mercredi 23 décembre 2020

La Légende du siècle

 

Eternels passagers de nous-mêmes, il n’est pas d’autre paysage que ce que nous sommes. Nous ne possédons rien, car nous ne nous possédons pas nous-mêmes. Nous n’avons rien parce que nous ne sommes rien. Quelles mains pourrais-je tendre, et vers quel univers? Car l’univers n’est pas à moi : c’est moi qui suis l’univers. 

 

Fernando Pessoa



Avant-propos



La crise que nous vivons, j'écris ces mots en novembre 2020, qui est tout sauf sanitaire, nous pousse à interroger radicalement la relation du je avec le nous. Quand le nous entre dans l'une de ces phases délirantes qu'il connaît régulièrement, il fait bouger les lignes d'un je qui se pensait jusqu'ici à l'abri de son ombre. Poussé dans ses retranchements, l'individu sort de son antre, et, le nez au vent, se regarde enfin lui-même dans l'autre. Qu'a-t-il fait ? Qui est-il intrinsèquement pour qu'un tel délire ait lieu ?

Sauf à considérer l'organisation de son monde comme parfaitement hors du monde, il doit se rendre à l'évidence, ce monde c'est lui.

Le nous vivant est l'expression du je, et le je, en retour, est une émanation du nous. Mais comment cette relation s'instaure-t-elle et quel est son mouvement ? Voilà ce que j'explore ici au travers d'une quinzaine de textes choisis.



Sommaire



1 – Ouverture

2 - « Je » vient au monde

3 - Le monde de la Valeur

4 - Ne serions-nous pas...

5 – L'individu

6 - Prolétariage

7 - J'appelle corps imaginaire...

8 – Immunités

9 – Evasion

10 - Le monde vient à moi

11 – Que les Lumières soient !

12 - Non-agir

13 – Naissance

14 – Projet

15 – Le monde revient au « je »

16 – Final


Postface



Ouverture



La liberté n’existe pas quand l’individu est soumis à son corps social, elle existe encore moins quand l’individu s’en croit totalement affranchi. L’individu est indissociable d’une communauté. Et le ciment d’une communauté, quelle qu’elle soit, ce sont ses mythes, les histoires qu’elle se raconte, sa poiêsis. Ils sont l’expression d’une sorte de « pensée » du corps social. Cette « pensée » du corps social, qui n’est pas indépendante, qui doit être à chaque instant retravaillée par les individus, doit permettre à ceux-ci de comprendre, c’est-à-dire d’inventer, la totalité de leur corps multidimensionnel et son mouvement. Elle doit leur découvrir une voie d’accès vers l’humanité. Créer une communauté sans mythe, est l’utopie mortifère des temps que nous vivons. Mais le mythe, la création-connaissance fédératrice, existant nécessairement comme catégorie du collectif humain, cette utopie a pour effet d’en gommer les reliefs sous le voile pudique d’un rationalisme excessif et systématique, aussi péremptoire et outrancier qu’incertain de ses fondements. Car si la rationalité est bien l’instrument le plus prodigieux, l’idéologie rationaliste, faisant d’elle un absolu, en diminue à la fois l’efficacité et la valeur.

La rationalité organise la création, permet la communication par le déploiement de ses codes et l’expression de ses structures logiques, met en place des articulations, répertorie, analyse, classe, marque des rapports, etc. Eminemment sociale, elle favorise le lien par affinité de langage. Mais, elle ne peut prétendre à l’adéquation absolue avec le réel, ni à l’hégémonie psychique ou intellectuelle. Les structures de l’émotion échappent à son domaine, et l’imagination, comme le rêve, bafoue ses lois sans vergogne. Nous savons qu’un univers totalement rationalisé, serait une des images possibles de l’enfer, la complexité humaine s’accordant assez peu avec l’unilatéralité, l’uniformité, voire l’univocité d’un schéma rationaliste. Le mythe faisant appel à l’ensemble des registres de notre épopée, demeure donc, aujourd’hui encore, ainsi d’ailleurs que le montre l’expérience, le mode d’expression collectif le plus idoine. Malgré la puissance de l’idéologie rationaliste (mythe elle-même), n’avons-nous pas actuellement à notre disposition, par exemple, les mythes éculés du Progrès, de l’Age d’Or, passé ou futur, du Prolétariat comme classe libératrice, du Sauveur national, de la Science omnipotente, du Marché comme grand régulateur ? Sans compter les mythes survivants, poussiéreux, d’occasion, ou éternels, et tous les petits sous-mythes à usage privé, marchand, ou publicitaire. Qu’ils soient des mythes ne les invalide pas. C’est plutôt leur profondeur ou leur pauvreté qu’il faut observer à la lumière des connaissances nouvelles. Mais sans dogmatisme, et sans imaginer d’abolir la forme mythe elle-même, qui n’est pas remplaçable. La pauvreté de certains d’entre eux, vient d’ailleurs souvent du fait qu’ils veulent se donner le caractère d’une vérité scientifique en reniant les qualités de poésie et d’invention propres au génie humain, et donc aussi à la science. C’est bien d’une totalité mythique dont nous avons encore besoin aujourd’hui.

Derrière la rationalité, il n’y a pas l’irrationalité, mais l’a-rationalité. L’irrationnel est le contraire du rationnel, tandis que l’a-rationnel ou méta-rationnel est l’espace du rationnel comme le psychisme peut être l’espace de la conscience, ou la conscience l'espace du psychisme. Rationalité et a-rationalité ne sont pas antinomiques mais complémentaires. L’a-rationnel est tout ce qui n’est pas rationnel sans être pour autant irrationnel. Le méta-rationnel englobe le rationnel. De sorte que tout ce qui est rationnel est aussi méta-rationnel, alors que tout ce qui est méta-rationnel n’est pas forcément rationnel, sans être pour cela contraire à la raison. Ceci est d’une extrême importance pour imaginer les rapports du mythe avec la conscience.



« Je » vient au monde


Un petit d'homme

Vient

Au monde.

Dans une famille-monde

D'abord,

Une société-monde

Ensuite.

Ou bien l'inverse.

Mais,

Vient-il ou revient-il ?

Et,

Qui est-il ?




Le monde de la Valeur



Un monde est un cosmos, une structure cohérente qui s'accorde à un certain regard. Un ordre. En tant que tel, il est d'abord une relation.

De là à dire que la forme du regard crée le monde, il n'y a qu'un pas. Nous recevons le monde en naissant, nous le projetons aussi. Le monde est une boucle de conscience qui revient comme altérité vers celui qui le crée.

En naissant, je deviens spectateur de ma propre création.

Le monde ne vient pas à l'oeil, c'est l'oeil qui construit le monde, organise le chaos supposé pour le rendre intelligible et utilisable. Pour le rendre net et pur selon les critères et les capacités de l'oeil.

Je dis œil, mais il s'agit en vérité de milliers d'yeux réunis,

D'une société d'yeux.

D'une sorte de grand œil,

D'une grande conscience,

D'une conscience collective,

Qui s'exprime ensuite par consciences individuelles.

Consciences individuelles

Qui sont l'expression

D'une conscience collective.

Mais pas que.

Or, la conscience collective se comprend elle-même par effet de boucle, de rétro-action, en observant ce qu'elle crée. Les yeux créent un monde qui revient à l'oeil qui le crée. Je devrais parler d'ailleurs de créations multiples car la création n'est pas uniforme. Il y a une base commune puis des interprétations secondaires divergentes. La base commune s'appelle idéologie, les interprétations opinions. L'idéologie est la lecture dirigée, les opinions sont les lectures libres. Libres dans une certaine mesure. On pourrait dire que la conscience collective donne le monde et que les consciences personnelles le lisent, ou que la conscience collective donne l'alphabet et que les consciences individuelles l'utilisent. Elles peuvent aussi le décrypter et entrer ainsi dans les secrets de fabrication du réel. Le même, placé en situation d'altérité par effet miroir, est en capacité de se voir à travers son reflet. Si le reflet ne lui plaît pas, à condition de ne pas prendre le reflet pour l'être, il peut se changer.

Je viens donc au monde, un monde de la conscience collective passée, que je vois comme un monde fixé, un monde objectif, lisible. Et ce monde me renvoie l'image d'une création collective que j'appelle le réel.

 

Le réel est donc une création.

Une création collective

Par projection individuelle

Sur lieu d'incarnation.


Quelle forme, aujourd'hui,

Prend ce réel ?


LA FORME VALEUR.

Valeur d'échange émancipée de toute valeur d'usage.


La conscience individuelle valide ainsi

Une création collective

Niant l'individu.

L'individu crée donc

Les conditions

De sa propre négation.

Mais il la crée.


Ne serions-nous pas, nous les humains réunis, nous les mutants sociaux du XXIe siècle, comme une sorte de mine à ciel ouvert dont « on » extrait la richesse ?


Ne serait-il pas pertinent de comprendre ce « on » comme un nous-mêmes extériorisé, collectif, prothétique et impersonnel ? N'échangerions-nous pas chaque jour notre substance individuelle contre l’aliénation bleu pétrole qu'exprime ce « on »?


L’homme prothétique serait alors aussi un homme pathétique, prothèse pensante d’un extracteur collectif à capital, ou à valeur, et pourvoyeur pour l’essentiel d’aliénation et de misère.



L'individu



L’organisation sociale de la marchandise tend à casser toute appartenance communautaire ou familiale. Elle élimine tout repère. Elle place l’individu face à lui-même et à son néant. L’inquiétude est son territoire, c’est là qu’elle se sent bien. L’individu mène en son sein une vie abstraite d’individu et une vie concrète de machine sociale. Il est l’alibi nécessaire et rien d’autre. On peut le nier tous les jours, à condition qu’il ne le voie pas. Il faut que librement, il choisisse l’Aliénation. Et, le plus souvent, reconnaissons qu’il souhaite justement la plus grande soumission sous les vêtements de la plus grande liberté. Car il a beau chercher au fond de son être, dans les lointains de son histoire, une assise infaillible, un bloc autonome antésocial, il ne découvre jamais que le mouvement incertain vers l’ailleurs, la projection déjà faite, le doute et l’intranquillité.

En un certain sens, le système actuel est inégalable : il offre à nos consciences molles le séjour le plus confortable, celui qui permet d’abdiquer sans trop de bruit sa propre liberté. Puisqu’il est établi depuis longtemps qu’il a été un facteur de libération humaine, un pourfendeur d’obscurantisme et un pourvoyeur de vérités scientifiques en même temps que de richesses, qu’il a permis de ranger au magasin des accessoires les vieilleries mythologiques et tous les arrière-mondes qui gênaient la perception directe des splendeurs rationnelles, il semble à tous évident qu’il nous conduit à la plénitude. Cette façon de voir est si commune depuis les Lumières, si profondément ancrée dans nos cervelles, si indéracinable, que les ennemis les plus opiniâtres de ce système refusent de la contredire et se jettent plutôt dans ses filets. Mais cette libération ne libère encore qu’une demi-personne infatuée laissant échapper une partie d’elle-même dans sa création et se précipitant, au travers d’un nouveau labyrinthe, à la rencontre du Minotaure.

Certainement, l’individu moderne est mal défini. Ses contours sont flous. Chacun croit le connaître parce qu’il se sent lui-même une entité de cette espèce. Mais, en l’occurrence, chacun est frappé de presbytie. De l’individu communautaire ancien, la marchandise a d’abord coupé les racines, c’est-à-dire les fondements de sa communauté. Puis, elle a reconstruit une sorte de communauté à elle, clandestine et faussement éloigné de l’individu moderne, atomique, libre. Ces individus modernes, atomiques, libres, font donc partie, sans s’en douter, ou le sachant mais ne l’assumant pas, d’une communauté contraignante, soubassement réel de toutes les autres formes de socialité, que nous avons appelé corps social. Cette communauté, contrairement aux communautés anciennes qui s’organisaient à visage découvert, exposant leur corps, valeurs, mythes, sans se préoccuper d’une conscience individuelle séparée, opère d’une manière occulte. Elle porte la contradiction, le paradoxe et l’incertitude au centre de son rayonnement. Elle fait monter à la surface les débris disparates d’anciennes lueurs, des valeurs de récupération, mêlées à certains codes nouveaux dont elle a besoin pour son développement, et garde au fond de ses eaux le chiffre de sa structure mouvante. En quelque sorte, elle enfouie la chair de ses mythes fondateurs dans le brouillard de son explosion sociale et politique. Cela explique, évidemment, beaucoup des hésitations, malentendus, inquiétudes, angoisses, schizophrénies, paranoïas, atonies ou désespoirs de nos contemporains sensibles.

Parfois, dans leur navigation, ils voient au loin des terres qui s’évanouissent à leur approche, affrontent des monstres qui n’existent pas, tandis qu’ils se laissent assommer par d’autres qu’ils n’avaient pas vus. Ils ne sont sûrs de rien, et l’énorme désir d’émancipation que la marchandise à fait naître en eux se lasse de découvrir toujours, à l’horizon, cette image brûlée d’eux-mêmes : le vaisseau fantôme de leur individu.

Pour produire et vendre la pacotille dont se pare notre corps social, une atomisation s’avéra nécessaire. L’individu devait échapper aux contraintes des sous-communautés pour être le plus ouvert possible aux sollicitations permanentes du marché.

La Croissance individualise pour mieux soumettre. La magicienne invente le paradoxe du maître-serviteur. Elle donne l’illusion de servir, quand elle est la maîtresse. Mais elle ne peut le faire que parce que l’individu lui cède, voyant le mal comme extérieur à lui. En règle générale, on considère que l’individualisme actuel, à condition de prendre ce terme, non pas dans l’acception courante qui signifie égoïsme, repliement sur soi, mais dans celle qui donne simplement la primauté à l’individu, est un acquis historique de la période moderne, et une victoire de la conscience humaine sur toutes les formes d’obscurantisme et de tyrannie communautaire. Et sur un certain plan, il est incontestable qu’un progrès a été accompli. Les individus sont, en effet, libérés des tutelles anciennes coercitives. Mais cela ne doit pas masquer l’ambiguïté de la nouvelle situation, ses contradictions, et le danger d’une rupture dans l’évolution promise.

Le soupçon d’une victoire à la Pyrrhus peut venir :


1- D’une trop grande adéquation entre la soi-disant volonté individuelle et les besoins de la nouvelle forme socio-économique ;

2- Du constat que l’individualisme n’est pas comme il se donne ;

3- Du manque de finalité apparent ;

4- De l’inquiétude et des angoisses contemporaines ;

5- De la relativité d’une liberté formelle assez mal répartie, sans même parler des différences extraordinaires de conditions.


La révolte de 1968 nous offre un excellent exemple de ce genre d’ambivalence. Il s’agissait, pour une jeunesse pressée de vivre, de se débarrasser des codes surannés d’une époque, d’accoucher d’une ère nouvelle, plus conforme à son désir d’émancipation. Il s’agissait aussi, accessoirement, de l’invention du concept même de jeunesse, comme catégorie sociale à part entière. L’étau se desserra, mais, au moment précis, remarquons-le, où une société essentiellement productiviste découvrait la consommation de masse comme nécessité économique première. Or, les structures comportementales exigées par l’une et par l’autre de ces modalités sociales sont assez contradictoires. La production à outrance met en avant la discipline collective et induit plutôt la solidarité, ce qui ne va pas sans paradoxes, tandis que la consommation porte au fractionnement, livrant l’individu à la luxuriance de ses désirs, imposant l’atomisation des produits : chacun étant sommé d’avoir sa voiture, sa télévision, son ordinateur, etc. Producteur, l’individu renforce sa grégarité, consommateur, il se découvre une tendance à l’affirmation individuelle, à l’isolement, et au rejet des contraintes. Des objets superflus inondent le marché, de nouveaux besoins s’affirment, les désirs sont stimulés, la grande roue des frustrations se met en marche, et la puissance des choses augmente en proportion du niveau d’absurdité de cette mécanique générale. Avec Bataille, nous dirons que les fondements de notre monde ne sont pas à chercher du côté d’une quelconque rationalité morale et thésaurisatrice, mais au contraire dans la vérité du gaspillage, la dépense somptuaire et le déploiement d’énergie désordonné.

Ainsi les révoltés de 68, loin de représenter la négation d’un ordre, seraient davantage les pionniers d’une de ses variantes en devenir. Ils ont aidé, sans en être conscient, à l’accouchement d’un avatar, à l’évolution d’un système. Leurs différentes revendications correspondaient si parfaitement aux injonctions de la post-modernité consumériste, aux paradigmes d’une société des loisirs, où il faut, en plus de produire, dépenser joyeusement, qu’ils furent surpris de leur propre efficacité, et se rengorgèrent pour la plupart, pensant qu’ils avaient remporté une notable victoire sur la forme établie, quand en réalité, ils en exprimaient la quintessence. Produire d’abord, puis détruire la production afin de produire à nouveau, et consommer et produire et consommer... voilà notre véritable évangile, voilà notre croix, voilà notre prière, voilà notre religion, voilà le véritable opium du peuple.

Quelle attitude peut marquer une plus grande adéquation avec les lois de l’économie fin de siècle, sinon celle qui permet la plus grande perméabilité à toute sollicitation extérieure, du moins qui supprime toute pesanteur morale ou communautaire, tout empêchement à la réalisation des désirs individuels s’accordant aux besoins abstraits de la civilisation nouvelle.

Casser les chaînes pour mieux courir vers son maître, pour mieux se jeter dans les filets dorés de ses propres tourbillons inconscients, quelle libération ! Nous pourrions en dire autant de bien des révoltes antérieures. Mais, soyons précis, cet amer constat n’indique pas pour autant la direction du retour à quelque ordre ancien. Ce n’est pas la révolte que nous condamnons en elle-même, mais son objet et son ignorance des réalités de ce monde. Quant à ceux qui s’arc-boutaient sous les vestiges en croyant défendre une civilisation face aux nouveaux barbares, qu’ils prennent enfin conscience que leur rôle était plutôt celui, paradoxal, de fossoyeur. N’oublions pas que la civilisation de la Croissance ou de la Marchandise, c’est la révolution permanente. Son instabilité constitutive interdit de s’asseoir trop longtemps sur ses tapis. Grâce à leur activisme, ses ennemis les plus déclarés deviennent paradoxalement ses principaux auxiliaires. Que cela nous incite à plus de vigilance, et à plus de courage dans l’examen de nos réflexes sociaux. Nous dirons aux conservateurs : « vous êtes ignorants de ce que vous défendez, et prenez la réalité pour vos désirs. » Nous dirons aux révolutionnaires actuels : « vous êtes ignorants de ce que vous combattez, et prenez vos désirs pour la réalité. » Les premiers ne voient pas qu’ils doivent accepter le reniement et l’instabilité avec leurs dividendes, les seconds ne comprennent pas la nature de leur propre mouvement, les deux n’imaginent pas qu’ils puissent être ensemble les sujets de l’aliénation générale.

L’individualisme d’aujourd’hui, celui des Droits de l’Homme, des Lumières, de Descartes, de la Révolution française, serait donc l’expression la plus idoine d’une forme sociale particulière, dominée par une logique anti-individuelle. Car enfin, comment concilier l’épanouissement de la personne et la folle chevauchée de la marchandise livrée à elle-même ? Et quelle est cette personne dont on parle ?

A celle que nous voyons tous les jours dans notre glace ou bien sous la forme de corps autre, d’apparence achevée dans son parcours existentiel allant de la naissance à la mort, correspond l’éclatement et la séparation. Eclatement parce qu’elle doit s’adapter à une réalité multiple et contradictoire, séparation parce qu’elle se donne pour isolée. Plongée dans le magma socio-naturel, elle épouse la forme des différentes catégories que l’environnement lui propose, sans jamais trouver terrain solide pour son aspiration à être. L’hypocrisie du jour voudrait que l’on profite à jamais du corps social tel qu’il existe sans en subir les inconvénients. Tout le monde essaye de trouver sa place au soleil de l’Aliénation, sans voir que ce soleil décline inexorablement, et que cette place, gagnée par l’ombre, se paie de plus en plus cher. Il s’agit à l’évidence d’un confort bien pauvre, puisqu’il est d’abord servile et ensuite sans direction. La coquille de noix individuelle, ballottée par les vagues du corps social séparé, se cherche et ne se trouve pas. Mais c’est qu’elle cherche là où elle ne peut pas trouver. L’isolement n’est qu’une abstraction, la séparation une illusion. L’individu est un corps indivisible (individuum), soit, cela ne veut pas dire qu’il doive être, dans toutes ses parties, nécessairement visible. Que deviendrais-je si l’on me séparait de tout l’environnement nourricier ?

Ne jouons pas sur les mots : l’individu comme unité singulière, « corps organisé vivant », existe, certes, nous le voyons tous les jours. Il existe comme entité juridique, économique, politique, morale, biologique, psychique, etc. ; pour autant, cette existence paraît incomplète, il semblerait qu’elle déborde de tout côté. Serait-ce la partie émergée d’un tout plus profond et plus indiscernable au premier regard ? Et si l’individuation inachevée dont nous parlions plus haut, aboutissait à une contraction abusive ? Si le processus de personnalisation, arrivé au terme que nous connaissons, amenait à confondre une étape nécessaire avec un horizon ? Il s’agirait de s’interroger sur la pertinence de cette focalisation.

La science moderne a montré les limites d’une vision trop atomiste des choses, d’une appréhension trop attachée aux règles de la perception commune. Les rapports masse-énergie, ondes-corpuscules, temps-espace, ont été considérablement chamboulés au siècle dernier. Je regarde un objet posé devant moi. J’en perçois la forme singulière découpée dans l’espace. Cela ne m’empêche pas de savoir qu’il existe aussi, et principalement, comme un grouillement d’énergie en échange permanent avec son environnement immédiat. Mon regard l’isole, mais une de ses réalités le précipite dans un maelström infini. De même l’individu semble se détaché sur un fond précis : volume, silhouette, enveloppe singulière, cohérence unique, liberté en mouvement, corps séparé ; mais il est aussi englué dans la matière mousseuse du temps. Mousse lui-même, il ressemble à l’écume d’un océan sans limite ; bave d’éternité. Une forme se crée au milieu d’un espace homogène, condensation provisoire, puis disparaît. Ainsi une goutte de pluie se forme dans un nuage, et s’évapore. A une certaine échelle, l’épiderme est une limite, à une autre, il sert de passerelle aux échanges incessants. La perception est un système de sélection d’informations qui prélève dans le réel les éléments organisables selon des modalités préétablies pouvant servir au système directeur vivant. Toute limite s’avère donc relative et subjective, ce qui n’enlève rien à son poids de réel, puisque même relayée par des instruments artificiels ou par la projection d’une hypothèse théorique, la perception conserve son caractère sélectif et arbitraire. Toute connaissance est une invention. La création artistique, loin de représenter une partie seulement du champ pratico-intellectuel, en est, bien plutôt, la substance même. L’œil crée le monde dès l’origine.

Mais l’individu humain a ceci encore de particulier qu’il s’est construit un deuxième espace, un espace collectif, avec lequel il entretient des relations étranges, comme un père avec son fils prodigue, ou le docteur du roman d’épouvante avec sa créature. L’univers qui l’a créé lui devient étranger, l’être qu’il invente lui revient monstrueux. Et si les limites n’existent pas entre lui et le cosmos, elles existent encore moins entre lui et sa création permanente. L’être humain est corps individuel et corps social à la fois. C’est en ce sens qu’il peut subir une aliénation telle que définie plus haut. Imaginons un homme dans l’espace interstellaire. Peut-il vivre sans une partie de son corps social : le vaisseau qu’il habite ? Et un homme dans un état de solitude volontaire, livré aux seules ressources individuelles, ne se retire-t-il pas au moins avec les connaissances sociales nécessaires à sa survie ? Le cas du spationaute est particulièrement intéressant, car il préfigure l’état de dépendance quasi absolu que nous pourrions tous connaître incessamment. L’illusion de la séparation n’a rien de préoccupant tant que le corps social garde des proportions raisonnables, elle devient mortifère lorsque celui-ci grandit au point d’obscurcir l’horizon.

Nous voici donc avec deux individus réels : le premier, le plus visible, correspond à la désignation courante ; le deuxième, plus insaisissable, doit être défini comme corps socio-individuel. Mais les deux, bien entendu, ne font qu’un : toutes les caractéristiques du premier étant conservée dans le deuxième. Celui-ci n’étant que la vérité élargie de celui-là. Tout se passe comme si l’individu, émergeant d’un magma indifférencié, puis se condensant de plus en plus, avait à se dilater derechef pour tenter de découvrir un nouvel accès vers sa création. La nature enfante l’homme qui crée la nature qui enfante l’individu qui doit créer L’homme. La nature in-pulse l’homme en son sein. Des petits d’homme naissent et s’individualisent en fabricant du social. Le social participe de cette individualisation, et l’individualisation participe du social. En ne voyant pas l’étroite imbrication, en bloquant le processus d’individualisation, L’homme se trouve à côté de son projet. En assumant son corps social, en l’incorporant, littéralement, en en faisant un nouvel instrument d’évolution, il recouvrerait, au contraire, la possibilité de son épanouissement. Hors du corps social, point de salut, mais hors du corps individuel, point de conscience.

Au cours de son histoire, l’être humain a donc forgé un corps social qui a permis au presque-individu d’éclore. Mais, l’Individu, le vrai, étant un projet, notre devoir est de veiller à ce qu’aucune malformation ou pathologie du corps social n’en paralyse l’évolution. On voit bien là comment un tel programme dépasse les habituels clivages sociaux, culturels ou religieux.

Rien de ce qu’invente le corps social ne peut être déclaré bon ou mauvais en soi. Mais, tout ce qu’invente le corps social est l’instrument du corps social. Si le corps social est tyrannique, l’instrument le sera aussi. Et, plus puissant et universel sera cet instrument, plus grande sera la tyrannie. Les réquisitoires intempestifs contre telle ou telle nouveauté spectaculaire, isolément considérée, sont aussi stupides que les plaidoyers admiratifs. L’écume aux lèvres ou la langue pendante, sont, face aux nouvelles technologies, deux attitudes pareillement grotesques. L’on s’étripe, en cette occurrence, à propos de ce qui n’existe pas. Cela nourrit les inutiles débat médiatiques, qui eux-mêmes participent de la mauvaise foi générale, et alimente l’Aliénation en la cachant. Nous le savions déjà, le corps social colporte, avec sa pacotille marchande, une vision du monde et une morale. Parler ou pratiquer le monde sans connaître sa réalité, c’est donc parler la langue de l’Aliénation et pratiquer son art. Ce n’est pas autrement que la culture mondiale finit par composer la chanson de geste du corps social tyrannique. Le corps social tyrannique parle et les hommes se taisent. D’aucun appellent cela : entrer dans l’ère de la communication.

Pour le moment, la production est production de l’Aliénation, le progrès est progrès de l’Aliénation, la propriété privée ou sociale des moyens de production est propriété des moyens de production de l’Aliénation.



Prolétariage



J’ai toujours pensé que capitalisme était un terme inapproprié pour désigner le projet anthropologique global, fût-il inconscient, de notre mode de production. Qu’il était réducteur et pas assez évocateur. Moins évocateur assurément que servage ou esclavage, décrivant les périodes antérieures. Je lui préfèrerais, ô combien, prolétariage par exemple, ou salariage, qui souligneraient d’emblée le devenir instrument des hommes d’aujourd’hui, le projet évident de réduction existentielle. L’un de ces termes (prolétariage aurait ma préférence) permettrait aussi d’entrevoir une sortie du clivage absurde et inopérant capitalisme-anticapitalisme. Car un simple changement de propriétaire, comme nous le confirment des expériences récentes in vivo, ne garantirait nullement une sortie de ce prolétariage ou prolétarisme.




J’appelle corps imaginaire ou individuel l’espace de la conscience et de la survie, intériorité immunitaire simple, support du désir et de l’illusion.


J’appelle corps symbolique son extension spirituelle, technologique et collective, intériorité immunitaire complexe, support de la connaissance et de la technologie.


Enfin, j’appelle corps réel l’enveloppe ultime (l’univers) avec sa part d’inconnu, intériorité immunitaire globale, à l’intérieur de laquelle il n’y a plus rien qui ne soit déjà elle.


 

Immunités


Ramené à son expression la plus simple, un corps vivant est une intériorité immunologique, c’est-à-dire un objet enveloppé, séparé, voué à sa pérennisation et à sa propagation. Séparé, il ne l’est cependant qu’imparfaitement, puisque son immunologie même nécessite l’interaction avec un milieu. En précisant donc la définition, nous dirons qu’un corps vivant est une intériorité immunologique en milieu (comme on dit « en situation »). Par extension, nous parlerons d’immunologie sociale, technologique ou symbolique. D’ailleurs, le corps vivant peut être vu à l’extrême comme une société de cellules, les cellules comme des sociétés de molécules, les molécules comme des sociétés d’atomes, etc... Les cellules associées forment le corps vivant et les corps vivants associés forment un corps social plus ou moins complexe et plus ou moins harmonieux. Le corps social humain ajoute à la physique, la chimie et la biologie, des dimensions psychologiques, technologiques et symboliques d’une grande complexité interagissante. Les sociétés vivantes sont donc au final une immense concaténation d’immunologies gigognes imbriqués les unes dans les autres et en interaction permanente. De l’atome à la galaxie, et de la cellule à la Communauté Européenne, des superpositions d’immunologies ayant chacune sa logique et entrant en résonance avec l’ensemble.

Un corps n’est jamais seul, un corps n’est jamais séparé. Il ne l’est faussement que pour lui-même, dans une réflexivité déterminée. La conscience et le regard ayant été bâtis pour répondre aux besoins immédiats du corps individuel, ils reconnaissent en priorité les signes de distinction et les reliefs discriminants. Mais l’illusion d’autonomie, pour naturelle qu'elle soit, n’en devient pas moins dangereuse lorsque l’homme acquiert la capacité d’intervenir sur les structures vivantes fondamentales. A ce moment de l’évolution, il creuse sa propre tombe en renforçant la frontière organologique, et l’action qui augmentait jusqu’à présent ses chances de survie se retourne en tsunamis dévastateurs. Un feed-back négatif se met en place et chaque pas effectué sur le terrain de cette autonomie arrogante le rapproche d’une disparition définitive. Sa vision du monde, le produit de sa conscience séparée, entre en contradiction avec les nouvelles nécessitées de son être total. Il doit alors changer sa vie et d’abord son regard.

La vision immunologique des choses, permet de penser la liaison des intériorités physiques, biologiques et sociales, et leur profonde unité. Elle ouvre le chemin vers un nouvel holisme: la théorie unifiée des intériorités.

Une première ébauche de cette théorie nous permet déjà de considérer la société humaine, non plus comme un agrégat d’individus se donnant des règles pour vivre ensemble, mais comme une sorte de milieu associé, constituant un prolongement organique, un système immunologique supérieur, capable, pour le meilleur ou pour le pire, de s’autonomiser par absorption et dilution de ses constituants vivants. Un nouvel être en gestation, en somme, dont nous serions les éléments. Pourquoi n’existerait-il pas en effet une loi universelle de la gravité immunologique pouvant aller jusqu’à la constitution d’un être techno-social autonome à la taille du monde ?

J’aurais l’air ici d’un délirant si des projections récentes ayant connus quelques succès sous le nom de posthumanisme (ou transhumanisme) n’apportaient du crédit à cette hypothèse. Comme Teilhard de Chardin en son temps, mais pour d’autres raisons, les transhumanistes se réjouissent de la fusion prochaine de l’homme et de la machine. Mais si le paléontologue chrétien attendait de cette fusion l’avènement de l’Esprit, les transhumanistes n’en espèrent que la confirmation de leur optimisme. Pour l’un comme pour les autres, pas d’amélioration volontaire et individuelle à espérer, seulement l’amélioration mécanique et déterministe d’une mégamachine hybride. Les optimismes chrétien (la création de Dieu ne saurait être mauvaise) et scientiste (la technoscience fait le bien) se rejoignent dans une même idolâtrie cybernétique. Dans les deux cas, il s’agit de privilégier l’intériorité sociale en formation au détriment de l’intériorité individuelle, et donc d’adapter l’individu à un milieu nouveau en révolution permanente et pourtant créé par lui. On s’échine en conséquence, et paradoxalement, à jouer la naturalisation du milieu social associé, au lieu d’en assumer l’artificialité et d’imaginer de le changer en fonction d’un projet humain global. En ce sens, l’anthropotechnique actuelle, technique d’amélioration humaine, consciente ou non, rejoint celle du siècle dernier, quand il était question de créer de l’extérieur un homme nouveau. Sloterdijk a raison d’insister, dans son livre « Tu dois changer ta vie », sur les systèmes d’exercices despiritualisés comme formes de dressage collectif. Nietzsche aussi avait bien identifié la question centrale pour les humains théocides de son époque et d’après, quand il forgea en son crépuscule solitaire le concept trop mal connu de surhomme. Surhomme : celui qui s’élève au-dessus de lui-même, l’acrobate, selon Sloterdijk, l’exerçant, l’artiste de la suspension.

La rupture de perspective, ou rupture épistémologique (esthétique aussi), commence avec le regard sur l’intériorité immunologique, ou les intériorités immunologiques articulées (architecture). Il s’agit d’un regard intérieur qui rompt avec le surplomb réaliste-cynique. Au lieu de situer chaque être humain en observateur extérieur de la réalité, y compris celle de ses propres moyens immunologiques, elle inscrit le regard dans l’observé et ne s’éloigne jamais de la densité corporelle, de la chaleur du Soi immunitaire. Soi avec une majuscule parce qu’il dépasse l’illusion de solitude individuelle et de limite épidermique ou identitaire. Et lorsque ce regard s’exprime, il est obligé d’opérer une révolution des pronoms personnels. Dans le je, il doit saisir la nuance d’indéfini ou de multiple, et dans le il, la nuance d’implication personnelle. J’on ou j’il traduiront alors en langage courant le passage (clandestin tout d’abord) des frontières existentielles. Car pour parler de mon corps social, de l’intériorité immunologique large, enveloppe artificielle immédiatement supérieure à l’intériorité du moi restreint, je ne peux dire, dans le système des pronoms actuel, qu’un je, un on, un il ou un nous. (Je) serait plus exact mais ne dirait rien des autres, (il) ou (on) ne m’impliqueraient pas suffisamment, et (nous) oublierait le milieu associé technologique. Par souci de précision, de vérité, et de renouveau esthético-symbolique, je propose donc les pronoms « j’il », « j’on », « j’Il » et « j’elles » pour référer à un locuteur passe-murailles qui voudrait rompre avec l’illusion native du moi isolé et s’avancer fièrement vers la responsabilité immuno-logique. Ce locuteur ne serait plus, ou plus seulement, dans un espace social, politique, technologique ou cosmique, il serait aussi cet espace même. Responsabilité inouïe, scandaleuse même. Presque aussi haute que celle du Christ rachetant seul les pêchés du monde. A ceci près que tous les humains seraient Christ et plus seulement en Christ. Imitatio Christi réinterprétée ? Qui sait ? Cette généralisation, cette épidémie christique, ou cette conversion au Soi immunologique, est la seule manière en tout cas de construire un corps social nouveau sans risque d’hécatombes propitiatoires, un homme nouveau sans Goulag ou Stalag ou pogromes ou Inquisitions. Puisqu’il s’agirait toujours de moi partout et toujours, et que tous le sauraient. Puisqu’il s’agirait d’un soi, plutôt, qui contiendrait d’emblée tous les autres.

La création de l’homme nouveau commencerait donc toujours par une autocréation, et donc par une rupture individuelle sans déni du corps social.



Evasion


La mondialisation est, dans son principe même, non pas seulement une globalisation, mais d’abord et principalement une sortie du monde, une évasion, une ascension. La bulle financière plane au-dessus de la terre comme une autre atmosphère. La crise écologique n’a pas d’autre explication que cette inféodation toujours plus intense de la matière réelle à la fiction économique. Lorsque l’économie devient seconde nature et s’affranchit des attractions spatiales, la première nature ne peut que dépérir et l’Homme avec elle. Le reniement achevé de l’Homme, cher à Marx, n’a d’autre signification que sa sortie de lui-même sous forme de machine à profit. Sorte de double astral.

 

 

Astralopithèque oeconomicus, pourrait-on dire.


Lorsque l’économie devient quasi cosmologique, lorsqu’elle échappe à ce point aux lois de la géométrie euclidienne, construisant un anti-monde artefactuel par-dessus le monde réel, comment ne pas nous voir nous-mêmes en explorateurs scaphandriers lâchés dans l’espace au bout d’un cordon d’oxygène. Car Aldrin et Armstrong n’étaient pas seulement, alors qu’ils sautillaient sur la lune, les héros de l’Amérique spatiale, ils étaient aussi la préfiguration de notre futur à tous en tant que sous-systèmes isolés et entièrement dépendants, livrés au dehors absolu que représente la sphère économique omnipotente.

Tout est donc hors-monde, comme on dit d’une culture qu’elle est hors-sol, et personne ne doit plus s’étonner de voir tomber les évènements économiques ou sanitaires comme des pluies acides, en une météorologie dramatique.

La réalité se lit toujours à plusieurs niveaux en même temps, jamais de manière totalement homogène selon nos critères de compréhension. Nous sommes là au centre de l’ambiguïté fondamentale concernant notre rapport au monde. Vouloir à toute force faire entrer le réel dans les catégories étriquées de nos modèles logiques linéaires est l’erreur la plus fréquente chez nos penseurs occidentaux. Il faut savoir qu’au-delà d’une certaine zone, nos tickets d’entrée intellectuels ne sont plus valables.

Ainsi des modèles mathématico-physiques explicatifs de l’univers. Pas de théorie unifiée pour l’instant, mais des fragments applicables à chaque situation. La géométrie euclidienne reste pertinente ici et pas ailleurs, la physique newtonienne ou la Relativité de même, sans parler du champ quantique.

Les sciences sociales et politiques n’échappent pas à cette règle.

Sur un certain plan, les dérives de la finance internationale et les manipulations des masses, des partis ou des individus, par une oligarchie sans scrupules, expliquent la situation actuelle et servent de point d’appui à la critique ; sur un autre, ces éléments ne sont eux-mêmes que les conséquences d’une contradictions plus fondamentale liées à notre système d’échange, à nos conditions objectives de production.

Les altermondialistes, anticapitalistes, décroissants, écologistes, gauchistes, libertariens, etc., comprennent le monde selon le premier plan, les anti-fétichistes, critiques de la valeur, l’appréhendent selon le second. Pour les uns, il faut seulement se débarrasser des supposés grains de sables, pour les autres, la machine elle-même est défectueuse, la difficulté étant alors de trouver le moyen de la réparer. Retirer les grains de sable semble à portée d’intelligence, avoir à changer de machine en revanche peut laisser perplexe. Pour les uns, en tout cas, la lutte s’engage sur le terrain concret de la politique, de la morale ou de la lutte des classes, pour les autres, le changement réel se joue ailleurs.



Le monde vient à moi



« La croissance économique libère les sociétés de la pression naturelle qui exigeait leur lutte immédiate pour la survie, mais c’est alors de leur libérateur qu’elles ne sont pas libérées. L’indépendance de la marchandise s’est étendue à l’ensemble de l’économie sur laquelle elle règne. L’économie transforme le monde, mais elle le transforme en monde de l’économie » La Société du Spectacle - Guy Debord.


L’absolutisme du libre-échange fabrique un individu isolé, séparé, coupé de toute communauté, de toute appartenance. Derrière la marchandise bigarrée, libre de se déplacer d’un corps à l’autre, se cache la valeur d’échange uniformisatrice, traduite en argent. L’injonction libérale sollicite l’égoïsme en supprimant toute valeur extérieure à la pratique du commerce et précipite les individus dans une confrontation tragique avec leur néant. Enveloppes solitaires vidées de leur contenu social et spirituel, ils se voient obligés désormais de chercher en eux-mêmes, dans une fuite en avant narcissique, le fondement introuvable de leur existence séparée. L’homme n’étant au fond qu’un support de naissance qui a pour mission de naître à lui-même en passant par l’autre, la marchandise ne peut que l’expulser de son projet fondamental et provoquer chez lui le narcissisme terrorisé des bannis. Exilé de son monde, renvoyé à son seul intérêt matériel, sommé de lutter contre tous les autres, chacun des hommes de la modernité, sous le soleil bancaire, perd peu à peu son ombre, c’est-à-dire son âme. L’éternel midi de la consommation satisfaite et de l’égoïsme bien pensant interdit la projection désintéressée de soi vers l’autre. De cet enfer collectif pavé de bonnes intentions, nul ne peut sortir qu’en refusant la solitude libérale, négation de l’individu, l’exact contraire de la solitude ascétique.


« C’est tout le travail vendu d’une société qui devient globalement la marchandise totale dont le cycle doit se poursuivre. Pour ce faire, il faut que cette marchandise totale revienne fragmentairement à l’individu fragmentaire, absolument séparé des forces productives opérant comme un ensemble » Guy Debord.


Faute de saisir le réel dans toute sa profondeur contradictoire, on s’est beaucoup écharpé autour de fantômes. Ceux qui comprennent cela, ne sont pas étonnés du tour qu’a pris l’histoire. Elle réunit maintenant les frères ennemis de ce que Guy Debord appelait le Spectacle, désignant ainsi l’espace idéologique commun aux deux blocs « irréconciliables » de la Guerre Froide. Le spectacle diffus (du côté libéral) et le spectacle concentré (du côté communiste) fusionnant dans les années 1980, et aboutissant, d’après lui, au spectacle intégré qui domine aujourd’hui sous le nom de néo-libéralisme ou de communisme chinois.

Cet individu dont on nous rebat les oreilles, il nous reste donc encore à l’inventer. Cette invention passe par l’organisation d’une société qui établirait les conditions de sa naissance. Car l’individu libéral n’est, comme l’individu socialiste, qu’un ersatz d’individu, un cyborg au service de l’économie. Le véritable individu, s’il doit exister, se rendra maître de lui-même par le contrôle collectif de son extériorité sociale.



Que les Lumières soient !



Une des leçons à tirer de l’histoire, est que chaque mode d’exploitation produit sa vision du monde, sa réflexivité. Celle du prolétariage se caractérise par un rationalisme étroit et circulaire se prouvant à lui-même sa propre supériorité dans un champ qu’il a lui-même choisi. Les Lumières marquèrent sa naissance d’une empreinte héroïque. La Raison dit alors : « que la lumière soit ! » et la lumière fut. Mais on crut à la transparence, et la transparence ne fut pas, on crut à la justice, et la justice ne vint pas. C’est le mérite de Peter Sloterdijk d’avoir montré, dans sa « Critique de la Raison Cynique », les liens nécessaires entre Lumières et cynisme. L’objectivité supposée, sous-tendue par la démonstration scientifique, d’une conscience détachée et surplombante, conduit tout droit au cynisme, c’est-à-dire au regard froid et satisfait sur sa propre situation, surtout lorsque cette situation n’est pas trop inconfortable. Les Lumières aboutissent finalement à un gigantesque processus de naturalisation (au sens d’empaillage) de la réalité. On réduit d’abord un être à son connaissable (en le tuant par exemple), pour ensuite conclure à sa totale connaissabilité. Mais, au surplus, pour reprendre le Manifeste du Parti Communiste, la bourgeoisie « a noyé l’extase religieuse, l’enthousiasme chevaleresque, la sentimentalité du petit-bourgeois dans les eaux froides du calcul égoïste. Elle a fait de la dignité personnelle une simple valeur d’échange ; elle a substitué aux nombreuses libertés, si chèrement conquises, l’unique et impitoyable liberté du commerce. En un mot, à la place de l’exploitation, voilée par les illusions religieuses et politiques, elle a mis une exploitation ouverte, directe, brutale, éhontée. » Comment ne pas être frappé par l’actualité de ce discours, énoncé il y a presque deux siècles. Intrinsèquement, le prolétarisme est donc une vaste entreprise de désenchantement avec pour seul critère moral l’efficacité économique. Certains, comme Adam Smith, on crut y voir la Main de Dieu. Dieu ne peut vouloir le Mal, le Marché est une création de Dieu, donc le Marché est bon. Dieu organisant d’en haut les ébats de la ruche, la Main dans les culottes.


La perversité est au cœur du système, pas dans la manière de le pratiquer. Le poète Pasolini savait bien que la pornographie n’était plus désormais sur les affiches de cinéma ou à la devanture des kiosques à journaux, mais partout au fond de nos existences les plus quotidiennes. A quoi bon dénoncer les effets d’une dérive sans en exposer la cause. Le cynisme, c’est aussi la naturalisation et la justification d’un ordre, la résignation, l’adoption du point de vue de la ruche, du point de vue de la machine, du point de vue du robot. Que l’on donne ensuite pour nom à cette machine Dieu ou Economie, c’est tout un.



Non-agir



Le cynisme pragmatique de la belle époque que nous vivons, où l’exercice le plus universellement répandu consiste à socialiser les pertes privées et à privatiser les bénéfices publics, où le personnel politique est fort logiquement sélectionné sur des critères de virtuosité dans la pratique de ce bonneteau légal, et où l’utile est associé au paiement par les pauvres de la prévarication naturelle des riches, le cynisme pragmatique, donc, nous oblige aujourd’hui à revoir de fond en comble le rapport inutilité-utilité sous l’angle de l’inutilité de l’utile et de l’utilité de l’inutile. A cette fin, il pourra s’avérer utile d’en revenir aux grands spécialistes de l’inutile que furent les ermites ou les moines paysans de la Chine ancienne. Par ailleurs, de la même façon que le trop plein des objets et des mots d’aujourd’hui favorise la conversion du regard aux différentes notions du vide, qu’il soit métaphysique comme pour le Tao ou ontogénétique comme pour Lacan, le trop agir actuel, qui n’est qu’une gesticulation insensée conduisant au néant (le néant étant comme chacun sait tout autre chose que le vide), est le promoteur paradoxal du non-agir. A condition d’entendre non-agir (wu wei) au sens d’une opposition radicale à l’agir contemporain établi.

Le cynique observe son propre monde avec des lunettes astronomiques. Il opère toujours à cœur ouvert dans une situation qui ne l’atteint pas. Mais il se voit aussi comme une chose parmi les choses, et le mépris universel qu’il conçoit n’est jamais que la conséquence du rapetissement fondamental dont l’époque a nourri sa conscience de soi. Le formidable appareillage techno-scientifique dont il s’est doté, le délivre des contraintes naturelles, et le livre pleinement en retour à la contrainte sociale naturalisée. Sa puissance est tout extérieure. En socialisant le naturel, il naturalise inévitablement le social, et au final se dé-nature. Il mute par désaffectation, désindividualisation, désappropriation. Décuplant son pouvoir sur la nature, il abdique tout pouvoir sur lui-même. Car le contrôle de la nature, y compris celle de l’intérieur, s’exerce toujours socialement au prix de son autonomie. Le pouvoir absolu en ce domaine socialise absolument. C’est pourquoi il est si comique d’observer l’agitation besogneuse des libéraux de toute obédience qui travaillent chaque jour à une collectivisation toujours plus large au moyen des outils qu’ils croyaient avoir forgé pour libérer l’individu. Le cynique est finalement celui qui se perd sans se chercher en croyant s’être trouver. Adaptation, résignation, voilà ses maîtres-mots. Vive la liberté, s’écrie-il, en coupant joyeusement les liens symboliques, désintégrant ainsi, du même coup, l’individu. L’atomisation n’est pas l’émancipation, et la déréliction n’est pas le but. « Aide la machine à te faire disparaître, elle t’aidera à oublier ! » : credo cynique.



Naissance



L’individu n’a pas d’autre existence qu’organiquement lié à une structure sociale et à un ensemble cosmique. Aussi étonnant (délirant) que cela paraisse à première vue, il n’apparaît pas d’abord comme individu mais comme « sociêtre ». Il devient individu après coup, si la forme sociale dans laquelle il naît favorise sa naissance et s’il le veut lui-même. En réalité, s’il réalise sa potentialité individuelle par et dans la société dont il reste indissociable. C’est pourquoi, la démocratie des droits de l’homme ne peut qu’échouer. Elle ne comprend pas l’individu à naître, mais donne des pseudo-droits à un fantôme. Toute organisation politique fondée sur ce mensonge s’auto-légitimera sans prendre ses véritables responsabilités.

Les hommes libres naissent égaux en droit puis vivent le restant de leurs jours dans l’aliénation. La Déclaration universelle n’étant jamais que le véhicule idéal de leur déni originel. Déni, ou refoulement, ou forclusion de leur corps social comme organe extérieur multiple. La liberté née de ce refoulement ne sera donc jamais qu’une liberté de fantôme ou de zombi.

Toute société devrait avoir pour objectif la création d’individus. Je ne dis pas d’hommes nouveaux. Il n’y a pas d’hommes nouveaux, mais des individus potentiels qui cherchent à naître, c’est-à-dire à unifier leurs différents corps séparés (cosmique, social et individuel), et qui n’ont pas seulement besoin d’une déclaration de leurs droits fondamentaux mais aussi d’une déclaration de naissance en bonne et due forme.



Projet



Qu'est-ce qu'un projet spirituel ?


Pourquoi ne pas se contenter d'un projet politique ou social ?


Parce que le projet politique ou social conçoit le monde comme une entité extérieure à l'individu. L'individu est dans la société qui lui préexiste. Il n'a donc pas d'autre prise sur elle que la lutte. C'est une vision polémiste du monde. L'individu ou les groupes d'individus se frottent à la société pour la changer. Le monde est incertain, dur, injuste et cruel, il faut le vaincre ou mourir. Cette vision n'est pas fausse si l'on n'a pas franchi le stade du miroir. Si l'on n'a pas atteint la conscience du reflet.

Nous avons là le paradigme contemporain qui ne peut aboutir qu'au scientisme le plus obscur et à son corollaire transhumaniste déjà promis.

Cette conception, en tout cas, n'est pas à la hauteur du nouveau défi : celui de la Valeur-machine s'autovalorisant et entraînant les hommes dans sa pente inhumaine. Comment un homme-objet lancé dans ce monde, telle une feuille dans le courant, pourrait-il inversé le cours des choses, sachant que ces choses naissent par ailleurs nécessairement de lui, puisque son regard les crée ? Elle promet une lutte sans fin entre l'homme et lui-même projeté dans les choses par le hasard de la vie.

Jeté dans les choses qui sont lui mais lui reviennent en choses, il ne peut qu'épouser leur destin de chose.

La possibilité restante pour infléchir cette trajectoire, c'est de travailler l'être plutôt que son reflet. J'accepte en ces choses mon reflet et me transforme pour les changer.



Le monde revient au « je »



J'avais vu le « sociêtre », l'individu imbriqué dans du social, formant un hybride où la part individuelle diminuait à mesure que la part sociale enflait pathologiquement ; j'avais vu l'avènement d'un collectivisme généralisé que la marchandise livrée à elle-même amenait inexorablement ; j'avais vu la nécessité de créer l'individu qui m'apparaissait comme non-né encore, malgré sa place prééminente dans l'idéologie du temps ; j'avais vu le pseudo-individu aliéné créant la société qui le créait; j'avais vu le secret de l'assemblage des corps imbriqués, corps individuel, social et cosmique ; j'avais vu tout cela sans être satisfait.

J'étais dans une impasse : la société créait l'individu qui la créait en retour, mais cette circularité manquait de consistance. De quel individu s'agissait-il ? De celui qui se découpait dans le miroir du je, d'un reflet sans corps, d'une image sans être, flottant sur la terre comme un fantôme, d'une création sans créateur ? Je me sentais prisonnier de l'illusion générale qui considère les objets comme indépendants du sujet. Ils s'autonomisaient mystérieusement dès qu'ils étaient vus, alors même que le regard les créait.

C'est alors, quand j'étais au fond du trou de la pensée, que se dégagea l'horizon. Je vis clairement que le devenir machine de la société, nourrit par la logique de la prothèse, extension technologique de l'individu, n'avait pas d'autre source que le désir de l'individu d'échapper à son destin, que la peur, finalement, cette grande émotion universelle, était à la base des créations sociales et donc à l'origine de l'aliénation. L'homme, se voyant faible, fragile et démuni, pour surmonter sa peur fondamentale, en appelait à Prométhée qui lui fournissait les moyens de s'augmenter.

Rappelons les faits mythologiques : Prométhée, le Titan, corrige l'erreur de son frère Epiméthée, qui a oublié les hommes dans la distribution des attributs protecteurs aux animaux de la création : fourrures, griffes, écailles ou crocs. En compensation, il décide de voler pour eux le feu (la technique) des Dieux de l'Olympe. Il sera condamné pour cela à passer l'éternité dans les chaînes, sur le mont Caucase, pendant qu'un aigle viendra chaque jour lui manger le foie.

Cette légende décrit parfaitement la cause du premier incendie : la peur.

 

L'homme est l'animal le plus fragile de la création. Il naît « prématuré » (néoténie), c'est-à-dire pas tout à fait fini, et doit compter sur ses parents et la communauté en général pour survivre à ses premières années. C'est le rapport premier à l'autre qui lui donne sa force, mais c'est aussi, paradoxalement, cette relation qui lui confirme sa faiblesse. Toute la contradiction humaine est là.

La relation est amour, mais quand cette relation est basée sur le manque, la compensation d'une faiblesse, il s'agit de combler ce manque en le pérennisant. Il ne peut plus y avoir de repos, la roue des désirs inépuisables est lancée. On cherche à se faire aimer en se travestissant, et le masque provisoire finit par devenir le visage définitif pour soi.

C'est ainsi que l'humain cherchera toute sa vie à mériter l'amour ou s'inquiètera des moyens pour l'obtenir au lieu de le donner. Et pour cela, il sera prêt à se détruire, au moins à ce disqualifier.

Que dois-je faire pour mériter le soin ? Qu'ai-je fait pour ne le mériter point ? Voilà les grandes questions qui taraudent les inconscients humains et provoquent le grand malaise d'origine. Pour mériter l'amour, je peux penser qu'il me faut disparaître, faire disparaître, me renier, me saborder, autant que je peux croire l'inverse. Tout dépend des premières sensations, des premières frustrations, des réponses apportées par l'autre à mes besoins vitaux, et de la lecture que j'en fais.

Nous avons là le nœud d'origine de toute aliénation : les liaisons dangereuses entre la peur et la technologie, entre Saturne et Prométhée.

La grande peur fondamentale (phylogénétique) stimule la créativité qui produit des machines protectrices (sociales ou techniques), mais elle suscite dans le même temps des petites peurs secondaires (ontogénétiques), enfouies dans les profondeurs psychiques individuelles, qui compromettent les effets bénéfiques de la grande.

 

 

La grande peur crée l'outil, les petites le détournent.


J'avais découvert maintenant le lien mystérieux qui unissait le corps individuel au corps social, le psychisme particulier à l'inconscient collectif. Nous avions beau diriger toute notre énergie individuelle vers l'amélioration des conditions d'existence, dans une évolution, l'inconscient collectif décidait au contraire d'une involution. Ou bien l'inverse, tant les deux éléments, la conscience individuelle et son extension collective, sont indissociables.


Quoi qu'il en soit, l'ange en nous tirait à gauche tandis que le démon tirait à droite. Ange d'amour, démon de peur.


Dès lors, quels changements pouvait-on attendre d'un modelage extérieur ? La société n'était plus désormais cette organisation, ce lego politique, qu'il fallait sculpter ou édifier ou étayer à partir d'éléments neutres, elle était bien plutôt l'extériorisation d'intériorités humaines, réunies dans une même névrose constitutive. Il s'ensuivait que ce n'était plus la société qu'il fallait d'abord soigner, mais la névrose qui en était à l'origine. La société n'était pas malade, sa forme était simplement le symptôme d'une maladie individuelle qui s'appelait la peur.

Je pouvais analyser jusqu'à plus soif le fonctionnement extérieur, creuser le sable social jusqu'à atteindre le secret archéologique de son mouvement, défaire ses rouages, démonter son mécanisme, calculer, explorer son équation, chercher la cause des causes de son faire, j'aboutissais toujours à la même question : comment transformer de l'extérieur une projection ? Comment réformer ce qui vous revient fidèlement, en boomerang, depuis votre désir inconscient, et alimente par ce retour la boucle du manque ? Comment changer consciemment ce qui échappe à la conscience ?

La solution, finalement, était là depuis toujours. L'évidence était sa marque, comme l'évidence est la marque de tout ce qui compte vraiment. Si la peur générait tout cela, c'était bien entendu la peur qu'il fallait surmonter. Notre peur individuelle, notre petite peur, notre peur intérieure non-vue, refoulée, interdite (inter-dite), pas la grande peur primordiale de l'espèce. Et il fallait la surmonter sans l'aide de la technologie, qui n'est qu'une fuite en avant pour cacher notre faiblesse derrière une puissance factice. Car pour la surmonter, cette peur si létale, il était nécessaire de la voir avant de l'accepter.

Prométhée, ici, n'est plus d'aucune utilité. Il a fait son œuvre, il a fait son temps, et le feu est là. Ce n'est plus d'un Titan incendiaire dont nous avons besoin, mais d'un ange intérieur.

La peur qui désunit (diabole) ne connaît qu'un remède : l'amour (symbole).

C'est là que prend forme le projet spirituel en lieu et place du projet politique : dans la plongée en soi-même pour débusquer ses démons intérieurs faiseurs de diables et d'illusions.



Final



« Je », « nous », à terre, reste le « on » qui parade.


Mais ce reste « on » ouvre un mystère.


Cet impersonnel, quand il n'est que social, écrase le « je » sous le masque, et nous avons le transhumanisme, mais quand il plonge au contraire ses racines dans le microcosme individuel, où il rejoint le grand vide et sa vibration, le non-lieu créateur, il devient alors lui-même le Soi dont le « je » n'est que l'expression.


C'est quand le « je » dit : qu'il en soit fait selon Ta volonté ! que l'Un peut dire au « je » : deviens ce que tu es !


Ce qui se joue à l'époque hygiéniste du confinement, du masque et de la distanciation, à l'époque de la gestion technicienne et automatique du monde, de l'hyperbole technologique et scientiste, du high frequency being et du management universel, c'est la question de la délégation. A qui ou à quoi dois-je déléguer, si nécessaire, le pouvoir sur ma vie ?


Délégué à des hommes ou à une organisation humaine, ce pouvoir reste relatif, il est limité à la sphère extérieure, et, même en recourant au symbolique (religieux par exemple), il ne peut atteindre mon intégrité psychique que par la plus grande coercition. Délégué à un ensemble calculateur processeur-logiciel en revanche il devient absolu et ne rencontrera plus d'autre limite que ses propres capacités calculantes. Il fera de moi sans le vouloir un simple accessoire de son organisme logique, et je ferai de lui sans le savoir un tyran invisible et froid me contrôlant de l'intérieur. Je vivrais cette situation paradoxale qui consiste à me tyranniser moi-même pour me sécuriser. Paranoïa humaine native à son paroxysme.


Ce que nous vivons aujourd'hui n'est rien d'autre que l'avènement de ce mécanisme intégré dont l'autoritarisme sanitaire est une parfaite illustration.


Les nombreuses résistances sociales ou politiques à cette éclosion ne sont malheureusement que l'expression polarisée de ce même mouvement auto-répressif. Tant est puissant le déni psycho-social qui masque sa réalité.


Le pilotage de la société s'exerce donc de plus en plus selon des normes cybernétiques, de sorte que la distinction entre la volonté humaine et le calcul algorythmique disparaît.


L'inexorabilité de ce devenir machine ne peut plus être démentie que par l'individu lui-même et son intériorité. Ou bien il projettera un autre futur en lui, ou bien il s'enfoncera chaque jour davantage dans l'intégration cybernétique jusqu'à disparaître totalement derrière son masque de fer. Ou bien je continue de déléguer partiellement ou totalement mon pouvoir, ou bien je décide de ne plus rien déléguer du tout et me réappropie ma puissance et mon être.



Novembre 2020




Postface

La révélation du vaccin




En situation d'apocalypse, il nous faut entendre la révélation. Rappelons que l'étymologie d'apocalypse renvoie au latin apocalypsis (révélation).

A quelle révélation, si apocalypse il y a, assistons-nous aujourd'hui ? Probablement, à celle de l'extériorisation immunitaire, point final de l'extériorisation prothétique et sociale qui constitue le principe fondamental de l'évolution technologique.

Qu'est-ce que la roue sinon l'extension de la jambe ? Qu'est-ce que la machine thermique ou électrique sinon l'extension du muscle en général ? Qu'est-ce qu'un ordinateur sinon l'extension de la mémoire et des capacités de calcul ? L'évolution technologique est une lente acumulation de prothèses sociales, et la socialisation prothétique est l'autre nom de l'extériorisation. Or, toute projection de capacité, de puissance ou de fonction, renvoie au domaine de la dépossession, de l'éloignement, de la transformation de soi en autre, ce qui rapproche l'extériorisation de l'aliénation.

Après la projection musculaire et intellectuelle, arrive désormais la projection immunitaire avec ses vaccins et son génie génétique. Parions que cette aliénation immunitaire sera le point final du reniement achevé de l'homme théorisé par Marx.

Le vaccin n'est pas un traitement, mais un stimulateur d'immunité. Contrairement au médicament, qui peut être individuel, le vaccin est intrinsèquement social. Il véhicule ontologiquement l'idée de passeport, de laisser-passer, de permis, et de contrôle social. Il entraîne naturellement l'obligation et la coercition. Un médicament ou une thérapie ne peuvent être en eux-mêmes totalitaires. Ils correspondent à des choix individuels guidés par l'expertise médicale. Le vaccin, en revanche, social par nature, statistique et préventif, répond parfaitement aux injonctions cybernétiques des sociétés prolétarisées dans lesquelles nous vivons désormais, et qui s'affranchissent de plus en plus des nécessités démocratiques et individuelles en privilégiant le pilotage automatique en toute matière. Le vaccin deviendra donc naturellement l'outil de prédilection des politiques massives de santé publique, hygiénistes, mondialisées, idéologiques et pseudo-scientifiques.

D'autre part, l'immunité individuelle est un processus d'adaptation permanente à l'environnement. Ce processus est principalement symbiotique en ce qu'il utilise les organismes vivants associés (bactéries, virus, champignons) comme vecteurs d'informations. On pourrait dire que l'immunité en tant que structure est une fédération extra-organique, un milieu associé, comme dirait Gilbert Simondon, une solidarité, une mutualisation d'informations, une conspiration de la vie pour maintenir ses formes existantes. Le système immunitaire est l'interface entre la vie, en tant que flux sans forme, et la forme particulière, le corps, la cristallisation provisoire, que ce flux génère dans l'espace-temps. Qui peut croire scientifiquement dans la maîtrise parfaite, ne serait-ce qu'infinitésimale, d'une telle complexité vivante ? Et quelle liberté me reste-t-il quand j'ai confié la responsabilité de mon terrain immunitaire à une machine extérieure approximative?

Le vaccin ne devient pas totalitaire par adjonction de nanoparticules à visée de traçage, il est potentiellement totalitaire par nature, parce qu'il est capable de priver l'individu, à la fois de son libre-arbitre thérapeutique et de sa puissance immunitaire. L'obssession vaccinale prend sa source dans l'obssession scientiste qui elle-même provient de l'arrogance matérialiste. En bon mécanicien, le transhumain ne voit autour de lui que bielles et vilebrequins et s'étonne que la vie déborde avec opiniâtreté ses calculs infaillibles. Il s'étonne d'ailleurs brièvement, avant de conclure que si la vie déborde c'est qu'elle n'a rien compris.

La preuve de la spécifité totalitairogène du vaccin est le tabou qu'il véhicule. Il est un marqueur de scientificité, d'appartenance, pour ne pas dire de soumission, et toute interrogation à son sujet vous place immédiatement dans la catégorie des infréquentables. Son indiscutabilité devrait au contraire éveiller les soupçons et alerter sur un symptôme de désaisissement morbide. La machine parle et les hommes se taisent. Il y avait le high frequency trading, la finance automatisée ou trading entre ordinateurs, il y a maintenant le high frequency thinking, la pensée assistée par ordinateur, en attendant le high frequency living, le pilotage intégral du robot humain par la machine. Après l'exosquelette, l'exomuscle et l'exocerveau, nous aurons l'exoimmunité et finalement l'exovie. L'expropiation aura atteint son sommet jusqu'à nous exproprier de nous-mêmes.

Mais ça, c'est le fameux « foutur » de Philippe Guillemant (ingénieur, physicien, spécialiste de l'intelligence artificielle, promoteur de la retro-causalité en physique, et critique du transhumanisme), le futur déjà passé, le futur échoué, le futur foutu qui n'aura pas lieu parce que les humains vibrent, petits futés, un futur alternatif qui nous arrive déjà, et qui fait dérailler la machine à vapeur du progrès transhumain.

Les chimpanzés du futur, expression utilisée par les transhumanistes pour parler des humains attardés qui auront raté l'amarrage grandiose au dispositif automatique, et qui donc seront en retard dans l'évolution biotechnologique promise, hantent les laboratoires du présent et s'engagent dans une guerre des singes dont le but est l'accès à l'humain désamarré, au singe illuminé qui laissera s'éloigner les cyborgs au long des chemins du temps.

Utilisé avec parcimonie, pour éradiquer une maladie ancienne, endogène, et pour laquelle il n'existe aucun traitement, un vaccin peut avoir du sens, mais son utilisation systématique et dogmatique faisant de lui le seul recours pour toutes les infections virales émergentes est proprement un abus de pouvoir médical et politique. Cela relève par surcroît d'une pure absurdité épistémologique. Si dans quelques années, grâce aux gentilles manipulations militaro-industrielles, ou aux incubateurs viraux que constituent les élevages intensifs, de nouveaux virus proliféraient, il faudrait, selon cette conception, mettre en œuvre autant de vaccins-panacées. Qui pourrait croire alors dans leur parfaite innocuité d'ensemble interactif? Qui pourrait m'assurer, sans basculer dans la folie scientiste la plus complète, qu'il garderait le contrôle d'une telle situation ? Comment imaginer que l'on puisse piloter l'immunité humaine comme on pilote une usine automatisée ? Et si même c'était imaginable, resterait la question philosophico-morale du souhaitable, que personne, visiblement, ne se pose plus, de peur peut-être d'avoir à y répondre seul et pour soi-même, en tant que libre individu.