours à la grande empoignade réputée naturelle ; la résignation et la passivité lui tenant lieu de projet global ; la question du sens est renvoyée à la sphère privée, abusivement isolée, et chacun est tenu de se faire sa petite religion personnelle, si possible unique dans sa ressemblance avec les autres, et quoi qu’il en soit vouée à la comédie, puisque la totalité du sacré, c’est-à-dire de la création, de la poiêsis, sera de toute façon assumée par la seule divinité restant : la Marchandise.

Avec une grande lucidité, Debord, encore lui, avait deviné ce qui réunissait clandestinement les deux blocs (frères) ennemis de la Guerre Froide sous les dehors d’une lutte implacable entre deux modalités incompatibles. Il appelait la version orientale de ce nouveau paysage universel, spectaculaire concentré ; la version occidentale, spectaculaire diffus ; et la version finale, mélange des deux, spectaculaire intégré. Le paraphrasant, nous pourrions également parler de collectivisme concentré, diffus et intégré, pour définir cette étrange uniformisation qui est la vérité méconnue de l’univers contemporain. Dans la concentration, l’individu est expressément nié : seule l’incarnation du pouvoir conserve un statut relatif d’autonomie, et l’avenir absorbe le principal du contenu existentiel sous la forme pseudo-scientifique de la nécessité historique ; dans la diffusion, l’individu est magnifié, flatté dans ses aspects les plus superficiels, amené à créer les conditions de sa propre disparition par infusion dans l’acide social. Collectivisme assumé d’un côté, collectivisme honteux ou caché de l’autre, l’individu s’abolissant, ou l’individu s’évaporant, c’est toujours, quoiqu’il en soit, l’histoire du corps social inféodant le corps individuel, l’histoire du corps socio-individuel ne se connaissant pas lui-même, l’histoire de l’homme organisant sa propre négation.

Pour infléchir le cours des choses, il apparaît que nous aurons à promouvoir un nouvel individualisme, prenant en considération la globalité socio-individuelle consciente d’elle-même, et marchant à l’infini vers l’individuation.

Plongé à nouveau dans le fleuve du temps, celui qui crée pour vivre et vit pour créer, l’éternel inachevé, l’auto-sculpteur, reprendra le fil, alors, de sa naissance interrompue (...)


Manifeste pré-kunique (extrait)

Projet et individu

(...) Mais l’individu, pour nous, ne se résume pas aux gesticulations de cet ersatz imbu de lui-même, roi sans couronne, pesante métaphore du vide, marionnette qui s’agite sous les fils de l’économie, ébauche démissionnaire, congélation stupide d’un mouvement créateur, soumission aux fantômes de son corps inexploré. Ce n’est pas qu’il faille le mépriser, il se méprise assez lui-même, fuyant sa réalité. L’individu, pour nous, est aussi un futur éternel, un être en cours de réalisation, un projet ; à la fois un corps individuel et un corps social, à la fois un corps humain et un corps cosmique, à la fois une conscience séparée et un éclat d’univers. Il ne tient qu’à lui, s’il le veut, de changer ou guérir son corps social. Ce n’est pas sa forme réalisée qu’il faut respecter, mais son état de naissance perpétuelle. Son présent ne doit pas être sacrifié à l’avenir, ni au passé, ni au présent lui-même. L’individu réel ne doit pas être sacrifié à son projet, ni le projet à l’individu réel, mais, ici et maintenant, l’individu réel doit trouver les moyens de son projet. Le réseau, c’est lui ; la prison, c’est lui ; la Marchandise et l’Aliénation, c’est encore lui. Voici donc notre individualisme : une primauté de l’auto-création sur l’obscurantisme moderne et satisfait, une recherche de l’individu intégral conscient et fier de son corps (social et individuel), un anti-collectivisme, un refus de la séparation, un individualisme libérateur tourné vers les chemins de la désaliénation qui passent par une réappropriation de toute la sphère sociale.

Si l’on souhaite véritablement assumer son statut d’être humain, il faut consentir à chevaucher son devenir sans souci des lendemains programmés ou des présents naturalisés. Il faut d’abord et surtout, ressaisir l’Individu à travers son corps social (...)


Manifeste pré-kunique (extrait)

Matérialisme

(...) Nous avons parlé de Croissance et de Marchandise. Nous aurions pu parler d’exploitation. Mais nous tenons à considérer, encore une fois, la réalité sous un angle général, et la condition humaine sous la lumière la plus concrète. D’aucuns pourraient être surpris par cette profession de foi matérialiste qui semble détachée des relations sociales les plus brutales et visibles, par conséquent de ce qu’ils croient être le propre du matérialisme. C’est qu’ils se trompent sur le concept. Un matérialisme de l’extériorité exclusive est aussi vain qu’un idéalisme solipsiste. Toute analyse, dans son principe même, est une abstraction. La réalité échappera toujours à toutes les tentatives de réduction théorique. Un matérialisme qui oublie la conscience dans son dispositif, qui regarde les objets se frotter les uns aux autres comme s’ils étaient purs de toute interprétation humaine, nous intéresse autant que le spiritualisme contraire enfermé dans l’idéale solitude. D’autre part, nous savons qu’il est difficile, dans nos traditions logiques occidentales, de concevoir deux ou plusieurs réalités contradictoires ne s’excluant pas mutuellement, et n’en formant qu’une. Pourtant, là aussi, la science moderne rejoint quelques intuitions orientales moins dualistes. Il est fort possible, dans ce qui nous occupe, qu’un fait social, bien que patent, cache une réalité plus profonde et moins directement visible. Le matérialisme ne doit pas être confondu avec le sens commun et la banalité, l’opinion courante ou l’évidence première, et moins encore avec l’ensemble exhaustif des éléments extérieurs du monde connu. C’est la folie d’une objectivité absolue qui discrédite le matérialisme en lui ôtant son poids de tragique. Le matérialisme doit être conçu comme philosophie de l’immanence, et non comme doctrine de la Matière. La matière est toujours pour l’Homme, et non pas l’Homme pour la matière. La conscience se jette sur l’objet, et lui donne une forme en rapport avec la consistance, l’énergie, l’être de la rencontre, du choc. L’objet ne dit pas ce qu’il est, il résiste seulement, il oppose sa matérialité incertaine à la conscience humaine qui le définit pour elle, et se transforme ainsi dans la relation. Le frottement de la conscience et de l’objet fonde la structure humaine, et si la conscience peut devenir son propre objet, elle n’arrivera jamais, cependant, au détachement absolu. C’est toujours d’une relation dont il sera question, d’un mouvement, d’une respiration, jamais d’un ballet extérieur d’objets purs. Et s’il est vrai que les rapports sociaux, d’un premier abord, revêtent la forme d’un conflit de classes, d’une immense lutte d’intérêts divergents, il n’en reste pas moins vrai que le point fondamental se trouve ailleurs, dans la relation de l’être humain avec lui-même, quelle que soit sa position sociale. Ce qui n’implique pas que tous aient la même responsabilité, ni que la résignation à l’injustice ne se présente comme conclusion nécessaire de notre discours. Répétons que notre objectif est de pénétrer au plus loin dans la structure spéculaire et glissante de notre existence, en refusant de nous laisser fasciner par le tourbillon des vérités toutes faites, des évidences imposées.

Il est somme toute assez naturel de vouloir autre chose, s’agissant de l’émancipation humaine, que le miroir aux alouettes des systèmes de remplacement « clés en mains », qui, jusqu’ici, ont fait la preuve de leur insuffisance. La promesse d’un avenir meilleur ne doit pas se changer, une nouvelle fois, en espoir d’un retour au passé. Prenons à bras-le-corps les conflits de classes, les douloureux frottements sociaux immédiats, mais n’imaginons pas que la question de l’Aliénation se résume à cela. Malheureusement, peut-être, la complexité grandissante du champ d’exploration, ajoutée aux discrédits récents jeté par l’histoire, nous éloigne quelque peu de ces croyances rassurantes, de cette religiosité naïve, de cette illusion du matérialisme industriel. Une situation d’oppression ne peut-elle prendre place au cœur d’un système plus général de domination ? Un oppresseur ne peut-il être lui-même dominé ? N’existe-t-il pas des dominations en cascade, des oppressions gigognes ? Et, ne nous faudrait-il pas, si tel était le cas, avant d’envisager une action de libération quelconque, essayer de découvrir le plus petit dénominateur commun, atteindre la clef de voûte de l’édifice global, pour espérer anéantir la chaîne des esclavages ? C’est effectivement ce que nous avons entrepris.

Le prolétaire est celui à qui le corps social pathologique, ce monstre qu’il a lui-même forgé de ses mains, laisse la contemplation artificielle de son propre néant pour le consoler d’avoir tout perdu, et notamment les moyens et le désir de son accomplissement humain. Et le bourgeois ? (...)


Manifeste pré-kunique (extrait)

Rationalité

(...) Derrière la rationalité, il n’y a pas l’irrationalité, mais l’a-rationalité. L’irrationnel est le contraire du rationnel, tandis que l’a-rationnel ou méta-rationnel est l’espace du rationnel comme le psychisme peut être l’espace de la conscience. La rationalité est un sous-ensemble de l’a-rationalité. Rationalité et a-rationalité ne sont pas antinomiques mais complémentaires. L’a-rationnel est tout ce qui n’est pas rationnel sans être pour autant irrationnel. Le méta-rationnel englobe le rationnel. De sorte que tout ce qui est rationnel est aussi méta-rationnel, alors que tout ce qui est méta-rationnel n’est pas forcément rationnel, sans être non plus contraire à la raison. Ceci est d’une extrême importance pour imaginer les rapports du mythe et de la conscience(...)

Manifeste pré-kunique (extrait)
(...) L’individu n’est jamais seul. Il s’extériorise en commun. Cette extériorisation reflue vers lui en étrangéité néfaste. Sa création sociale lui revient en ennemie. Mais le divorce n’est pas consommé, la séparation est mensongère, elle est justement la forme de l’Aliénation, l’auto-hypnose de l’individu ne se connaissant pas lui-même. Son corps social, livré à son avidité intrinsèque, à sa mécanique tautologique, à son emballement propre, menace de l’étouffer, comme on risque de succomber à un désordre interne, métastatique. De ce désordre, chacun est responsable, mais à divers degrés toutefois(...)

Manifeste pré-kunique (extrait)

Morale

(...) L’efficacité matérielle, telle qu’elle est comprise aujourd’hui, détachée de toute notion de justice ou de solidarité, sans même parler d’Aliénation, de corps social pathologique ou d’Individu-projet, ne peut à elle seule justifier le prélèvement individuel infini, sauf à faire de cette efficacité même la finalité absolue de toute société, et donc de toute vie humaine. Et si le droit à la propriété garantit le droit à la richesse, s’il le légitime juridiquement, il ne lui confère pas cependant un statut définitif, inconditionnel et illimité. Admettons qu’un individu ait le droit de s’approprier, en fonction de son travail, ou de son mérite personnel, une part plus importante de la richesse globale, rien ne justifie pour autant qu’on lui accorde, en cette matière, un pouvoir discrétionnaire? Dans un souci de cohérence, avec une pointe d’ironie et la volonté de conduire ce raisonnement au-delà des préjugés traditionnels, nous proposerons la formule suivante : puisque la société rémunère une fonction selon le degré qu’elle occupe sur l’échelle de la responsabilité, déterminons le degré de responsabilité générale par la position sur l’échelle des rémunérations. Qu’en échange de l’autorisation donnée à l’individu de s’enrichir librement, nous exigions qu’il assume proportionnellement ses responsabilités pécuniaires vis-à-vis de l’ensemble social dont la richesse ne le sépare pas. Car si nous décidons d’une transcendance : la réalité économique, par exemple, ou la nécessité de créer une plus grande richesse matérielle, encore faut-il, dans une véritable démocratie, qu’elle soumette tous les individus à ses exigences, et pas seulement les moins fortunés d’entre eux. On pourrait soupçonner, autrement, et nous serions forcés alors de rester sur le terrain brutal de la lutte des classes, une partie de la population, d’instrumentaliser l’autre à son seul bénéfice en se cachant derrière un masque de fatalité. Car de deux choses l’une : ou bien nous définissons comme un mal provisoire, et comme infrahumain, le système qui jette l’individu contre lui-même à travers l’altérité, et nous essayons ensemble, riches et pauvres de le dominer, avec pour conséquence nécessaire que les riches seraient moins riches et les pauvres moins pauvres, ou bien nous l’acceptons crûment, et devons nous résigner à considérer comme équivalentes, sa violence intrinsèque et la violence corollaire de réaction. Autrement dit, si la violence est acceptée, au nom d’un certain pragmatisme, comme principe inhérent d’une structure socio-économique, elle ne peut plus être condamnée ailleurs, l’individu ne se dépasse pas lui-même, rien n’est vrai, tout est permis, et les pauvres sont fondés à utiliser la violence pour essayer de conquérir les places que la violence conserve. Il n’est pas douteux, en ce sens, que le nihilisme soit aussi la vérité sous-jacente du monde actuel (...)

Adrien Royo (Manifeste pré-kunique, extrait)

lundi 19 janvier 2009

Agit véritablement dans un monde réel, celui qui en voit la mystification.


La civilisation de la marchandise, c’est la révolution permanente.


SUR TOUS LES PLANS, LA MODERNITE, LA POST-MODERNITE ET LA POST-POST-MODERNITE, C’EST LE MISERABLE SUIVISME DES HOMMES COURANT DERRIERE LEUR CREATION.


Que ceux qui pensent avoir tout dit sur le monde des hommes en prononçant le mot capitalisme passent leur chemin. Nul réconfort ne les attend ici. Car sous le voile magique du verbe, ils gisent eux-mêmes avec leur fardeau. Que les autres approchent, s’ils le veulent, et se penchent sur l’abîme.


J’appelle corps social l’ensemble des connections entre individus réunis. Qu’elles soient symboliques, culturelles, mythologiques ou techno-scientifiques. Qu’elles soient extérieures ou intériorisées.


Le corps social était naguère essentiellement mythologique, symbolique ou religieux, il se veut maintenant techno-scientifique et rationnel. C’est-à-dire qu’il attribue à la conscience individuelle le magistère suprême sans lui permettre de l’exercer. Il existe donc désormais sous la forme de sa propre négation. L’individu devient ce nouvel absolu remplaçant de l’ancien, condamné à se regarder indéfiniment lui-même pour rechercher sa propre justification. Cet individu abstrait, moins directement présent encore que le dieu des ancêtres, construction aberrante d’un corps social caché, énerve l’individu réel comme un fantasme inaccessible et obsédant. Paradoxalement, en supprimant les arrières-mondes qui semblaient empêcher le libre épanouissement individuel et social, on a fait du corps social lui-même un arrière-monde. Un corps social pathologique.


J’appelle donc corps social pathologique un corps social métastasé tournant sur lui-même et affranchi de toute conscience scientifique ou religieuse. L’aliénation, est le rapport de l’individu avec ce corps social et donc avec lui-même.


"Eternels passagers de nous-mêmes, il n’est pas d’autre paysage que ce que nous sommes. Nous ne possédons rien, car nous ne nous possédons pas nous-mêmes. Nous n’avons rien parce que nous ne sommes rien. Quelles mains pourrais-je tendre, et vers quel univers? Car l’univers n’est pas à moi : c’est moi qui suis l’univers." Fernando Pessoa



Maîtriser son corps individuel ne suffit pas. Il faudrait inventer un yoga du corps social.


L’Aliénation est la seule religion à n’avoir que des pratiquants et pas un seul croyant.


L’aliénation parle et les hommes se taisent. D’aucuns appellent cela entrer dans l’ère de la communication.


Croissance, cela veut dire : course à la productivité, concurrence, émulation, rivalité, maintien de la dualité pauvreté-richesse, inégalité; cela veut dire : division du travail de plus en plus grande, chaque individu avec et contre tous les autres, chaque groupe d’individus provisoirement formé avec et contre tous les autres, guerre permanente et, aussi, interdépendance renforcée ; cela veut dire production sociale et appropriation privée, car l’appropriation privée est le moteur de la croissance ; cela veut dire : rapport propriétaires – non-propriétaires des moyens de production et d’échange comme rapport principal masqué par les rapports particuliers entre non-propriétaires.


Le rêve du capitalisme étant de croiser les deux catégories par association volontaire du salarié à l’exercice de son propre asservissement, et le rêve du socialisme étant de généraliser l’asservissement volontaire par suppression de l’intermédiaire privé, les deux systèmes finissent au fond par se rejoindre, le dernier ne pouvant même pas avoir l’assurance qu’une nouvelle catégorie sociale parasitaire ne viendrait pas encore une fois contrarier son idéal de pureté prolétarienne.


Croissance, accumulation, concurrence, inégalité, spécialisation, guerre permanente, interdépendance. L’instabilité est donc plus que jamais notre jardin, la révolution perpétuelle, notre horizon. Répétons qu’on ne peut vouloir la Croissance et la stabilité, la Croissance et le partage des richesses, la Croissance et la liberté, la Croissance et un projet extérieur à elle - en définitive, la Croissance et l’individu. Car, aujourd’hui plus qu’hier, toute initiative, toute activité individuelle, se détache sur un fond d’exercice social. Ce fond social, créateur de la marchandise, accélérateur d’échange et stimulateur de croissance, tend aujourd’hui à l’obésité, à la démesure. Il aspire proprement à l’état de monstre, de machine autonome surpuissante et dominatrice. Aucun processus vertueux, toutefois, n’a été perverti, aucun Age d’Or n’a été oublié, aucun complot n’a été fomenté, le système était déjà là, présent tout entier, dans le premier échange.


Adrien Royo (Pré-manifeste kunique, extraits)

dimanche 18 janvier 2009

Impossible ou nécessaire

Ayons toujours à l’esprit que ce que nous jugeons impossible en période de paix devient pourtant possible en période de guerre ou de crise, et que donc l’impossible peut se muer parfois en nécessaire. Il faut en déduire qu’une question sociale réelle nous est posée à chaque instant, à laquelle nous répondons par nos actes sociaux réels : que choisirons-nous aujourd’hui comme nécessaire, et corrélativement, que désignerons-nous comme impossible ? De toutes les manières, si exiger le nécessaire revient à vouloir l’impossible, alors exigeons tout de suite l’impossible.

Individu

(...) D’abord, je ne viens pas au monde, je viens à ce monde-là, un monde en devenir mais un monde plein : traces accumulées, stratifications de sens, cristallisation d’énergies. J’intègre un mouvement prisonnier, car déjà constitué en chemin spécifique. Un mouvement qui m’a nourri, cependant, et dont j’ai intériorisé le spectre. Il existe en moi, et j’existe en lui. Freud voit dans l’inconscient, non pas un tiroir secret de la psyché, mais bien la nébuleuse psychique primordiale, traduction mentale, et organisation, des premiers éléments de la vie individuelle, dont la conscience n’est qu’une détermination tardive. Nous dirons, par extrapolation, que le corps social, tel que nous l’entendons, apparaît comme une étendue à la fois matérielle et intellectuelle inconsciente, dont l’espace politique représente sa détermination consciente.

Considérant d’une part, que l’entreprise ontogénétique procède par individuation à partir d’une indistinction première, (l’enfant s’arrachant progressivement à l’indifférenciation physique et psychique originelle), considérant d’autre part que le corps social participe à cette naissance par transmission du langage, des connaissances, des codes de comportement, des valeurs, des instruments d’émancipation ; qu’il est aussi, avec de plus en plus de force, l’espace d’accueil de cette émancipation, de cette individuation ; qu’il constitue le lieu d’expression de cette liberté, avant la nature ; considérant tout cela, il n’est pas interdit de penser que l’individu, d’abord expulsé du corps maternel vers le corps social réduit (la cellule familiale), puis de cette cellule vers le corps social général, s’il naît au corps social, ne naît pas encore véritablement à lui-même, et qu’il finit par trouver sur la route de son individuation, comme principal obstacle, l’instrument même de sa libération. Et il le trouve en tant qu’objet extérieur coercitif, (dans la perspective de cette humanisation permanente), parce qu’il le laisse fonctionner pour lui-même au lieu de l’obliger à devenir ce qu’il doit être : un moment de cette individuation. Contrairement à ce que l’on pense d’ordinaire, le processus ne s’achève pas avec l’entrée dans l’âge adulte. Le processus est infini. La vie humaine ne peut être qu’une naissance perpétuelle. Tout achèvement est illusoire (...)


(...) Certainement, l’individu moderne est mal défini. Ses contours sont flous. Chacun croit le connaître parce qu’il se sent lui-même une entité de cette espèce. Mais, en l’occurrence, chacun est frappé de presbytie. De l’individu communautaire ancien, la marchandise a d’abord coupé les racines, c’est-à-dire les fondements de sa communauté. Puis, elle a reconstruit une sorte de communauté à elle, clandestine et faussement éloigné de l’individu moderne, atomique, libre. Ces individus modernes, atomiques, libres, font donc partie, sans s’en douter, ou le sachant mais ne l’assumant pas, d’une communauté contraignante, soubassement réel de toutes les autres formes de socialité, que nous avons appelé corps social. Cette communauté, contrairement aux communautés anciennes qui s’organisaient à visage découvert, exposant leur corps, valeurs, mythes, sans se préoccuper d’une conscience individuelle séparée, opère d’une manière occulte. Elle porte la contradiction, le paradoxe et l’incertitude au centre de son rayonnement. Elle fait monter à la surface les débris disparates d’anciennes lueurs, des valeurs de récupération, mêlées à certains codes nouveaux dont elle a besoin pour son développement, et garde au fond de ses eaux le chiffre de sa structure mouvante. En quelque sorte, elle enfouie la chair de ses mythes fondateurs dans le brouillard de son explosion sociale et politique. Cela explique, évidemment, beaucoup des hésitations, malentendus, inquiétudes, angoisses, schizophrénies, paranoïas, atonies ou désespoirs de nos contemporains sensibles (...)



(...) Quelle attitude peut marquer une plus grande adéquation avec les lois de l’économie fin de siècle, sinon celle qui permet la plus grande perméabilité à toute sollicitation extérieure, du moins qui supprime toute pesanteur morale ou communautaire, tout empêchement à la réalisation des désirs individuels s’accordant aux besoins abstraits de la civilisation nouvelle. Casser les chaînes pour mieux courir vers son maître, pour mieux se jeter dans les filets dorés de ses propres tourbillons inconscients, quelle libération ! Nous pourrions en dire autant de bien des révoltes antérieures. Mais, soyons précis, cet amer constat n’indique pas pour autant la direction du retour à quelque ordre ancien. Ce n’est pas la révolte que nous condamnons en elle-même, mais son objet et son ignorance des réalités de ce monde. Quant à ceux qui s’arc-boutaient sous les vestiges en croyant défendre une civilisation face aux nouveaux barbares, qu’ils prennent enfin conscience que leur rôle était plutôt celui, paradoxal, de fossoyeur. N’oublions pas que la civilisation de la Croissance ou de la Marchandise, c’est la révolution permanente. Son instabilité constitutive interdit de s’asseoir trop longtemps sur ses tapis. Grâce à leur activisme, ses ennemis les plus déclarés deviennent paradoxalement ses principaux auxiliaires. Que cela nous incite à plus de vigilance, et à plus de courage dans l’examen de nos réflexes sociaux. Nous dirons aux conservateurs : « vous êtes ignorants de ce que vous défendez, et prenez la réalité pour vos désirs. » Nous dirons aux révolutionnaires actuels : « vous êtes ignorants de ce que vous combattez, et prenez vos désirs pour la réalité. » Les premiers ne voient pas qu’ils doivent accepter le reniement et l’instabilité avec leurs dividendes, les seconds ne comprennent pas la nature de leur propre mouvement, les deux n’imaginent pas qu’ils puissent être ensemble les sujets de l’aliénation générale.

L’individualisme d’aujourd’hui, celui des Droits de l’Homme, des Lumières, de Descartes, de la Révolution française, serait donc l’expression la plus idoine d’une forme sociale particulière, dominée par une logique anti-individuelle. Car enfin, comment concilier l’épanouissement de la personne et la folle chevauchée de la marchandise livrée à elle-même ? Et quelle est cette personne dont on parle ?

A celle que nous voyons tous les jours dans notre glace ou bien sous la forme de corps autre, d’apparence achevée dans son parcours existentiel allant de la naissance à la mort, correspond l’éclatement et la séparation. Eclatement parce qu’elle doit s’adapter à une réalité multiple et contradictoire, séparation parce qu’elle se donne pour isolée. Plongée dans le magma socio-naturel, elle épouse la forme des différentes catégories que l’environnement lui propose, sans jamais trouver terrain solide pour son aspiration à être. L’hypocrisie du jour voudrait que l’on profite à jamais du corps social tel qu’il existe sans en subir les inconvénients. Tout le monde essaye de trouver sa place au soleil de l’Aliénation, sans voir que ce soleil décline inexorablement, et que cette place, gagnée par l’ombre, se paie de plus en plus cher. Il s’agit à l’évidence d’un confort bien pauvre, puisqu’il est d’abord servile et ensuite sans direction. La coquille de noix individuelle, ballottée par les vagues du corps social séparé, se cherche et ne se trouve pas. Mais c’est qu’elle cherche là où elle ne peut pas trouver. L’isolement n’est qu’une abstraction, la séparation une illusion. L’individu est un corps indivisible (individuum), soit, cela ne veut pas dire qu’il doive être, dans toutes ses parties, nécessairement visible. Que deviendrais-je si l’on me séparait de tout l’environnement nourricier ? (...)


Adrien Royo (Manifeste pré-kunique, extraits)

Créons-nous les uns les autres!

Pour supplanté le paradigme cynique actuel, au paradigme moral trop souvent invoqué il faut opposé un paradigme de naissance.

Non pas: aimez-vous les uns les autres! L'injonction à aimer n'ayant jamais attiré que la haine. Mais : créons-nous les uns les autres! Car il n'est pas souhaitable mais nécessaire de nous faire naître enfin comme individus.

Le clivage déterminant pour les siècles à venir, si avenir il y a, fait le départ entre les hommes de naissance (ceux qui se sentent déjà nés) et les hommes à naître (ceux qui savent que leur naissance est seulement possible).

Nous avons à créer nous-mêmes les conditions de notre naissance.

Et ces conditions sont incompatibles avec la fabrication industrielle de proto-humains clonés. Qu'ils soient charpentiers ou traders à Wall-Street.

jeudi 15 janvier 2009



Une valeur détermine une action,
et donc toute action dévoile une valeur.


vendredi 9 janvier 2009

Paradis

Paradis

Paradis

Le kunique soutient l'idée que je est la société, que le moi est fondamentalement social, qu'il n'y a pas d'individu avant le groupe, que la coexistence précède l'essence. De là qu'il se reconnaisse comme anti-artiste. Car l'artiste est devenu le héros d'une civilisation de l'atome humain chutant dans la géhenne sociale. Il sert de caution et d'alibi à toute l'opération de négation humaine en quoi consiste notre monde, et que l'on nomme humanisme. Faisant de l'individu une abstraction, une idée, une pure forme en chute libre, cet humanisme-là ne peut que détruire la promesse concrète d'une naissance. C'est pourquoi nous appelons cette civilisation, une civilisation avorteuse. Elle empêche la naissance de l'individu par déni de ce qui le constitue. L'artiste est la figure héroïque de ce monde de fantômes errants. Et l'inflation artistique actuelle avère rétrospectivement la prophétie d'Arthur Cravan: "Il n'y aura bientôt plus que des artistes dans les rues de Paris, et nous aurons toutes les peines du monde à y trouver un homme." Que l'on pense à Diogène avec sa lanterne, se promenant dans les rues d'Athènes, et l'on verra si notre démarche n'est pas kunique.

Paradis


jeudi 8 janvier 2009

Le labyrinthe


Ceux qui pensent que cette société pèche par trop d’individualisme, de rationalité, d’égoïsme, par manque de solidarité, de bonté, de religion, d’Etat, de justice ou de finalité, rejoignent ceux qui croient qu’elle est trop religieuse, irrationnelle ou tendre, qu’il lui manque du libéralisme, du nationalisme, de la force, du marché ou de la science. Ils sont tous capables de distinguer un des côtés de la figure, jamais la figure entière, et encore moins la figure entière comme masque.

Abandonnant derrière nous d’anciennes cohérences qui ne répondaient plus aux questions nouvelles posées par l’évolution des pratiques sociales, nous avons couru fièrement vers cet âge d’or de l’individu que nos alchimistes, sur la base de certains succès, semblaient pouvoir nous promettre. Ceux-ci s’étant révélés moins infaillibles que nous ne l’avions espéré, nous errons désormais quelque part entre l’âge de fer et l’âge d’argent, cherchant à la fois l’individu et sa communauté.


Adrien Royo (extrait d'un pré-manifeste kunique de 1997)

Le corps de la pensée

Les mouvements individuels du corps individuel participent d’un mouvement d’ensemble. Ce mouvement d’ensemble, ou social, est le mouvement du corps social. Mon corps individuel a une conscience, le corps social n’en a pas, malgré qu’il agisse. N’ayant pas de conscience, sa vérité lui manque. La vérité du corps social n’est pas la somme des vérités particulières, et seul un corps individuel peut dire la vérité sociale. Une fois dite, elle change la réalité particulière et celle-ci, à son tour, change la réalité sociale.

Nous ne pouvons pas atteindre la vérité de notre corps individuel sans passer par notre corps social ni voir notre corps social sans partir du corps individuel. Ne pas tenir compte de l’un ou de l’autre, c’est s’interdire de penser le corps entier tel qu’il est.



L’aliénation, c’est le mouvement aveugle du corps social écrasant le corps individuel, et donc l’esprit individuel aveugle s’excluant lui-même.



Il n’y a pas d’individu véritable sans un corps social définitivement assumé. Un individu oublieux de son corps social est un rêve d’individu. Et cette vapeur d’individu est justement ce qui disparaît dans le frottement social. Elle s’échappe quand on veut la saisir. Ce qui reste dans la main, c’est le silex des relations économiques.



Des gestes abandonnés nous traversent qu’il faut se réapproprier.



Le corps social n’est pas la société. La société évoque un contrat social, des individus indépendants réunis dans un projet commun, qui adoptent certaines règles pour vivre ensemble. C’est un espace qu’ils habitent, qui ne leur est pas consubstantiel, et qu’ils peuvent quitter. Le corps social est plus profond. Il est à la fois le milieu et le contenu du milieu. Il est le prolongement inorganique de l’individu créé par les individus réunis, et donc par la société, mais qui les dépasse. Il est l’outil social des individus en même temps qu’ils sont ses outils. Il est l’ensemble des relations et des interactions, l’ensemble des infrastructures de production et d’échange, des modes d’éducation, des connaissances transmises et accumulées, tout cela envisagé comme expression collective en devenir, ensemble agissant et cohérent dont chacun des éléments est relié à tous les autres pour constituer une sorte de matrice qui serait à la fois contenu et contenant, espace de liaison entre les individus, milieu, et source nourricière.

Ce n’est pas la même chose d’appeler simplement nature la matière soi-disant extérieure à l’organisme humain, et de la désigner comme corps inorganique de l’homme. Dans un cas, des objets m’entourent, dans l’autre, je suis d’une certaine façon ces objets mêmes. L’enveloppe corporelle est soudain élargie aux dimensions de l’univers connu et inconnu, la place du moi est modifiée. Le corps social n’est pas un espace, il est mon espace. Je vis de lui comme il vit de moi. Je digère aussi à travers lui. Il peut être considéré comme l’étape intermédiaire entre le corps « individuel » et le corps « cosmique », ou comme la création collective interposée qui finit par constituer un prolongement insécable.

Le corps social primitif est l’ensemble des codes, mythes, valeurs, technologies, mode d’approvisionnement d’une communauté. Le nôtre n’est différent que par la multitude de ses interactions, l’extension et l’intensité de ses moyens, son caractère universel, sa puissance, sa fallacieuse primauté de l’individu, sa prétention à se débarrasser du mythe, et sa farouche tendance à se cacher comme corps social en se donnant à voir comme seconde nature ou comme société libre.

Si donc, le corps social est cette extension inorganique de mon corps individuel, je ne pourrai me penser que si je le pense aussi, me changer que si je le change, me voir vraiment que si je le vois. Mon être complet l’inclut. Nous sommes tous en quelque sorte des handicapés sociaux lorsque nous ne voyons pas notre corps social, ou lorsque nous ne le comprenons pas. L’aliénation est le corps social ne se comprenant pas comme corps social, faute d’une conscience individuelle véritable.


Adrien Royo (extrait d'un manifeste pré-kunique de 1997)