jeudi 8 janvier 2009

Le corps de la pensée

Les mouvements individuels du corps individuel participent d’un mouvement d’ensemble. Ce mouvement d’ensemble, ou social, est le mouvement du corps social. Mon corps individuel a une conscience, le corps social n’en a pas, malgré qu’il agisse. N’ayant pas de conscience, sa vérité lui manque. La vérité du corps social n’est pas la somme des vérités particulières, et seul un corps individuel peut dire la vérité sociale. Une fois dite, elle change la réalité particulière et celle-ci, à son tour, change la réalité sociale.

Nous ne pouvons pas atteindre la vérité de notre corps individuel sans passer par notre corps social ni voir notre corps social sans partir du corps individuel. Ne pas tenir compte de l’un ou de l’autre, c’est s’interdire de penser le corps entier tel qu’il est.



L’aliénation, c’est le mouvement aveugle du corps social écrasant le corps individuel, et donc l’esprit individuel aveugle s’excluant lui-même.



Il n’y a pas d’individu véritable sans un corps social définitivement assumé. Un individu oublieux de son corps social est un rêve d’individu. Et cette vapeur d’individu est justement ce qui disparaît dans le frottement social. Elle s’échappe quand on veut la saisir. Ce qui reste dans la main, c’est le silex des relations économiques.



Des gestes abandonnés nous traversent qu’il faut se réapproprier.



Le corps social n’est pas la société. La société évoque un contrat social, des individus indépendants réunis dans un projet commun, qui adoptent certaines règles pour vivre ensemble. C’est un espace qu’ils habitent, qui ne leur est pas consubstantiel, et qu’ils peuvent quitter. Le corps social est plus profond. Il est à la fois le milieu et le contenu du milieu. Il est le prolongement inorganique de l’individu créé par les individus réunis, et donc par la société, mais qui les dépasse. Il est l’outil social des individus en même temps qu’ils sont ses outils. Il est l’ensemble des relations et des interactions, l’ensemble des infrastructures de production et d’échange, des modes d’éducation, des connaissances transmises et accumulées, tout cela envisagé comme expression collective en devenir, ensemble agissant et cohérent dont chacun des éléments est relié à tous les autres pour constituer une sorte de matrice qui serait à la fois contenu et contenant, espace de liaison entre les individus, milieu, et source nourricière.

Ce n’est pas la même chose d’appeler simplement nature la matière soi-disant extérieure à l’organisme humain, et de la désigner comme corps inorganique de l’homme. Dans un cas, des objets m’entourent, dans l’autre, je suis d’une certaine façon ces objets mêmes. L’enveloppe corporelle est soudain élargie aux dimensions de l’univers connu et inconnu, la place du moi est modifiée. Le corps social n’est pas un espace, il est mon espace. Je vis de lui comme il vit de moi. Je digère aussi à travers lui. Il peut être considéré comme l’étape intermédiaire entre le corps « individuel » et le corps « cosmique », ou comme la création collective interposée qui finit par constituer un prolongement insécable.

Le corps social primitif est l’ensemble des codes, mythes, valeurs, technologies, mode d’approvisionnement d’une communauté. Le nôtre n’est différent que par la multitude de ses interactions, l’extension et l’intensité de ses moyens, son caractère universel, sa puissance, sa fallacieuse primauté de l’individu, sa prétention à se débarrasser du mythe, et sa farouche tendance à se cacher comme corps social en se donnant à voir comme seconde nature ou comme société libre.

Si donc, le corps social est cette extension inorganique de mon corps individuel, je ne pourrai me penser que si je le pense aussi, me changer que si je le change, me voir vraiment que si je le vois. Mon être complet l’inclut. Nous sommes tous en quelque sorte des handicapés sociaux lorsque nous ne voyons pas notre corps social, ou lorsque nous ne le comprenons pas. L’aliénation est le corps social ne se comprenant pas comme corps social, faute d’une conscience individuelle véritable.


Adrien Royo (extrait d'un manifeste pré-kunique de 1997)

Aucun commentaire: