Nous
ne ratons jamais rien. Il n'y a jamais d'actes ou de rendez-vous
manqués. Ça n'existe pas. Nous réussissons toujours tout ce que
nous entreprenons. Nous ne sommes seulement pas conscients de notre
réussite. Nous voulions parfois réussir notre échec et l'avons
réussi. C'est toujours le hiatus entre notre volonté consciente et
notre volonté vibratoire, énergétique.
Tant
que nous n'avons pas conscience que notre conscience est relative
nous nous heurtons à notre propre absolu. Quand nous prenons
conscience de lui, nous chérissons notre relativité et nous nous
contemplons nous-mêmes dans nos avatars extérieurs.
Nous
ne refusons plus rien car nous savons que toute forme est la nôtre,
que toute situation est une scénographie nécessaire et que toute
expérience est un choix assumé. Les autres ne surgissent plus dans
notre réalité de façon fortuite, ils viennent parce que nous les
appelons.
Nous
ne nous avançons plus vers l'avenir inconnu, le futur vient à notre
rencontre déjà tout construit par le moment présent qui change à
chaque instant dans son éternité.
Un
jour ...
J'arrive
sur la plage... "par hasard"...
Devant
la mer... sur elle presque...
Ou
elle sur moi...
Le
soleil se lève à gauche quand je suis dos à ma fenêtre et se
couche à ma droite. La lune se lève et se couche aussi. Elle est
parfois énorme et rouge au-dessus des bâtiments blancs de la Grande
Motte. Le soir, l'horizon rougeoie au-dessus des toits de Palavas.
Souvent,
les pieds dans les vagues, à quelques mètres devant chez moi, je
laisse la lumière pénétrer mon cœur.
Au
loin, certains jours, se détachent les Pyrénées.
Il
y a 81 ans, c'est par là que mes deux grands-pères sont arrivés à
pied.
Pourquoi
ici ?
Pourquoi
maintenant ?
Parce
que c'était chez moi avant même d'imaginer de vouloir y venir un
jour. Un chez moi sans « chez » ni « moi »
pourtant. Un chez moi qui peut changer demain car je sais désormais
que je suis partout chez moi, en moi. Que le chez n'est pas à
chercher
ailleurs, qu'il est déjà toujours présent à l'intérieur. Qu'il
n'y a pas de « chez » d'ailleurs, mais uniquement un
vient sans va. Depuis lors, je viens à moi depuis moi dans le son
des vagues prochaines.
J'avais
dit à mon ami Richard, qui me faisait visiter Montpellier et ses
environs quelques semaines avant d'y arriver, que je n'habiterais
jamais à Carnon. Et puis j'ai répondu à une annonce et les choses
se sont enchaînées d'une manière si inattendue qu'il me semble
après tout que j'y étais attendu.
Je
m'attendais là moi-même, ça ne fait plus de doute.
Ici,
j'ai
accepté la responsabilité de ma vie.
Ici,
j'ai
voulu tout ce qui arrive.
Ici,
j'ai
éprouvé le mystère.
Ici,
le
futur me revient et le passé arrive.
Ici,
un
nuage changeant tombera en fine pluie de moi futurs.
Ici,
j'ai
souri à la tempête.
Ici,
j'ai
pleuré de bonheur.
Ici,
j'ai
tombé le masque de peur.
Ici,
j'ai
vécu mille vies à venir.
Ici,
j'ai
dit oui à l'improbable.
Ici,
j'ai
soumis l'intelligence à la pierre et le mouvement à la couleur.
Ici,
le
bruit des vagues a noyé ma fureur,
Ici,
je
suis resté pour faire tourner le monde.
Et
maintenant je vois, et maintenant je sens, et maintenant je sais
qu'il y a tout à connaître et non pas à comprendre.
Et
maintenant, je ne suis plus victime des circonstances, je suis maître
du temps. Je vois ce que je crois parce que je le décide et je fais
tourner la terre.
Il
n'y a plus de hasard mais des rendez-vous, plus d'avenir mais du
présent jeté et plus de contraintes mais des choix inconnus.
Il
n'y a plus de dehors, plus d'obstacles et plus de fatalité. Il n'y a
que la création permanente et la joie du créé.
J'habitais
le Morvan, en Bourgogne. Un endroit très beau et très sauvage. Un
massif ancien, bien érodé, bien limé, mais encore dur et nerveux.
De la mousse et du granite, des chemins humides et des forêts
profondes, des prés, des vaches et des collines.
J'arrivais
de la banlieue parisienne, je faisais du théâtre, et je continuais
de me vouloir, ou de ne pas me vouloir, artiste. Mais ce qui
m'intéressait réellement, c'était de comprendre, j'avais la
passion de comprendre, tout comprendre... Quelle obsession ! Et
de changer le monde... Quelle aventure !
Trauma
Petit,
j'habitais une ferme en Touraine.
Je
n'ai que des souvenirs confus de cette époque, mais le sentiment qui
surnage est celui de la proximité avec la nature. Je me sentais
confondu en elle.
Je
méditais déjà sans le savoir, assis sur une branche haute de mon
tilleul, ou marchant dans les sous-bois au long des chemins tracés
par les vaches. L'été il faisait chaud, l'hiver il neigeait. Ces
impressions premières de communion avec ce qu'il est convenu
d'appeler nature, ont laissé une trace indélébile en moi. Des
odeurs de purin, de paille, de lisier, d'herbe fraîchement coupée,
de champs de maïs, de terre labourée, d'étable, de lait frais, de
grappes de raisin, de pomme de terre en cave, de grain au grenier, de
prés sous la pluie, de tilleul, de foin, de branche coupée, de
moisson, de lapin écorché ou de porc brûlé. Des sons honnêtes et
des paysages doux. Tout cela rêvé bien entendu en même temps que
vécu. Je ne pensais pas alors, je sentais.
Et
puis le choc, vers l'âge de dix ans. Retour vers la banlieue où
j'étais né. Pas de HLM pourtant, un gentil pavillon le long d'une
voie ferrée. Mais un espace réduit, étriqué, pour un enfant de la
ferme. Un territoire hostile, incompréhensible, à l'avenir
incertain. Une autre durée, un autre temps, plus resserré, plus
heurté. L'été il faisait chaud encore, mais l'hiver ne neigeait
plus. Ou plutôt, la neige était sale et je ne la voyais plus. Et
puis j'étais inquiet, apeuré, confus. Je me réfugiais dans les
livres, les images, les contes. Parmi ces images et ces contes, il y
avait l'univers Marvel, avec les X-Men, Daredevil, Spiderman, et
Bruce Lee, le petit dragon.
Les
films de Bruce Lee et leurs chorégraphies, car il s'agissait de
danse autant que de combat, ont déclenché en moi tout un processus
de transfert psychologique, culturel, esthétique et spirituel, dont
les effets se font encore sentir aujourd'hui. Ils étaient le relais
nécessaire,
je m'en rends compte, entre l'enfance sauvage et la maturité
inquiète. M'ouvrant les portes de l'Asie, ils furent aussi le
tremplin vers un ciel auquel j'aspirais sans oser l'atteindre.
Au
départ, bien sûr, il y avait la sublimation d'un manque, d'une
peur, la compensation onirique de frustrations bien réelles. Bruce
Lee était le héros magnifique, un idéal d'identification pour
l'adolescent tourmenté que j'étais. En l'imitant, j'essayais de
m'approprier une part de son pouvoir de cinéma, de son
invincibilité, de sa force, de sa toute-puissance. Mais il me
faisait passer aussi, en contrebande, un idéal esthétique et
spirituel. Je me nourrissais de sa force imaginaire en même temps
que de la beauté de ses chorégraphies, et de la profondeur
culturelle de sa pensée. Car pensée il y avait. Au moins références
culturelles à la profonde pensée chinoise. Les portes de l'Asie,
avec sa spiritualité extatique, étaient ouvertes, elles ne se
refermèrent plus, même si je les ai négligées un temps.
Le
feu de l'intellect ayant été allumé à l'occasion de ces
découvertes adolescentes, il me fallut traverser tout un désert
mental, désert au sens de sécheresse et pas d'absence de
foisonnement, avant de regagner bien plus tard les territoires
fertiles de la conscience ouverte.
La
guerre
Le
point de départ fut pour moi, comme pour beaucoup d'autres, le
sentiment d'injustice. J'étais une victime des conditions
d'existence, et, si j'étais victime, c'est qu'il y avait un
bourreau. Ce bourreau, je voulais le découvrir.
Mon
père finissait sa carrière comme ouvrier spécialisé en usine
après avoir été maçon pendant une bonne partie de sa vie, ma mère
élevait ses trois enfants tout en maniant le crochet du matin au
soir pour compléter les revenus du foyer. Mon grand-père paternel,
à la retraite, vivait avec nous.
Mon
père construisit avec le sien deux maisons qui permirent à la
famille de se constituer un petit patrimoine, ce qui la plaçait au
sommet de la hiérarchie des familles pauvres.
Mes
deux grands-pères, je n'ai pas connu le maternel, étaient
républicains espagnols, et donc exilés politiques. Santiago, père
de mon père, avait fait de la résistance en France et avait un
statut privilégié. Nous avons conservé la carte de l’État
français qui le mentionne explicitement. Il avait des convictions et
votait communiste à chaque élection. Mon père faisait de même et
j'héritais de ce schéma politique. La Guerre d'Espagne fut le
creuset dans lequel se forgea l'armature complexe de notre ouvrage
dynastique, la forme visible du karma familial.
D'emblée,
les deux pôles de mon existence s'entrechoquaient. D'une part, la
quiétude bouddhiste, de l'autre l'agitation politique gauchisante.
D'un côté la non-pensée et la non-action (Wu Wei) taoïstes, de
l'autre la volonté d'action et l'engagement. Où était la vérité ?
Je n'en décidais pas.
Je
pratiquais les arts martiaux. Karaté d'abord, puis Viet-vo-dao.
J'étais assez doué dans les mouvements orchestrés, pas du tout
dans la bagarre. Je n'étais pas un combattant né. La philosophie
zen ou taoïste m'intéressait beaucoup et les héros samouraïs ou
shaolins me passionnaient. Miyamoto Musashi en particulier, le rônin
(samouraï sans maître) lancé dans une quête effrénée de soi par
la voie du sabre selon Eiji Yoshikawa, l'auteur de « La Pierre
et le Sabre ». J'en étais halluciné d'identification. Je me
voulais ce héros même. Dans le siècle du héros bien sûr. Je
vivais donc une vie rêvée de samouraï du 17e siècle japonais en
même temps que je commençais de m'intéresser au marxisme dans un
costume de lycéen français du 20e. Le mélange des deux était peu
fait pour me valoir l'estime des marxistes pur jus ou des bouddhistes
méditants. J'appris à penser par moi-même en m'éloignant des
deux.
Pour
moi, le quiétisme bouddhiste signifiait alors résignation au
système et le matérialisme classique un étouffement. Je refusais
les deux et cherchais une issue.
Vander
Il
y avait peu de livres à la maison et j'arrêtais le lycée en
première, sans une grande culture générale. Je décidai de
reprendre tout à zéro et de me mettre au niveau.
Je
lus tout ce qui me tombait sous les yeux et notamment les classiques
de la littérature que je ne connaissais pas. Je me pris de passion
pour Stendhal, Balzac, Kafka, Proust, Flaubert, Dostoïevski,
Bernhard, Balzac, Dos Passos, Faulkner, Musil, Pessoa, etc. dans un
joyeux désordre d'autodidacte, les uns entraînant la lecture des
autres. Je me cultivais pour rattraper le stock de connaissances
moyen nécessaire à tout apprenti philosophe. Je voulais connaître
la vérité sur les choses et ne pensais pas avoir d'autre moyen que
d'accumuler du savoir livresque.
J'allais
beaucoup au cinéma aussi, au théâtre, aux expositions.
La
principale question pour moi demeurait cependant la question sociale.
Pourquoi des riches et des pauvres, des exploiteurs et des exploités,
des capitalistes et des prolétaires, la misère, la guerre, la
famine ? Mais aussi pourquoi des révolutions qui n'aboutissent
qu'à des catastrophes, ou au moins qui ne donnent pas les résultats
escomptés ? Pourquoi le marxisme avait-il échoué ?
Pourquoi ? Pourquoi ? Pourquoi ? Et aussi comment ?
Je n'en finissais pas avec les pourquoi et les comment.
Entre-temps,
j'avais commencé à faire du théâtre et de la musique. Le théâtre
pour le côté intello, et la musique à cause de Christian Vander et
Magma dont j'étais fan.
La
foudre Magma m'était tombée dessus un jour par « hasard »,
mais j'attendais cette musique, d'une certaine manière, comme la
bande son qu'il fallait à ma recherche intime. En écoutant les
longs voyages musicaux qui constituent la trame magmaïenne, j'étais
à la fois électrisé et transporté dans mon intimité la plus
profonde. C'était une expérience spirituelle en même temps
qu'esthétique. J'en eus conscience dès le départ. Un ami d'alors,
je devais avoir 18 ans, avait placé un 33 tours sur sa platine et je
reconnus le son qui sortait des enceintes sans l'avoir pourtant
jamais entendu.
Christian
Vander m'avait évidemment donné envie de jouer de la batterie et je
me suis lancé à corps perdu dans la pratique de l'instrument sans
grands fruits. J'y ai consacré un temps considérable et n'ai jamais
réussi à dépasser le stade de l'amateur très peu éclairé. C'est
que je voulais être Vander comme j'avais voulu être Bruce Lee. Il
n'y avait évidemment pas d'autre place pour moi, comme pour tout le
monde sur cette terre, que la mienne propre. J'avais à devenir
Adrien et c'était mon chemin que d'avoir d'abord à me fondre dans
d'autres personnalités pour y arriver quelque peu. Je pensais n'être
tellement rien que j'avais besoin de l'apparence de quelqu'un pour me
donner consistance. Je me fuyais à mesure que j’avançais dans ma
connaissance des choses.
Marx
Je
continuais cependant à vouloir percer les secrets de ce monde. Je
plongeais dans l'étude de Marx. Pourquoi Marx ? Parce qu'il
m'avait semblé dans une première lecture qu'il avait dit plus qu'il
ne pensait lui-même, et plus surtout que ce qu'en disaient ceux qui
se réclamaient de lui. En fait, il m'avait semblé intuitivement que
Marx n'était non seulement pas marxiste, ce que chacun sait
désormais, mais qu'il n'était pas au final si matérialiste que ça.
J'en voulais pour preuve une phrase de ses notes de 1844, éditées
sous le titre « Manuscrits de 44 », qui disait à peu
près ceci : « la nature est le corps inorganique de
l'homme ». Sur cette simple phrase, j'ai échafaudé toute une
théorie marxienne des trois corps, bien proche de celle des
mystiques chrétiens.
En
gros, il y avait trois corps en un, indissociables : le corps
individuel, le corps social et le corps mystique ou cosmique comme je
l'appelais. Le corps individuel était le corps dans le miroir du
matin, le corps social était un prolongement inorganique sous forme
d'objets sociaux, un ensemble d'écosystèmes et de prothèses, et le
corps cosmique était le corps aux dimensions de l'univers. C'était
une vision holistique complètement barrée aux yeux des
intellectuels, et notamment des intellectuels de gauche à qui je
voulais prioritairement parler.
Je
mets en annexe un texte datant de la fin du siècle dernier pour ceux
qui auraient la curiosité de se pencher sur la question dans les
termes où elle m’apparaissait alors.
Comment
en étais-je arrivé là ?
Le
point décisif est que nous ne pouvons répondre à des questions
posées par l'économie politique, c'est-à-dire notre pratique
sociale globale, en termes purement économiques. Autrement dit, il
n'y a pas de sortie économique de l'économie. Il n'y a de solution
que spirituelle à un problème posé à l'échelle planétaire. Sauf
que je voyais cette solution spirituelle comme collective alors
qu'elle est éminemment individuelle. J'étais trop marqué par le
syndrome marxien encore pour oser m'avancer en territoire inconnu, en
plein cœur du mystère. Je me contentais de marcher à proximité,
d'en explorer les frontières extérieures. Et pourtant, tout me
poussait déjà à plonger en son sein.
Debord
Reprenons
au début :
Donc,
il y avait pour moi, enfant, un besoin d'absolu. J'avais soif de
quelque chose et ce quelque chose échappait. Comme si le costume que
je portais était trop court. Comme si je me débattais dans un
espace étouffant à la recherche de l'air qui me manquait. Tout me
semblait petit et surtout ce moi qui m'encombrait. Nous pourrions
chercher ici des causes psychologiques, des refoulements et de la
libido. C'est ce que j'ai fait d'abord. J'ai lu Freud et Lacan. Et
Jung bien sûr. J'y trouvais quelques réponses, c'est vrai. Mais la
psychologie, y compris celle des profondeurs, comme la sociologie, y
compris marxienne, ne me suffisaient pas. Qu'est-ce qui dépassait
dans tout cela ? Qu'est-ce que je sentais être là au-delà du
visible? Je n'écoutais pas ce ressenti et continuais désespérément
à creuser le désert. Ce quelque chose pourtant je l'avais dans la
nature, dans les ciels d'hiver, dans les arbres, dans certaines
églises, en certains lieux. Je l'écoutais dans la musique de
Vander, ou celle de Satie, Stravinsky, Ravel, Bach. Je le voyais dans
les tableaux de Twombly, dans les pièces de Shakespeare ou de
Bernhard, dans les livres de Pessoa ou de Kafka, de Nietzsche, dans
ceux de Marx et de Debord aussi, plus curieusement. Bref, je le
voyais et le sentais partout où ça dépassait. Les portes étaient
là mais elles restaient fermées. Je sais maintenant qu'elles
restaient fermées parce que je refusais tout simplement de les
ouvrir. On m'avait dit qu'elles n'existaient pas, alors je refusais
de les voir. Je sentais quelque chose et ce quelque chose
échappait... Mais ce quelque chose débordait de toute part et je ne
pouvais pas faire en sorte de l'ignorer complètement.
Je
m'étais penché bien sûr, au cours de mes recherches, sur les
ouvrages de vulgarisation scientifique. J'étais incapable de
comprendre une équation mathématique, mais j'étais curieux de lire
les conséquences que pouvaient avoir telle ou telle théorie sur
notre vision du monde. Je m'intéressai donc à l'astrophysique, à
la biologie, etc., puis à la physique quantique. Et là, je me
rendais compte que ça débordait vraiment, qu'il n'y avait plus
aucune limite, que tout ce que je pensais savoir sur le monde
matériel partait en fumée. Voilà que les atomes eux-mêmes, ces
objets si sûrs sur lesquels nous bâtissions notre monde, voilà que
les atomes disparaissaient pour laisser place à un brouillard
incertain de potentialités diffuses, un champ de probabilités, une
fonction d'ondes. La matière devenait énergie avec Einstein, elle
s'envolait littéralement avec Niels Bohr, Heisenberg ou Pauli.
L'espace et le temps n'étaient plus que de vieux souvenirs
d'étudiants, les dimensions explosaient et se multipliaient, la
matière glissait entre les doigts, se ramollissait comme les montres
de Dali, les particules, toujours plus petites, et au comportement
toujours plus étrange, dialoguaient entre elles au mépris des lois
de cette nature qu'il me semblait pourtant connaître, bref tout se
mettait à débloquer. Mais alors, si la matière elle-même jouait
avec notre perception, que pouvait-il rester du matérialisme
historique à la mode marxiste ?
Nous
creusions la matière, et plus nous la creusions plus elle
disparaissait. Notre perception était de plus en plus remise en
question. Nous savions qu'il y avait un monde extérieur et sa
perception, sa représentation, que de toute certitude philosophique
il ne restait que le percevoir même (Descartes), que la réalité
était quelque chose de trouble, mais que les mathématiques et la
physique expérimentale nous prouvent que toute notre expérience
directe repose sur du vide, cela faisait de la raison même le
fossoyeur de la raison. Qu'est-ce qui était rationnel et qu'est-ce
qui ne l'était pas ?
Appliquées
à la société, ces découvertes matérialistes non-matérialistes
faisaient éclore des questions infinies. L'économie fonctionnait
bien selon le schéma élucidé par Marx, nous en avions des preuves
tous les jours, à condition de le comprendre vraiment, ce qui était
assez rare somme toute, mais de là à imaginer une sortie
prolétarienne par le haut...
Et
puis j'avais lu Debord et sa « Société du Spectacle »,
j'avais même fait une adaptation théâtrale de son film « In
girum imus nocte et consumimur igni », que j'avais proposé au
Théâtre de Vincennes en 1997, pendant 30 représentations, avec mon
ami Richard dans le rôle principal.
Ce
fut une découverte majeure, un choc culturel semblable au choc
Vander. C'était abrupt, lapidaire, mais d'une clarté absolue. Et
bien sûr c'était incompris. J'entendais parler de la Société du
Spectacle en des termes absurdes qui n'avaient rien à voir avec ce
que j'en comprenais moi-même. Étais-je idiot ou bien étais-je au
milieu d'idiots ? Ni l'un ni l'autre. Chacun lisait Debord,
comme le reste, avec son système de représentation. Il se trouvait
que le mien ne ressemblait pas à celui de la majorité, c'est tout.
Le
« Spectacle » de Debord n'a rien à voir avec un
quelconque cirque médiatique ou théâtral ou de divertissement, il
est la représentation, l'image intériorisée par chacun du système
lui-même. Il est la paire de lunette greffée en chacun de nous, le
logiciel intégré, qui permet la lecture du monde à l'instant
historique de la marchandise. Il est le mouvement même de la
marchandise d'ailleurs, sa valse, son ivresse. Un spectacle dans
lequel l'individu disparaît avec sa liberté parce qu'il s'identifie
à sa création. Voilà un résumé concis de la pensée de Debord.
Pensée éminemment marxienne qui nous libère de l'écume
interprétative, des sédimentations artificielles qui bloquent le
flux vivant de la pensée. Et cette pensée m'a effectivement libéré
de la prison culturelle marxiste. Ou plutôt, elle a autorisé cette
libération.
Nous
sommes tous, à des degrés divers, enfermés dans des prisons de
pensée, dans des cellules socio-culturelles. Nos familles, nos amis,
nos réflexes inconscients, nos fidélités à un espace intellectuel
donné, font de nous des suiveurs, des marionnettes, des perroquets.
Nous pensons selon des règles que nous ne connaissons pas. Nous
sommes, comme dirait Nietzsche, les avocats de nous-mêmes. Nous
défendons bec et ongles notre territoire acquis ou inné avec une
conviction dont la force est inversement proportionnelle à la
faiblesse du socle sur lequel elle repose. Plus ce socle est
incertain, plus sa défense est lourde. L'inconscience de répéter
des opinions prend parfois une allure de croisade. Qui répète le
père ou la mère inconsciemment, ne supportera pas qu'on le lui
dise. Qui répète le grand-père encore moins. Cela dit, nous
répétons tous, il s'agit simplement de savoir que nous le faisons.
J'avais
besoin, à ce moment-là de mon parcours, que quelqu'un, avec une
autorité reconnue, ne serait-ce que par une infime minorité,
m'autorise à penser ce que je pensais. Debord fut ce déclencheur. A
partir de là, j'avais toute latitude pour explorer plus avant le
territoire sauvage de l'émancipation.
Je
suis bien conscient que la multiplication des références ici peut
dissuader certains de mes lecteurs. Je n'y peux rien. Je raconte le
plus fidèlement possible un parcours de vie, et il se trouve que ce
parcours a été fait de tout cela. C'est précisément cette
particularité que je trouve intéressant de partager. Elle ne
parlera pas à tout le monde, mais il se trouvera peut-être quelques
personnes pour y trouver un réconfort ou une motivation.
L'impasse
Je
disais que ça débordait de toute part. C'est-à-dire que le cours,
qui semblait naturel, des choses n'allait pas comme il semblait. Que
tout devenait plus incertain, plus insaisissable au moyen de nos
outils classiques. Debord était pour moi la confirmation d'un débord
marxien. J'avais l'intuition que Marx avait dit plus qu'il ne voulait
dire, que ses textes, déjà foisonnants, débordaient encore de
toute part, qu'il était plus complexe encore qu'il n'y paraissait au
premier regard, et qu'il n'était pas possible de le réduire au
marxisme orthodoxe. Je pensais qu'il y avait un Marx ésotérique en
quelque sorte (pour reprendre une expression des critiques de la
valeur, Robert Kurz, Moïsche Postone ou Anselm Jappe, par exemple),
incompris, et plus profond que la plupart de ses exégètes.
La
science prouvait que la science était une sorte de puits sans fond
qui éloignait la solution (buvable) à mesure qu'elle creusait pour
la découvrir, le socialisme scientifique de Marx prouvait de même
que la réponse simplement prolétarienne à une problématique
globale éloignait l'individu de lui-même et de sa réalisation.
Reprenons
encore. J'avais un besoin d'absolu et ce besoin d'absolu me rendait
réceptif à tout débordement théorique ou sensible. Il me rendait
insatisfait et cette insatisfaction déteignait sur tout ce qui
tombait sous mon regard. Je ne pouvais jamais me contenter de
l'interprétation commune des choses. Je cherchais toujours derrière.
C'est une énorme carence, une pathologie. Mais cette pathologie
était aussi ma qualité première. J'étais incapable de m'arrêter
à une seule vision des choses, quand bien même on me présentait
cette vision comme La Seule-Vision-Possible. D'ailleurs, plus cette
vision m'était donnée comme seule possible, plus je cherchais à la
contredire. Non par esprit de contradiction, mais simplement parce
j'avais des intuitions de dépassement que je ne pouvais réprimer.
Dans
l'espace réel, tel que conçu généralement, la théorie marxienne
jette une lumière libératrice en expliquant les phénomènes. Elle
permet de se défaire d'un premier voile d'illusions. Dans la Maya
(illusion) générale, elle dévoile un certain nombre de choses,
parmi lesquelles le fonctionnement réel de l'économie et la place
de l'individu dans le mouvement global de la valeur qu'il crée. Ce
n'est pas rien. Mais cela conduit néanmoins à une impasse qu'il m'a
fallu des années pour dépasser.
Quel
était le problème ?
Si
la lutte des classes aboutissait réellement à la victoire du
prolétariat, comment celui-ci arriverait-il, avec les outils du
monde ancien, à créer un monde nouveau ? Plus encore, comment
la projection individuelle inconsciente qui nourrit la machine
sociale au-delà des rapports de classe pourrait-elle cesser sans
qu'une prise de conscience collective vienne la corriger ?
Le
monde de la marchandise, créé volontairement ou involontairement
par l'ensemble des individus sur cette terre, conditionne l'individu
en retour et le prive de sa liberté réelle au bénéfice d'une
liberté fictive de consommateur qui a la liberté de choisir entre
différents produits déjà sélectionnés.
Ce
monde est défendu farouchement par ceux qui s'en croient les
propriétaires : les capitalistes ou les bourgeois, principaux
bénéficiaires. Bourgeois qui sont aussi par ailleurs les victimes
du système qu'ils défendent, car conditionnés comme les autres.
Quant
au prolétaire, la légende marxienne nous le vend comme le légataire
universel du monde qui le conditionne. Passif, attendant que le fruit
de la marchandise lui tombe dans les mains, ou actif, secouant
l'arbre pour que le fruit tombe plus vite, il passera inévitablement
un jour au commande du monde conditionnant. Adieu bourgeois
conditionnés, vive les prolétaires esclaves d'eux-mêmes !
Charmante perspective, n'est-ce pas !
Mais
comment un monde conditionnant pourrait-il jamais créer des
individus libres ? Et comment des individus conditionnés
pourraient-ils jamais fabriquer une société meilleure ?
Si
les individus sont matériellement le résultat d'un processus
social, comment imaginer qu'ils puissent un jour changer le
processus ? S'ils sont l'effet, ils ne peuvent être la cause.
Et
s'ils étaient pourtant la cause ? Il faudrait alors qu'ils
changent eux-mêmes pour changer l'effet.
J'en
étais là de mes cogitations et tournais en rond dans le piège. Je
n'arrivais pas à connecter deux réalités inséparables : la
réalité intérieure des émotions et des ressentis, et la réalité
extérieure des compréhensions et des contraintes. Je n'arrivais pas
à faire le lien entre le monde intérieur et le monde extérieur.
Pas complètement en tout cas. J'avais pourtant élaboré une théorie
qui me permettait de le faire : la théorie des trois corps.
Mais il manquait une prise de conscience, un choix que je refusais.
Ma
théorie des trois corps plaçait le corps social en pivot
infranchissable.
Trine
J'avais,
comme tout le monde, un corps individuel que je pouvais voir dans un
miroir, auquel j'étais identifié, qui pouvait être opéré,
changé, disséqué au besoin. La conscience me semblait encore, et
c'était là le point sensible, la conséquence de ce corps. Il y
avait d'abord le corps et ensuite la conscience. Tout est là, comme
le savent peut-être déjà mes lecteurs, mais comme je ne le savais
pas encore moi-même. J'avais aussi, et c'est là l'apport de Marx,
un corps social qui n'était pas seulement un espace extérieur dans
lequel je naissais, mais une matrice à laquelle j'étais intégré
et qui me semblait toute puissante. Or, si la matrice est le pivot,
il faut pouvoir la changer pour imaginer une évolution humaine qui
ne soit pas une simple évolution de machine indépendante
transportant les individus comme un bateau transporte des
clandestins. Enfin, il y avait le corps cosmique, qui comprenait
l'écosystème général plus tout l'univers connu et inconnu.
Je
concevais ces trois corps, et c'était un progrès décisif à mon
idée, sur toutes les autres théories sociales, comme inséparables
et même ne faisant qu'un, étant dissociés uniquement pour les
besoins de l'analyse.
Qu'est-ce
à dire ?
Que
le corps total de l'individu était aux dimensions de l'univers,
premier pas vers la conscience dite éveillée, mais que
l'harmonisation nécessaire de ces trois corps passait en priorité
par une transformation de sa partie pathologiquement obèse, à
savoir son aspect social. Le blocage était là : je ne voyais
pas comment il pourrait jamais y avoir d'évolution proprement
humaine sans que d'abord la matrice sociale ne soit mise au service
de la naissance individuelle. Pour moi, il ne pouvait pas y avoir de
réalisation individuelle, c'est-à-dire de relation saine entre le
corps individuel et le corps cosmique avant que le corps social qui
s'interposait toujours davantage entre les deux, en menaçant de
supprimer même l'individu par absorption ou connexion aux prothèses
technologiques, ne soit transformé.
Le
corps social devait être mis au service de la réalisation humaine
sous peine de disparition pure et simple de l'individu et donc de
toute possibilité d'éveil. La machine, prenant le pas sur l'homme,
le réduirait en esclavage et le condamnerait à n'être plus que le
serviteur énucléé de sa propre création.
J'étais
heureux d'en être arrivé là de mes réflexions.
Il
me semblait que j'étais allé au plus loin de ce qu'un être humain
pouvait concevoir de son monde, mais je restais singulièrement
insatisfait de ce résultat parce que je sentais confusément que ce
n'était qu'un nouveau pas dans une impasse déjà bien fréquentée.
Une impasse qui consistait à placer le résultat à obtenir à la
place de la démonstration. Un peu comme si l'on disait que pour
sortir d'un piège il fallait déjà en être sorti. Comment en effet
changer un corps social, prolongement de notre corps individuel, sans
changer d'abord le corps individuel ? Car si prolongement il y
a, ce prolongement est intrinsèquement lié à son origine. Or, si
l'origine donne nécessairement ce prolongement, comment sortir du
cercle ? Par quoi commencer ?
Changer
le corps social certes, mais comment ? Soit il est extérieur à
soi et je peux intervenir dessus collectivement, mais cela revient à
accepter les thèses du marxisme que j'avais au préalable si
magnifiquement réfutées, nous en revenons à la lutte des classes
et à la victoire finale du prolétariat avec sa société sans
classes issue de la lutte, soit il est l'expression du moi, et alors
tout changement, comme il était si régulièrement confirmé dans
l'histoire, ne serait qu'une reconfiguration de surface rassurant
l'individu sur sa capacité à s'illusionner de manière nouvelle
sans jamais approcher d'une quelconque résolution globale.
Je
me prélassais un moment dans ces marécages en pensant avoir atteint
les plus hauts sommets quand le doute m'envahit trop pour que je
puisse longtemps continuer ainsi.
Croisade
Ce
que je ne mesurais pas encore, c'est la différence entre la pensée
et la vibration, entre le corps, aussi prolongé soit-il, et
l'énergie qui le constitue. Ce que je ne voyais pas, c'est que la
science elle-même annonce la primauté de la conscience sur le
corps. Ce que je ne voulais pas savoir encore, c'est que la
conscience précède l'existence, comme semble le démontrer Philippe
Guillemant par exemple. Je dis semble parce que je ne suis pas
capable de reproduire ses expériences d'intelligence artificielle.
Mais je sais et n'ai nul besoin d'avoir des preuves, ni d'en apporter
aux autres, que c'est la vérité. Chacun doit faire pour son propre
compte l'expérience de cela.
J'avais
beau avoir imaginé une théorie des trois corps ne faisant qu'un, je
n'arrivais pas à les voir autrement qu'en extériorité. Ces trois
corps, je les projetais à l'extérieur de moi, je les voyais en
surplomb comme si je n'y étais pas moi-même. Il y avait des corps
et il y avait moi. Il y avait la société mauvaise, qui prenait un
virage apocalyptique, et moi qui la regardait de l'extérieur.
J'avais bien compris qu'elle était une expression de mes propres
désirs et de mes propres frustrations, qu'aucun changement ne
pourrait intervenir sans qu'une transformation intérieure ne
s'opère, mais je pensais que tout cela se jouait à l'échelle
collective, que le monde entier devait en prendre conscience et que
le plus important était la connaissance des rouages sociaux.
Il
y avait ici une contradiction qui me mettait mal à l'aise, mais,
comme je tenais absolument à conserver le petit moi victime des
circonstances, analysant celles-ci pour s'en sortir, et demandant aux
autres, à tous les autres, de prendre conscience de ces choses sous
peine de mort collective, je préférais conserver le malaise plutôt
que d'avoir à me renier.
Les
autres ne comprenais rien, c'était mon credo. Moi, j'avais compris,
mais il fallait, pour que ça change, que les autres comprennent
aussi, et comme ils étaient débiles, etc...
J'ai
commencé une croisade pour les convaincre. Je me heurtai
inévitablement à un mur qui était mon propre mur, ma propre
contradiction projetée.
J'avais
compris le fonctionnement de la société, son cœur économique, la
contradiction interne du système. Marx et Debord m'avaient aidé en
cela. J'en étais arrivé à une vision très simple qui me semblait
pouvoir être communiquée universellement. Et comme elle était si
simple, tout le monde la comprendrait aussitôt exprimée et
choisirait de se soulever.
Voici
en résumé ce que j'avais compris :
Seul
le travail social humain productif crée la valeur. Les conditions de
création de cette valeur (augmentation nécessaire de la
productivité, concurrence, etc.) font que le travail humain diminue
à mesure que la machine remplace l'homme dans le processus de
production. Et donc, mécaniquement, la quantité de valeur globale
diminue tandis que le volume d'objets produits augmente.
A
un certain point de cette contradiction en mouvement, il y a création
massive de valeur fictive, gagée sur une production à venir, et
c'est l'explosion du crédit et de la dette. Nous en sommes là.
Dette qui permet à la machine sociale globale de continuer de
tourner comme si de rien n'était, jusqu'au jour où tout s'écroulera
inéluctablement.
Simple,
non ? Et vrai en plus.
Alors,
j'observais les signes de l'écroulement prochain. La crise de
2007-2008 m'offrait une confirmation splendide de ce que je pensais,
et j'attendais de pouvoir convaincre le monde entier sans rien
changer à ma propre vie et à mon propre regard sur moi.
Je
passais à l'étape éducation populaire. Tous les moyens étaient
bons. Chaîne youtube de missionnaire, blog, performances
artistiques, pièces de théâtre, etc. Il me fallait convaincre, au
moins communiquer mes découvertes, et la vérité surgirait enfin
toute nue du puits. Je le savais, ma vocation était de comprendre et
faire comprendre.
Quel
enthousiasme parfois ! Et quelle angoisse souvent !
J'avais
compris des éléments, certes primordiaux, du fonctionnement social,
j'avais élucidé un mystère, mais tout cela restait abstrait parce
que compris et non vécu.
J'avais
réussi à me faire une image cohérente de mon corps social et je
sentais que cette image était mon reflet. Comment pouvais-je
continuer à maintenir inconsciemment un système que j'avais percé
à jour ?
Mais
non, c'était encore les autres qui avaient à comprendre !
Les
autres portaient cette société débile sur leurs épaules en
refusant de voir sa réalité en face.
Les
autres, les autres, les autres...
L'enfer
c'était bien les autres, en effet...
Je
n'arrivais pas à imaginer que ce qui faisait des autres cet enfer,
c'était mon propre refus d'en faire un miroir tendu à ma
conscience. Je continuais à leur accorder une existence autonome,
indépendante et déconnectée de ma réalité propre. J'étais
incompris, voilà tout !
Ainsi
me débattais-je dans mes sables mouvants. Et bien sûr, je
m'enfonçais.
Croyances
Je
ne faisais que croire ce que l'on m'avait appris, et même si j'avais
déployé une énergie phénoménale à essayer de comprendre qui
j'étais et dans quel monde j'évoluais, je ne sortais pas des
sentiers battus, je restais consciencieusement limité, circonscrit
dans mon système immunitaire psychologique, social et physique.
J'étais séparé des autres et de la vie, enfermé dans ce moi qui
débordait.
Nous
avons tous été élevés ainsi, nous avons tous subi les mêmes
conditionnements. Il y a nous et les autres, nous à l'intérieur
d'un monde, nous identifiés à nos consciences individuelles, nous
se débattant dans les difficultés extérieures, victimes de ceci ou
de cela, chanceux ou pas, soumis au hasard de la vie, subissant le
passé et attendant l'avenir, gibiers de psys, aboutissement d'une
histoire, d'une légende familiale, d'un parcours individuel donné
et non-voulu. Nous avons disséqué des grenouilles et vu ce que nous
sommes : de la chair et de l'os, des organes assemblés, de la
peau fragile. Nous avons tous observé au microscope (prothèse
visuelle) La réalité inférieure. Nous avons tous regardé les
planètes et les astres, influençant nos vies ou pas, menaçant de
s'éteindre ou de nous tomber dessus un jour. Nous avons tous une
image du passé, une évolution en tête, un Big-Bang, des dinosaures
qui s'agitent au milieu des pré-humains, des singes cousins. Nous
savons tous que nous sommes constitués de cellules qui elles-mêmes
sont constituées de molécules qui elles-mêmes sont constituées
d'atomes qui eux-mêmes etc... Nous savons tous que notre cerveau est
constitué de neurones et qu'il produit la conscience. Nous savons
tous aussi que le cerveau produit une réalité utilisable en
sélectionnant des informations à l'extérieur de lui, dans une
réalité impossible à connaître en elle-même.
Comment
impossible ?...
La
réalité ultime serait-elle inconnaissable au moyen de nos outils
dédiés, de nos prothèses et de nos modèles mathématiques ?
Ce
que nous appelons réalité ne serait-elle qu'une sélection
d'informations nécessaires à notre survie, écartant un autre champ
d'informations plus vaste ?
La
vision que nous avons de nous-mêmes ne serait-elle alors qu'une
image limitée aux possibilités d'interventions dans un champ
d'informations présélectionnées ?
Oui,
même dans ce conditionnement il y a des failles. Simplement nous
refusons de nous y attarder parce qu'on nous a dit que tous les
doutes seraient levés un jour. L'évolution, vous comprenez... Les
progrès de la science, etc.
Il
y avait la charrette à bœufs et il y a maintenant la voiture
individuelle, il y avait le silex, il y a aujourd'hui l'arme
nucléaire, il y avait les croyances absurdes, les lutins et les
fées, il y a aujourd'hui la biologie moléculaire, il y avait les
maladies affreuses, il y a aujourd'hui le scanner, les IRM, les
antibiotiques et les vaccins. Il n'y a pas de raison que cela
s'arrête un jour. La réalité la plus ultime, on finira bien par la
connaître. Ayons confiance et écoutons nos professeurs de réalité.
Il
n'empêche, la science elle-même se précipite actuellement sur ces
failles et les creuse au lieu de les combler. La matière n'est au
final que de l'énergie et même du vide, les quatre dimensions (avec
le temps) dans lesquelles nous croyons évoluer sont une réduction
de la réalité connaissable mathématiquement qui en comporte
peut-être des dizaines d'autres. Les particules communiquent entre
elles sans soucis de l'espace et du temps, le cerveau ne produit pas
la conscience, il en serait bien incapable, c'est plutôt la
conscience qui produit le cerveau. Bref, la science sur laquelle nous
comptions pour nous apporter une vision claire et précise de
l'univers et de nous-mêmes devient la porte d'entrée du mystère et
au lieu de répondre aux questions, se questionne elle-même à
l'infini. Si bien qu'un esprit vraiment rationnel aujourd'hui est
tenu d'observer la plus grande prudence concernant la représentation
du monde, et se gardera bien de tirer quelque conclusion définitive
sur la connaissance humaine et ses moyens. Il ouvrira bien plutôt la
porte aux interprétations anciennes basées sur des expériences
individuelles profondes et se nourrira de ces approches.
Et
puis, un certain nombres de choses existent sans pour autant trouver
d'explications rationnelles. Doit-on les rejeter pour limiter
l'existence au rationnellement explicable ou au contraire remettre en
cause le rationnellement explicable pour admettre leur existence ?
Qu'en est-il par exemple des expériences de morts dites imminentes,
autrement appelées morts provisoires ? Qu'en est-il des
expériences de guérison spontanée, de voyance, de médiumnité, de
sortie du corps, etc ? Qu'en est-il aussi de tous ces
scientifiques, aujourd'hui en rupture, essayant de rendre compte
d'une réalité plus complexe et inattendue ? Psychologues,
neurologues, physiciens, mathématiciens, biologistes,
astrophysiciens, ou ingénieurs, qui se mettent à parler d'âme,
d'esprit, de Dieu, d'Univers conscient, de la Terre Mère, d'aura,
d'énergie universelle, de thérapie quantique, d'hypnose, de
magnétisme, de voyage astral, d'unité, d'amour, de vrai soi, etc ?
Et
moi dans tout ça ?
Moi,
j'étais réfugié dans un placard, casque sur la tête, attendant la
fin du monde et imaginant ce que pourraient être les conditions
d'une humanité future.
Placard
J'avais
eu un fils et j'avais des petits-enfants. J'avais effectué vers
trente-cinq ans le voyage retour à la campagne. Non pas en Touraine
pourtant, mais en Bourgogne. Dans le Morvan très exactement. Nous
habitions avec Eulalie un petit village perdu dans la montagne. J'y
avais retrouvé le calme extérieur, les ciels et les paysages dont
j'avais besoin. Fini l'air pollué de Paris, fini le métro, les bus,
les trains bondés, la foule, vive les vaches, les chevaux, les
poules et les canards. La ville la plus proche, où nous avions
toutes nos activités artistiques, c'était Autun, une bourgade très
jolie avec un passé glorieux, un amphi romain et une cathédrale
très visitée par les touristes de vignobles (côtes de Beaune
obligent, entre autres) ou les pèlerins de Saint-Jacques. Il y avait
un lac charmant, des chemins de promenades à travers champs et
forêts, et un mystérieux cône érigé appelé Pierre de Couhard.
J'ai
vécu là des moments magiques. Seul, souvent. J'ai toujours été un
solitaire, sociable à petite dose.
Je
faisais mes exercices de respiration le matin à la fraîche puis je
me mettais au boulot. Je n'arrêtais pas. Je lisais, j'inventais, je
songeais, je m'entraînais à la batterie (je ne dis pas jouais...),
je créais.
J'ai
fait de la surveillance en collège, j'ai donné des cours de
théâtre, etc. Mais le plus clair de mon temps se passait à refaire
le monde. Monde qui n'attendait pas que je le refasse et qui semblait
très bien se débrouiller sans moi dans la limite de ses
contradictions.
J'avais
essayé de convaincre mes contemporains que le moment était venu de
vraiment le comprendre pour le changer, je m'étais agité, démené,
j'avais tourné en rond comme un ours dans sa cage, je m'étais
cogné, brûlé, j'avais crié, hurlé. Je me voyais Cassandre,
Sisyphe et Prométhée réunis. Je ne comprenais pas l'aveuglement
des autres, leur obstination à jouir de la vie comme si de rien
n'était, à se promener au bord de l'abîme avec une telle
insouciance. J'avais envie de les secouer, de les gifler, de leur
hurler aux oreilles que le jeu était fini. En bon millénariste, je
voyais réellement la fin toute proche. Je me délectais des plus
pessimistes bulletins, des compte-rendus les plus noirs, des
prospectives les plus obscures, des prévisions les plus alarmantes.
Et bien sûr elles étaient fondées.
Et
puis j'avais fini, blasé, par me réfugier dans mon placard. J'avais
d'ailleurs enregistré plusieurs vidéos intitulées « Les
Causeries du Placard ». J'étais incompris, on m'avait exilé,
j'assumerai cet exil.
Une
petite voix intérieure me disait bien que je devais changer, mais je
m'insurgeais et persistais dans mon être de victime. Et par surcroît
je n'arrivais pas à trouver de compagnons victimes autour de moi
pour vivre cet état au moins dans la satisfaction du partage.
J'avais
bien croisé quelques groupes de victimes décidées : écolos,
gauchistes, nationalistes, royalistes, féministes ou spiritualistes,
mais aucun ne voulait de moi longtemps, et il faut reconnaître que
je ne voulais pas d'eux non plus. Il se trouvait toujours un moment
où je mettais les pieds dans un de leur plat. Je me voyais sans
doute trop en miroir pour accepter longtemps leur misère. Misère
qui n'était rien comparée à la mienne. J'étais tellement imbu de
ma personne tout en me donnant des airs de martyre que je finissais
toujours par les trouver trop bêtes. Ils ne me comprenaient pas, ils
devaient donc être plus bêtes que choux (à supposer que les choux
soient vraiment bêtes. Ils ne le sont pas d'ailleurs puisqu'ils sont
choux).
J'ai
croisé pas mal de bouddhistes. Ils me donnaient des boutons. Je leur
préférais les bons vieux prêtres catholiques à l'ancienne. Eux au
moins n'allaient pas chercher des spiritualités de contrebande et ne
singeaient pas les tibétains. Quitte à vivre une spiritualité,
qu'au moins elle soit locale et de proximité. J'étais écolo quoi !
Inutile
de vous rappeler que j'avais moi-même plongé dans l'exotisme
religieux le plus échevelé et que tout cela n'avait pas de secret
pour moi. C'est du moins ce que je pensais alors. Nous verrons qu'au
contraire tout le secret m'échappait totalement dans son évidence
même.
J'étais
donc enfermé dans mon placard, mes causeries étaient des soliloques
ou presque, et je continuais à me rêver en artiste prophète
maudit. Avec mon ami Delmiro, j’avais écrit et mis en scène un
spectacle intitulé « Alors sans moi ». Nous l'avons joué
une dizaine de fois dans le Morvan et une autre dizaine de fois dans
les rues d'Avignon, pendant le festival. J'avais imaginé lancer
enfin ma carrière au théâtre, il n'en a rien été. Il a eu son
petit succès d'estime, rien d'autre.
En
vingt ans, j'avais écrit plusieurs textes théoriques jamais édités,
mis en scène plusieurs spectacles au succès très relatif, joué
dans un groupe de musique qui, lui, connut un certain succès
(Kaophonic Tribu), réalisé plusieurs installations artistiques,
dont une, Koan Troppo, dans l'ancienne prison circulaire d'Autun, fut
assez ambitieuse, j'avais tenté de lancer un mouvement
artistico-philosophique appelé kunisme (en référence aux
philosophes cyniques grecs), tenté de lancer aussi une gamme de
T-shirts kuniques associés, avec des motifs blancs sur fond noir
dont j'avais fait imprimer un millier d'exemplaires et dont je n'ai
vendu que cinquante, j'avais proposé deux lectures musicales sur des
textes de Guy Debord, Simone Weil, Pierre Legendre ou Fernando
Pessoa, j'avais déménagé huit fois, et rêvé tant et plus en des
succès retentissants qui ne venaient pas.
Mon
placard se réduisait de plus en plus et menaçait de m'étouffer. Je
devais changer d'air de toute urgence.
Je
décidai de descendre dans le sud, direction Montpellier.
Le
sud
Je
n'y connaissais personne. Je me mis à chercher un appartement.
J'étais intermittent du spectacle et j'avais peu de chance de
trouver. Après moult recherches infructueuses, pourtant, et au
moment où j'allais renoncer, je répondis en désespoir de cause à
une annonce qui proposait un 9m2 sur la plage. Après quelques
péripéties, tout s'organisa miraculeusement pour que le 15
septembre 2017 je puisse arriver à Carnon. Tout ce que j'emportais
tenait dans ma Dacia Sandero. De mon passé d'artiste maudit ne
restaient que quelques éléments de batterie, derniers vestiges que
je tenais à prendre avec moi et qui m'encombrent aujourd'hui.
J'avais
commencé à faire un peu de musculation avec un ami d’Autun et je
débarquais sur une terrasse de Carnon avec la ferme intention de
m'entraîner pour me refaire une santé, ce que je fis. On me voyait
tous les matins courir, faire des pompes et des tractions, puis
profiter toute la journée du soleil méditerranéen. Je n'en
revenais pas de la chance que j'avais de me trouver là et je passai
quatre ou cinq mois de rêve à parler avec mes voisins, traîner sur
ma terrasse, me balader sur la plage ou découvrir les alentours.
Je
n'avais pas de projet précis en tête sinon celui de changer
totalement de vie et de me confronter à moi-même. J'avais l'idée
vague de faire un jour du Reiki et du Qi-Gong.
Et
puis à partir de janvier 2018 il m'a fallu me démener pour trouver
un travail et un logement pour l'été, le bail que j'avais signé
m'amenant seulement jusqu'en juin. Il me restait peu de temps pour
profiter mais je maintenais le cap. J'ai fait une formation, une
autre s'annonçait, avec un CDD de huit mois à la clé.
Arriva
2019.
Les
pierres
J'avais
essuyé quelques tempêtes de bord de mer, vécu un hiver neigeux et
un été à Montpellier nord, avant de revenir dans mon studio et de
vivre un deuxième hiver plus solitaire que le précédent.
Mes
dernières velléités artistiques prirent la forme de quelques
essais de batteur avec des groupes locaux, mais je pris vite
conscience que tout cela était derrière moi. Il me fallait lâcher
prise encore et je lâchai. Ne restait plus que moi avec moi sans
plus de déguisements possibles. Le face à face quotidien avec la
mer avait visiblement opéré un nettoyage salutaire et je me
retrouvais tout nu pour affronter la nouvelle année.
Un
peu avant, au mois de juin 2018, je reçus la visite de mon cousin
Henri. Il s'intéressait aux pierres depuis quelques temps et m'avait
apporté un quartz rose brute et un quartz gris taillé par lui. Nous
étions un jour sur la terrasse au soleil. Je pris le quartz rose et
l'observai attentivement pendant quelques minutes. Des larmes
inattendues commencèrent à couler. Je pleurai sans raison pendant
un long moment. Il me semblait que le quartz dégageait des zones en
moi que je n'avais jamais osé explorer complètement. Lui aussi me
nettoyait de l'intérieur.
Je
n'avais aucune pratique spirituelle à proprement parler, néanmoins
je commençais chaque journée par une séance de respirations
inspirée par un enchaînement de Qi-Gong copié sur Youtube. Il
s'agissait d'un échauffement.
Depuis
des années déjà je faisais des respirations à moi en me répétant
des phrases, toujours les mêmes, qui pouvaient s'apparenter à une
prière. En Bourgogne, il m'arrivait souvent de me promener seul dans
les bois, cherchant le contact profond avec la nature. Je prenais des
arbres dans mes bras, je lançais des prières, j'en appelais à mon
ange gardien. Souvenir d'adolescence taoïste.
Je
m'étais engagé aussi depuis quelques temps dans un changement
d'alimentation à la façon Seignalet (régime dit hypotoxique ou
paléo, sans sucre, sel, céréales modernes ou laitages). Je ne
méditais pas vraiment, en tout cas pas à la façon traditionnelle,
mais je restais les pieds dans l'eau ou debout sur ma terrasse, face
à la mer, de longues minutes, en essayant de m'unir à elle.
J'étais
aussi très attiré par les figures du Christ et de Marie, et très
intéressé par les évangiles apocryphes.
Nous
avions déjà parlé avec mon cousin de choses liées à la
spiritualité, mais sans jamais aller bien loin. Son père était
mort il y a quelques années, et j'étais allé chez lui, dans le
limousin, pour une petite cérémonie d'hommage, entre nous, dans les
bois. Et puis, il a eu un cancer qui l'a obligé à cesser son
activité dans le bâtiment, et a décidé de se lancer dans la
taille des pierres semi-précieuses. Il m'avait dit avant d'arriver
cet été là qu'il m'amènerait quelque chose, un cadeau. Je ne
savais pas que ce cadeau allait avoir une telle influence dans ma
vie.
Henri
a beaucoup plus d'intuition que moi et un contact plus intime avec le
mystère. Moins intello, il a un accès plus direct à la réalité
profonde des choses.
Il
me dit sur la terrasse que j'avais des dispositions de magnétiseur.
Je
l'écoutai d'une oreille distraite.
Il
repartit en me laissant les deux pierres et je vaquai à mes
occupations.
Je
prenais soin d'elles. Je les trempais dans l'eau, je les laissais
prendre la lumière du soleil ou de la lune, je les caressais.
En
janvier 2019, je commençais à entrer dans une autre dimension.
Je
vois ce que je crois
Je
ne sais plus comment, je me suis retrouvé à regarder des vidéos de
Franck Lopvet sur Youtube.
Quelqu'un
parlait de spiritualité sans les accoutrements psychiques ou
physiques qui paraissaient intrinsèquement collés à la
personnalité de tous les « newageux » que j'avais croisé
jusqu'ici et que j'avais toujours personnellement trouvé si
rédhibitoires.
Qu'est-ce
qui me gênait tant dans ces formes là et qui disparaissait dans le
discours et l'attitude d'un Franck Lopvet ?
Tout
simplement, et on retrouve cela chez tous les militants politiques
aussi (je le retrouvais éminemment chez moi), une certaine
supériorité à se sentir les dépositaires ou détenteurs d'une
vérité inatteignable par le commun, une forme d'élitisme guindé
et méprisant, jugeant, du haut d'un savoir, le menu peuple d'en bas,
perdu dans la fange des opinions et des idées conventionnelles. On
ne parlait dans ces milieux que d'absence d'ego, de mise à distance
du mental, et on ne trouvait généralement que fort peu d'humilité
réelle. Ils étaient auparavant dans l'erreur comme tout le monde,
mais avaient consentis à faire un travail qui les avait menés plus
haut et qui les autorisait à regarder les choses et les gens depuis
ces sommets. Ce genre de spiritualiste transforme son ego normal en
ego spirituel et croit l'avoir supprimé quand il l'a seulement
déplacé vers le haut.
Franck
Lopvet semblait assumer son ego, l'accueillir au contraire, pour
mieux l'encadrer et le remettre à la place inoffensive qui lui est
due. Et puis son discours ne s'embarrassait pas de circonvolutions
mielleuses et allait plutôt frapper là où ça fait mal. L'ego des
newageux se cache la plupart du temps sous des flots de miel
salivaire, caressant dans le sens de l'oreille tous les chercheurs de
bonheur engoncés dans leur problématique intime et avides
d'entendre la confirmation de leur bonté et de leur sagesse mal
comprise avant d'oser affronter les démons qu'ils voient très bien
à l'extérieur et jamais chez eux. Quant à moi, je buvais les
paroles dures et sèches de Lopvet parce que je voyais bien à quel
point la liberté que je cherchais passait inévitablement par
l'émancipation de cet Adrien que je ne connaissais pas et qui se
cachait sous la peur de n'être plus l'Adrien identifié jusque-là.
Cet Adrien qui souffrait de son identification mais qui aurait
préféré mourir que d'en lâcher une miette. Aucune
gloire là-dedans ! Juste de la saturation et du dégoût !
Et le sentiment d'être arrivé au fin fond de l'impasse.
Franck
Lopvet m'amena à Christophe Allain, puis je découvris Grégory
Mutombo, Laurent E. Lévy et d'autres. Tous disaient la même chose
de façon différente. Un univers s'ouvrait devant moi. L'univers de
la responsabilité et de la liberté.
Le
basculement essentiel qui s'opéra pour moi à leur écoute marquait
le passage de la passivité à l'action. Au lieu de me regarder comme
victime des événements, ou du moins les subissant, je décidai de
me voir comme créateur et donc responsable. Ce n'est pas rien.
Nous
avons l'habitude de considérer les situations dans lesquelles nous
nous trouvons comme indépendantes, détachées de nous. Il y a moi
dans telle situation que je n'ai pas choisie et je me débrouille
avec. De même pour ce qui nous arrive ou les gens que nous
rencontrons. C'est comme ça, je n'y peux rien, et j'ai de la chance
ou de la malchance. Le hasard existe et je suis pris dans ses filets.
Ma vie n'est que la suite des rencontres fortuites ou des situations
extérieures qui ont jalonné mon parcours, et quand je la quitte,
elle continue sans moi à tisser sa toile terrestre.
Ceci
est la représentation habituelle de nous-mêmes. Il n'y a pas de
responsabilité au-delà de mon corps et donc pas de liberté réelle
puisque je dépends des circonstances. Au mieux, un dieu quelconque
tire les ficelles, au pire il n'y a rien et je ne suis qu'un brin
d'herbe au fil du courant. Dans les deux cas, je n'ai plus qu'à
m'arrêter et à regarder ma vie passer, ou bien à m'agiter dans
tous les sens pour me sentir exister quand même. J'avais choisi
personnellement un mixte des deux.
Mais
voilà que se présentait une autre solution. Je pouvais aussi me
considérer comme un créateur.... en assumant tout, absolument tout,
de ma vie. Le bien comme le mal, le néfaste comme le bénéfique, la
douleur comme la joie, les autres comme moi-même, les situations
bonnes comme les mauvaises, le passé comme le présent et l'avenir.
Ce n'était plus qu'un choix de regard, de représentation.
Je
continuais à méditer les pieds dans l'eau, tout était pareil, mais
tout changeait pourtant.
Je
vois ce que je crois, me disais-je... Je suis ce que je vois...
Je
vois ce que je crois... Je suis ce que je vois... Je vois ce que je
crois... Je suis ce que je vois...
C'était
mon nouveau credo.
Fallait-il
y croire ? Pas nécessairement. Il fallait seulement le choisir.
Nous
ne mesurons pas à quel point nous décidons de voir les choses d'une
certaine manière, et à quel point nous sommes libres de les voir
comme nous voulons. A quel point c'est la représentation des choses
que nous jugeons ou éprouvons plutôt que les choses elles-mêmes.
Un
élément extérieur est bleu ou rouge. Pourquoi ? Parce que mes
yeux limités perçoivent la réalité (qui n'est ni bleue ni rouge)
avec leurs outils. Ces outils sélectionnant parmi les ondes
électromagnétiques qui lui parviennent celles qui lui semble
pertinentes et utiles. Les yeux sont faits pour voir ce qui est utile
à la survie de ce corps qu'ils forment avec le reste des organes et
des cellules. Ils permettent de chasser, de cueillir, d'entrer en
relation. De même pour tous les organes séparés. Ils sont créés
pour cela.
Mais
qui regarde à travers ces yeux ? Qui goûte à travers cette
bouche ? Qui touche avec ces doigts ? Qui sent avec ce
nez ? Qui ? Cette chose qui se définit comme moi,
c'est-à-dire comme l'ensemble des sensations et des jugements sur
ces sensations et leur continuité. Ce moi a décidé un jour
d'appeler rouge ou bleu une certaine couleur, donc une certaine
sensation utile, aidé en cela par les autres moi autour de lui qui
le lui ont enseigné. Depuis, il distingue et répète. La sélection
faite une fois est répétée toujours et devient une identité.
Cette identité devient un ego et cet ego veut durer. Plus rien alors
ne le fera changer sans mal. Qu'une nouvelle décision soit prise
amenant une interprétation différente d'une même sensation et
c'est la catastrophe. Cette nouvelle décision contredisant la
première et mettant en péril l'identité, l'ego se rebiffe et
renâcle. C'est son métier que d'assurer la continuité, c'est pour
ça qu'il est fait. On ne peut pas lui en vouloir, il est utile, et
même nécessaire, à la survie de cette identité. Et pourtant nous
savons tous que ce genre de décision peut être prise à chaque
instant. Il suffit de le vouloir. Je vois le ciel gris, soit, c'est
mon identité qui le voit ainsi. Mais j'ai le choix entre considérer
cela comme triste ou bien joyeux ? C'est ma décision et je peux
en changer quand je veux. Le ciel sera gris parce que mes yeux
sélectionnent à leur façon dans la réalité électromagnétique
et que je ne peux pas en changer. Mais ce que les yeux perçoivent,
je suis libre de l'interpréter. C'est un fait. C'est une grande
liberté et un grand pouvoir, car il détermine une vision du monde
et de ce moi qui sent le monde.
Mais
qui décide, alors, si l'ego lui-même ne le fait pas ? La
conscience évidemment. Cela veut-il dire que la conscience ne
s'identifie pas obligatoirement avec le moi ou l'ego, ni avec les
sensations qui les constituent ?
Une
porte s'est ouverte... Elle ne se refermera jamais. Elle s'ouvre tous
les jours plus grand...
Jeu
et moi
« Je
décide » se décide au niveau du je, d'accord ? Un « je »
agrandi qui n'est plus limité au moi. C'est paradoxal, mais c'est
ainsi. Un « je » qui regarde le moi et corrige ses
sensations.
Les
mots ont peu d'importance ici. J'utilise ceux qui me viennent comme
tout le monde en acceptant leurs limites. Ils sont faits eux aussi
pour décrire une réalité connue. Dès que l'on veut exprimer des
choses qui échappent un peu à ce connu, ça frotte, ça surprend,
ça choque, ou ça inquiète. Il faut passer outre, c'est la
condition pour apprendre. Là encore il s'agit d'une décision. Je
décide que ce que je ne comprends pas je vais quand même
l'expérimenter. L'expérimenter par les sensations que ça procure
et par ma décision à leur endroit. C'est un pari, un jeu de qui
perd gagne. Ce jeu consiste à lâcher un instant le connu pour faire
un pas vers la question. Et si la question interroge, alors c'est
gagné, la porte est ouverte, ne bougez plus... Une nouvelle photo
est prise pour l'album du moi.
Un
« je » donc regarde le moi agir et choisit parmi des
interprétations possibles. Mais alors qui regarde le « je »,
puisque je vois très bien le « je » choisir ? Un
autre « je » bien sûr. Plus vaste...
Comment
est-ce possible ? Je ne sais pas encore mais c'est possible
puisque je le vis. Je l'appelle la conscience. Et comme je le sais
désormais avec la nouvelle science, cette conscience existe avant le
cerveau et donc avant le petit je.
C'est
le grand jeu donc...
Tourbillon
n'est-ce pas ? Ce n'est qu'un début...
Dans
le jeu des trois corps que j'avais imaginé, il manquait le grand jeu
de la conscience. Jeu au sens mécanique du terme, au sens de vide
qui permet le mouvement. Sens qui rejoint curieusement le sens
mystique. Vide mystique et vide mécanique ne font qu'un. Nous le
savions déjà, la matière est énergie et l'énergie sort du vide
quantique. Le vide alors est le plein qui manque.
C'est
ainsi que nous voyons ce que nous croyons et pas l'inverse. « Je
ne crois que ce que je vois » étant une formule très impropre
pour définir un quelconque réalisme. « Je ne crois que ce que
je crois voir » serait plus exact. « Je ne crois que ce
que je décide de voir », serait plus vrai. Et au final, « Je
ne vois que ce que je crois » serait la lucidité même. Car
enfin, qui a déjà vu un atome ? Peu de gens en somme. Nous
croyons donc beaucoup plus ce que l'on nous dit avoir vu que ce que
nous avons réellement vu par nous-mêmes. Un petit nombre de
personnes déclarent avoir vu une chose et la décrivent, les autres
y croient c'est tout. Nous ne croyons la plupart du temps qu'à ce
que d'autres ont vu. Mais alors, pourquoi seulement ceux-là ? Parce
qu'il s'agit d'un consensus social nécessaire à toute construction
de groupe. Il s'agit du petit « je » social qui
interprète le monde selon ses normes de survie. Et cette
interprétation est relative et change avec les saisons et les
siècles. Tout comme ce qui est à voir pour celui qui s'en tient à
ce qui peut être vu à l'instant T, et donc à ce que sa société
et ses moyens personnels du moment l'autorisent à voir.
Mais
il n'y a pas besoin de voir un atome pour y croire puisque les
centrales nucléaires produisent de l'électricité et que les bombes
atomiques explosent. C'est bien la preuve que... Certes, mais avant
de pouvoir être vu, certains y croyaient déjà. Ils avaient donc
raison contre leur société. Et c'est parce que quelques-uns y ont
cru que les atomes ont fini par apparaître et par produire de
l'électricité.
D'autre
part la psychologie la plus primaire nous enseignait déjà il y a
longtemps que le psychisme pouvait avoir de l'influence sur le corps.
Effet placebo ou autre méthode Coué avaient déjà fait leurs
preuves malgré l'absence de preuve. Il y a donc un effet de la
croyance ou de l'interprétation sur le corps physique, même si cet
effet reste inexplicable au moyen des outils classiques de la
science.
De
même pour tous les phénomènes avérés, vus, sentis, qui restent
sans explications et qui pour cela ne sont pas crus par tous.
La
croyance est sociale, la décision est individuelle. Si vous attendez
d'avoir la preuve sociale d'une sensation ou d'une émotion, alors
vous attendrez longtemps avant d'agir. C'est ainsi d'ailleurs que la
plupart du temps nous tombons dans l'atonie ou le suicide lent. La
société ayant bannie toute expression directe d'une émotion, il ne
reste plus qu'à l'enfouir au plus profond de son être pour qu'elle
prépare sa sortie inévitable sous forme de maladie. La
somatisation, ce n'est rien d'autre que la transformation d'une
énergie émotionnelle refoulée en reprogrammation cellulaire et
physique.
La
décision est individuelle, disais-je. Or, nous décidons à chaque
instant individuellement, sans qu'aucune injonction directe ne nous
parvienne, de répéter ou pas un comportement ou une interprétation.
Nous
décidons à chaque instant de répéter ce que veut « on »
au lieu de faire selon nous. Le plus souvent, « on »
répète effectivement à travers nous. Plus précisément, nous
autorisons à chaque instant « on » à répéter pour
nous. Nous démissionn « ons », et nous nous croyons
libres. Pourquoi démissionner si facilement et si régulièrement
? Pour échapper à notre responsabilité. Nous aimons à nous croire
à la fois libres et sans aucun pouvoir sur nos vies. Nous sommes
vécus et ça nous va très bien. Si nous sommes vécus, nous pouvons
tranquillement continuer à jouer les victimes et à vouloir changer
les autres ou les situations. Si nous vivons réellement nous avons
d'abord à nous changer. C'est une simple affaire de regard, de
choix. S'il n'y avait pas ce choix possible, nous serions des
marionnettes.
Ne
pas se vouloir marionnettes, ou bien essayer de voir ce qui pourrait
advenir si je renonçais à me voir telle, sont deux raisons
suffisantes pour diriger mes pas vers l'horizon de la conscience en
traversant les tempêtes de l'inconscient.
Si
je crois ce que je vois, il faudra attendre que l'extérieur change
pour me changer. Si je vois ce que je crois, il suffit de croire
autre chose pour le voir. Je peux me changer moi-même sans
attendre. Au moins, je peux tenter de le faire et observer ce qui
arrive. D'un côté je suis passif et impuissant, de l'autre je suis
actif et puissant. Que vais-je choisir en connaissant ce choix ?
L'expérience ou la passivité ? Je connais la passivité et je
sais ce qu'elle m'apporte puisque je la subis depuis toujours.
L'expérience est plus incertaine, plus risquée, mais plus
intéressante si je ne suis pas satisfait de ce que je vis.
Cependant,
si je choisis l'expérience, il me faudra en accepter toutes les
conséquences. Plus rien ne viendra de l'extérieur et je serai
obligé d'endosser l'entière responsabilité de ma vie. Ce n'est pas
si évident. Beaucoup parmi nous ne veulent prendre qu'une partie de
la charge, jugeant le fardeau complet trop lourd.
Si
ce qui arrive est positif se disent-ils, je prends. Si au contraire
ce qui m'arrive est négatif, je ne l'assume pas.
Je
serais responsable à temps partiel en quelque sorte. Avec choix des
horaires de demande. Je pourrais choisir parmi les réponses celles
qui me conviennent. Libre à moi de considérer les réponses comme
venant de moi ou pas. Ça ne peut pas fonctionner comme ça !
Lorsque je choisis la liberté, elle est totale ou elle n'est pas. Si
la réponse ne convient pas, c'est que j'ai demandé cet obstacle, et
si je l'ai demandé, c'est que j'en avais besoin d'une manière ou
d'une autre, aussi paradoxal que cela puisse paraître.
J'écoutais
Lopvet, Mutombo et les autres, et un espace s'ouvrait en moi. Mon
placard avait disparu à l'extérieur, remplacé par la mer, il
disparaissait aussi à l'intérieur et je me mettais à accepter des
choses que je refusais encore deux mois auparavant.
Pour
accepter toutes ces choses nouvelles, il avait fallu que je me
reconnecte avec mes intuitions premières, que je prenne confiance,
que j'écoute enfin la petite voix de ma conscience, mais il avait
fallu aussi que je passe par l'étape complotiste nécessaire. Pour
faire exploser les schémas tout faits et intégrer cette nouvelle
manière d'envisager le monde, j'avais dû passer par ce qu'il est
convenu d'appeler le monde de la dissidence.
Revenons
en arrière.
Clivages
Histoire
oblige, en France les clivages politiques sont certainement plus
marqués qu'ailleurs. Ceci est en train de changer. Mais l'idée
reste encore très prégnante selon laquelle si on est à gauche on
n'est pas à droite, si on est socialiste ou communiste on n'est pas
nationaliste, si on aime la France on ne peut pas être insoumis, et
si on est conservateur on est contre le progrès.
Le
clivage essentiel reste celui qui sépare conservateurs et
progressistes. Le conservateur est celui qui veut conserver les
choses en état, le progressiste est celui qui veut les faire évoluer
avec la société.
Or,
ma recherche m'avait mené, concernant cette opposition factice, à
un constat d'absurdité induit par l'analyse. Si la machine autonome,
j'entends le corps social (l'ensemble des prothèses symboliques ou
technologiques qui fabriquent notre réalité de groupe) fonctionnant
pour lui-même de manière quasi automatique, faisait évoluer nos
mœurs et nos pratiques en dehors de notre volonté collective ou
individuelle, si les outils en somme parlaient entre eux avec
suffisamment d'autonomie pour obtenir la capacité de transformer
pour leur propre compte le monde des hommes (leurs créateurs) y
compris dans ce qu'il a de plus intime (le psychisme), il devenait
évident que le conservateur ne conservait rien d'autre que la
nostalgie et que le progressiste ne voulait rien d'autre que ce que
la machine lui imposait. L'un comme l'autre dès lors jouaient la
comédie de la volonté sur une scène où la techno-structure
décidait tout pour eux. Il fallait donc les voir comme des fantômes
qui seraient restés sur un champ de bataille depuis longtemps
transformé en pâturage, et qui continueraient à se battre avec
rage dans une guerre oubliée.
Pour
moi la machine et la marchandise décidaient tout et les hommes
suivaient. La question n'était donc pas de savoir s'il fallait
conserver ce qui fuyait mécaniquement ou accepter ce qui était
imposer. La question était de changer la machine ou son rapport avec
elle.
Accepter
la marchandise une fois, c'est l'accepter toujours. J'insistais
beaucoup sur la cohérence d'une position. Si on acceptait le
mouvement de la valeur, de la marchandise autonome, on ne pouvait
plus en refuser les conséquences nécessaires. Ou alors, c'était de
l'escroquerie intellectuelle. Et c'était bien ce que je voyais dans
ces clivages : une escroquerie.
Les
conservateurs mentaient parce qu'ils priaient tous les jours le Dieu
de la marchandise pour plus de croissance et plus d'aliénation tout
en s'affolant des destructions symboliques, sociales ou sociétales,
provoquées par le mouvement même qu'ils favorisaient, tandis que
les progressistes s'offusquaient de la dureté sociale de ce même
mouvement auquel ils adhéraient par ailleurs avec tant
d'empressement. Les uns et les autres ne maîtrisaient rien et se
vantaient même de laisser la machine fonctionner toute seule, mais
ils pleuraient toutes les larmes de leur corps quand elle faisait ce
pour quoi elle était strictement faite. Ils étaient comme des
enfants qui auraient inventé un monde de géants affamés et très
violents, et qui seraient surpris que ces géants se jettent sur eux
pour les dévorer.
Le
clivage pour moi était un faux clivage et l'on pouvait
indifféremment adhérer aux uns ou aux autres en fonction de ses
aspirations. Et même aux deux en même temps si le cœur en disait.
Je
pouvais donc, pour mon propre compte, préférer la version
conservatrice pour certaines choses et la version progressiste pour
d'autres, la polarité n'existant que pour celui qui voulait en
maintenir l'illusion, et les deux pôles étant les deux faces
possibles d'une même médaille que j'avais décidé d'appeler
prolétariste (je renvoie le lecteur à l'annexe déjà évoquée
précédemment).
La
société actuelle, fabriquant des prolétaires à la chaîne,
c'est-à-dire des esclaves consentants, je pouvais l'appeler
prolétariste, comme s'appelait esclavagiste celle qui produisait des
esclaves selon l'ancienne mode. Je me vantais d'être assez créatif
concernant les concepts et les noms.
Guy
Debord, en 1967, appelait déjà « spectacle intégré »
la version actuelle du système planétaire, qu'il voyait comme
l'union achevée des deux systèmes précédents, supposément
opposés et incompatibles, et qu'il appelait spectacle diffus (pour
les États-Unis et l'Europe de l'ouest) et spectacle concentré (pour
l'URSS, la Chine et les pays satellites). Il avait conscience déjà
que les deux systèmes n'étaient que deux étapes particulières
d'un processus général qu'il appelait spectacle tout court.
Quant
à Pierre Legendre (psychanalyste et juriste, spécialiste du droit
romain et canonique), il appelait Management le logiciel social en
œuvre partout dans le monde, qui pouvait prendre des formes
extérieures différentes, mais qui maintenait sa cohérence au
travers d'un système d'images et de représentations religieuses
bien proches de celles qu'il rejetait par ailleurs. On voit comment,
à partir d'éléments très différents, on peut arriver à une
vision semblable.
Après
la découverte de tels mensonges à propos des clivages les plus
acceptés, collectivisme/libéralisme par exemple (car le libéralisme
est un collectivisme, voir annexe), on ne pouvait qu'aboutir aux
petites oppositions mensongères locales, telles que
conservatisme/progressisme.
Seulement
voilà, à partir de ce constat, le doute finissait par gagner la
structure entière. Si tout cela n'était qu'illusion, théâtre,
cinéma, rien peut-être n'était vrai, et tout était permis. Et
j'affirme qu'une telle conclusion, malgré les dangers relatifs
qu'elle présente, est non seulement nécessaire mais aussi
salutaire.
Quand
on a une fois pris le conditionnement cynique ou la résignation
paresseuse sur le fait, il est bien difficile de faire confiance. Les
médias ne disent pas plus la vérité que les autres, ils disent la
vérité acceptable du moment. Celle-ci étant la vérité du ou des
vainqueurs. Simone Weil, la mystique prolétarienne, disait dans les
années 1930 que croire la vérité officielle revenait à croire des
criminels sur parole. C'est ce que je pensais aussi.
J'allais
donc chercher désormais tous azimuts et sans soucis de bonne
fréquentation, toutes les informations alternatives possibles, dans
tous les domaines. Il n'y avait de limites pour moi que dans la
criminalité.
Avec
tous les errements inévitables, j'allais donc m'intéresser à la
dissidence, et j'y trouvais une grande liberté de penser et une plus
grande tolérance parfois que dans les structures mainstreams. Je
pouvais enfin respirer. On ne m’interdisait plus de penser, de
croiser l'info, d'élaborer des hypothèses, de réunir les opposés,
d'inverser les raisonnements, de remettre en cause des « vérités »
officielles, etc. On ne m'interdisait rien, et c'est la condition
d'existence d'une pensée réellement libre.
Les
schémas explosaient et je découvrais que le monde était beaucoup
plus vaste et plus intéressant que je ne l'imaginais. J'ouvrais
portes et fenêtres sur une nature luxuriante, avec l'impression de
sortir d'une prison.
Miroirs
Il
m'avait fallu ce petit trajet hors-piste pour réaliser que la
conscience était autre chose que ce que je comprenais. Mon cerveau
droit se connectait enfin à mon cerveau gauche et je guérissais de
mon hémiplégie.
Depuis
ma terrasse de bord de mer, aujourd'hui, je vois ce long parcours au
sein de l'illusion, avec des voiles épais qui se déchirent
successivement, comme un chemin initiatique par lequel j'avais à
passer. Je me souviens de ces histoires asiatiques d'initiation qui
m'avaient si fort intéressé à l'adolescence. Les différents
combats symboliques à mener dans les temples Shaolin ou dans la vie
légendaire de Miyamoto Musashi, et qui font penser à la quête du
Graal.
Curieusement,
l'un de mes premiers textes de fiction, un scénario de film,
s'intitulait « La Marche à l’Éternel » et racontait
une histoire de quête initiatique. Il finissait par une ascension
douloureuse du personnage et une victoire en forme d'apothéose, avec
une épée fièrement dressée vers le ciel au sommet d'une montagne.
C'était naïf et enfantin (j'avais pourtant 20 ans à l'époque),
mais c'était aussi une sorte de récit prémonitoire.
Je
n'ai pas eu besoin, dans ma vie, d'épée réelle. En revanche, il
m'a fallu souvent trancher dans l'espace symbolique de mes
constructions mentales.
J'avais
tenté d'abord de sécuriser mon ego en forgeant des étais
intellectuels. Je pensais qu'en accumulant des connaissances
j'arriverais à obtenir la paix des certitudes fondées en raison. Je
voulais trouver un sens à ma vie qui soit confirmé, prouvé,
légitimé socialement. Agir conformément à un plan personnel mais
pas arbitraire. J'attendais de comprendre ce que je devais faire. Je
suspendais toute action autre que celle liée à la recherche des
fondements pour une action future. J'attendais de pouvoir agir.
J'attendais que mon intellect m'autorise à agir. J'attendais de
trouver la raison ultime d'une action pour agir. J'attendais, en
m'agitant mentalement dans tous les sens.
Je
n'avais nul besoin de bouger à l'extérieur. Au contraire,
l'immobilité me convenait parfaitement. J'entreprenais le minimum
nécessaire pour ma survie en attendant d'être prêt pour
l'apparition de mon héros sur la scène de la vie.
J'accumulais
du savoir en croyant qu'il me donnerait la puissance et la gloire.
Je
me voyais donc faible et incertain.
Il
est logique que cette faiblesse ait été toujours confirmée.
C'est
la leçon de Lopvet et des autres. Si vous faites un effort pour
devenir, c'est que vous n'êtes pas. Or, c'est la vibration,
l'émanation du soi réel qui construit le décor de nos vies. Si le
soi réel ne re-çoit que des informations négatives, il fabrique du
négatif, parce que pour lui il n'y a ni positif ni négatif, il y a
seulement du je suis. « Je suis faible » répond à « je
suis faible », c'est tout. L'envoi du « je suis faible »
est immédiatement reçu, et le retour du « je suis faible »
immédiatement envoyé, comme un miroir reflète immédiatement
l'image. Le miroir reflète l'image sans la juger et si vous avez un
problème avec le reflet, vous devrez changer l'image et non le
miroir.
J'attendais
de pouvoir agir et donc de vivre. Toute ma vie se passait dans une
salle d'attente avec l'espoir qu'une porte s'ouvre et que quelqu'un
me regarde enfin non pas comme j'étais mais comme je croyais devoir
être. J'attendais en somme de l'extérieur qu'il me confirme une
croyance à laquelle je ne croyais pas moi-même. Je n'avais pas le
droit d'exister, j'attendais que l'autre m'autorise à vivre.
J'ai
cassé un nombre infini de miroirs avant de m'apercevoir que le
miroir n'était pas le problème mais la solution.
Vous
vous présentez devant un miroir.
Le
miroir obéissant vous renvoie votre image.
Elle
ne vous convient pas.
Vous
cassez le miroir.
L'image
est toujours là.
Vous
ne la voyez plus, mais elle est toujours là, toujours la même.
Vous
projetez consciemment une autre image que vous fabriquez mentalement.
Le miroir ne vous la renvoie pas. Il ne peut pas la renvoyer, car il
ne la voit pas. Ce qu'il voit, c'est toujours la même image un peu
vieillie de vous-mêmes, pas la projection mentale que vous avez
inventée. Vous n'êtes pas content. Vous cassez le nouveau miroir.
Vous n'avez rien appris.
De
même avec votre signature vibratoire. Elle est l'émanation d'un
faisceau d'émotions et de pensées réelles. Vous en voyez le reflet
dans votre vie. Il vous revient sous la forme de situations, de gens
rencontrés, d'événements. Ces situations, personnes, ou
événements, ne vous conviennent pas, vous les rejetez. Vous venez
de casser le miroir. Mais la signature, elle, reste la même. Elle
est d'ailleurs confirmée et augmentée par ce rejet. Vous ne
comprenez pas, vous râlez, vous vous mettez en colère, vous trouvez
ça injuste, vous ruez dans les brancards. La signature est encore
confirmée et les mêmes situations se représentent. Le miroir
change, mais l'image est la même. Vous n'avez rien changé en vous,
le faisceau est identique, la vibration aussi, l'extérieur ne bouge
pas.
Vous
vous croyez faible et voulez devenir fort, le message envoyé est
donc la faiblesse. L'image reçue confirmera cette faiblesse.
Le
messager est obéissant, il répond au moindre de vos mouvements
inconscients. Il est neutre, il ne sait pas si c'est bien ou mal.
C'est ce que vous désirez, ça lui suffit. Bien sûr vous croyez
désirer le contraire. C'est que le désir vibratoire n'a rien à
voir avec le désir conscient. Il prend en compte tous les éléments
conscients et inconscients, la totalité de l'être, quand le désir
conscient n'est qu'une construction partielle à partir du moi.
Ainsi
créais-je ma vie, comme tout le monde, à mon insu.
Je
voulais la puissance, j'obtenais l'impuissance, je voulais la gloire,
j'obtenais l’anonymat, je voulais la vie, j'obtenais l'attente.
Je
n'apprenais rien et je croyais savoir.
Les
différents miroirs m'offraient une image rémanente. L'artiste
n'apparaissait pas, en tout cas pas beaucoup, le penseur, pas
davantage, le prophète, nullement, le poète maudit, à peine, le
musicien, pas du tout, le maudit tout court, davantage.
Je
cassais tous les miroirs et restais avec ce moi que je traînais
derrière «je» comme un fardeau. Ce fardeau, j'aurais voulu m'en
débarrasser. D'ailleurs, à un moment de ma vie, j'ai bien failli
m'en débarrasser définitivement. J'ai voulu mourir purement et
simplement.
Et
puis je me suis lassé de casser les miroirs et j'ai voulu
comprendre. Encore !
C'est
que je comprends difficilement et qu'il me faut des leçons multiples
de la vie pour arriver à peu.
Cette
vie, pourtant, que je méprisais tant, n'était pas si terrible avec
moi. Elle m'offrait même beaucoup de belles choses. J'avais une
chance incroyable et j'étais toujours rattrapé au bord des
précipices par des mains secourables. J'avais une bonne étoile
au-dessus de la tête, un ange gardien à mes côtés. Les
difficultés, c'est moi qui me les créais tout seul, et c'est parce
que la vie ne m'offrait pas ce à quoi il me semblait avoir droit que
je la répudiais. J'étais d'autant plus faible que je me rêvais
fort.
Arriva
donc 2019.
L'autre
moi-même
Je
me mis à boire les paroles de Franck Lopvet comme un assoiffé qui a
manqué d'eau longtemps. Les pièces dispersées d'un puzzle se
mettaient d'elles-mêmes en place.
Tout
était énergie, tout communiquait énergétiquement, il y avait donc
un dialogue énergétique permanent entre mon corps global et le
tout, et cette communication n'avait rien à faire de la petite
compréhension du moi. Rien à faire en tout cas de celle qui bannit
d'emblée le mystère ou qui nie l'intimité du lien entre le mystère
et soi.
Pour
comprendre la relation entre le corps individuel et le corps
cosmique, j'avais déjà fait appel à l'image très parlante de la
mer profonde et de ses formes de surface : les embruns, les
vagues, les apparitions diverses sur l'onde. Le mouvement de l'eau
pouvait faire naître tout un tas de cristallisations éphémères,
mais ces cristallisations restaient la mer elle-même.
Énergétiquement, je pouvais me voir comme l'une de ces apparitions
dans l'ample mouvement de l'onde éternelle.
Que
me manquait-il pour arriver à la conception générale transmise
depuis des siècles selon laquelle la conscience crée à la fois le
cerveau et son décor ? Justement la connaissance que chaque forme de
la mer contient aussi la mer tout entière.
Voir
sa propre réalité comme un pli de la matière est une chose, voir
ce pli comme étant aussi la matière totale en est une autre.
C'est
le problème des plans de compréhension multiples et superposés,
conçus le plus souvent comme séparés et incompatibles, alors
qu'ils sont complémentaires. Si je suis un point de l'infini, je ne
peux pas être l'infini lui-même ? Faux ! je peux être
l'un et l'autre si je consens à laisser tomber la logique classique
pour adopter le point de vue de l'expérience émotionnelle qui se
moque de la logique.
Lopvet
avait suffisamment remué mon cerveau pour l'ouvrir à l'idée que
j'étais aussi le créateur de mon monde, de la totalité de mon
monde.
Ce
n'était plus seulement la conclusion d'une analyse, mais la
conséquence d'un changement radical de perspective, de regard. Ma
réalité était comprise comme extérieure, comme une chute, je la
subissais. Je me cognais à ses murs, j'avais mal. Pourquoi ne pas
essayer de la voir comme intérieure, comme projection ? Il
s'agissait d'une décision qui ne reposait sur aucune preuve.
Auparavant,
je ne voyais l'action possible sur l'extérieur que par
l'intermédiaire de mon corps visible. J'avais des mains avec un
pouce opposable, des bras, des jambes, des pieds, et des outils de
plus en plus sophistiqués à ma disposition. Je pouvais rassembler
des gens, les organiser pour augmenter mes capacités d'agir, je
pouvais transformer les amas de matière à ma portée pour les plier
à mes besoins, je pouvais me défendre contre les adversaires et
m'allier avec des amis, je pouvais manipuler les autres ou me laisser
manipuler par eux, bref, je baignais dans une réalité extérieure
plus ou moins agréable ou hostile. J'avais beau me concevoir comme
un moment-forme de l'énergie universelle, les autres et les choses,
bien que moments eux aussi d'un mouvement général identique,
restaient un extérieur autonome auquel je me confrontais. Assez
absurdement, je pouvais à la fois comprendre le rapport énergétique
entre les êtres et déployer pourtant mon imagination dans un espace
presque uniquement mécanique. Comme si l'énergie se transformant en
matière perdait ses propriétés énergétiques, et surtout comme si
mon corps, une fois matérialisé en un amas de cellules, perdait
toute capacité vibratoire en oubliant l'information atomique,
quantique, nécessairement contenue en lui. Comme si également mes
pensées, mes émotions, étaient enfermées dans les limites de mon
épiderme.
Nous
avons tellement pris l'habitude de nous identifier à nos pensées, à
notre mémoire consciente, que les champs émotionnels et sensibles
sont complètement laissés en jachère, ce qui nous coupe l'accès
direct aux plans subtils de nos êtres, plans aussi réels pourtant
que le plan de la conscience-consciente si chère à nos philosophes.
J'avais
bien conscience que mon cœur battait sans avoir recours à ma
volonté, que mes poumons se contractaient régulièrement pour me
permettre de respirer à l'insu « de mon plein gré »,
qu'une infinité de fonctions vitales étaient assurées par un ou
plusieurs systèmes en symbiose. J'avais bien conscience que des
émotions pouvaient provoquer des réactions physiques, des maladies,
que des particules ou des ondes traversaient mon corps en permanence
et interagissaient avec lui, que les émotions d'autrui
m'atteignaient, que mes émotions influençaient mes relations, etc.
Mais je restais pourtant sur l'idée de la prévalence du cerveau
conscient et de la pensée. Ne me permettaient-ils pas, après tout,
de concevoir tout ce que je viens d'énoncer ? Ne
permettaient-ils pas l'autocritique par exemple ? Bien sûr, il
s'agissait d'outils précieux et indispensables. Mais étaient-ils à
leur place partout et toujours dans l'expérience totale d'une vie
humaine ? Et me permettaient-ils d'accéder à la connaissance
des gouffres ?
La
psychanalyse, qui m'avait toujours intéressé, tendait à montrer
que des brèches pouvaient exister dans le système conscient.
Celui-ci semblait grandement parasité par des éléments venus
d'ailleurs, d'un autre plan psychique appelé inconscient. Il
s'avérait que des traumatismes lointains, des refoulements, des
émotions oubliées, pouvaient avoir une influence très grande sur
nos actions présentes, et que l'inconnu était aussi prégnant que
le connu pour un individu et pour une société.
Je
pouvais donc penser tout mon soûl, être conscient tant et plus, et
accomplir des actes en désaccord total avec ce penser. Il
s'ensuivait que j'étais autant agi qu'agissant et que la conscience
perdait sa primauté. Ma volonté était-elle réellement ma
volonté ? Pour vouloir ne devais-je pas d'abord vouloir
vouloir, et donc vouloir vouloir vouloir, et ainsi à l'infini ?
Dans
ce cas, qu'est-ce que ma conscience consciente pouvait m'apprendre
pour agir ? Devais-je m'en remettre à l'instinct ?
Devais-je accepter de revenir à l'état animal ?
Lopvet,
malgré quelques échappées dans la multi-dimension, restait très
terre à terre et s'en tenait au plan humain. Il est clairvoyant,
c'est-à-dire qu'il est capable de se « brancher » sur ce
qu'il appelle la structure énergétique d'une personne, puis de
traduire en mots ses ressentis. Son procédé s'apparente à une
interprétation psychanalytique immédiate d'un contact énergétique
ou subtil. C'est très impressionnant. Il y a chez lui une sorte de
virtuosité dans la verbalisation. La parole est coupante,
tranchante, ou au contraire douce et apaisante, mais toujours directe
et instantanée. Son projet est de rendre une personne à elle-même
en réorganisant le système inconscient. C'est un projet
d'acceptation de qui nous sommes pour une réalisation dans la
matière, ici et maintenant, des potentialités réelles. Nous avons
des expériences à vivre, des émotions à éprouver, dans la forme
que nous avons choisie en naissant. Accepter qui nous sommes en toute
sincérité sans nous projeter dans un rêve spirituel, voilà
l'accomplissement selon lui.
Christophe
Allain, que je connus ensuite, n'hésitait pas quant à lui à partir
dans l'éther. Avec une bonhomie désarmante, il évoquait ses
dialogues avec les trolls et les fées, les anges ou les lutins. Pour
lui, pas de limites énergétiques. Il est aussi spontané que
Lopvet, mais dans un registre un peu différent. Il semble avoir un
accès libre et illimité à tout le champ énergétique perceptible
pour un humain. Il peut aller jusqu'à la vacuité. Il parle avec les
anges, les plantes, les animaux, comme si tout cela était
parfaitement naturel. Il crée des tunnels de lumière pour expédier
les fantômes et rencontre Merlin au détour d'un rêve. Avec lui, on
se croirait dans un dessin animé de Disney. Et pourtant il y a du
lourd dans la conception générale, l'expérimentation et
l'évolution spirituelle.
Avec
eux, je commençais à comprendre ce que signifie et ce qu'implique
la relation énergétique quand on va au bout des choses.
Grégory
Mutombo m'intéressait aussi beaucoup à cause de son expérience de
militaire qui prenait le contre-pied de tout ce qui était véhiculé
d'ordinaire dans l'opinion new-age. Voici un homme qu'une sorte
d'appel spirituel avait conduit à s'engager dans les forces armées,
à faire l'expérience du combat, de la guerre, de la séparation
extrême semblait-il, et qui en sortait avec la plus haute idée
d'unité, d'amour, de joie et de paix, que l'on puisse imaginer. Si
un homme, un seul, pouvait ainsi faire l'expérience de la paix,
ressentir l'amour inconditionnel et l'unité du vivant sur tous les
champs de bataille de la planète, alors a fortiori, tout le monde
pouvait la faire dans le calme de son salon, et même dans le petit
bruit de son bureau climatisé. Combattre avec courage et
détermination tout en croyant dur comme fer que son ennemi est aussi
son frère en amour, voilà je crois une forme d'accomplissement
extrême dans l'exercice de la fonction humaine. Que fait d'autre
Arjuna dans la Bhagavad-Gîtâ ? C'était autrement plus
difficile qu'une méditation solitaire au bord de la mer.
Un
autre enseignant enfin, représentant une quatrième forme de
pratique et de témoignage dans le foisonnement des expériences
d'unité d'aujourd'hui, était entré dans mon champ de conscience :
Laurent E. Lévy.
Après
une période de forte dépression, celui-ci avait choisi de se
tourner vers le mystère et avait explorer les dimensions du lâcher
prise et de la communication avec l'Esprit. Il en rendait compte avec
une sérénité exemplaire et un sourire ineffaçable. Il appelait,
et appelle toujours, chacun à se relier à l'observateur plutôt
qu'à l'observé, un peu à la façon d'un Mooji invitant à dépasser
les limites illusoires du moi pour connaître son être véritable et
vivre selon son cœur. Il propose pour cela d'entrer dans une sorte
de jeu avec soi, un pari (de Pascal), où il est question d'appuyer
régulièrement sur le bouton pause de la télécommande neuronale.
Comme si la vie défilait devant nous à la manière d'un film 3D, il
demande de faire un arrêt sur image sur les moments délicats pour
observer ce qui se joue sous l'apparence et ressentir les véritables
émotions. Qu'est-ce qui en nous contient la souffrance ?
qu'est-ce qui en nous observe les émotions et les pensées ?
La
peur et l'amour
Tous
ces gens me montraient un univers où la décision individuelle était
reine et où se jouait la comédie d'un ego impuissant et mortel sur
une scène plus vaste où se mouvait un soi de lumière éternel.
Deux
plans d'existence au moins se superposaient, celui de la conscience
consciente limitée et celui de la conscience émotionnelle ouverte,
réceptive, disponible et attentive.
Un
plan de la peur, de la séparation, de l'attente, de la lutte, du
jugement, et un plan de l'amour, de l'unité, de la confiance, du
présent et de la joie.
Je
comprenais, à travers leurs témoignages, à quel point tout se
résumait à ce simple choix entre peur et amour, à quel point à
chaque instant de nos vies nous choisissions, sans en avoir
pleinement conscience, la peur. Je choisissais la peur quand je me
plaçais en victime du système, je choisissais la peur quand je
reprochais à l'autre de ne pas bien se comporter à mon égard, je
choisissais la peur quand je me réfugiais dans mon placard, je
choisissais la peur quand je m'enfonçais dans la recherche
obsessionnelle, quand je jugeais l'extérieur, quand je refusais
certaines expériences, quand je pesais cent ans le pour et le contre
avant de prendre une décision, etc. Choisir la peur, c'est choisir
la séparation, l'impuissance, le combat, l'affrontement, le
jugement. Choisir l'amour, c'est au contraire accepter, accueillir,
faire confiance, s'abandonner à la Volonté du mystère, de la vie,
qui n'est de toute façon que notre volonté vibratoirement
extériorisée.
Je
comprenais enfin que pour me connaître je n'avais rien d'autre à
faire que d'observer ce qui m'arrivait.
Quand
j'essayais de me comprendre par l'intérieur, je ne trouvais que du
vide avec des constructions mentales et sociales au milieu. Qui
étais-je ? L'ensemble des pensées que j'avais sur moi. Les
autres, je les voyais à travers cette grille, je les modelais pour
qu'ils puissent entrer dans les cases prédéfinies et je me voyais
comme moi-autre de la même manière, me faisant entrer de force dans
les mêmes cases.
Quel
moi trouvais-je dans ces conditions sinon le ou les moi rassurants
qui correspondaient aux projections ? Tandis que si j'acceptais
de me voir simplement extériorisé dans ce qui m'entoure, la
surprise m'attendait. Quel était ce démon ou cet ange qui
m'arrivait tout à coup de manière inattendue ? Quel était
cette situation dans laquelle je m'embourbais toujours plus ?
Simplement des projections de moi-même, des images de moi renvoyées
par l'extérieur, des petits de moi proliférant dans la serre chaude
de l'inconscient et revenant vers moi comme vers une mère indigne
qui ne reconnaît pas ses enfants.
Je
me souvenais de Sartre et de sa liberté.
Pour
fonder sa liberté absolue, attribut de la conscience selon lui, dans
l'espace unique de la conscience, en bon cartésien, il avait besoin
de disqualifier l'inconscient. Au lieu de faire appel à un en-deçà
de la conscience comme tout bon psychanalyste, il faisait de la vie
une suite de choix conscients qui finissaient en fin de parcours, et
rétrospectivement, par constituer un être, tout pouvant changer à
la dernière minute avec le dernier choix. C'était une philosophie
de la responsabilité qui m'avait beaucoup interpellé. J'y trouvais
un premier outil de libération. Le conditionnement n'étant jamais
si grand qu'on ne puisse à chaque instant l'accepter au moins comme
son propre conditionnement, constitutif de sa personnalité. A partir
de ce que l'on avait fait de nous, nous pouvions agir librement. Nous
n'étions pas responsables de notre conditionnement, mais nous
l'étions de ce que nous faisions avec. Une conscience surplombante
et libre pouvait à chaque instant prendre une décision contraire à
ce que le conditionnement exigeait. Le passé nous constituait, il
n'était que le passé, à chaque présent un nouveau choix se
présentait qui pouvait changer ce qui semblait acquis. Sartre avait
développé cette philosophie de l'existence pour tenter d'échapper
au déterminisme théorique, qu'il vienne du marxisme ou de la
psychanalyse.
Sauf
que Sartre s'enfermait lui aussi dans la prison du mental et ne
faisait que tourner en rond dans sa cage. Sa liberté s'arrêtant à
la limite de la conscience, elle n'était rien d'autre que la liberté
du canari de chanter ou non dans le salon de ses propriétaires.
La
cage, le salon, les propriétaires, le monde alentour, étant
extérieurs à lui, il ne pouvait communiquer qu'au moyen du son ou
de mouvements limités, et n'avait aucun pouvoir d'aucune sorte sur
sa vie.
Il
en est bien autrement avec les expérimentateurs d'absolu dont je
parle ici.
Lorsqu'une
certaine décision est prise qui n'est que l'acceptation d'un
changement de regard, non seulement je change mais le monde lui-même
change avec moi.
Je
suis comme le canari dans une cage du mental, mais je puis changer la
cage puisqu'elle n'est qu'une projection du mental qui me revient
sous la forme de barreaux métalliques.
Voir
les barreaux, c'est déjà me voir moi-même comme cage.
C'est
là que se présente Le Choix.
Ou
bien je choisis de regarder les barreaux comme étrangers et je ne
cesserai pas de me cogner dessus, ou bien je les accepte comme étant
la projection d'une cage intérieure et la cage peut disparaître
avec ses barreaux.
Après
Lopvet, Mutombo, Allain et Lévy, je me précipitai évidemment sur
tout ce qui pouvait m'aider à ouvrir davantage cette voie nouvelle.
Je regardai les documentaires de Tistrya, j'allais voir Hymmédia et
d'autres sites semblables. Je découvrais une véritable mine d'or
sur Internet, et moi qui détestais auparavant tout ce qui avait un
rapport avec le développement personnel, je me surprenais à
fréquenter assidûment le rayon ésotérique des grandes librairies.
Tout
est parfait
Quand
je pense à tous ces gens croisés dans ma vie qui auraient pu
m'enseigner ces choses et que je n'ai pas écoutés. Je n'étais pas
prêt tout simplement. Il me fallait aller jusqu'au bout d'un certain
processus personnel, d'une certaine expérimentation. Il n'y a pas
d'autre bon moment que celui que nous choisissons.
Nous
ne ratons jamais rien. Il n'y a jamais d'actes ou de rendez-vous
manqués. Ça n'existe pas. Nous réussissons toujours tout ce que
nous entreprenons. Nous ne sommes seulement pas conscients de notre
réussite. Nous voulions parfois réussir notre échec et l'avons
réussi. C'est toujours le hiatus entre notre volonté consciente et
notre volonté vibratoire, énergétique.
Tant
que nous n'avons pas conscience que notre conscience est relative
nous nous heurtons à notre propre absolu. Quand nous prenons
conscience de lui, nous chérissons notre relativité et nous nous
contemplons nous-mêmes dans nos avatars extérieurs.
Nous
ne refusons plus rien car nous savons que toute forme est la nôtre,
que toute situation est une scénographie nécessaire et que toute
expérience est un choix assumé. Les autres ne surgissent plus dans
notre réalité de façon fortuite, ils viennent parce que nous les
appelons.
Nous
ne nous avançons plus vers l'avenir inconnu, le futur vient à notre
rencontre déjà tout construit par le moment présent qui change à
chaque instant dans son éternité.
Dès
lors, je prends conscience que tout refus d'expérience est un refus
de m'honorer moi-même dans mes choix, ce qui fortifie le désir de
la fabriquer de nouveau.
Il
s'ensuit qu'il n'y a d’expérience que bonne, par-delà bien et
mal, par-delà douleur ou bien-être, par-delà le jugement
individuel conditionné. Ceci est choquant et donc difficile à
accepter, mais la liberté est à ce prix, la vérité aussi. Qui
veut savoir vraiment ce qu'il est doit suspendre son jugement pour
s'ouvrir à sa propre image extérieure en observant le plus
honnêtement possible le miroir tendu par l'autre.
D'où
l'importance de la gratitude.
Tout
accepter sans se résigner et remercier sincèrement pour tout ce qui
arrive, voilà le secret de la connaissance de soi et de la liberté.
Au
printemps 2019, je méditais souvent les pieds dans l'eau. Je restais
debout, plongé en moi-même et dans mes sensations au point d'en
oublier le temps. Je sentais que quelque chose bougeait en moi sans
pouvoir y mettre de mots. Il m'arrivait de pleurer d'émotion. Henri,
mon cousin, m'amena une nouvelle pierre : un saphir.
Je
m'ouvrais enfin au mystère de l'accueil.
Adrien Royo
Février 2020