dimanche 18 janvier 2009

Individu

(...) D’abord, je ne viens pas au monde, je viens à ce monde-là, un monde en devenir mais un monde plein : traces accumulées, stratifications de sens, cristallisation d’énergies. J’intègre un mouvement prisonnier, car déjà constitué en chemin spécifique. Un mouvement qui m’a nourri, cependant, et dont j’ai intériorisé le spectre. Il existe en moi, et j’existe en lui. Freud voit dans l’inconscient, non pas un tiroir secret de la psyché, mais bien la nébuleuse psychique primordiale, traduction mentale, et organisation, des premiers éléments de la vie individuelle, dont la conscience n’est qu’une détermination tardive. Nous dirons, par extrapolation, que le corps social, tel que nous l’entendons, apparaît comme une étendue à la fois matérielle et intellectuelle inconsciente, dont l’espace politique représente sa détermination consciente.

Considérant d’une part, que l’entreprise ontogénétique procède par individuation à partir d’une indistinction première, (l’enfant s’arrachant progressivement à l’indifférenciation physique et psychique originelle), considérant d’autre part que le corps social participe à cette naissance par transmission du langage, des connaissances, des codes de comportement, des valeurs, des instruments d’émancipation ; qu’il est aussi, avec de plus en plus de force, l’espace d’accueil de cette émancipation, de cette individuation ; qu’il constitue le lieu d’expression de cette liberté, avant la nature ; considérant tout cela, il n’est pas interdit de penser que l’individu, d’abord expulsé du corps maternel vers le corps social réduit (la cellule familiale), puis de cette cellule vers le corps social général, s’il naît au corps social, ne naît pas encore véritablement à lui-même, et qu’il finit par trouver sur la route de son individuation, comme principal obstacle, l’instrument même de sa libération. Et il le trouve en tant qu’objet extérieur coercitif, (dans la perspective de cette humanisation permanente), parce qu’il le laisse fonctionner pour lui-même au lieu de l’obliger à devenir ce qu’il doit être : un moment de cette individuation. Contrairement à ce que l’on pense d’ordinaire, le processus ne s’achève pas avec l’entrée dans l’âge adulte. Le processus est infini. La vie humaine ne peut être qu’une naissance perpétuelle. Tout achèvement est illusoire (...)


(...) Certainement, l’individu moderne est mal défini. Ses contours sont flous. Chacun croit le connaître parce qu’il se sent lui-même une entité de cette espèce. Mais, en l’occurrence, chacun est frappé de presbytie. De l’individu communautaire ancien, la marchandise a d’abord coupé les racines, c’est-à-dire les fondements de sa communauté. Puis, elle a reconstruit une sorte de communauté à elle, clandestine et faussement éloigné de l’individu moderne, atomique, libre. Ces individus modernes, atomiques, libres, font donc partie, sans s’en douter, ou le sachant mais ne l’assumant pas, d’une communauté contraignante, soubassement réel de toutes les autres formes de socialité, que nous avons appelé corps social. Cette communauté, contrairement aux communautés anciennes qui s’organisaient à visage découvert, exposant leur corps, valeurs, mythes, sans se préoccuper d’une conscience individuelle séparée, opère d’une manière occulte. Elle porte la contradiction, le paradoxe et l’incertitude au centre de son rayonnement. Elle fait monter à la surface les débris disparates d’anciennes lueurs, des valeurs de récupération, mêlées à certains codes nouveaux dont elle a besoin pour son développement, et garde au fond de ses eaux le chiffre de sa structure mouvante. En quelque sorte, elle enfouie la chair de ses mythes fondateurs dans le brouillard de son explosion sociale et politique. Cela explique, évidemment, beaucoup des hésitations, malentendus, inquiétudes, angoisses, schizophrénies, paranoïas, atonies ou désespoirs de nos contemporains sensibles (...)



(...) Quelle attitude peut marquer une plus grande adéquation avec les lois de l’économie fin de siècle, sinon celle qui permet la plus grande perméabilité à toute sollicitation extérieure, du moins qui supprime toute pesanteur morale ou communautaire, tout empêchement à la réalisation des désirs individuels s’accordant aux besoins abstraits de la civilisation nouvelle. Casser les chaînes pour mieux courir vers son maître, pour mieux se jeter dans les filets dorés de ses propres tourbillons inconscients, quelle libération ! Nous pourrions en dire autant de bien des révoltes antérieures. Mais, soyons précis, cet amer constat n’indique pas pour autant la direction du retour à quelque ordre ancien. Ce n’est pas la révolte que nous condamnons en elle-même, mais son objet et son ignorance des réalités de ce monde. Quant à ceux qui s’arc-boutaient sous les vestiges en croyant défendre une civilisation face aux nouveaux barbares, qu’ils prennent enfin conscience que leur rôle était plutôt celui, paradoxal, de fossoyeur. N’oublions pas que la civilisation de la Croissance ou de la Marchandise, c’est la révolution permanente. Son instabilité constitutive interdit de s’asseoir trop longtemps sur ses tapis. Grâce à leur activisme, ses ennemis les plus déclarés deviennent paradoxalement ses principaux auxiliaires. Que cela nous incite à plus de vigilance, et à plus de courage dans l’examen de nos réflexes sociaux. Nous dirons aux conservateurs : « vous êtes ignorants de ce que vous défendez, et prenez la réalité pour vos désirs. » Nous dirons aux révolutionnaires actuels : « vous êtes ignorants de ce que vous combattez, et prenez vos désirs pour la réalité. » Les premiers ne voient pas qu’ils doivent accepter le reniement et l’instabilité avec leurs dividendes, les seconds ne comprennent pas la nature de leur propre mouvement, les deux n’imaginent pas qu’ils puissent être ensemble les sujets de l’aliénation générale.

L’individualisme d’aujourd’hui, celui des Droits de l’Homme, des Lumières, de Descartes, de la Révolution française, serait donc l’expression la plus idoine d’une forme sociale particulière, dominée par une logique anti-individuelle. Car enfin, comment concilier l’épanouissement de la personne et la folle chevauchée de la marchandise livrée à elle-même ? Et quelle est cette personne dont on parle ?

A celle que nous voyons tous les jours dans notre glace ou bien sous la forme de corps autre, d’apparence achevée dans son parcours existentiel allant de la naissance à la mort, correspond l’éclatement et la séparation. Eclatement parce qu’elle doit s’adapter à une réalité multiple et contradictoire, séparation parce qu’elle se donne pour isolée. Plongée dans le magma socio-naturel, elle épouse la forme des différentes catégories que l’environnement lui propose, sans jamais trouver terrain solide pour son aspiration à être. L’hypocrisie du jour voudrait que l’on profite à jamais du corps social tel qu’il existe sans en subir les inconvénients. Tout le monde essaye de trouver sa place au soleil de l’Aliénation, sans voir que ce soleil décline inexorablement, et que cette place, gagnée par l’ombre, se paie de plus en plus cher. Il s’agit à l’évidence d’un confort bien pauvre, puisqu’il est d’abord servile et ensuite sans direction. La coquille de noix individuelle, ballottée par les vagues du corps social séparé, se cherche et ne se trouve pas. Mais c’est qu’elle cherche là où elle ne peut pas trouver. L’isolement n’est qu’une abstraction, la séparation une illusion. L’individu est un corps indivisible (individuum), soit, cela ne veut pas dire qu’il doive être, dans toutes ses parties, nécessairement visible. Que deviendrais-je si l’on me séparait de tout l’environnement nourricier ? (...)


Adrien Royo (Manifeste pré-kunique, extraits)

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