vendredi 6 mars 2020

De l'impasse politique au mystère de l'accueil



Nous ne ratons jamais rien. Il n'y a jamais d'actes ou de rendez-vous manqués. Ça n'existe pas. Nous réussissons toujours tout ce que nous entreprenons. Nous ne sommes seulement pas conscients de notre réussite. Nous voulions parfois réussir notre échec et l'avons réussi. C'est toujours le hiatus entre notre volonté consciente et notre volonté vibratoire, énergétique.

Tant que nous n'avons pas conscience que notre conscience est relative nous nous heurtons à notre propre absolu. Quand nous prenons conscience de lui, nous chérissons notre relativité et nous nous contemplons nous-mêmes dans nos avatars extérieurs.

Nous ne refusons plus rien car nous savons que toute forme est la nôtre, que toute situation est une scénographie nécessaire et que toute expérience est un choix assumé. Les autres ne surgissent plus dans notre réalité de façon fortuite, ils viennent parce que nous les appelons.

Nous ne nous avançons plus vers l'avenir inconnu, le futur vient à notre rencontre déjà tout construit par le moment présent qui change à chaque instant dans son éternité.





Un jour ...

J'arrive sur la plage... "par hasard"...

Devant la mer... sur elle presque...

Ou elle sur moi...

Le soleil se lève à gauche quand je suis dos à ma fenêtre et se couche à ma droite. La lune se lève et se couche aussi. Elle est parfois énorme et rouge au-dessus des bâtiments blancs de la Grande Motte. Le soir, l'horizon rougeoie au-dessus des toits de Palavas.

Souvent, les pieds dans les vagues, à quelques mètres devant chez moi, je laisse la lumière pénétrer mon cœur.

Au loin, certains jours, se détachent les Pyrénées.

Il y a 81 ans, c'est par là que mes deux grands-pères sont arrivés à pied.


Pourquoi ici ?

Pourquoi maintenant ?

Parce que c'était chez moi avant même d'imaginer de vouloir y venir un jour. Un chez moi sans « chez » ni « moi » pourtant. Un chez moi qui peut changer demain car je sais désormais que je suis partout chez moi, en moi. Que le chez n'est pas à chercher ailleurs, qu'il est déjà toujours présent à l'intérieur. Qu'il n'y a pas de « chez » d'ailleurs, mais uniquement un vient sans va. Depuis lors, je viens à moi depuis moi dans le son des vagues prochaines.

J'avais dit à mon ami Richard, qui me faisait visiter Montpellier et ses environs quelques semaines avant d'y arriver, que je n'habiterais jamais à Carnon. Et puis j'ai répondu à une annonce et les choses se sont enchaînées d'une manière si inattendue qu'il me semble après tout que j'y étais attendu.

Je m'attendais là moi-même, ça ne fait plus de doute.

Ici,
j'ai accepté la responsabilité de ma vie.
Ici,
j'ai voulu tout ce qui arrive.
Ici,
j'ai éprouvé le mystère.
Ici,
le futur me revient et le passé arrive.
Ici,
un nuage changeant tombera en fine pluie de moi futurs.
Ici,
j'ai souri à la tempête.
Ici,
j'ai pleuré de bonheur.
Ici,
j'ai tombé le masque de peur.
Ici,
j'ai vécu mille vies à venir.
Ici,
j'ai dit oui à l'improbable.
Ici,
j'ai soumis l'intelligence à la pierre et le mouvement à la couleur.
Ici,
le bruit des vagues a noyé ma fureur,
Ici,
je suis resté pour faire tourner le monde.

Et maintenant je vois, et maintenant je sens, et maintenant je sais qu'il y a tout à connaître et non pas à comprendre.

Et maintenant, je ne suis plus victime des circonstances, je suis maître du temps. Je vois ce que je crois parce que je le décide et je fais tourner la terre.

Il n'y a plus de hasard mais des rendez-vous, plus d'avenir mais du présent jeté et plus de contraintes mais des choix inconnus.

Il n'y a plus de dehors, plus d'obstacles et plus de fatalité. Il n'y a que la création permanente et la joie du créé.







J'habitais le Morvan, en Bourgogne. Un endroit très beau et très sauvage. Un massif ancien, bien érodé, bien limé, mais encore dur et nerveux. De la mousse et du granite, des chemins humides et des forêts profondes, des prés, des vaches et des collines.

J'arrivais de la banlieue parisienne, je faisais du théâtre, et je continuais de me vouloir, ou de ne pas me vouloir, artiste. Mais ce qui m'intéressait réellement, c'était de comprendre, j'avais la passion de comprendre, tout comprendre... Quelle obsession ! Et de changer le monde... Quelle aventure !







Trauma



Petit, j'habitais une ferme en Touraine.

Je n'ai que des souvenirs confus de cette époque, mais le sentiment qui surnage est celui de la proximité avec la nature. Je me sentais confondu en elle.

Je méditais déjà sans le savoir, assis sur une branche haute de mon tilleul, ou marchant dans les sous-bois au long des chemins tracés par les vaches. L'été il faisait chaud, l'hiver il neigeait. Ces impressions premières de communion avec ce qu'il est convenu d'appeler nature, ont laissé une trace indélébile en moi. Des odeurs de purin, de paille, de lisier, d'herbe fraîchement coupée, de champs de maïs, de terre labourée, d'étable, de lait frais, de grappes de raisin, de pomme de terre en cave, de grain au grenier, de prés sous la pluie, de tilleul, de foin, de branche coupée, de moisson, de lapin écorché ou de porc brûlé. Des sons honnêtes et des paysages doux. Tout cela rêvé bien entendu en même temps que vécu. Je ne pensais pas alors, je sentais.

Et puis le choc, vers l'âge de dix ans. Retour vers la banlieue où j'étais né. Pas de HLM pourtant, un gentil pavillon le long d'une voie ferrée. Mais un espace réduit, étriqué, pour un enfant de la ferme. Un territoire hostile, incompréhensible, à l'avenir incertain. Une autre durée, un autre temps, plus resserré, plus heurté. L'été il faisait chaud encore, mais l'hiver ne neigeait plus. Ou plutôt, la neige était sale et je ne la voyais plus. Et puis j'étais inquiet, apeuré, confus. Je me réfugiais dans les livres, les images, les contes. Parmi ces images et ces contes, il y avait l'univers Marvel, avec les X-Men, Daredevil, Spiderman, et Bruce Lee, le petit dragon.

Les films de Bruce Lee et leurs chorégraphies, car il s'agissait de danse autant que de combat, ont déclenché en moi tout un processus de transfert psychologique, culturel, esthétique et spirituel, dont les effets se font encore sentir aujourd'hui. Ils étaient le relais

nécessaire, je m'en rends compte, entre l'enfance sauvage et la maturité inquiète. M'ouvrant les portes de l'Asie, ils furent aussi le tremplin vers un ciel auquel j'aspirais sans oser l'atteindre.

Au départ, bien sûr, il y avait la sublimation d'un manque, d'une peur, la compensation onirique de frustrations bien réelles. Bruce Lee était le héros magnifique, un idéal d'identification pour l'adolescent tourmenté que j'étais. En l'imitant, j'essayais de m'approprier une part de son pouvoir de cinéma, de son invincibilité, de sa force, de sa toute-puissance. Mais il me faisait passer aussi, en contrebande, un idéal esthétique et spirituel. Je me nourrissais de sa force imaginaire en même temps que de la beauté de ses chorégraphies, et de la profondeur culturelle de sa pensée. Car pensée il y avait. Au moins références culturelles à la profonde pensée chinoise. Les portes de l'Asie, avec sa spiritualité extatique, étaient ouvertes, elles ne se refermèrent plus, même si je les ai négligées un temps.

Le feu de l'intellect ayant été allumé à l'occasion de ces découvertes adolescentes, il me fallut traverser tout un désert mental, désert au sens de sécheresse et pas d'absence de foisonnement, avant de regagner bien plus tard les territoires fertiles de la conscience ouverte.





La guerre



Le point de départ fut pour moi, comme pour beaucoup d'autres, le sentiment d'injustice. J'étais une victime des conditions d'existence, et, si j'étais victime, c'est qu'il y avait un bourreau. Ce bourreau, je voulais le découvrir.

Mon père finissait sa carrière comme ouvrier spécialisé en usine après avoir été maçon pendant une bonne partie de sa vie, ma mère élevait ses trois enfants tout en maniant le crochet du matin au soir pour compléter les revenus du foyer. Mon grand-père paternel, à la retraite, vivait avec nous.

Mon père construisit avec le sien deux maisons qui permirent à la famille de se constituer un petit patrimoine, ce qui la plaçait au sommet de la hiérarchie des familles pauvres.

Mes deux grands-pères, je n'ai pas connu le maternel, étaient républicains espagnols, et donc exilés politiques. Santiago, père de mon père, avait fait de la résistance en France et avait un statut privilégié. Nous avons conservé la carte de l’État français qui le mentionne explicitement. Il avait des convictions et votait communiste à chaque élection. Mon père faisait de même et j'héritais de ce schéma politique. La Guerre d'Espagne fut le creuset dans lequel se forgea l'armature complexe de notre ouvrage dynastique, la forme visible du karma familial.

D'emblée, les deux pôles de mon existence s'entrechoquaient. D'une part, la quiétude bouddhiste, de l'autre l'agitation politique gauchisante. D'un côté la non-pensée et la non-action (Wu Wei) taoïstes, de l'autre la volonté d'action et l'engagement. Où était la vérité ? Je n'en décidais pas.

Je pratiquais les arts martiaux. Karaté d'abord, puis Viet-vo-dao. J'étais assez doué dans les mouvements orchestrés, pas du tout dans la bagarre. Je n'étais pas un combattant né. La philosophie zen ou taoïste m'intéressait beaucoup et les héros samouraïs ou shaolins me passionnaient. Miyamoto Musashi en particulier, le rônin (samouraï sans maître) lancé dans une quête effrénée de soi par la voie du sabre selon Eiji Yoshikawa, l'auteur de « La Pierre et le Sabre ». J'en étais halluciné d'identification. Je me voulais ce héros même. Dans le siècle du héros bien sûr. Je vivais donc une vie rêvée de samouraï du 17e siècle japonais en même temps que je commençais de m'intéresser au marxisme dans un costume de lycéen français du 20e. Le mélange des deux était peu fait pour me valoir l'estime des marxistes pur jus ou des bouddhistes méditants. J'appris à penser par moi-même en m'éloignant des deux.

Pour moi, le quiétisme bouddhiste signifiait alors résignation au système et le matérialisme classique un étouffement. Je refusais les deux et cherchais une issue.




Vander



Il y avait peu de livres à la maison et j'arrêtais le lycée en première, sans une grande culture générale. Je décidai de reprendre tout à zéro et de me mettre au niveau.

Je lus tout ce qui me tombait sous les yeux et notamment les classiques de la littérature que je ne connaissais pas. Je me pris de passion pour Stendhal, Balzac, Kafka, Proust, Flaubert, Dostoïevski, Bernhard, Balzac, Dos Passos, Faulkner, Musil, Pessoa, etc. dans un joyeux désordre d'autodidacte, les uns entraînant la lecture des autres. Je me cultivais pour rattraper le stock de connaissances moyen nécessaire à tout apprenti philosophe. Je voulais connaître la vérité sur les choses et ne pensais pas avoir d'autre moyen que d'accumuler du savoir livresque.

J'allais beaucoup au cinéma aussi, au théâtre, aux expositions.

La principale question pour moi demeurait cependant la question sociale. Pourquoi des riches et des pauvres, des exploiteurs et des exploités, des capitalistes et des prolétaires, la misère, la guerre, la famine ? Mais aussi pourquoi des révolutions qui n'aboutissent qu'à des catastrophes, ou au moins qui ne donnent pas les résultats escomptés ? Pourquoi le marxisme avait-il échoué ? Pourquoi ? Pourquoi ? Pourquoi ? Et aussi comment ? Je n'en finissais pas avec les pourquoi et les comment.

Entre-temps, j'avais commencé à faire du théâtre et de la musique. Le théâtre pour le côté intello, et la musique à cause de Christian Vander et Magma dont j'étais fan.

La foudre Magma m'était tombée dessus un jour par « hasard », mais j'attendais cette musique, d'une certaine manière, comme la bande son qu'il fallait à ma recherche intime. En écoutant les longs voyages musicaux qui constituent la trame magmaïenne, j'étais à la fois électrisé et transporté dans mon intimité la plus profonde. C'était une expérience spirituelle en même temps qu'esthétique. J'en eus conscience dès le départ. Un ami d'alors, je devais avoir 18 ans, avait placé un 33 tours sur sa platine et je reconnus le son qui sortait des enceintes sans l'avoir pourtant jamais entendu.

Christian Vander m'avait évidemment donné envie de jouer de la batterie et je me suis lancé à corps perdu dans la pratique de l'instrument sans grands fruits. J'y ai consacré un temps considérable et n'ai jamais réussi à dépasser le stade de l'amateur très peu éclairé. C'est que je voulais être Vander comme j'avais voulu être Bruce Lee. Il n'y avait évidemment pas d'autre place pour moi, comme pour tout le monde sur cette terre, que la mienne propre. J'avais à devenir Adrien et c'était mon chemin que d'avoir d'abord à me fondre dans d'autres personnalités pour y arriver quelque peu. Je pensais n'être tellement rien que j'avais besoin de l'apparence de quelqu'un pour me donner consistance. Je me fuyais à mesure que j’avançais dans ma connaissance des choses.


Marx



Je continuais cependant à vouloir percer les secrets de ce monde. Je plongeais dans l'étude de Marx. Pourquoi Marx ? Parce qu'il m'avait semblé dans une première lecture qu'il avait dit plus qu'il ne pensait lui-même, et plus surtout que ce qu'en disaient ceux qui se réclamaient de lui. En fait, il m'avait semblé intuitivement que Marx n'était non seulement pas marxiste, ce que chacun sait désormais, mais qu'il n'était pas au final si matérialiste que ça. J'en voulais pour preuve une phrase de ses notes de 1844, éditées sous le titre « Manuscrits de 44 », qui disait à peu près ceci : « la nature est le corps inorganique de l'homme ». Sur cette simple phrase, j'ai échafaudé toute une théorie marxienne des trois corps, bien proche de celle des mystiques chrétiens.

En gros, il y avait trois corps en un, indissociables : le corps individuel, le corps social et le corps mystique ou cosmique comme je l'appelais. Le corps individuel était le corps dans le miroir du matin, le corps social était un prolongement inorganique sous forme d'objets sociaux, un ensemble d'écosystèmes et de prothèses, et le corps cosmique était le corps aux dimensions de l'univers. C'était une vision holistique complètement barrée aux yeux des intellectuels, et notamment des intellectuels de gauche à qui je voulais prioritairement parler.

Je mets en annexe un texte datant de la fin du siècle dernier pour ceux qui auraient la curiosité de se pencher sur la question dans les termes où elle m’apparaissait alors.

Comment en étais-je arrivé là ?

Le point décisif est que nous ne pouvons répondre à des questions posées par l'économie politique, c'est-à-dire notre pratique sociale globale, en termes purement économiques. Autrement dit, il n'y a pas de sortie économique de l'économie. Il n'y a de solution que spirituelle à un problème posé à l'échelle planétaire. Sauf que je voyais cette solution spirituelle comme collective alors qu'elle est éminemment individuelle. J'étais trop marqué par le syndrome marxien encore pour oser m'avancer en territoire inconnu, en plein cœur du mystère. Je me contentais de marcher à proximité, d'en explorer les frontières extérieures. Et pourtant, tout me poussait déjà à plonger en son sein.





Debord



Reprenons au début :

Donc, il y avait pour moi, enfant, un besoin d'absolu. J'avais soif de quelque chose et ce quelque chose échappait. Comme si le costume que je portais était trop court. Comme si je me débattais dans un espace étouffant à la recherche de l'air qui me manquait. Tout me semblait petit et surtout ce moi qui m'encombrait. Nous pourrions chercher ici des causes psychologiques, des refoulements et de la libido. C'est ce que j'ai fait d'abord. J'ai lu Freud et Lacan. Et Jung bien sûr. J'y trouvais quelques réponses, c'est vrai. Mais la psychologie, y compris celle des profondeurs, comme la sociologie, y compris marxienne, ne me suffisaient pas. Qu'est-ce qui dépassait dans tout cela ? Qu'est-ce que je sentais être là au-delà du visible? Je n'écoutais pas ce ressenti et continuais désespérément à creuser le désert. Ce quelque chose pourtant je l'avais dans la nature, dans les ciels d'hiver, dans les arbres, dans certaines églises, en certains lieux. Je l'écoutais dans la musique de Vander, ou celle de Satie, Stravinsky, Ravel, Bach. Je le voyais dans les tableaux de Twombly, dans les pièces de Shakespeare ou de Bernhard, dans les livres de Pessoa ou de Kafka, de Nietzsche, dans ceux de Marx et de Debord aussi, plus curieusement. Bref, je le voyais et le sentais partout où ça dépassait. Les portes étaient là mais elles restaient fermées. Je sais maintenant qu'elles restaient fermées parce que je refusais tout simplement de les ouvrir. On m'avait dit qu'elles n'existaient pas, alors je refusais de les voir. Je sentais quelque chose et ce quelque chose échappait... Mais ce quelque chose débordait de toute part et je ne pouvais pas faire en sorte de l'ignorer complètement.

Je m'étais penché bien sûr, au cours de mes recherches, sur les ouvrages de vulgarisation scientifique. J'étais incapable de comprendre une équation mathématique, mais j'étais curieux de lire les conséquences que pouvaient avoir telle ou telle théorie sur notre vision du monde. Je m'intéressai donc à l'astrophysique, à la biologie, etc., puis à la physique quantique. Et là, je me rendais compte que ça débordait vraiment, qu'il n'y avait plus aucune limite, que tout ce que je pensais savoir sur le monde matériel partait en fumée. Voilà que les atomes eux-mêmes, ces objets si sûrs sur lesquels nous bâtissions notre monde, voilà que les atomes disparaissaient pour laisser place à un brouillard incertain de potentialités diffuses, un champ de probabilités, une fonction d'ondes. La matière devenait énergie avec Einstein, elle s'envolait littéralement avec Niels Bohr, Heisenberg ou Pauli. L'espace et le temps n'étaient plus que de vieux souvenirs d'étudiants, les dimensions explosaient et se multipliaient, la matière glissait entre les doigts, se ramollissait comme les montres de Dali, les particules, toujours plus petites, et au comportement toujours plus étrange, dialoguaient entre elles au mépris des lois de cette nature qu'il me semblait pourtant connaître, bref tout se mettait à débloquer. Mais alors, si la matière elle-même jouait avec notre perception, que pouvait-il rester du matérialisme historique à la mode marxiste ?

Nous creusions la matière, et plus nous la creusions plus elle disparaissait. Notre perception était de plus en plus remise en question. Nous savions qu'il y avait un monde extérieur et sa perception, sa représentation, que de toute certitude philosophique il ne restait que le percevoir même (Descartes), que la réalité était quelque chose de trouble, mais que les mathématiques et la physique expérimentale nous prouvent que toute notre expérience directe repose sur du vide, cela faisait de la raison même le fossoyeur de la raison. Qu'est-ce qui était rationnel et qu'est-ce qui ne l'était pas ?

Appliquées à la société, ces découvertes matérialistes non-matérialistes faisaient éclore des questions infinies. L'économie fonctionnait bien selon le schéma élucidé par Marx, nous en avions des preuves tous les jours, à condition de le comprendre vraiment, ce qui était assez rare somme toute, mais de là à imaginer une sortie prolétarienne par le haut...

Et puis j'avais lu Debord et sa « Société du Spectacle », j'avais même fait une adaptation théâtrale de son film « In girum imus nocte et consumimur igni », que j'avais proposé au Théâtre de Vincennes en 1997, pendant 30 représentations, avec mon ami Richard dans le rôle principal.

Ce fut une découverte majeure, un choc culturel semblable au choc Vander. C'était abrupt, lapidaire, mais d'une clarté absolue. Et bien sûr c'était incompris. J'entendais parler de la Société du Spectacle en des termes absurdes qui n'avaient rien à voir avec ce que j'en comprenais moi-même. Étais-je idiot ou bien étais-je au milieu d'idiots ? Ni l'un ni l'autre. Chacun lisait Debord, comme le reste, avec son système de représentation. Il se trouvait que le mien ne ressemblait pas à celui de la majorité, c'est tout.

Le « Spectacle » de Debord n'a rien à voir avec un quelconque cirque médiatique ou théâtral ou de divertissement, il est la représentation, l'image intériorisée par chacun du système lui-même. Il est la paire de lunette greffée en chacun de nous, le logiciel intégré, qui permet la lecture du monde à l'instant historique de la marchandise. Il est le mouvement même de la marchandise d'ailleurs, sa valse, son ivresse. Un spectacle dans lequel l'individu disparaît avec sa liberté parce qu'il s'identifie à sa création. Voilà un résumé concis de la pensée de Debord. Pensée éminemment marxienne qui nous libère de l'écume interprétative, des sédimentations artificielles qui bloquent le flux vivant de la pensée. Et cette pensée m'a effectivement libéré de la prison culturelle marxiste. Ou plutôt, elle a autorisé cette libération.

Nous sommes tous, à des degrés divers, enfermés dans des prisons de pensée, dans des cellules socio-culturelles. Nos familles, nos amis, nos réflexes inconscients, nos fidélités à un espace intellectuel donné, font de nous des suiveurs, des marionnettes, des perroquets. Nous pensons selon des règles que nous ne connaissons pas. Nous sommes, comme dirait Nietzsche, les avocats de nous-mêmes. Nous défendons bec et ongles notre territoire acquis ou inné avec une conviction dont la force est inversement proportionnelle à la faiblesse du socle sur lequel elle repose. Plus ce socle est incertain, plus sa défense est lourde. L'inconscience de répéter des opinions prend parfois une allure de croisade. Qui répète le père ou la mère inconsciemment, ne supportera pas qu'on le lui dise. Qui répète le grand-père encore moins. Cela dit, nous répétons tous, il s'agit simplement de savoir que nous le faisons.

J'avais besoin, à ce moment-là de mon parcours, que quelqu'un, avec une autorité reconnue, ne serait-ce que par une infime minorité, m'autorise à penser ce que je pensais. Debord fut ce déclencheur. A partir de là, j'avais toute latitude pour explorer plus avant le territoire sauvage de l'émancipation.

Je suis bien conscient que la multiplication des références ici peut dissuader certains de mes lecteurs. Je n'y peux rien. Je raconte le plus fidèlement possible un parcours de vie, et il se trouve que ce parcours a été fait de tout cela. C'est précisément cette particularité que je trouve intéressant de partager. Elle ne parlera pas à tout le monde, mais il se trouvera peut-être quelques personnes pour y trouver un réconfort ou une motivation.




L'impasse



Je disais que ça débordait de toute part. C'est-à-dire que le cours, qui semblait naturel, des choses n'allait pas comme il semblait. Que tout devenait plus incertain, plus insaisissable au moyen de nos outils classiques. Debord était pour moi la confirmation d'un débord marxien. J'avais l'intuition que Marx avait dit plus qu'il ne voulait dire, que ses textes, déjà foisonnants, débordaient encore de toute part, qu'il était plus complexe encore qu'il n'y paraissait au premier regard, et qu'il n'était pas possible de le réduire au marxisme orthodoxe. Je pensais qu'il y avait un Marx ésotérique en quelque sorte (pour reprendre une expression des critiques de la valeur, Robert Kurz, Moïsche Postone ou Anselm Jappe, par exemple), incompris, et plus profond que la plupart de ses exégètes.

La science prouvait que la science était une sorte de puits sans fond qui éloignait la solution (buvable) à mesure qu'elle creusait pour la découvrir, le socialisme scientifique de Marx prouvait de même que la réponse simplement prolétarienne à une problématique globale éloignait l'individu de lui-même et de sa réalisation.

Reprenons encore. J'avais un besoin d'absolu et ce besoin d'absolu me rendait réceptif à tout débordement théorique ou sensible. Il me rendait insatisfait et cette insatisfaction déteignait sur tout ce qui tombait sous mon regard. Je ne pouvais jamais me contenter de l'interprétation commune des choses. Je cherchais toujours derrière. C'est une énorme carence, une pathologie. Mais cette pathologie était aussi ma qualité première. J'étais incapable de m'arrêter à une seule vision des choses, quand bien même on me présentait cette vision comme La Seule-Vision-Possible. D'ailleurs, plus cette vision m'était donnée comme seule possible, plus je cherchais à la contredire. Non par esprit de contradiction, mais simplement parce j'avais des intuitions de dépassement que je ne pouvais réprimer.

Dans l'espace réel, tel que conçu généralement, la théorie marxienne jette une lumière libératrice en expliquant les phénomènes. Elle permet de se défaire d'un premier voile d'illusions. Dans la Maya (illusion) générale, elle dévoile un certain nombre de choses, parmi lesquelles le fonctionnement réel de l'économie et la place de l'individu dans le mouvement global de la valeur qu'il crée. Ce n'est pas rien. Mais cela conduit néanmoins à une impasse qu'il m'a fallu des années pour dépasser.

Quel était le problème ?

Si la lutte des classes aboutissait réellement à la victoire du prolétariat, comment celui-ci arriverait-il, avec les outils du monde ancien, à créer un monde nouveau ? Plus encore, comment la projection individuelle inconsciente qui nourrit la machine sociale au-delà des rapports de classe pourrait-elle cesser sans qu'une prise de conscience collective vienne la corriger ?

Le monde de la marchandise, créé volontairement ou involontairement par l'ensemble des individus sur cette terre, conditionne l'individu en retour et le prive de sa liberté réelle au bénéfice d'une liberté fictive de consommateur qui a la liberté de choisir entre différents produits déjà sélectionnés.

Ce monde est défendu farouchement par ceux qui s'en croient les propriétaires : les capitalistes ou les bourgeois, principaux bénéficiaires. Bourgeois qui sont aussi par ailleurs les victimes du système qu'ils défendent, car conditionnés comme les autres.

Quant au prolétaire, la légende marxienne nous le vend comme le légataire universel du monde qui le conditionne. Passif, attendant que le fruit de la marchandise lui tombe dans les mains, ou actif, secouant l'arbre pour que le fruit tombe plus vite, il passera inévitablement un jour au commande du monde conditionnant. Adieu bourgeois conditionnés, vive les prolétaires esclaves d'eux-mêmes ! Charmante perspective, n'est-ce pas !

Mais comment un monde conditionnant pourrait-il jamais créer des individus libres ? Et comment des individus conditionnés pourraient-ils jamais fabriquer une société meilleure ?

Si les individus sont matériellement le résultat d'un processus social, comment imaginer qu'ils puissent un jour changer le processus ? S'ils sont l'effet, ils ne peuvent être la cause.

Et s'ils étaient pourtant la cause ? Il faudrait alors qu'ils changent eux-mêmes pour changer l'effet.

J'en étais là de mes cogitations et tournais en rond dans le piège. Je n'arrivais pas à connecter deux réalités inséparables : la réalité intérieure des émotions et des ressentis, et la réalité extérieure des compréhensions et des contraintes. Je n'arrivais pas à faire le lien entre le monde intérieur et le monde extérieur. Pas complètement en tout cas. J'avais pourtant élaboré une théorie qui me permettait de le faire : la théorie des trois corps. Mais il manquait une prise de conscience, un choix que je refusais.

Ma théorie des trois corps plaçait le corps social en pivot infranchissable.




Trine



J'avais, comme tout le monde, un corps individuel que je pouvais voir dans un miroir, auquel j'étais identifié, qui pouvait être opéré, changé, disséqué au besoin. La conscience me semblait encore, et c'était là le point sensible, la conséquence de ce corps. Il y avait d'abord le corps et ensuite la conscience. Tout est là, comme le savent peut-être déjà mes lecteurs, mais comme je ne le savais pas encore moi-même. J'avais aussi, et c'est là l'apport de Marx, un corps social qui n'était pas seulement un espace extérieur dans lequel je naissais, mais une matrice à laquelle j'étais intégré et qui me semblait toute puissante. Or, si la matrice est le pivot, il faut pouvoir la changer pour imaginer une évolution humaine qui ne soit pas une simple évolution de machine indépendante transportant les individus comme un bateau transporte des clandestins. Enfin, il y avait le corps cosmique, qui comprenait l'écosystème général plus tout l'univers connu et inconnu.

Je concevais ces trois corps, et c'était un progrès décisif à mon idée, sur toutes les autres théories sociales, comme inséparables et même ne faisant qu'un, étant dissociés uniquement pour les besoins de l'analyse.

Qu'est-ce à dire ?

Que le corps total de l'individu était aux dimensions de l'univers, premier pas vers la conscience dite éveillée, mais que l'harmonisation nécessaire de ces trois corps passait en priorité par une transformation de sa partie pathologiquement obèse, à savoir son aspect social. Le blocage était là : je ne voyais pas comment il pourrait jamais y avoir d'évolution proprement humaine sans que d'abord la matrice sociale ne soit mise au service de la naissance individuelle. Pour moi, il ne pouvait pas y avoir de réalisation individuelle, c'est-à-dire de relation saine entre le corps individuel et le corps cosmique avant que le corps social qui s'interposait toujours davantage entre les deux, en menaçant de supprimer même l'individu par absorption ou connexion aux prothèses technologiques, ne soit transformé.

Le corps social devait être mis au service de la réalisation humaine sous peine de disparition pure et simple de l'individu et donc de toute possibilité d'éveil. La machine, prenant le pas sur l'homme, le réduirait en esclavage et le condamnerait à n'être plus que le serviteur énucléé de sa propre création.

J'étais heureux d'en être arrivé là de mes réflexions.

Il me semblait que j'étais allé au plus loin de ce qu'un être humain pouvait concevoir de son monde, mais je restais singulièrement insatisfait de ce résultat parce que je sentais confusément que ce n'était qu'un nouveau pas dans une impasse déjà bien fréquentée. Une impasse qui consistait à placer le résultat à obtenir à la place de la démonstration. Un peu comme si l'on disait que pour sortir d'un piège il fallait déjà en être sorti. Comment en effet changer un corps social, prolongement de notre corps individuel, sans changer d'abord le corps individuel ? Car si prolongement il y a, ce prolongement est intrinsèquement lié à son origine. Or, si l'origine donne nécessairement ce prolongement, comment sortir du cercle ? Par quoi commencer ?

Changer le corps social certes, mais comment ? Soit il est extérieur à soi et je peux intervenir dessus collectivement, mais cela revient à accepter les thèses du marxisme que j'avais au préalable si magnifiquement réfutées, nous en revenons à la lutte des classes et à la victoire finale du prolétariat avec sa société sans classes issue de la lutte, soit il est l'expression du moi, et alors tout changement, comme il était si régulièrement confirmé dans l'histoire, ne serait qu'une reconfiguration de surface rassurant l'individu sur sa capacité à s'illusionner de manière nouvelle sans jamais approcher d'une quelconque résolution globale.

Je me prélassais un moment dans ces marécages en pensant avoir atteint les plus hauts sommets quand le doute m'envahit trop pour que je puisse longtemps continuer ainsi.




Croisade



Ce que je ne mesurais pas encore, c'est la différence entre la pensée et la vibration, entre le corps, aussi prolongé soit-il, et l'énergie qui le constitue. Ce que je ne voyais pas, c'est que la science elle-même annonce la primauté de la conscience sur le corps. Ce que je ne voulais pas savoir encore, c'est que la conscience précède l'existence, comme semble le démontrer Philippe Guillemant par exemple. Je dis semble parce que je ne suis pas capable de reproduire ses expériences d'intelligence artificielle. Mais je sais et n'ai nul besoin d'avoir des preuves, ni d'en apporter aux autres, que c'est la vérité. Chacun doit faire pour son propre compte l'expérience de cela.

J'avais beau avoir imaginé une théorie des trois corps ne faisant qu'un, je n'arrivais pas à les voir autrement qu'en extériorité. Ces trois corps, je les projetais à l'extérieur de moi, je les voyais en surplomb comme si je n'y étais pas moi-même. Il y avait des corps et il y avait moi. Il y avait la société mauvaise, qui prenait un virage apocalyptique, et moi qui la regardait de l'extérieur. J'avais bien compris qu'elle était une expression de mes propres désirs et de mes propres frustrations, qu'aucun changement ne pourrait intervenir sans qu'une transformation intérieure ne s'opère, mais je pensais que tout cela se jouait à l'échelle collective, que le monde entier devait en prendre conscience et que le plus important était la connaissance des rouages sociaux.

Il y avait ici une contradiction qui me mettait mal à l'aise, mais, comme je tenais absolument à conserver le petit moi victime des circonstances, analysant celles-ci pour s'en sortir, et demandant aux autres, à tous les autres, de prendre conscience de ces choses sous peine de mort collective, je préférais conserver le malaise plutôt que d'avoir à me renier.

Les autres ne comprenais rien, c'était mon credo. Moi, j'avais compris, mais il fallait, pour que ça change, que les autres comprennent aussi, et comme ils étaient débiles, etc...

J'ai commencé une croisade pour les convaincre. Je me heurtai inévitablement à un mur qui était mon propre mur, ma propre contradiction projetée.

J'avais compris le fonctionnement de la société, son cœur économique, la contradiction interne du système. Marx et Debord m'avaient aidé en cela. J'en étais arrivé à une vision très simple qui me semblait pouvoir être communiquée universellement. Et comme elle était si simple, tout le monde la comprendrait aussitôt exprimée et choisirait de se soulever.

Voici en résumé ce que j'avais compris :

Seul le travail social humain productif crée la valeur. Les conditions de création de cette valeur (augmentation nécessaire de la productivité, concurrence, etc.) font que le travail humain diminue à mesure que la machine remplace l'homme dans le processus de production. Et donc, mécaniquement, la quantité de valeur globale diminue tandis que le volume d'objets produits augmente.

A un certain point de cette contradiction en mouvement, il y a création massive de valeur fictive, gagée sur une production à venir, et c'est l'explosion du crédit et de la dette. Nous en sommes là. Dette qui permet à la machine sociale globale de continuer de tourner comme si de rien n'était, jusqu'au jour où tout s'écroulera inéluctablement.

Simple, non ? Et vrai en plus.

Alors, j'observais les signes de l'écroulement prochain. La crise de 2007-2008 m'offrait une confirmation splendide de ce que je pensais, et j'attendais de pouvoir convaincre le monde entier sans rien changer à ma propre vie et à mon propre regard sur moi.

Je passais à l'étape éducation populaire. Tous les moyens étaient bons. Chaîne youtube de missionnaire, blog, performances artistiques, pièces de théâtre, etc. Il me fallait convaincre, au moins communiquer mes découvertes, et la vérité surgirait enfin toute nue du puits. Je le savais, ma vocation était de comprendre et faire comprendre.

Quel enthousiasme parfois ! Et quelle angoisse souvent !

J'avais compris des éléments, certes primordiaux, du fonctionnement social, j'avais élucidé un mystère, mais tout cela restait abstrait parce que compris et non vécu.

J'avais réussi à me faire une image cohérente de mon corps social et je sentais que cette image était mon reflet. Comment pouvais-je continuer à maintenir inconsciemment un système que j'avais percé à jour ?

Mais non, c'était encore les autres qui avaient à comprendre !

Les autres portaient cette société débile sur leurs épaules en refusant de voir sa réalité en face.

Les autres, les autres, les autres...

L'enfer c'était bien les autres, en effet...

Je n'arrivais pas à imaginer que ce qui faisait des autres cet enfer, c'était mon propre refus d'en faire un miroir tendu à ma conscience. Je continuais à leur accorder une existence autonome, indépendante et déconnectée de ma réalité propre. J'étais incompris, voilà tout !

Ainsi me débattais-je dans mes sables mouvants. Et bien sûr, je m'enfonçais.




Croyances



Je ne faisais que croire ce que l'on m'avait appris, et même si j'avais déployé une énergie phénoménale à essayer de comprendre qui j'étais et dans quel monde j'évoluais, je ne sortais pas des sentiers battus, je restais consciencieusement limité, circonscrit dans mon système immunitaire psychologique, social et physique. J'étais séparé des autres et de la vie, enfermé dans ce moi qui débordait.

Nous avons tous été élevés ainsi, nous avons tous subi les mêmes conditionnements. Il y a nous et les autres, nous à l'intérieur d'un monde, nous identifiés à nos consciences individuelles, nous se débattant dans les difficultés extérieures, victimes de ceci ou de cela, chanceux ou pas, soumis au hasard de la vie, subissant le passé et attendant l'avenir, gibiers de psys, aboutissement d'une histoire, d'une légende familiale, d'un parcours individuel donné et non-voulu. Nous avons disséqué des grenouilles et vu ce que nous sommes : de la chair et de l'os, des organes assemblés, de la peau fragile. Nous avons tous observé au microscope (prothèse visuelle) La réalité inférieure. Nous avons tous regardé les planètes et les astres, influençant nos vies ou pas, menaçant de s'éteindre ou de nous tomber dessus un jour. Nous avons tous une image du passé, une évolution en tête, un Big-Bang, des dinosaures qui s'agitent au milieu des pré-humains, des singes cousins. Nous savons tous que nous sommes constitués de cellules qui elles-mêmes sont constituées de molécules qui elles-mêmes sont constituées d'atomes qui eux-mêmes etc... Nous savons tous que notre cerveau est constitué de neurones et qu'il produit la conscience. Nous savons tous aussi que le cerveau produit une réalité utilisable en sélectionnant des informations à l'extérieur de lui, dans une réalité impossible à connaître en elle-même.

Comment impossible ?...

La réalité ultime serait-elle inconnaissable au moyen de nos outils dédiés, de nos prothèses et de nos modèles mathématiques ?

Ce que nous appelons réalité ne serait-elle qu'une sélection d'informations nécessaires à notre survie, écartant un autre champ d'informations plus vaste ?

La vision que nous avons de nous-mêmes ne serait-elle alors qu'une image limitée aux possibilités d'interventions dans un champ d'informations présélectionnées ?

Oui, même dans ce conditionnement il y a des failles. Simplement nous refusons de nous y attarder parce qu'on nous a dit que tous les doutes seraient levés un jour. L'évolution, vous comprenez... Les progrès de la science, etc.

Il y avait la charrette à bœufs et il y a maintenant la voiture individuelle, il y avait le silex, il y a aujourd'hui l'arme nucléaire, il y avait les croyances absurdes, les lutins et les fées, il y a aujourd'hui la biologie moléculaire, il y avait les maladies affreuses, il y a aujourd'hui le scanner, les IRM, les antibiotiques et les vaccins. Il n'y a pas de raison que cela s'arrête un jour. La réalité la plus ultime, on finira bien par la connaître. Ayons confiance et écoutons nos professeurs de réalité.
Il n'empêche, la science elle-même se précipite actuellement sur ces failles et les creuse au lieu de les combler. La matière n'est au final que de l'énergie et même du vide, les quatre dimensions (avec le temps) dans lesquelles nous croyons évoluer sont une réduction de la réalité connaissable mathématiquement qui en comporte peut-être des dizaines d'autres. Les particules communiquent entre elles sans soucis de l'espace et du temps, le cerveau ne produit pas la conscience, il en serait bien incapable, c'est plutôt la conscience qui produit le cerveau. Bref, la science sur laquelle nous comptions pour nous apporter une vision claire et précise de l'univers et de nous-mêmes devient la porte d'entrée du mystère et au lieu de répondre aux questions, se questionne elle-même à l'infini. Si bien qu'un esprit vraiment rationnel aujourd'hui est tenu d'observer la plus grande prudence concernant la représentation du monde, et se gardera bien de tirer quelque conclusion définitive sur la connaissance humaine et ses moyens. Il ouvrira bien plutôt la porte aux interprétations anciennes basées sur des expériences individuelles profondes et se nourrira de ces approches.

Et puis, un certain nombres de choses existent sans pour autant trouver d'explications rationnelles. Doit-on les rejeter pour limiter l'existence au rationnellement explicable ou au contraire remettre en cause le rationnellement explicable pour admettre leur existence ? Qu'en est-il par exemple des expériences de morts dites imminentes, autrement appelées morts provisoires ? Qu'en est-il des expériences de guérison spontanée, de voyance, de médiumnité, de sortie du corps, etc ? Qu'en est-il aussi de tous ces scientifiques, aujourd'hui en rupture, essayant de rendre compte d'une réalité plus complexe et inattendue ? Psychologues, neurologues, physiciens, mathématiciens, biologistes, astrophysiciens, ou ingénieurs, qui se mettent à parler d'âme, d'esprit, de Dieu, d'Univers conscient, de la Terre Mère, d'aura, d'énergie universelle, de thérapie quantique, d'hypnose, de magnétisme, de voyage astral, d'unité, d'amour, de vrai soi, etc ?

Et moi dans tout ça ?


Moi, j'étais réfugié dans un placard, casque sur la tête, attendant la fin du monde et imaginant ce que pourraient être les conditions d'une humanité future.




Placard



J'avais eu un fils et j'avais des petits-enfants. J'avais effectué vers trente-cinq ans le voyage retour à la campagne. Non pas en Touraine pourtant, mais en Bourgogne. Dans le Morvan très exactement. Nous habitions avec Eulalie un petit village perdu dans la montagne. J'y avais retrouvé le calme extérieur, les ciels et les paysages dont j'avais besoin. Fini l'air pollué de Paris, fini le métro, les bus, les trains bondés, la foule, vive les vaches, les chevaux, les poules et les canards. La ville la plus proche, où nous avions toutes nos activités artistiques, c'était Autun, une bourgade très jolie avec un passé glorieux, un amphi romain et une cathédrale très visitée par les touristes de vignobles (côtes de Beaune obligent, entre autres) ou les pèlerins de Saint-Jacques. Il y avait un lac charmant, des chemins de promenades à travers champs et forêts, et un mystérieux cône érigé appelé Pierre de Couhard.

J'ai vécu là des moments magiques. Seul, souvent. J'ai toujours été un solitaire, sociable à petite dose.

Je faisais mes exercices de respiration le matin à la fraîche puis je me mettais au boulot. Je n'arrêtais pas. Je lisais, j'inventais, je songeais, je m'entraînais à la batterie (je ne dis pas jouais...), je créais.

J'ai fait de la surveillance en collège, j'ai donné des cours de théâtre, etc. Mais le plus clair de mon temps se passait à refaire le monde. Monde qui n'attendait pas que je le refasse et qui semblait très bien se débrouiller sans moi dans la limite de ses contradictions.

J'avais essayé de convaincre mes contemporains que le moment était venu de vraiment le comprendre pour le changer, je m'étais agité, démené, j'avais tourné en rond comme un ours dans sa cage, je m'étais cogné, brûlé, j'avais crié, hurlé. Je me voyais Cassandre, Sisyphe et Prométhée réunis. Je ne comprenais pas l'aveuglement des autres, leur obstination à jouir de la vie comme si de rien n'était, à se promener au bord de l'abîme avec une telle insouciance. J'avais envie de les secouer, de les gifler, de leur hurler aux oreilles que le jeu était fini. En bon millénariste, je voyais réellement la fin toute proche. Je me délectais des plus pessimistes bulletins, des compte-rendus les plus noirs, des prospectives les plus obscures, des prévisions les plus alarmantes. Et bien sûr elles étaient fondées.

Et puis j'avais fini, blasé, par me réfugier dans mon placard. J'avais d'ailleurs enregistré plusieurs vidéos intitulées « Les Causeries du Placard ». J'étais incompris, on m'avait exilé, j'assumerai cet exil.

Une petite voix intérieure me disait bien que je devais changer, mais je m'insurgeais et persistais dans mon être de victime. Et par surcroît je n'arrivais pas à trouver de compagnons victimes autour de moi pour vivre cet état au moins dans la satisfaction du partage.

J'avais bien croisé quelques groupes de victimes décidées : écolos, gauchistes, nationalistes, royalistes, féministes ou spiritualistes, mais aucun ne voulait de moi longtemps, et il faut reconnaître que je ne voulais pas d'eux non plus. Il se trouvait toujours un moment où je mettais les pieds dans un de leur plat. Je me voyais sans doute trop en miroir pour accepter longtemps leur misère. Misère qui n'était rien comparée à la mienne. J'étais tellement imbu de ma personne tout en me donnant des airs de martyre que je finissais toujours par les trouver trop bêtes. Ils ne me comprenaient pas, ils devaient donc être plus bêtes que choux (à supposer que les choux soient vraiment bêtes. Ils ne le sont pas d'ailleurs puisqu'ils sont choux).

J'ai croisé pas mal de bouddhistes. Ils me donnaient des boutons. Je leur préférais les bons vieux prêtres catholiques à l'ancienne. Eux au moins n'allaient pas chercher des spiritualités de contrebande et ne singeaient pas les tibétains. Quitte à vivre une spiritualité, qu'au moins elle soit locale et de proximité. J'étais écolo quoi !

Inutile de vous rappeler que j'avais moi-même plongé dans l'exotisme religieux le plus échevelé et que tout cela n'avait pas de secret pour moi. C'est du moins ce que je pensais alors. Nous verrons qu'au contraire tout le secret m'échappait totalement dans son évidence même.

J'étais donc enfermé dans mon placard, mes causeries étaient des soliloques ou presque, et je continuais à me rêver en artiste prophète maudit. Avec mon ami Delmiro, j’avais écrit et mis en scène un spectacle intitulé « Alors sans moi ». Nous l'avons joué une dizaine de fois dans le Morvan et une autre dizaine de fois dans les rues d'Avignon, pendant le festival. J'avais imaginé lancer enfin ma carrière au théâtre, il n'en a rien été. Il a eu son petit succès d'estime, rien d'autre.

En vingt ans, j'avais écrit plusieurs textes théoriques jamais édités, mis en scène plusieurs spectacles au succès très relatif, joué dans un groupe de musique qui, lui, connut un certain succès (Kaophonic Tribu), réalisé plusieurs installations artistiques, dont une, Koan Troppo, dans l'ancienne prison circulaire d'Autun, fut assez ambitieuse, j'avais tenté de lancer un mouvement artistico-philosophique appelé kunisme (en référence aux philosophes cyniques grecs), tenté de lancer aussi une gamme de T-shirts kuniques associés, avec des motifs blancs sur fond noir dont j'avais fait imprimer un millier d'exemplaires et dont je n'ai vendu que cinquante, j'avais proposé deux lectures musicales sur des textes de Guy Debord, Simone Weil, Pierre Legendre ou Fernando Pessoa, j'avais déménagé huit fois, et rêvé tant et plus en des succès retentissants qui ne venaient pas.

Mon placard se réduisait de plus en plus et menaçait de m'étouffer. Je devais changer d'air de toute urgence.

Je décidai de descendre dans le sud, direction Montpellier.




Le sud



Je n'y connaissais personne. Je me mis à chercher un appartement. J'étais intermittent du spectacle et j'avais peu de chance de trouver. Après moult recherches infructueuses, pourtant, et au moment où j'allais renoncer, je répondis en désespoir de cause à une annonce qui proposait un 9m2 sur la plage. Après quelques péripéties, tout s'organisa miraculeusement pour que le 15 septembre 2017 je puisse arriver à Carnon. Tout ce que j'emportais tenait dans ma Dacia Sandero. De mon passé d'artiste maudit ne restaient que quelques éléments de batterie, derniers vestiges que je tenais à prendre avec moi et qui m'encombrent aujourd'hui.

J'avais commencé à faire un peu de musculation avec un ami d’Autun et je débarquais sur une terrasse de Carnon avec la ferme intention de m'entraîner pour me refaire une santé, ce que je fis. On me voyait tous les matins courir, faire des pompes et des tractions, puis profiter toute la journée du soleil méditerranéen. Je n'en revenais pas de la chance que j'avais de me trouver là et je passai quatre ou cinq mois de rêve à parler avec mes voisins, traîner sur ma terrasse, me balader sur la plage ou découvrir les alentours.

Je n'avais pas de projet précis en tête sinon celui de changer totalement de vie et de me confronter à moi-même. J'avais l'idée vague de faire un jour du Reiki et du Qi-Gong.

Et puis à partir de janvier 2018 il m'a fallu me démener pour trouver un travail et un logement pour l'été, le bail que j'avais signé m'amenant seulement jusqu'en juin. Il me restait peu de temps pour profiter mais je maintenais le cap. J'ai fait une formation, une autre s'annonçait, avec un CDD de huit mois à la clé.

Arriva 2019.




Les pierres



J'avais essuyé quelques tempêtes de bord de mer, vécu un hiver neigeux et un été à Montpellier nord, avant de revenir dans mon studio et de vivre un deuxième hiver plus solitaire que le précédent.

Mes dernières velléités artistiques prirent la forme de quelques essais de batteur avec des groupes locaux, mais je pris vite conscience que tout cela était derrière moi. Il me fallait lâcher prise encore et je lâchai. Ne restait plus que moi avec moi sans plus de déguisements possibles. Le face à face quotidien avec la mer avait visiblement opéré un nettoyage salutaire et je me retrouvais tout nu pour affronter la nouvelle année.

Un peu avant, au mois de juin 2018, je reçus la visite de mon cousin Henri. Il s'intéressait aux pierres depuis quelques temps et m'avait apporté un quartz rose brute et un quartz gris taillé par lui. Nous étions un jour sur la terrasse au soleil. Je pris le quartz rose et l'observai attentivement pendant quelques minutes. Des larmes inattendues commencèrent à couler. Je pleurai sans raison pendant un long moment. Il me semblait que le quartz dégageait des zones en moi que je n'avais jamais osé explorer complètement. Lui aussi me nettoyait de l'intérieur.

Je n'avais aucune pratique spirituelle à proprement parler, néanmoins je commençais chaque journée par une séance de respirations inspirée par un enchaînement de Qi-Gong copié sur Youtube. Il s'agissait d'un échauffement.

Depuis des années déjà je faisais des respirations à moi en me répétant des phrases, toujours les mêmes, qui pouvaient s'apparenter à une prière. En Bourgogne, il m'arrivait souvent de me promener seul dans les bois, cherchant le contact profond avec la nature. Je prenais des arbres dans mes bras, je lançais des prières, j'en appelais à mon ange gardien. Souvenir d'adolescence taoïste.

Je m'étais engagé aussi depuis quelques temps dans un changement d'alimentation à la façon Seignalet (régime dit hypotoxique ou paléo, sans sucre, sel, céréales modernes ou laitages). Je ne méditais pas vraiment, en tout cas pas à la façon traditionnelle, mais je restais les pieds dans l'eau ou debout sur ma terrasse, face à la mer, de longues minutes, en essayant de m'unir à elle.

J'étais aussi très attiré par les figures du Christ et de Marie, et très intéressé par les évangiles apocryphes.

Nous avions déjà parlé avec mon cousin de choses liées à la spiritualité, mais sans jamais aller bien loin. Son père était mort il y a quelques années, et j'étais allé chez lui, dans le limousin, pour une petite cérémonie d'hommage, entre nous, dans les bois. Et puis, il a eu un cancer qui l'a obligé à cesser son activité dans le bâtiment, et a décidé de se lancer dans la taille des pierres semi-précieuses. Il m'avait dit avant d'arriver cet été là qu'il m'amènerait quelque chose, un cadeau. Je ne savais pas que ce cadeau allait avoir une telle influence dans ma vie.

Henri a beaucoup plus d'intuition que moi et un contact plus intime avec le mystère. Moins intello, il a un accès plus direct à la réalité profonde des choses.

Il me dit sur la terrasse que j'avais des dispositions de magnétiseur.
Je l'écoutai d'une oreille distraite.

Il repartit en me laissant les deux pierres et je vaquai à mes occupations.

Je prenais soin d'elles. Je les trempais dans l'eau, je les laissais prendre la lumière du soleil ou de la lune, je les caressais.

En janvier 2019, je commençais à entrer dans une autre dimension.




Je vois ce que je crois



Je ne sais plus comment, je me suis retrouvé à regarder des vidéos de Franck Lopvet sur Youtube.

Quelqu'un parlait de spiritualité sans les accoutrements psychiques ou physiques qui paraissaient intrinsèquement collés à la personnalité de tous les « newageux » que j'avais croisé jusqu'ici et que j'avais toujours personnellement trouvé si rédhibitoires.

Qu'est-ce qui me gênait tant dans ces formes là et qui disparaissait dans le discours et l'attitude d'un Franck Lopvet ?

Tout simplement, et on retrouve cela chez tous les militants politiques aussi (je le retrouvais éminemment chez moi), une certaine supériorité à se sentir les dépositaires ou détenteurs d'une vérité inatteignable par le commun, une forme d'élitisme guindé et méprisant, jugeant, du haut d'un savoir, le menu peuple d'en bas, perdu dans la fange des opinions et des idées conventionnelles. On ne parlait dans ces milieux que d'absence d'ego, de mise à distance du mental, et on ne trouvait généralement que fort peu d'humilité réelle. Ils étaient auparavant dans l'erreur comme tout le monde, mais avaient consentis à faire un travail qui les avait menés plus haut et qui les autorisait à regarder les choses et les gens depuis ces sommets. Ce genre de spiritualiste transforme son ego normal en ego spirituel et croit l'avoir supprimé quand il l'a seulement déplacé vers le haut.
Franck Lopvet semblait assumer son ego, l'accueillir au contraire, pour mieux l'encadrer et le remettre à la place inoffensive qui lui est due. Et puis son discours ne s'embarrassait pas de circonvolutions mielleuses et allait plutôt frapper là où ça fait mal. L'ego des newageux se cache la plupart du temps sous des flots de miel salivaire, caressant dans le sens de l'oreille tous les chercheurs de bonheur engoncés dans leur problématique intime et avides d'entendre la confirmation de leur bonté et de leur sagesse mal comprise avant d'oser affronter les démons qu'ils voient très bien à l'extérieur et jamais chez eux. Quant à moi, je buvais les paroles dures et sèches de Lopvet parce que je voyais bien à quel point la liberté que je cherchais passait inévitablement par l'émancipation de cet Adrien que je ne connaissais pas et qui se cachait sous la peur de n'être plus l'Adrien identifié jusque-là. Cet Adrien qui souffrait de son identification mais qui aurait préféré mourir que d'en lâcher une miette. Aucune gloire là-dedans ! Juste de la saturation et du dégoût ! Et le sentiment d'être arrivé au fin fond de l'impasse.

Franck Lopvet m'amena à Christophe Allain, puis je découvris Grégory Mutombo, Laurent E. Lévy et d'autres. Tous disaient la même chose de façon différente. Un univers s'ouvrait devant moi. L'univers de la responsabilité et de la liberté.

Le basculement essentiel qui s'opéra pour moi à leur écoute marquait le passage de la passivité à l'action. Au lieu de me regarder comme victime des événements, ou du moins les subissant, je décidai de me voir comme créateur et donc responsable. Ce n'est pas rien.

Nous avons l'habitude de considérer les situations dans lesquelles nous nous trouvons comme indépendantes, détachées de nous. Il y a moi dans telle situation que je n'ai pas choisie et je me débrouille avec. De même pour ce qui nous arrive ou les gens que nous rencontrons. C'est comme ça, je n'y peux rien, et j'ai de la chance ou de la malchance. Le hasard existe et je suis pris dans ses filets. Ma vie n'est que la suite des rencontres fortuites ou des situations extérieures qui ont jalonné mon parcours, et quand je la quitte, elle continue sans moi à tisser sa toile terrestre.

Ceci est la représentation habituelle de nous-mêmes. Il n'y a pas de responsabilité au-delà de mon corps et donc pas de liberté réelle puisque je dépends des circonstances. Au mieux, un dieu quelconque tire les ficelles, au pire il n'y a rien et je ne suis qu'un brin d'herbe au fil du courant. Dans les deux cas, je n'ai plus qu'à m'arrêter et à regarder ma vie passer, ou bien à m'agiter dans tous les sens pour me sentir exister quand même. J'avais choisi personnellement un mixte des deux.

Mais voilà que se présentait une autre solution. Je pouvais aussi me considérer comme un créateur.... en assumant tout, absolument tout, de ma vie. Le bien comme le mal, le néfaste comme le bénéfique, la douleur comme la joie, les autres comme moi-même, les situations bonnes comme les mauvaises, le passé comme le présent et l'avenir. Ce n'était plus qu'un choix de regard, de représentation.

Je continuais à méditer les pieds dans l'eau, tout était pareil, mais tout changeait pourtant.

Je vois ce que je crois, me disais-je... Je suis ce que je vois...

Je vois ce que je crois... Je suis ce que je vois... Je vois ce que je crois... Je suis ce que je vois...
C'était mon nouveau credo.

Fallait-il y croire ? Pas nécessairement. Il fallait seulement le choisir.

Nous ne mesurons pas à quel point nous décidons de voir les choses d'une certaine manière, et à quel point nous sommes libres de les voir comme nous voulons. A quel point c'est la représentation des choses que nous jugeons ou éprouvons plutôt que les choses elles-mêmes.

Un élément extérieur est bleu ou rouge. Pourquoi ? Parce que mes yeux limités perçoivent la réalité (qui n'est ni bleue ni rouge) avec leurs outils. Ces outils sélectionnant parmi les ondes électromagnétiques qui lui parviennent celles qui lui semble pertinentes et utiles. Les yeux sont faits pour voir ce qui est utile à la survie de ce corps qu'ils forment avec le reste des organes et des cellules. Ils permettent de chasser, de cueillir, d'entrer en relation. De même pour tous les organes séparés. Ils sont créés pour cela.

Mais qui regarde à travers ces yeux ? Qui goûte à travers cette bouche ? Qui touche avec ces doigts ? Qui sent avec ce nez ? Qui ? Cette chose qui se définit comme moi, c'est-à-dire comme l'ensemble des sensations et des jugements sur ces sensations et leur continuité. Ce moi a décidé un jour d'appeler rouge ou bleu une certaine couleur, donc une certaine sensation utile, aidé en cela par les autres moi autour de lui qui le lui ont enseigné. Depuis, il distingue et répète. La sélection faite une fois est répétée toujours et devient une identité. Cette identité devient un ego et cet ego veut durer. Plus rien alors ne le fera changer sans mal. Qu'une nouvelle décision soit prise amenant une interprétation différente d'une même sensation et c'est la catastrophe. Cette nouvelle décision contredisant la première et mettant en péril l'identité, l'ego se rebiffe et renâcle. C'est son métier que d'assurer la continuité, c'est pour ça qu'il est fait. On ne peut pas lui en vouloir, il est utile, et même nécessaire, à la survie de cette identité. Et pourtant nous savons tous que ce genre de décision peut être prise à chaque instant. Il suffit de le vouloir. Je vois le ciel gris, soit, c'est mon identité qui le voit ainsi. Mais j'ai le choix entre considérer cela comme triste ou bien joyeux ? C'est ma décision et je peux en changer quand je veux. Le ciel sera gris parce que mes yeux sélectionnent à leur façon dans la réalité électromagnétique et que je ne peux pas en changer. Mais ce que les yeux perçoivent, je suis libre de l'interpréter. C'est un fait. C'est une grande liberté et un grand pouvoir, car il détermine une vision du monde et de ce moi qui sent le monde.

Mais qui décide, alors, si l'ego lui-même ne le fait pas ? La conscience évidemment. Cela veut-il dire que la conscience ne s'identifie pas obligatoirement avec le moi ou l'ego, ni avec les sensations qui les constituent ?

Une porte s'est ouverte... Elle ne se refermera jamais. Elle s'ouvre tous les jours plus grand...










Jeu et moi



« Je décide » se décide au niveau du je, d'accord ? Un « je » agrandi qui n'est plus limité au moi. C'est paradoxal, mais c'est ainsi. Un « je » qui regarde le moi et corrige ses sensations.

Les mots ont peu d'importance ici. J'utilise ceux qui me viennent comme tout le monde en acceptant leurs limites. Ils sont faits eux aussi pour décrire une réalité connue. Dès que l'on veut exprimer des choses qui échappent un peu à ce connu, ça frotte, ça surprend, ça choque, ou ça inquiète. Il faut passer outre, c'est la condition pour apprendre. Là encore il s'agit d'une décision. Je décide que ce que je ne comprends pas je vais quand même l'expérimenter. L'expérimenter par les sensations que ça procure et par ma décision à leur endroit. C'est un pari, un jeu de qui perd gagne. Ce jeu consiste à lâcher un instant le connu pour faire un pas vers la question. Et si la question interroge, alors c'est gagné, la porte est ouverte, ne bougez plus... Une nouvelle photo est prise pour l'album du moi.

Un « je » donc regarde le moi agir et choisit parmi des interprétations possibles. Mais alors qui regarde le « je », puisque je vois très bien le « je » choisir ? Un autre « je » bien sûr. Plus vaste...

Comment est-ce possible ? Je ne sais pas encore mais c'est possible puisque je le vis. Je l'appelle la conscience. Et comme je le sais désormais avec la nouvelle science, cette conscience existe avant le cerveau et donc avant le petit je.

C'est le grand jeu donc...

Tourbillon n'est-ce pas ? Ce n'est qu'un début...

Dans le jeu des trois corps que j'avais imaginé, il manquait le grand jeu de la conscience. Jeu au sens mécanique du terme, au sens de vide qui permet le mouvement. Sens qui rejoint curieusement le sens mystique. Vide mystique et vide mécanique ne font qu'un. Nous le savions déjà, la matière est énergie et l'énergie sort du vide quantique. Le vide alors est le plein qui manque.

C'est ainsi que nous voyons ce que nous croyons et pas l'inverse. « Je ne crois que ce que je vois » étant une formule très impropre pour définir un quelconque réalisme. « Je ne crois que ce que je crois voir » serait plus exact. « Je ne crois que ce que je décide de voir », serait plus vrai. Et au final, « Je ne vois que ce que je crois » serait la lucidité même. Car enfin, qui a déjà vu un atome ? Peu de gens en somme. Nous croyons donc beaucoup plus ce que l'on nous dit avoir vu que ce que nous avons réellement vu par nous-mêmes. Un petit nombre de personnes déclarent avoir vu une chose et la décrivent, les autres y croient c'est tout. Nous ne croyons la plupart du temps qu'à ce que d'autres ont vu. Mais alors, pourquoi seulement ceux-là ? Parce qu'il s'agit d'un consensus social nécessaire à toute construction de groupe. Il s'agit du petit « je » social qui interprète le monde selon ses normes de survie. Et cette interprétation est relative et change avec les saisons et les siècles. Tout comme ce qui est à voir pour celui qui s'en tient à ce qui peut être vu à l'instant T, et donc à ce que sa société et ses moyens personnels du moment l'autorisent à voir.

Mais il n'y a pas besoin de voir un atome pour y croire puisque les centrales nucléaires produisent de l'électricité et que les bombes atomiques explosent. C'est bien la preuve que... Certes, mais avant de pouvoir être vu, certains y croyaient déjà. Ils avaient donc raison contre leur société. Et c'est parce que quelques-uns y ont cru que les atomes ont fini par apparaître et par produire de l'électricité.

D'autre part la psychologie la plus primaire nous enseignait déjà il y a longtemps que le psychisme pouvait avoir de l'influence sur le corps. Effet placebo ou autre méthode Coué avaient déjà fait leurs preuves malgré l'absence de preuve. Il y a donc un effet de la croyance ou de l'interprétation sur le corps physique, même si cet effet reste inexplicable au moyen des outils classiques de la science.

De même pour tous les phénomènes avérés, vus, sentis, qui restent sans explications et qui pour cela ne sont pas crus par tous.

La croyance est sociale, la décision est individuelle. Si vous attendez d'avoir la preuve sociale d'une sensation ou d'une émotion, alors vous attendrez longtemps avant d'agir. C'est ainsi d'ailleurs que la plupart du temps nous tombons dans l'atonie ou le suicide lent. La société ayant bannie toute expression directe d'une émotion, il ne reste plus qu'à l'enfouir au plus profond de son être pour qu'elle prépare sa sortie inévitable sous forme de maladie. La somatisation, ce n'est rien d'autre que la transformation d'une énergie émotionnelle refoulée en reprogrammation cellulaire et physique.

La décision est individuelle, disais-je. Or, nous décidons à chaque instant individuellement, sans qu'aucune injonction directe ne nous parvienne, de répéter ou pas un comportement ou une interprétation.

Nous décidons à chaque instant de répéter ce que veut « on » au lieu de faire selon nous. Le plus souvent, « on » répète effectivement à travers nous. Plus précisément, nous autorisons à chaque instant « on » à répéter pour nous. Nous démissionn « ons », et nous nous croyons libres. Pourquoi démissionner si facilement et si régulièrement ? Pour échapper à notre responsabilité. Nous aimons à nous croire à la fois libres et sans aucun pouvoir sur nos vies. Nous sommes vécus et ça nous va très bien. Si nous sommes vécus, nous pouvons tranquillement continuer à jouer les victimes et à vouloir changer les autres ou les situations. Si nous vivons réellement nous avons d'abord à nous changer. C'est une simple affaire de regard, de choix. S'il n'y avait pas ce choix possible, nous serions des marionnettes.

Ne pas se vouloir marionnettes, ou bien essayer de voir ce qui pourrait advenir si je renonçais à me voir telle, sont deux raisons suffisantes pour diriger mes pas vers l'horizon de la conscience en traversant les tempêtes de l'inconscient.

Si je crois ce que je vois, il faudra attendre que l'extérieur change pour me changer. Si je vois ce que je crois, il suffit de croire autre chose pour le voir. Je peux me changer moi-même sans attendre. Au moins, je peux tenter de le faire et observer ce qui arrive. D'un côté je suis passif et impuissant, de l'autre je suis actif et puissant. Que vais-je choisir en connaissant ce choix ? L'expérience ou la passivité ? Je connais la passivité et je sais ce qu'elle m'apporte puisque je la subis depuis toujours. L'expérience est plus incertaine, plus risquée, mais plus intéressante si je ne suis pas satisfait de ce que je vis.

Cependant, si je choisis l'expérience, il me faudra en accepter toutes les conséquences. Plus rien ne viendra de l'extérieur et je serai obligé d'endosser l'entière responsabilité de ma vie. Ce n'est pas si évident. Beaucoup parmi nous ne veulent prendre qu'une partie de la charge, jugeant le fardeau complet trop lourd.

Si ce qui arrive est positif se disent-ils, je prends. Si au contraire ce qui m'arrive est négatif, je ne l'assume pas.

Je serais responsable à temps partiel en quelque sorte. Avec choix des horaires de demande. Je pourrais choisir parmi les réponses celles qui me conviennent. Libre à moi de considérer les réponses comme venant de moi ou pas. Ça ne peut pas fonctionner comme ça ! Lorsque je choisis la liberté, elle est totale ou elle n'est pas. Si la réponse ne convient pas, c'est que j'ai demandé cet obstacle, et si je l'ai demandé, c'est que j'en avais besoin d'une manière ou d'une autre, aussi paradoxal que cela puisse paraître.

J'écoutais Lopvet, Mutombo et les autres, et un espace s'ouvrait en moi. Mon placard avait disparu à l'extérieur, remplacé par la mer, il disparaissait aussi à l'intérieur et je me mettais à accepter des choses que je refusais encore deux mois auparavant.

Pour accepter toutes ces choses nouvelles, il avait fallu que je me reconnecte avec mes intuitions premières, que je prenne confiance, que j'écoute enfin la petite voix de ma conscience, mais il avait fallu aussi que je passe par l'étape complotiste nécessaire. Pour faire exploser les schémas tout faits et intégrer cette nouvelle manière d'envisager le monde, j'avais dû passer par ce qu'il est convenu d'appeler le monde de la dissidence.

Revenons en arrière.




Clivages



Histoire oblige, en France les clivages politiques sont certainement plus marqués qu'ailleurs. Ceci est en train de changer. Mais l'idée reste encore très prégnante selon laquelle si on est à gauche on n'est pas à droite, si on est socialiste ou communiste on n'est pas nationaliste, si on aime la France on ne peut pas être insoumis, et si on est conservateur on est contre le progrès.

Le clivage essentiel reste celui qui sépare conservateurs et progressistes. Le conservateur est celui qui veut conserver les choses en état, le progressiste est celui qui veut les faire évoluer avec la société.

Or, ma recherche m'avait mené, concernant cette opposition factice, à un constat d'absurdité induit par l'analyse. Si la machine autonome, j'entends le corps social (l'ensemble des prothèses symboliques ou technologiques qui fabriquent notre réalité de groupe) fonctionnant pour lui-même de manière quasi automatique, faisait évoluer nos mœurs et nos pratiques en dehors de notre volonté collective ou individuelle, si les outils en somme parlaient entre eux avec suffisamment d'autonomie pour obtenir la capacité de transformer pour leur propre compte le monde des hommes (leurs créateurs) y compris dans ce qu'il a de plus intime (le psychisme), il devenait évident que le conservateur ne conservait rien d'autre que la nostalgie et que le progressiste ne voulait rien d'autre que ce que la machine lui imposait. L'un comme l'autre dès lors jouaient la comédie de la volonté sur une scène où la techno-structure décidait tout pour eux. Il fallait donc les voir comme des fantômes qui seraient restés sur un champ de bataille depuis longtemps transformé en pâturage, et qui continueraient à se battre avec rage dans une guerre oubliée.

Pour moi la machine et la marchandise décidaient tout et les hommes suivaient. La question n'était donc pas de savoir s'il fallait conserver ce qui fuyait mécaniquement ou accepter ce qui était imposer. La question était de changer la machine ou son rapport avec elle.

Accepter la marchandise une fois, c'est l'accepter toujours. J'insistais beaucoup sur la cohérence d'une position. Si on acceptait le mouvement de la valeur, de la marchandise autonome, on ne pouvait plus en refuser les conséquences nécessaires. Ou alors, c'était de l'escroquerie intellectuelle. Et c'était bien ce que je voyais dans ces clivages : une escroquerie.

Les conservateurs mentaient parce qu'ils priaient tous les jours le Dieu de la marchandise pour plus de croissance et plus d'aliénation tout en s'affolant des destructions symboliques, sociales ou sociétales, provoquées par le mouvement même qu'ils favorisaient, tandis que les progressistes s'offusquaient de la dureté sociale de ce même mouvement auquel ils adhéraient par ailleurs avec tant d'empressement. Les uns et les autres ne maîtrisaient rien et se vantaient même de laisser la machine fonctionner toute seule, mais ils pleuraient toutes les larmes de leur corps quand elle faisait ce pour quoi elle était strictement faite. Ils étaient comme des enfants qui auraient inventé un monde de géants affamés et très violents, et qui seraient surpris que ces géants se jettent sur eux pour les dévorer.

Le clivage pour moi était un faux clivage et l'on pouvait indifféremment adhérer aux uns ou aux autres en fonction de ses aspirations. Et même aux deux en même temps si le cœur en disait.

Je pouvais donc, pour mon propre compte, préférer la version conservatrice pour certaines choses et la version progressiste pour d'autres, la polarité n'existant que pour celui qui voulait en maintenir l'illusion, et les deux pôles étant les deux faces possibles d'une même médaille que j'avais décidé d'appeler prolétariste (je renvoie le lecteur à l'annexe déjà évoquée précédemment).

La société actuelle, fabriquant des prolétaires à la chaîne, c'est-à-dire des esclaves consentants, je pouvais l'appeler prolétariste, comme s'appelait esclavagiste celle qui produisait des esclaves selon l'ancienne mode. Je me vantais d'être assez créatif concernant les concepts et les noms.

Guy Debord, en 1967, appelait déjà « spectacle intégré » la version actuelle du système planétaire, qu'il voyait comme l'union achevée des deux systèmes précédents, supposément opposés et incompatibles, et qu'il appelait spectacle diffus (pour les États-Unis et l'Europe de l'ouest) et spectacle concentré (pour l'URSS, la Chine et les pays satellites). Il avait conscience déjà que les deux systèmes n'étaient que deux étapes particulières d'un processus général qu'il appelait spectacle tout court.

Quant à Pierre Legendre (psychanalyste et juriste, spécialiste du droit romain et canonique), il appelait Management le logiciel social en œuvre partout dans le monde, qui pouvait prendre des formes extérieures différentes, mais qui maintenait sa cohérence au travers d'un système d'images et de représentations religieuses bien proches de celles qu'il rejetait par ailleurs. On voit comment, à partir d'éléments très différents, on peut arriver à une vision semblable.

Après la découverte de tels mensonges à propos des clivages les plus acceptés, collectivisme/libéralisme par exemple (car le libéralisme est un collectivisme, voir annexe), on ne pouvait qu'aboutir aux petites oppositions mensongères locales, telles que conservatisme/progressisme.

Seulement voilà, à partir de ce constat, le doute finissait par gagner la structure entière. Si tout cela n'était qu'illusion, théâtre, cinéma, rien peut-être n'était vrai, et tout était permis. Et j'affirme qu'une telle conclusion, malgré les dangers relatifs qu'elle présente, est non seulement nécessaire mais aussi salutaire.

Quand on a une fois pris le conditionnement cynique ou la résignation paresseuse sur le fait, il est bien difficile de faire confiance. Les médias ne disent pas plus la vérité que les autres, ils disent la vérité acceptable du moment. Celle-ci étant la vérité du ou des vainqueurs. Simone Weil, la mystique prolétarienne, disait dans les années 1930 que croire la vérité officielle revenait à croire des criminels sur parole. C'est ce que je pensais aussi.

J'allais donc chercher désormais tous azimuts et sans soucis de bonne fréquentation, toutes les informations alternatives possibles, dans tous les domaines. Il n'y avait de limites pour moi que dans la criminalité.

Avec tous les errements inévitables, j'allais donc m'intéresser à la dissidence, et j'y trouvais une grande liberté de penser et une plus grande tolérance parfois que dans les structures mainstreams. Je pouvais enfin respirer. On ne m’interdisait plus de penser, de croiser l'info, d'élaborer des hypothèses, de réunir les opposés, d'inverser les raisonnements, de remettre en cause des « vérités » officielles, etc. On ne m'interdisait rien, et c'est la condition d'existence d'une pensée réellement libre.

Les schémas explosaient et je découvrais que le monde était beaucoup plus vaste et plus intéressant que je ne l'imaginais. J'ouvrais portes et fenêtres sur une nature luxuriante, avec l'impression de sortir d'une prison.




Miroirs



Il m'avait fallu ce petit trajet hors-piste pour réaliser que la conscience était autre chose que ce que je comprenais. Mon cerveau droit se connectait enfin à mon cerveau gauche et je guérissais de mon hémiplégie.

Depuis ma terrasse de bord de mer, aujourd'hui, je vois ce long parcours au sein de l'illusion, avec des voiles épais qui se déchirent successivement, comme un chemin initiatique par lequel j'avais à passer. Je me souviens de ces histoires asiatiques d'initiation qui m'avaient si fort intéressé à l'adolescence. Les différents combats symboliques à mener dans les temples Shaolin ou dans la vie légendaire de Miyamoto Musashi, et qui font penser à la quête du Graal.

Curieusement, l'un de mes premiers textes de fiction, un scénario de film, s'intitulait « La Marche à l’Éternel » et racontait une histoire de quête initiatique. Il finissait par une ascension douloureuse du personnage et une victoire en forme d'apothéose, avec une épée fièrement dressée vers le ciel au sommet d'une montagne. C'était naïf et enfantin (j'avais pourtant 20 ans à l'époque), mais c'était aussi une sorte de récit prémonitoire.

Je n'ai pas eu besoin, dans ma vie, d'épée réelle. En revanche, il m'a fallu souvent trancher dans l'espace symbolique de mes constructions mentales.

J'avais tenté d'abord de sécuriser mon ego en forgeant des étais intellectuels. Je pensais qu'en accumulant des connaissances j'arriverais à obtenir la paix des certitudes fondées en raison. Je voulais trouver un sens à ma vie qui soit confirmé, prouvé, légitimé socialement. Agir conformément à un plan personnel mais pas arbitraire. J'attendais de comprendre ce que je devais faire. Je suspendais toute action autre que celle liée à la recherche des fondements pour une action future. J'attendais de pouvoir agir. J'attendais que mon intellect m'autorise à agir. J'attendais de trouver la raison ultime d'une action pour agir. J'attendais, en m'agitant mentalement dans tous les sens.

Je n'avais nul besoin de bouger à l'extérieur. Au contraire, l'immobilité me convenait parfaitement. J'entreprenais le minimum nécessaire pour ma survie en attendant d'être prêt pour l'apparition de mon héros sur la scène de la vie.

J'accumulais du savoir en croyant qu'il me donnerait la puissance et la gloire.

Je me voyais donc faible et incertain.

Il est logique que cette faiblesse ait été toujours confirmée.

C'est la leçon de Lopvet et des autres. Si vous faites un effort pour devenir, c'est que vous n'êtes pas. Or, c'est la vibration, l'émanation du soi réel qui construit le décor de nos vies. Si le soi réel ne re-çoit que des informations négatives, il fabrique du négatif, parce que pour lui il n'y a ni positif ni négatif, il y a seulement du je suis. « Je suis faible » répond à « je suis faible », c'est tout. L'envoi du « je suis faible » est immédiatement reçu, et le retour du « je suis faible » immédiatement envoyé, comme un miroir reflète immédiatement l'image. Le miroir reflète l'image sans la juger et si vous avez un problème avec le reflet, vous devrez changer l'image et non le miroir.

J'attendais de pouvoir agir et donc de vivre. Toute ma vie se passait dans une salle d'attente avec l'espoir qu'une porte s'ouvre et que quelqu'un me regarde enfin non pas comme j'étais mais comme je croyais devoir être. J'attendais en somme de l'extérieur qu'il me confirme une croyance à laquelle je ne croyais pas moi-même. Je n'avais pas le droit d'exister, j'attendais que l'autre m'autorise à vivre.

J'ai cassé un nombre infini de miroirs avant de m'apercevoir que le miroir n'était pas le problème mais la solution.

Vous vous présentez devant un miroir.

Le miroir obéissant vous renvoie votre image.

Elle ne vous convient pas.

Vous cassez le miroir.

L'image est toujours là.

Vous ne la voyez plus, mais elle est toujours là, toujours la même.

Vous projetez consciemment une autre image que vous fabriquez mentalement. Le miroir ne vous la renvoie pas. Il ne peut pas la renvoyer, car il ne la voit pas. Ce qu'il voit, c'est toujours la même image un peu vieillie de vous-mêmes, pas la projection mentale que vous avez inventée. Vous n'êtes pas content. Vous cassez le nouveau miroir. Vous n'avez rien appris.

De même avec votre signature vibratoire. Elle est l'émanation d'un faisceau d'émotions et de pensées réelles. Vous en voyez le reflet dans votre vie. Il vous revient sous la forme de situations, de gens rencontrés, d'événements. Ces situations, personnes, ou événements, ne vous conviennent pas, vous les rejetez. Vous venez de casser le miroir. Mais la signature, elle, reste la même. Elle est d'ailleurs confirmée et augmentée par ce rejet. Vous ne comprenez pas, vous râlez, vous vous mettez en colère, vous trouvez ça injuste, vous ruez dans les brancards. La signature est encore confirmée et les mêmes situations se représentent. Le miroir change, mais l'image est la même. Vous n'avez rien changé en vous, le faisceau est identique, la vibration aussi, l'extérieur ne bouge pas.

Vous vous croyez faible et voulez devenir fort, le message envoyé est donc la faiblesse. L'image reçue confirmera cette faiblesse.

Le messager est obéissant, il répond au moindre de vos mouvements inconscients. Il est neutre, il ne sait pas si c'est bien ou mal. C'est ce que vous désirez, ça lui suffit. Bien sûr vous croyez désirer le contraire. C'est que le désir vibratoire n'a rien à voir avec le désir conscient. Il prend en compte tous les éléments conscients et inconscients, la totalité de l'être, quand le désir conscient n'est qu'une construction partielle à partir du moi.

Ainsi créais-je ma vie, comme tout le monde, à mon insu.

Je voulais la puissance, j'obtenais l'impuissance, je voulais la gloire, j'obtenais l’anonymat, je voulais la vie, j'obtenais l'attente.

Je n'apprenais rien et je croyais savoir.

Les différents miroirs m'offraient une image rémanente. L'artiste n'apparaissait pas, en tout cas pas beaucoup, le penseur, pas davantage, le prophète, nullement, le poète maudit, à peine, le musicien, pas du tout, le maudit tout court, davantage.

Je cassais tous les miroirs et restais avec ce moi que je traînais derrière «je» comme un fardeau. Ce fardeau, j'aurais voulu m'en débarrasser. D'ailleurs, à un moment de ma vie, j'ai bien failli m'en débarrasser définitivement. J'ai voulu mourir purement et simplement.

Et puis je me suis lassé de casser les miroirs et j'ai voulu comprendre. Encore !

C'est que je comprends difficilement et qu'il me faut des leçons multiples de la vie pour arriver à peu.

Cette vie, pourtant, que je méprisais tant, n'était pas si terrible avec moi. Elle m'offrait même beaucoup de belles choses. J'avais une chance incroyable et j'étais toujours rattrapé au bord des précipices par des mains secourables. J'avais une bonne étoile au-dessus de la tête, un ange gardien à mes côtés. Les difficultés, c'est moi qui me les créais tout seul, et c'est parce que la vie ne m'offrait pas ce à quoi il me semblait avoir droit que je la répudiais. J'étais d'autant plus faible que je me rêvais fort.

Arriva donc 2019.








L'autre moi-même



Je me mis à boire les paroles de Franck Lopvet comme un assoiffé qui a manqué d'eau longtemps. Les pièces dispersées d'un puzzle se mettaient d'elles-mêmes en place.

Tout était énergie, tout communiquait énergétiquement, il y avait donc un dialogue énergétique permanent entre mon corps global et le tout, et cette communication n'avait rien à faire de la petite compréhension du moi. Rien à faire en tout cas de celle qui bannit d'emblée le mystère ou qui nie l'intimité du lien entre le mystère et soi.

Pour comprendre la relation entre le corps individuel et le corps cosmique, j'avais déjà fait appel à l'image très parlante de la mer profonde et de ses formes de surface : les embruns, les vagues, les apparitions diverses sur l'onde. Le mouvement de l'eau pouvait faire naître tout un tas de cristallisations éphémères, mais ces cristallisations restaient la mer elle-même. Énergétiquement, je pouvais me voir comme l'une de ces apparitions dans l'ample mouvement de l'onde éternelle.

Que me manquait-il pour arriver à la conception générale transmise depuis des siècles selon laquelle la conscience crée à la fois le cerveau et son décor ? Justement la connaissance que chaque forme de la mer contient aussi la mer tout entière.

Voir sa propre réalité comme un pli de la matière est une chose, voir ce pli comme étant aussi la matière totale en est une autre.

C'est le problème des plans de compréhension multiples et superposés, conçus le plus souvent comme séparés et incompatibles, alors qu'ils sont complémentaires. Si je suis un point de l'infini, je ne peux pas être l'infini lui-même ? Faux ! je peux être l'un et l'autre si je consens à laisser tomber la logique classique pour adopter le point de vue de l'expérience émotionnelle qui se moque de la logique.

Lopvet avait suffisamment remué mon cerveau pour l'ouvrir à l'idée que j'étais aussi le créateur de mon monde, de la totalité de mon monde.

Ce n'était plus seulement la conclusion d'une analyse, mais la conséquence d'un changement radical de perspective, de regard. Ma réalité était comprise comme extérieure, comme une chute, je la subissais. Je me cognais à ses murs, j'avais mal. Pourquoi ne pas essayer de la voir comme intérieure, comme projection ? Il s'agissait d'une décision qui ne reposait sur aucune preuve.

Auparavant, je ne voyais l'action possible sur l'extérieur que par l'intermédiaire de mon corps visible. J'avais des mains avec un pouce opposable, des bras, des jambes, des pieds, et des outils de plus en plus sophistiqués à ma disposition. Je pouvais rassembler des gens, les organiser pour augmenter mes capacités d'agir, je pouvais transformer les amas de matière à ma portée pour les plier à mes besoins, je pouvais me défendre contre les adversaires et m'allier avec des amis, je pouvais manipuler les autres ou me laisser manipuler par eux, bref, je baignais dans une réalité extérieure plus ou moins agréable ou hostile. J'avais beau me concevoir comme un moment-forme de l'énergie universelle, les autres et les choses, bien que moments eux aussi d'un mouvement général identique, restaient un extérieur autonome auquel je me confrontais. Assez absurdement, je pouvais à la fois comprendre le rapport énergétique entre les êtres et déployer pourtant mon imagination dans un espace presque uniquement mécanique. Comme si l'énergie se transformant en matière perdait ses propriétés énergétiques, et surtout comme si mon corps, une fois matérialisé en un amas de cellules, perdait toute capacité vibratoire en oubliant l'information atomique, quantique, nécessairement contenue en lui. Comme si également mes pensées, mes émotions, étaient enfermées dans les limites de mon épiderme.

Nous avons tellement pris l'habitude de nous identifier à nos pensées, à notre mémoire consciente, que les champs émotionnels et sensibles sont complètement laissés en jachère, ce qui nous coupe l'accès direct aux plans subtils de nos êtres, plans aussi réels pourtant que le plan de la conscience-consciente si chère à nos philosophes.

J'avais bien conscience que mon cœur battait sans avoir recours à ma volonté, que mes poumons se contractaient régulièrement pour me permettre de respirer à l'insu « de mon plein gré », qu'une infinité de fonctions vitales étaient assurées par un ou plusieurs systèmes en symbiose. J'avais bien conscience que des émotions pouvaient provoquer des réactions physiques, des maladies, que des particules ou des ondes traversaient mon corps en permanence et interagissaient avec lui, que les émotions d'autrui m'atteignaient, que mes émotions influençaient mes relations, etc. Mais je restais pourtant sur l'idée de la prévalence du cerveau conscient et de la pensée. Ne me permettaient-ils pas, après tout, de concevoir tout ce que je viens d'énoncer ? Ne permettaient-ils pas l'autocritique par exemple ? Bien sûr, il s'agissait d'outils précieux et indispensables. Mais étaient-ils à leur place partout et toujours dans l'expérience totale d'une vie humaine ? Et me permettaient-ils d'accéder à la connaissance des gouffres ?

La psychanalyse, qui m'avait toujours intéressé, tendait à montrer que des brèches pouvaient exister dans le système conscient. Celui-ci semblait grandement parasité par des éléments venus d'ailleurs, d'un autre plan psychique appelé inconscient. Il s'avérait que des traumatismes lointains, des refoulements, des émotions oubliées, pouvaient avoir une influence très grande sur nos actions présentes, et que l'inconnu était aussi prégnant que le connu pour un individu et pour une société.

Je pouvais donc penser tout mon soûl, être conscient tant et plus, et accomplir des actes en désaccord total avec ce penser. Il s'ensuivait que j'étais autant agi qu'agissant et que la conscience perdait sa primauté. Ma volonté était-elle réellement ma volonté ? Pour vouloir ne devais-je pas d'abord vouloir vouloir, et donc vouloir vouloir vouloir, et ainsi à l'infini ?

Dans ce cas, qu'est-ce que ma conscience consciente pouvait m'apprendre pour agir ? Devais-je m'en remettre à l'instinct ? Devais-je accepter de revenir à l'état animal ?

Lopvet, malgré quelques échappées dans la multi-dimension, restait très terre à terre et s'en tenait au plan humain. Il est clairvoyant, c'est-à-dire qu'il est capable de se « brancher » sur ce qu'il appelle la structure énergétique d'une personne, puis de traduire en mots ses ressentis. Son procédé s'apparente à une interprétation psychanalytique immédiate d'un contact énergétique ou subtil. C'est très impressionnant. Il y a chez lui une sorte de virtuosité dans la verbalisation. La parole est coupante, tranchante, ou au contraire douce et apaisante, mais toujours directe et instantanée. Son projet est de rendre une personne à elle-même en réorganisant le système inconscient. C'est un projet d'acceptation de qui nous sommes pour une réalisation dans la matière, ici et maintenant, des potentialités réelles. Nous avons des expériences à vivre, des émotions à éprouver, dans la forme que nous avons choisie en naissant. Accepter qui nous sommes en toute sincérité sans nous projeter dans un rêve spirituel, voilà l'accomplissement selon lui.

Christophe Allain, que je connus ensuite, n'hésitait pas quant à lui à partir dans l'éther. Avec une bonhomie désarmante, il évoquait ses dialogues avec les trolls et les fées, les anges ou les lutins. Pour lui, pas de limites énergétiques. Il est aussi spontané que Lopvet, mais dans un registre un peu différent. Il semble avoir un accès libre et illimité à tout le champ énergétique perceptible pour un humain. Il peut aller jusqu'à la vacuité. Il parle avec les anges, les plantes, les animaux, comme si tout cela était parfaitement naturel. Il crée des tunnels de lumière pour expédier les fantômes et rencontre Merlin au détour d'un rêve. Avec lui, on se croirait dans un dessin animé de Disney. Et pourtant il y a du lourd dans la conception générale, l'expérimentation et l'évolution spirituelle.

Avec eux, je commençais à comprendre ce que signifie et ce qu'implique la relation énergétique quand on va au bout des choses.

Grégory Mutombo m'intéressait aussi beaucoup à cause de son expérience de militaire qui prenait le contre-pied de tout ce qui était véhiculé d'ordinaire dans l'opinion new-age. Voici un homme qu'une sorte d'appel spirituel avait conduit à s'engager dans les forces armées, à faire l'expérience du combat, de la guerre, de la séparation extrême semblait-il, et qui en sortait avec la plus haute idée d'unité, d'amour, de joie et de paix, que l'on puisse imaginer. Si un homme, un seul, pouvait ainsi faire l'expérience de la paix, ressentir l'amour inconditionnel et l'unité du vivant sur tous les champs de bataille de la planète, alors a fortiori, tout le monde pouvait la faire dans le calme de son salon, et même dans le petit bruit de son bureau climatisé. Combattre avec courage et détermination tout en croyant dur comme fer que son ennemi est aussi son frère en amour, voilà je crois une forme d'accomplissement extrême dans l'exercice de la fonction humaine. Que fait d'autre Arjuna dans la Bhagavad-Gîtâ ? C'était autrement plus difficile qu'une méditation solitaire au bord de la mer.

Un autre enseignant enfin, représentant une quatrième forme de pratique et de témoignage dans le foisonnement des expériences d'unité d'aujourd'hui, était entré dans mon champ de conscience : Laurent E. Lévy.

Après une période de forte dépression, celui-ci avait choisi de se tourner vers le mystère et avait explorer les dimensions du lâcher prise et de la communication avec l'Esprit. Il en rendait compte avec une sérénité exemplaire et un sourire ineffaçable. Il appelait, et appelle toujours, chacun à se relier à l'observateur plutôt qu'à l'observé, un peu à la façon d'un Mooji invitant à dépasser les limites illusoires du moi pour connaître son être véritable et vivre selon son cœur. Il propose pour cela d'entrer dans une sorte de jeu avec soi, un pari (de Pascal), où il est question d'appuyer régulièrement sur le bouton pause de la télécommande neuronale. Comme si la vie défilait devant nous à la manière d'un film 3D, il demande de faire un arrêt sur image sur les moments délicats pour observer ce qui se joue sous l'apparence et ressentir les véritables émotions. Qu'est-ce qui en nous contient la souffrance ? qu'est-ce qui en nous observe les émotions et les pensées ?




La peur et l'amour



Tous ces gens me montraient un univers où la décision individuelle était reine et où se jouait la comédie d'un ego impuissant et mortel sur une scène plus vaste où se mouvait un soi de lumière éternel.

Deux plans d'existence au moins se superposaient, celui de la conscience consciente limitée et celui de la conscience émotionnelle ouverte, réceptive, disponible et attentive.

Un plan de la peur, de la séparation, de l'attente, de la lutte, du jugement, et un plan de l'amour, de l'unité, de la confiance, du présent et de la joie.

Je comprenais, à travers leurs témoignages, à quel point tout se résumait à ce simple choix entre peur et amour, à quel point à chaque instant de nos vies nous choisissions, sans en avoir pleinement conscience, la peur. Je choisissais la peur quand je me plaçais en victime du système, je choisissais la peur quand je reprochais à l'autre de ne pas bien se comporter à mon égard, je choisissais la peur quand je me réfugiais dans mon placard, je choisissais la peur quand je m'enfonçais dans la recherche obsessionnelle, quand je jugeais l'extérieur, quand je refusais certaines expériences, quand je pesais cent ans le pour et le contre avant de prendre une décision, etc. Choisir la peur, c'est choisir la séparation, l'impuissance, le combat, l'affrontement, le jugement. Choisir l'amour, c'est au contraire accepter, accueillir, faire confiance, s'abandonner à la Volonté du mystère, de la vie, qui n'est de toute façon que notre volonté vibratoirement extériorisée.

Je comprenais enfin que pour me connaître je n'avais rien d'autre à faire que d'observer ce qui m'arrivait.

Quand j'essayais de me comprendre par l'intérieur, je ne trouvais que du vide avec des constructions mentales et sociales au milieu. Qui étais-je ? L'ensemble des pensées que j'avais sur moi. Les autres, je les voyais à travers cette grille, je les modelais pour qu'ils puissent entrer dans les cases prédéfinies et je me voyais comme moi-autre de la même manière, me faisant entrer de force dans les mêmes cases.

Quel moi trouvais-je dans ces conditions sinon le ou les moi rassurants qui correspondaient aux projections ? Tandis que si j'acceptais de me voir simplement extériorisé dans ce qui m'entoure, la surprise m'attendait. Quel était ce démon ou cet ange qui m'arrivait tout à coup de manière inattendue ? Quel était cette situation dans laquelle je m'embourbais toujours plus ? Simplement des projections de moi-même, des images de moi renvoyées par l'extérieur, des petits de moi proliférant dans la serre chaude de l'inconscient et revenant vers moi comme vers une mère indigne qui ne reconnaît pas ses enfants.

Je me souvenais de Sartre et de sa liberté.

Pour fonder sa liberté absolue, attribut de la conscience selon lui, dans l'espace unique de la conscience, en bon cartésien, il avait besoin de disqualifier l'inconscient. Au lieu de faire appel à un en-deçà de la conscience comme tout bon psychanalyste, il faisait de la vie une suite de choix conscients qui finissaient en fin de parcours, et rétrospectivement, par constituer un être, tout pouvant changer à la dernière minute avec le dernier choix. C'était une philosophie de la responsabilité qui m'avait beaucoup interpellé. J'y trouvais un premier outil de libération. Le conditionnement n'étant jamais si grand qu'on ne puisse à chaque instant l'accepter au moins comme son propre conditionnement, constitutif de sa personnalité. A partir de ce que l'on avait fait de nous, nous pouvions agir librement. Nous n'étions pas responsables de notre conditionnement, mais nous l'étions de ce que nous faisions avec. Une conscience surplombante et libre pouvait à chaque instant prendre une décision contraire à ce que le conditionnement exigeait. Le passé nous constituait, il n'était que le passé, à chaque présent un nouveau choix se présentait qui pouvait changer ce qui semblait acquis. Sartre avait développé cette philosophie de l'existence pour tenter d'échapper au déterminisme théorique, qu'il vienne du marxisme ou de la psychanalyse.

Sauf que Sartre s'enfermait lui aussi dans la prison du mental et ne faisait que tourner en rond dans sa cage. Sa liberté s'arrêtant à la limite de la conscience, elle n'était rien d'autre que la liberté du canari de chanter ou non dans le salon de ses propriétaires.

La cage, le salon, les propriétaires, le monde alentour, étant extérieurs à lui, il ne pouvait communiquer qu'au moyen du son ou de mouvements limités, et n'avait aucun pouvoir d'aucune sorte sur sa vie.

Il en est bien autrement avec les expérimentateurs d'absolu dont je parle ici.

Lorsqu'une certaine décision est prise qui n'est que l'acceptation d'un changement de regard, non seulement je change mais le monde lui-même change avec moi.

Je suis comme le canari dans une cage du mental, mais je puis changer la cage puisqu'elle n'est qu'une projection du mental qui me revient sous la forme de barreaux métalliques.

Voir les barreaux, c'est déjà me voir moi-même comme cage.

C'est là que se présente Le Choix.

Ou bien je choisis de regarder les barreaux comme étrangers et je ne cesserai pas de me cogner dessus, ou bien je les accepte comme étant la projection d'une cage intérieure et la cage peut disparaître avec ses barreaux.

Après Lopvet, Mutombo, Allain et Lévy, je me précipitai évidemment sur tout ce qui pouvait m'aider à ouvrir davantage cette voie nouvelle. Je regardai les documentaires de Tistrya, j'allais voir Hymmédia et d'autres sites semblables. Je découvrais une véritable mine d'or sur Internet, et moi qui détestais auparavant tout ce qui avait un rapport avec le développement personnel, je me surprenais à fréquenter assidûment le rayon ésotérique des grandes librairies.




Tout est parfait



Quand je pense à tous ces gens croisés dans ma vie qui auraient pu m'enseigner ces choses et que je n'ai pas écoutés. Je n'étais pas prêt tout simplement. Il me fallait aller jusqu'au bout d'un certain processus personnel, d'une certaine expérimentation. Il n'y a pas d'autre bon moment que celui que nous choisissons.

Nous ne ratons jamais rien. Il n'y a jamais d'actes ou de rendez-vous manqués. Ça n'existe pas. Nous réussissons toujours tout ce que nous entreprenons. Nous ne sommes seulement pas conscients de notre réussite. Nous voulions parfois réussir notre échec et l'avons réussi. C'est toujours le hiatus entre notre volonté consciente et notre volonté vibratoire, énergétique.

Tant que nous n'avons pas conscience que notre conscience est relative nous nous heurtons à notre propre absolu. Quand nous prenons conscience de lui, nous chérissons notre relativité et nous nous contemplons nous-mêmes dans nos avatars extérieurs.

Nous ne refusons plus rien car nous savons que toute forme est la nôtre, que toute situation est une scénographie nécessaire et que toute expérience est un choix assumé. Les autres ne surgissent plus dans notre réalité de façon fortuite, ils viennent parce que nous les appelons.

Nous ne nous avançons plus vers l'avenir inconnu, le futur vient à notre rencontre déjà tout construit par le moment présent qui change à chaque instant dans son éternité.

Dès lors, je prends conscience que tout refus d'expérience est un refus de m'honorer moi-même dans mes choix, ce qui fortifie le désir de la fabriquer de nouveau.

Il s'ensuit qu'il n'y a d’expérience que bonne, par-delà bien et mal, par-delà douleur ou bien-être, par-delà le jugement individuel conditionné. Ceci est choquant et donc difficile à accepter, mais la liberté est à ce prix, la vérité aussi. Qui veut savoir vraiment ce qu'il est doit suspendre son jugement pour s'ouvrir à sa propre image extérieure en observant le plus honnêtement possible le miroir tendu par l'autre.

D'où l'importance de la gratitude.

Tout accepter sans se résigner et remercier sincèrement pour tout ce qui arrive, voilà le secret de la connaissance de soi et de la liberté.

Au printemps 2019, je méditais souvent les pieds dans l'eau. Je restais debout, plongé en moi-même et dans mes sensations au point d'en oublier le temps. Je sentais que quelque chose bougeait en moi sans pouvoir y mettre de mots. Il m'arrivait de pleurer d'émotion. Henri, mon cousin, m'amena une nouvelle pierre : un saphir.

Je m'ouvrais enfin au mystère de l'accueil.

Adrien Royo
Février 2020