Le capitalisme désigne un système
de création et de partage des richesses favorisant le capital au détriment du
travail. Un projet alternatif visant à renverser la perspective pour replacer
le travail au centre ne pouvait manquer d’éclore. Depuis deux siècles, la vie
politique navigue entre ces deux polarités. Les réfractaires à cette navigation
eux-mêmes, à prendre leurs désirs pour la réalité, se rangent du côté du
capital, tant le capital paraît naturel.
Le XIXe siècle nous légua la critique
du système, sa compréhension et un projet de dépassement : le projet
communiste (sous toutes ses formes). Après l’échec de ce dernier, les « conservateurs »
furent heureux de proclamer la disparition définitive des grands récits. Mais il
apparaît aujourd’hui, à ceux qui ne fuient pas devant le paradoxe, que les
conservateurs conservaient la révolution et que les révolutionnaires tournaient
en rond. Les rôles s’étaient inversés sans que les acteurs en prennent
conscience: les idiots utiles de droite et les idiots utiles de gauche
s’empoignaient férocement, mais les tenants de la tradition renversaient toutes
les valeurs et les progressistes faisaient diversion. Clown blanc et clown
rouge se partageaient la scène en toute insanité, chacun reprochant à l’autre
ce qu’il faisait lui-même, tandis que le monstre qu’ils chevauchaient tous deux
mettait souterrainement le monde en vrac.
La bourgeoisie fut la seule
classe véritablement révolutionnaire de l’histoire, au sens marxien du terme. Tout
alla pour elle comme le théorisa Marx. Cependant, il ne put jamais remonter
très loin dans l’histoire universelle, et ne put pas davantage prédire la
suite. Pourquoi ? Parce que d’une imbrication donnée d’éléments accordés en
un petit point de la terre et du temps, on ne tire pas obligatoirement une
théorie générale exacte, c’est-à-dire, en bonne science, prouvée par
l’expérience ou le calcul. L’allumage des moteurs avait eu lieu quelque part,
la fusée décolla. Les bourgeois et la fusée étaient fait l’un pour l’autre, c’est
évident. Si les bourgeois avaient une mission, c’était bien celle de découvrir
toutes les potentialités de cet engin là. Mais cette voie, à la considérer du
strict point de vue économique, donnait sur une impasse. Sa découverte allait
de pair avec celle des limites humaines en matière de prédation, d’égoïsme et
d’arrogance prométhéenne. Les forces productives libérées s’avéraient aussi
destructrices que séduisantes. Nul propriétaire, fût-il la société tout entière,
ne pourrait plus jamais en maîtriser l’élan. La bourgeoisie avait porté à son
paroxysme, à son ultime point de fusion, le délire humain de possession et de
conquête. La dialectique historique avait parfaitement fonctionné, mais sur une
période brève, comprise entre le moment du décollage et le retour sur terre de
ce vaisseau-fantasme. Et la classe prolétarienne n’était pas la classe de la
révolution ultime, mais celle de l’apocalypse (la révélation). Par sa position
de négativité, elle dévoilait le Grand-jeu sans pouvoir assurer en tant que
classe son dépassement. A cheval sur un monstre, elle partageait le sort des
bourgeois aliénés. Ici, désormais, nul n’entrera s’il n’est tératologue. Unis
dans le désastre, le prolétaire et le bourgeois forment ainsi une paire insécable.
Au moins tant que les prolétaires agissent selon les codes définis par les
bourgeois, respectant à la lettre le rôle qui leur était prescrit.
La dialectique capital-travail
s’inscrit dans le cadre d’un système de valeurs qui présente la particularité
de rejeter les arrière-mondes de la mythologie traditionnelle en y substituant les
mythes nouveaux du progrès, de la croissance infinie, de la richesse illimitée,
de la science pure et de l’homme libre. Autant de mythes élaborés entre le XVIe
et le XVIIIe siècles européens, dans une étrange collaboration entre des
jansénistes français, des calvinistes germaniques, des puritains anglo-saxons
et des philosophes déistes pré-révolutionnaires. Puis, les Lumières éclairèrent
l’Europe. Tout passa aux rayons X et on vit par transparence la vérité de tout.
Y compris la vérité de l’inexistence de l’individu, alibi pourtant de tout ce
déploiement glorieux. On a toujours pensé qu’Adam était à la genèse. Or il est
à la fin. Il est le projet. Il est ce nous-mêmes qui nous attend après. Après
quoi ? Après le corps social ressaisi. On voit le renversement qu’il reste
à accomplir pour devenir humain. La bourgeoisie ressemble à la gardienne des
enfers. Elle amène l’humanité à la limite au-delà de laquelle aucun ticket
n’est plus valable, où un saut qualitatif, un passage à la singularité, devient
indispensable. Il me semble que peu de personnes ont pris la mesure de ce qui
se joue réellement aujourd’hui.
Epiméthée, frère de Prométhée, le
bien connu, insista auprès de Zeus, selon Platon (Protagoras), avant que
celui-ci n’allume la lumière du monde, pour s’occuper de la dotation des
animaux. Il leur distribua tout ce qu’il put trouver d’attributs naturels, et
fit si bien qu’il ne resta rien à l’homme quand vint son tour d’être équipé.
Epiméthée, désolé, le laissa nu, désarmé, démuni, au milieu des dangers. Son
frère eut pitié de lui, alla chercher le feu. Ainsi les hommes n’avaient rien,
et c’est leur faiblesse même qui fit leur force. Ils eurent à déployer des
trésors d’imagination et d’inventivité pour compenser le manque originel. Ils
se dotèrent de prothèses, extension de leur corps, outils sociaux. De prothèse
en prothèse, ils arrivèrent à la bombe à neutron.
Invincibles, ils devinrent leurs
propres victimes.
Dans cette histoire, le
capitalisme revêt une importance cruciale, car il déploya sous sa domination un
éventail si délirant de prothèses que rien ne pouvait plus voilé la nature
prothétique et sociale de l’homme. Il força tant la nature qu’elle fut obligée
de déclarer illusoire cet individu qui semblait si divin. Non seulement le roi
était nu, mais il n’était pas né encore. Certes, il pouvait jouer dans sa
matrice avec des jouets, il pouvait rêver qu’il existait, mais la machine
techno-sociale qu’il utilisait fonctionnait en réalité pour elle-même et se
moquait de plus en plus de ses besoins et de ses doléances. Il lui fallait
encore, pour sortir de l’œuf, casser la coquille et la dévorer. Ce qui en
langage humain veut dire s’approprier la machine commune pour la mettre au
service de la naissance individuelle.
Ce que montre l’histoire
d’Epiméthée, c’est qu’il n’y eut jamais d’abord un individu plus un autre
individu plus un autre encore pour former une société, mais qu’il y eut
toujours déjà des corps sociaux formés d’individus potentiels. Ceux-ci restant
à venir. Et c’est bien de cette naissance dont les hommes réunis ont la
responsabilité. Là doit être le chemin. Tout le reste devant en découler
naturellement. Appelons la société future communiste ou socialiste ou
écologiste ou comme on voudra, ce qui compte, c’est qu’elle favorise l’éclosion
individuelle, qu’elle soit aimantée par cela. C’est-à-dire qu’elle fasse du
corps social, un prolongement harmonieux du corps individuel, par le truchement
de prothèses d’élévation et de conjugaison au troisième corps : le corps
cosmique. C’est dire s’il ne s’agit pas là d’une quelconque adaptation à un
mode de production, ou d’une libération des forces productives, mais d’une création
et d’une maîtrise des moyens de la naissance. De l’économie politique nous
passons ici à la théologie politique générale. Loin d’être une régression, je
considère cette façon de voir comme la seule capable de forger les principes
d’une émancipation sociale véritable.
Adrien Royo