mercredi 2 avril 2014

En haut à gauche

Quelle utilité peut bien avoir aujourd’hui la sempiternelle critique du Front National sur le terrain du racisme, de la xénophobie, de l’intolérance et de l’anti-républicanisme, lorsque ce parti, après 30 ans de ce bavardage, accroît chaque jour son influence directe ou indirecte, au fil des trahisons de la gauche, des affaires de la droite, ou l’inverse ?

Ne serait-il pas temps d’en finir avec le symptôme pour s’intéresser aux causes profondes de son succès. Causes profondes bien autres que celles généralement avancées par nos experts politologues, qui n’ont fait jusqu’ici qu’embrouiller les esprits sans apporter aucune lumière.

Le FN est un parti nationaliste, autoritaire et libéral, au sens économique du terme, même s’il prétend depuis peu assumer une sorte de socialisme national à la Hugo Chavez, c’est entendu. Il se place, comme tous les partis nationalistes avant lui, sur le terrain de la tradition, de la cohésion nationale, de la famille, de la force et du père, sans pour autant remettre sérieusement en cause ce qui détruit tout cela, à savoir le capitalisme total et totalitaire. Il constitue bien toutefois et paradoxalement, contrairement à ce que veulent continuer de croire ses opposants de gauche, une forme critique de ce capitalisme, une forme parcellaire, aussi parcellaire que celle du camp d’en face, choisissant un de ses côtés, se désintéressant des autres. Il critique le capitalisme mondialisateur, destructeur d’identité, scientiste, relativiste et permissif, mais veut revenir à une phase précédente de ce même capitalisme. Il ne voit pas que cette phase était la matrice de la suivante, et déjà le produit logique de celle qui la précédait. Les nationalistes ont toujours un métro de retard et veulent toujours revenir une station en arrière. Ils voudraient cesser de courir après un train dont ils assurent pourtant eux-mêmes la maintenance et la promotion.

Car ce que l’on appelle capitalisme est un système complexe et autonome dont il n’est pas possible d’analyser les différentes facettes séparément les unes des autres, et qu’il est aussi illusoire de vouloir circonscrire qu’une inondation à la suite d’un tsunami. C’est un système cohérent et total. Il se présente par exemple comme destructeur de norme et de communauté, c’est ce qui lui vaut la haine des droites traditionalistes et nostalgiques ; mais, il est aussi créateur de richesses, ce qui lui assure le soutien inconditionnel de ces mêmes droites, comme s’il y avait deux systèmes au lieu d’un.

A l’inverse, la gauche progressiste admire sans se l’avouer ce même système qui détruit les repères passés, qui déifie le mouvement, le progrès et la révolution permanente en tout domaine, tandis qu’elle rejette son fondement inégalitaire.

Les deux oppositions se caractérisent donc par leur incapacité à approuver ou à renier radicalement le système dans sa totalité cohérente, et par leur façon abstraite et partielle de regarder la réalité. Rien ne naîtra jamais de telles prémisses et la guerre entre l’une et l’autre de ces façons de voir sera aussi stérile qu’éternelle. Les deux se renvoyant la responsabilité du blocage idéologique sans se remettre en question.

Sortons donc du piège biface qui nous est tendu depuis deux siècles en prenant un peu de hauteur grâce par exemple à un éclaireur contemporain comme Pierre Legendre.

Nous avons dit que le capitalisme, ce que j’appelle, moi, le prolétarisme, avec sa manière de tout uniformiser pour tout marchandifier, fonctionnait comme un rouleau compresseur, rompant avec toutes les traditions, tous les particularismes et toutes les identités, ne laissant sur sa route que des reconnaissances de façade profitables à l’industrie, des sous-groupes artificiels en forme de cibles marketing, des ersatz de communautés. Ce qui est atteint ici, c’est le cœur de ce que Legendre appelle l’institutionnalité, c’est-à-dire la manière pour un groupe humain de se tenir debout. Ce qui est bousculé, c’est la source même de cette capacité à inventer son propre langage justificateur, sa poésie de fondation, sa structure-texte, son tissu social, sa boussole fondamentale, sur la base d’une coupure existentielle, d’une scission native inconsciente, d’une instabilité angoissante et meurtrière, d’un réel non-dit ou inter-dit. Car le réel n’est jamais supprimé, il est seulement reconstruit et plus ou moins domestiqué. L’homme est le dompteur de son propre réel. Il vit à la seule condition de pouvoir « langagifier » sur le réel et grâce à lui, sans plus jamais avoir à le regarder en face. Sur le réel, se fabrique le symbolique, l’espace socio-politique, l’espace de la durée qui rompt avec l’éternel présent de l’inceste et du meurtre et qui ouvre la possibilité du vrai. Vrai qui n’est jamais rien d’autre que l’arbitraire consensuel soutenu par l’image, le mythe. Logos et muthos étant indissociables.

Et voilà qu’une forme socio-économique nouvelle fouaille les rouages organiques de ce mystère fragile, qu’elle s’ébat comme un enfant maladroit au sein même de sa source élémentaire. Et les liens longuement tissés dans la matière invisible tombent les uns après les autres, à la grande joie destructive des parvenus de la connaissance. Ivresse de la nouveauté ! Insouciance des premiers ébats de la raison avec elle-même ! Et voici l’angoisse que l’on n’attendait pas. On ne fait pas table rase de son être même, on le repousse, on le recouvre, on l’escamote. Un ciment social porteur, et justificateur d’individu, ayant été détruit, et celui qui le remplace, car il ne saurait manquer, n’étant pas suffisant, l’enveloppe individuelle et collective craque de partout. C’est le sauve-qui-peut général. Chacun, ramené à son petit être injustifié, trouve où il peut les moyens de se soutenir lui-même. Il « gagne » en retour un certain confort matériel et la diaprure marchande. Mais il l’échange contre la déréliction. D’où le succès croissant des recettes de « développement personnel » qui jurent de rendre à l’individu, par l’individu lui-même, et souvent contre monnaie sonnante et trébuchante, ce que l’individu a perdu dans cette marchandise que par ailleurs nos nouveaux gourous ne veulent pas connaître. Trop salissante pour eux, sans doute. La marchandise crasseuse leur gâcherait un joli rêve de monade isolée, affranchie du terreau social, et perchée en un paradis artificiel, qu’il soit de fumée ou de paroles (non-mentales, bien sûr). Le sujet idéal de Sa Majesté le Capital en somme.

Dans ce chaos, un certain groupe humain peut choisir de se raccrocher à la planche pourrie du capitalisme de naguère, le capitalisme juste avant lui, qui, rétrospectivement, lui apparaît comme un havre de stabilité. Il voit l’agitation brownienne d’hier, par rapport à celle d’aujourd’hui qui lui fait peur, comme une mer d’huile, une garantie contre le présent et l’avenir. Il trouve que quand même il secoue un peu fort désormais ce capitalisme, sans voir que la secousse est précisément son essence. Ne le comprenant pas dans toute sa profondeur paradoxale, il pense en maîtriser les effets en lui réimposant une de ses formes passées, voire en revenant à son âge d’or supposé, quand il n’avait pas déployé encore ses ailes d’Icare technologico-mystique sur le monde. Ah ! Vivement le capitalisme de papa, où l’on avait des re-pères ! Ce groupe revêt le système-tigre d’une peau de substitution et finit par croire vraiment qu’il chevauche un mouton. Le vrai danger avec les nationalistes, bien plus grave que les catastrophes que leur gouvernement provoquerait, même danger somme toute qu’avec leurs opposants radicaux, c’est qu’ils perpétuent l’illusion et l’ignorance, qu’ils éternisent le symptôme, et reculent les possibilités d’un vrai diagnostique et, par suite, d’une guérison.

La source du FN n’est pas la haine mais la peur. Et on ne combat pas la peur par la haine opposée, encore moins par la peur elle-même. La peur ne s’éteint qu’avec l’image unificatrice, le sens et la solidarité, ou bien avec le sang du défoulement libidinal. « On ne se pose qu’en s’opposant » dit quelqu’un. Si on ne peut pas s’opposer à la machine invisible déstructurante, on s’oppose à son voisin ou à soi-même. Mais aussi, lorsque l’on sent confusément que quelque chose d’important pour son identité échappe, on se raccroche à ce qu’on trouve, n’importe quoi pourvu qu’on tienne debout sur ses deux pieds au sein du langage. Et ce détail qui n’en est pas un ne doit pas être méprisé, ne doit pas donner lieu à dépréciation avec l’arrogance et la morgue du parvenu, ainsi que je le vois faire tous les jours, comme si cette inquiétude appartenait à une époque révolue et manifestait simplement un retard mental, intellectuel ou politique, qu’elle ne pouvait être que le fait d’un non-civilisé haineux pris dans les rets du passé. La gauche bien-pensante se rengorge d’habitude devant de telles angoisses légitimes. Elle les prend de haut, comme si elle était elle-même garantie contre de telles misères.

Observons les bagarres autour de la question du « mariage pour tous ». Il semblerait à première vue, depuis la position d’expert de laboratoire, ou de simple pilier de comptoir plein de bon sens, que la raison soit du côté de la tolérance et de la « liberté », du progrès sociétal. Mais à y regarder de plus près, il s’agit de questions graves et indécidables. Qu’en sera-t-il de l’avenir des sociétés réellement soumises à ces évolutions mécaniques ? Nul ne le sait vraiment. On ne transforme pas le texte social, l’assise généalogique d’une communauté, le processus d’individuation et d’identification collectif, impunément. Bien malin, ou bien prétentieux, ou bien insouciant, celui qui pourrait dire aujourd’hui la vérité de demain sur des points qui remettent en cause de manière si profonde les lois de la construction symbolique et psychique humaine. Il ne suffit pas de déclarer nouveau, progressiste et juste, un changement de paradigme pour que nous soyons garantis de tout retour du refoulé collectif. En ces matières, la modestie la plus prudente s’impose.

Pourtant, tout le monde y va de sa petite certitude, de sa petite satisfaction. La gauche pousse au changement et une certaine droite regimbe. Mais la gauche est incapable de voir que ce changement qu’elle préconise de façon si enthousiaste, vient du capitalisme lui-même, qu’elle ne fait que répondre à l’injonction du système qui veut justement que tout change tout le temps dans un mouvement obligatoire et permanent, qui suscite l’inquiétude et la peur pour faire que chacun se retrouve seul devant la marchandise et n’ait pas d’autre choix que d’acheter sa tranquillité tout en buvant avidement les images du marketing comme autant de petites vérités révélées, garanties es-science.

Le FN est le réceptacle de toutes ces peurs désordonnées, comme la gauche protestataire est le réceptacle paradoxal de la révolution marchande permanente. Qui est le plus haineux ? Je n’en déciderais pas moi-même. Qui est le plus dans l’erreur ? Je vous en laisse juge. Ce qui est certain pour moi, c’est que la vérité est ailleurs.

Le sympathisant FN s’accroche au passé pour essayer d’échapper au mouvement de la Marchandise autonome, et le sympathisant Front de Gauche ou NPA, épouse ce même mouvement en croyant qu’il pourrait s’en rendre maître. Les deux font fausse route et soutiennent tant qu’ils peuvent, à leur façon différente, un système dont ils disent vouloir sortir. En parole, ils sont révolutionnaires, en actes ils sont les principaux piliers du Capital, empêchant par leur occupation hégémonique du terrain contestataire la naissance de toute nouvelle pensée politique, morale et spirituelle. Leur rôle objectif est de placer une barrière de bruit entre la réalité monstrueuse du prolétariage et le citoyen lambda, purement et simplement, de faire diversion.

Les deux groupes préparent la guerre en persistant dans leur impasse respective. Tout plutôt que de revoir les fondements de leur idéologie. Devant le mur, il n’y a plus qu’un recours alors, se choisir un adversaire complice et s’entretuer dans une sorte de sauvage ordalie. Sauf qu’à la fin, Dieu ne choisira aucun des deux, même vainqueur.

Alors, corriger la gauche par la droite et la droite par la gauche? Ce serait ajouter l'erreur à l'erreur, un regard partiel à un autre, sans arriver au total marchand. Car cette totalité de l'ordre, ou du désordre actuel, ne peut pas s'observer par petites tranches séparées. les morceaux du puzzle ne s'agencent pas aussi facilement que dans nos jeux en carton. Le tout donne leur logique aux détails, et c'est la vision d'ensemble qu'il faut privilégier.

Je sais que chacun des deux camps croit percevoir cette totalité. Mais l'histoire, en ce qui les concerne, a déjà démontré leur fourvoiement. Seule une inertie intellectuelle, idéologique et culturelle massive, un conformisme de toujours, peut expliquer un tel bégaiement.

Adrien Royo