Quelle utilité peut bien avoir aujourd’hui la sempiternelle
critique du Front National sur le terrain du racisme, de la
xénophobie, de l’intolérance et de l’anti-républicanisme,
lorsque ce parti, après 30 ans de ce bavardage, accroît chaque jour
son influence directe ou indirecte, au fil des trahisons de la
gauche, des affaires de la droite, ou l’inverse ?
Ne serait-il pas temps
d’en finir avec le symptôme pour s’intéresser aux causes
profondes de son succès. Causes profondes bien autres que celles
généralement avancées par nos experts politologues, qui n’ont
fait jusqu’ici qu’embrouiller les esprits sans apporter aucune
lumière.
Le FN est un parti
nationaliste, autoritaire et libéral, au sens économique du terme,
même s’il prétend depuis peu assumer une sorte de socialisme
national à la Hugo Chavez, c’est entendu. Il se place, comme tous
les partis nationalistes avant lui, sur le terrain de la tradition,
de la cohésion nationale, de la famille, de la force et du père,
sans pour autant remettre sérieusement en cause ce qui détruit tout
cela, à savoir le capitalisme total et totalitaire. Il constitue
bien toutefois et paradoxalement, contrairement à ce que veulent
continuer de croire ses opposants de gauche, une forme critique de ce
capitalisme, une forme parcellaire, aussi parcellaire que celle du
camp d’en face, choisissant un de ses côtés, se désintéressant
des autres. Il critique le capitalisme mondialisateur, destructeur
d’identité, scientiste, relativiste et permissif, mais veut
revenir à une phase précédente de ce même capitalisme. Il ne voit
pas que cette phase était la matrice de la suivante, et déjà le
produit logique de celle qui la précédait. Les nationalistes ont
toujours un métro de retard et veulent toujours revenir une station
en arrière. Ils voudraient cesser de courir après un train dont ils
assurent pourtant eux-mêmes la maintenance et la promotion.
Car ce que l’on appelle
capitalisme est un système complexe et autonome dont il n’est pas
possible d’analyser les différentes facettes séparément les unes
des autres, et qu’il est aussi illusoire de vouloir circonscrire
qu’une inondation à la suite d’un tsunami. C’est un système
cohérent et total. Il se présente par exemple comme destructeur de
norme et de communauté, c’est ce qui lui vaut la haine des droites
traditionalistes et nostalgiques ; mais, il est aussi créateur
de richesses, ce qui lui assure le soutien inconditionnel de ces
mêmes droites, comme s’il y avait deux systèmes au lieu d’un.
A l’inverse, la gauche
progressiste admire sans se l’avouer ce même système qui détruit
les repères passés, qui déifie le mouvement, le progrès et la
révolution permanente en tout domaine, tandis qu’elle rejette son
fondement inégalitaire.
Les deux oppositions se
caractérisent donc par leur incapacité à approuver ou à renier
radicalement le système dans sa totalité cohérente, et par leur
façon abstraite et partielle de regarder la réalité. Rien ne
naîtra jamais de telles prémisses et la guerre entre l’une et
l’autre de ces façons de voir sera aussi stérile qu’éternelle.
Les deux se renvoyant la responsabilité du blocage idéologique sans
se remettre en question.
Sortons donc du piège
biface qui nous est tendu depuis deux siècles en prenant un peu de
hauteur grâce par exemple à un éclaireur contemporain comme Pierre
Legendre.
Nous avons dit que le
capitalisme, ce que j’appelle, moi, le prolétarisme, avec sa
manière de tout uniformiser pour tout marchandifier, fonctionnait
comme un rouleau compresseur, rompant avec toutes les traditions,
tous les particularismes et toutes les identités, ne laissant sur sa
route que des reconnaissances de façade profitables à l’industrie,
des sous-groupes artificiels en forme de cibles marketing, des ersatz
de communautés. Ce qui est atteint ici, c’est le cœur de ce que
Legendre appelle l’institutionnalité, c’est-à-dire la manière
pour un groupe humain de se tenir debout. Ce qui est bousculé, c’est
la source même de cette capacité à inventer son propre langage
justificateur, sa poésie de fondation, sa structure-texte, son tissu
social, sa boussole fondamentale, sur la base d’une coupure
existentielle, d’une scission native inconsciente, d’une
instabilité angoissante et meurtrière, d’un réel non-dit ou
inter-dit. Car le réel n’est jamais supprimé, il est seulement
reconstruit et plus ou moins domestiqué. L’homme est le dompteur
de son propre réel. Il vit à la seule condition de pouvoir
« langagifier » sur le réel et grâce à lui, sans plus
jamais avoir à le regarder en face. Sur le réel, se fabrique le
symbolique, l’espace socio-politique, l’espace de la durée qui
rompt avec l’éternel présent de l’inceste et du meurtre et qui
ouvre la possibilité du vrai. Vrai qui n’est jamais rien d’autre
que l’arbitraire consensuel soutenu par l’image, le mythe. Logos
et muthos étant indissociables.
Et voilà qu’une forme
socio-économique nouvelle fouaille les rouages organiques de ce
mystère fragile, qu’elle s’ébat comme un enfant maladroit au
sein même de sa source élémentaire. Et les liens longuement tissés
dans la matière invisible tombent les uns après les autres, à la
grande joie destructive des parvenus de la connaissance. Ivresse de
la nouveauté ! Insouciance des premiers ébats de la
raison avec elle-même ! Et voici l’angoisse que l’on
n’attendait pas. On ne fait pas table rase de son être même, on
le repousse, on le recouvre, on l’escamote. Un ciment social
porteur, et justificateur d’individu, ayant été détruit, et
celui qui le remplace, car il ne saurait manquer, n’étant pas
suffisant, l’enveloppe individuelle et collective craque de
partout. C’est le sauve-qui-peut général. Chacun, ramené à son
petit être injustifié, trouve où il peut les moyens de se soutenir
lui-même. Il « gagne » en retour un certain confort
matériel et la diaprure marchande. Mais il l’échange contre la
déréliction. D’où le succès croissant des recettes de
« développement personnel » qui jurent de rendre à
l’individu, par l’individu lui-même, et souvent contre monnaie
sonnante et trébuchante, ce que l’individu a perdu dans cette
marchandise que par ailleurs nos nouveaux gourous ne veulent pas
connaître. Trop salissante pour eux, sans doute. La marchandise
crasseuse leur gâcherait un joli rêve de monade isolée, affranchie
du terreau social, et perchée en un paradis artificiel, qu’il soit
de fumée ou de paroles (non-mentales, bien sûr). Le sujet idéal de Sa Majesté le Capital en somme.
Dans ce chaos, un certain
groupe humain peut choisir de se raccrocher à la planche pourrie du
capitalisme de naguère, le capitalisme juste avant lui, qui,
rétrospectivement, lui apparaît comme un havre de stabilité. Il
voit l’agitation brownienne d’hier, par rapport à celle
d’aujourd’hui qui lui fait peur, comme une mer d’huile, une
garantie contre le présent et l’avenir. Il trouve que quand même
il secoue un peu fort désormais ce capitalisme, sans voir que la
secousse est précisément son essence. Ne le comprenant pas dans
toute sa profondeur paradoxale, il pense en maîtriser les effets en
lui réimposant une de ses formes passées, voire en revenant à son
âge d’or supposé, quand il n’avait pas déployé encore ses
ailes d’Icare technologico-mystique sur le monde. Ah !
Vivement le capitalisme de papa, où l’on avait des re-pères !
Ce groupe revêt le système-tigre d’une peau de substitution et
finit par croire vraiment qu’il chevauche un mouton. Le vrai danger
avec les nationalistes, bien plus grave que les catastrophes que leur
gouvernement provoquerait, même danger somme toute qu’avec leurs
opposants radicaux, c’est qu’ils perpétuent l’illusion et
l’ignorance, qu’ils éternisent le symptôme, et reculent les
possibilités d’un vrai diagnostique et, par suite, d’une
guérison.
La source du FN n’est
pas la haine mais la peur. Et on ne combat pas la peur par la haine
opposée, encore moins par la peur elle-même. La peur ne s’éteint
qu’avec l’image unificatrice, le sens et la solidarité, ou bien
avec le sang du défoulement libidinal. « On ne se pose qu’en
s’opposant » dit quelqu’un. Si on ne peut pas s’opposer à
la machine invisible déstructurante, on s’oppose à son voisin ou
à soi-même. Mais aussi, lorsque l’on sent confusément que
quelque chose d’important pour son identité échappe, on se
raccroche à ce qu’on trouve, n’importe quoi pourvu qu’on
tienne debout sur ses deux pieds au sein du langage. Et ce détail
qui n’en est pas un ne doit pas être méprisé, ne doit pas donner
lieu à dépréciation avec l’arrogance et la morgue du parvenu,
ainsi que je le vois faire tous les jours, comme si cette inquiétude
appartenait à une époque révolue et manifestait simplement un
retard mental, intellectuel ou politique, qu’elle ne pouvait être
que le fait d’un non-civilisé haineux pris dans les rets du passé.
La gauche bien-pensante se rengorge d’habitude devant de telles
angoisses légitimes. Elle les prend de haut, comme si elle était
elle-même garantie contre de telles misères.
Observons les bagarres
autour de la question du « mariage pour tous ». Il
semblerait à première vue, depuis la position d’expert de
laboratoire, ou de simple pilier de comptoir plein de bon sens, que
la raison soit du côté de la tolérance et de la « liberté »,
du progrès sociétal. Mais à y regarder de plus près, il s’agit
de questions graves et indécidables. Qu’en sera-t-il de l’avenir
des sociétés réellement soumises à ces évolutions mécaniques ?
Nul ne le sait vraiment. On ne transforme pas le texte social,
l’assise généalogique d’une communauté, le processus
d’individuation et d’identification collectif, impunément. Bien
malin, ou bien prétentieux, ou bien insouciant, celui qui pourrait
dire aujourd’hui la vérité de demain sur des points qui remettent
en cause de manière si profonde les lois de la construction
symbolique et psychique humaine. Il ne suffit pas de déclarer
nouveau, progressiste et juste, un changement de paradigme pour que
nous soyons garantis de tout retour du refoulé collectif. En ces
matières, la modestie la plus prudente s’impose.
Pourtant, tout le monde y
va de sa petite certitude, de sa petite satisfaction. La gauche
pousse au changement et une certaine droite regimbe. Mais la gauche
est incapable de voir que ce changement qu’elle préconise de façon
si enthousiaste, vient du capitalisme lui-même, qu’elle ne fait
que répondre à l’injonction du système qui veut justement que
tout change tout le temps dans un mouvement obligatoire et permanent,
qui suscite l’inquiétude et la peur pour faire que chacun se
retrouve seul devant la marchandise et n’ait pas d’autre choix
que d’acheter sa tranquillité tout en buvant avidement les images
du marketing comme autant de petites vérités révélées, garanties
es-science.
Le FN est le réceptacle
de toutes ces peurs désordonnées, comme la gauche protestataire est
le réceptacle paradoxal de la révolution marchande permanente. Qui
est le plus haineux ? Je n’en déciderais pas moi-même. Qui
est le plus dans l’erreur ? Je vous en laisse juge. Ce qui est
certain pour moi, c’est que la vérité est ailleurs.
Le sympathisant FN
s’accroche au passé pour essayer d’échapper au mouvement de la
Marchandise autonome, et le sympathisant Front de Gauche ou NPA,
épouse ce même mouvement en croyant qu’il pourrait s’en rendre
maître. Les deux font fausse route et soutiennent tant qu’ils
peuvent, à leur façon différente, un système dont ils disent
vouloir sortir. En parole, ils sont révolutionnaires, en actes ils
sont les principaux piliers du Capital, empêchant par leur
occupation hégémonique du terrain contestataire la naissance de
toute nouvelle pensée politique, morale et spirituelle. Leur rôle
objectif est de placer une barrière de bruit entre la réalité
monstrueuse du prolétariage et le citoyen lambda, purement et
simplement, de faire diversion.
Les deux groupes
préparent la guerre en persistant dans leur impasse respective. Tout
plutôt que de revoir les fondements de leur idéologie. Devant le
mur, il n’y a plus qu’un recours alors, se choisir un adversaire
complice et s’entretuer dans une sorte de sauvage ordalie. Sauf
qu’à la fin, Dieu ne choisira aucun des deux, même vainqueur.
Alors, corriger la gauche par la droite et la droite par la gauche? Ce serait ajouter l'erreur à l'erreur, un regard partiel à un autre, sans arriver au total marchand. Car cette totalité de l'ordre, ou du désordre actuel, ne peut pas s'observer par petites tranches séparées. les morceaux du puzzle ne s'agencent pas aussi facilement que dans nos jeux en carton. Le tout donne leur logique aux détails, et c'est la vision d'ensemble qu'il faut privilégier.
Je sais que chacun des deux camps croit percevoir cette totalité. Mais l'histoire, en ce qui les concerne, a déjà démontré leur fourvoiement. Seule une inertie intellectuelle, idéologique et culturelle massive, un conformisme de toujours, peut expliquer un tel bégaiement.
Alors, corriger la gauche par la droite et la droite par la gauche? Ce serait ajouter l'erreur à l'erreur, un regard partiel à un autre, sans arriver au total marchand. Car cette totalité de l'ordre, ou du désordre actuel, ne peut pas s'observer par petites tranches séparées. les morceaux du puzzle ne s'agencent pas aussi facilement que dans nos jeux en carton. Le tout donne leur logique aux détails, et c'est la vision d'ensemble qu'il faut privilégier.
Je sais que chacun des deux camps croit percevoir cette totalité. Mais l'histoire, en ce qui les concerne, a déjà démontré leur fourvoiement. Seule une inertie intellectuelle, idéologique et culturelle massive, un conformisme de toujours, peut expliquer un tel bégaiement.
Adrien Royo