mardi 28 septembre 2010

Résumons-nous encore (sans oublier que dans un blog, un message chassant l’autre à la première page, il est nécessaire de se reporter aux messages antérieurs pour suivre une réflexion qui se déploie sur une durée un peu plus longue qu’à l’ordinaire en un tel lieu) :

Nous vivons en mode de production-exploitation prolétarial, avec un corps social tendant à l’hypertrophie (dans un diagnostic global prenant en compte l’équilibre général des trois corps constitutifs de l’être humain : corps individuel, corps social, corps cosmique ou naturel, les trois corps ensembles formant la personne), dans une réflexivité cynique. Pour soigner ce corps global, une prise de conscience de la pathologie est d’abord nécessaire. Cette prise de conscience, au départ, ne peut être que prolétarienne parce que c’est le regard des dominés qui dévoile le mieux la réalité d’un système, ayant moins intérêt que les autres à s’illusionner. De cette prise de conscience prolétarienne, naît une réflexivité critique qui dessine les contours d’un projet alternatif. A l’arrivée, le mode de production devra être à la fois solidaire et anti-collectiviste (corps social ramené à des proportions plus équilibrées), appuyé sur une mystique des trois corps, avec une réflexivité maïeutique, c’est-à-dire garantissant la naissance de l’individu ou de la personne comprise comme création sociale.

Définition du mot corps pour nous : intériorité immunitaire.

dimanche 26 septembre 2010

Le matériau fondamental du kunisme est l’imaginaire collectif. Le kunique se voit comme un « sculpteur social » travaillant le paradoxe et l’abstrait réel de nos sociétés comme d’autres travaillent le bois ou le métal. Et dans son travail actuel, il croit indispensable de faire advenir la notion de mode d’exploitation à la place de mode de production, et de salariage à la place de capitalisme. Il paraîtra évident à tous, après une courte introduction à la nouveauté du terme, que capitalisme dit moins que salariage, qui évoque immédiatement une action concrète sur les corps individuels, une situation précise et un rapport social, au même titre qu’esclavage ou servage. Car produire des esclaves, des serfs ou des prolétaires est la principale activité des trois formes socio-économiques envisagées. Mais salarié étant associé à liberté, émancipation et progrès, il fut toujours difficile, sauf pour les libéraux intégristes, pour qui le comble de l’épanouissement humain est le type du ruffian indépendant autofabriqué, autogéré, tombé du ciel sur la terre (dont le héros du Prophète, le magnifique film d’Audiard, offre, à la fin de sa formation, un portrait exemplaire), il fut toujours difficile donc de le connoter négativement, ne serait-ce qu’en le mettant sur le même plan que les catégories antérieures de dominés. Le communisme de Marx se voulait pourtant dépassement de l’Etat et du salariat. L’expression mode d’exploitation a pour avantage de nous placer, mieux que mode de production (à la relative neutralité), dans une perspective immédiatement historique et sensible. D’un mode de production, fût-il historique, pourquoi sortir ? Alors que d’un mode d’exploitation, fût-il naturel, pourquoi ne pas s’échapper ? La première victoire de l’idéologie est de nous avoir fait accepter sans barguigner un langage de spécialiste-expert-cybernéticien-cynique véhiculé avec le plus de conviction par ceux-là même qui voudraient la combattre.

Chaque mode d’exploitation produit sa vision du monde, sa réflexivité. Celle du salariage se caractérise par un rationalisme étroit et circulaire se prouvant à lui-même sa propre supériorité dans un champ qu’il a lui-même circonscrit. Les Lumières marquèrent sa naissance d’une empreinte héroïque. La Raison dit alors : « que la lumière soit ! » et la lumière fut. Mais on crut à la transparence, et la transparence ne fut pas, on crut à la justice, et la justice ne vint pas. C’est le mérite de Peter Sloterdijk d’avoir montré dans sa « Critique de la Raison Cynique » les liens nécessaires entre Lumières et cynisme. L’objectivité supposée, sous-tendue par la démonstration scientifique, d’une conscience détachée et surplombante, conduit tout droit au cynisme, c’est-à-dire au regard froid et satisfait sur sa propre situation, surtout lorsque cette situation n’est pas trop inconfortable. Les Lumières aboutissent finalement à un gigantesque processus de naturalisation (au sens d’empaillage) de la réalité. On réduit d’abord un être à son connaissable (en le tuant par exemple), pour ensuite conclure à sa totale connaissabilité. Mais aussi, la bourgeoisie « a noyé l’extase religieuse, l’enthousiasme chevaleresque, la sentimentalité du petit-bourgeois dans les eaux froides du calcul égoïste. Elle a fait de la dignité personnelle une simple valeur d’échange ; elle a substitué aux nombreuses libertés, si chèrement conquises, l’unique et impitoyable liberté du commerce. En un mot, à la place de l’exploitation, voilée par les illusions religieuses et politiques, elle a mis une exploitation ouverte, directe, brutale, éhontée. » (Manifeste de 48). Intrinsèquement, le prolétariage est donc une vaste entreprise de désenchantement avec pour seul critère moral l’efficacité économique. Certains, comme Adam Smith, on crut y voir la Main de Dieu. Dieu ne peut vouloir le Mal, le Marché est une création de Dieu, donc le Marché est bon. S’appuyant sur l’impénétrabilité de la volonté divine, il déclare, à la suite de Pascal, Nicole et Mandeville (les vices privés font la vertu publique), la concupiscence, la cupidité et l’égoïsme, expressions de cette volonté. Où nous assistons aux premières évocations d’un monstre collectif comme nouveau sujet théologique. Il se peut que certains de nos gestes individuels paraissent mauvais à première vue, mais c’est que notre situation d’éléments d’une ruche (Bernard Mandeville écrit une Fable des Abeilles) nous rend difficile l’observation directe de la totalité organisée par Dieu. A une certaine hauteur, la perfection est évidente. La richesse des nations n’augmente-t-elle pas à proportion du déploiement des égoïsmes ? Hélas, de Adam Smith au divin Marquis, il n’y a plus alors qu’un minuscule cache-sexe que Dany-Robert Dufour ne se prive pas de retirer dans son livre La Cité Perverse, sous-titré : libéralisme et pornographie, où il montre comment le Sade de la Révolution est l’aboutissement nécessaire et inéluctable du processus de naturalisation religieuse engagé par les jansénistes français du XVIIe, relayés par un économiste puritain écossais du XVIIIe et accompli par les théoriciens et entrepreneurs libéraux du XXe. Sade comme seul libéral conséquent, donc, et comme modèle souterrain, inavoué, pour une société de pervers polymorphes dopés à l’Adrénaline du Marché. Dieu organisant les ébats, la Main dans les culottes. D’où, là encore, l’infini grotesque des déplorations et offuscations puritaines modernes qui, occupant nos oreilles, nous empêchent d’ouvrir les yeux. Le cynisme donc comme naturalisation et justification d’un ordre, comme résignation, comme adoption du point de vue de la ruche, du point de vue de la machine, du point de vue du robot. C’est pourquoi je peux dire que le libéralisme est un collectivisme que seule une erreur de perspective, une propagande efficace, et des sparring-partners toujours prêts à échanger les masques nous empêchent de comprendre.

Les premiers shoots au cynisme suscitent l’euphorie (on se croit supérieur et presque divin soi même), les suivants, comme pour la plupart des drogues, la souffrance paradoxale dont on ne sort provisoirement qu’en augmentant l’intensité de ce qui la provoque. J’ai donc nommé cette vision du monde, cette réflexivité propre au mode d’exploitation prolétarial : cynisme addictif. Et, pour contrecarrer ce cynisme, j’ai décidé d’en revenir au cynisme grec ancien que j’appelle, à la suite de Sloterdijk, kunisme. Diogène contre Sade en somme. Car les deux jouent la nature contre la société, mais l’un joue avec le désir et les besoins, l’autre avec les pulsions. Il y a donc nature et nature, et finalement rien n’est moins naturel que la nature pour l’homme. Cependant, Sade est paradoxalement le plus proche d’une nature considérée comme ce qu’il y a de non social. Les pulsions représentant le fond humain le plus primitif. Diogène voulait encore se dominer lui-même. Il est donc de cette lignée de sages ascètes considérant qu’il n’est pas de plus grande liberté que la maîtrise de soi et la totale indifférence vis-à-vis des normes sociales du moment. Avec Sade au contraire, il n’est question que de la domination d’autrui et de la totale soumission aux pulsions individuelles. Or, ces pulsions individuelles devenant le fond de commerce du mode d’exploitation prolétarial à son zénith, non seulement leur expression n’est plus transgressive, mais encore elle conforte et nourrit désormais le corps social métastasé dont la pathologie s’appelle capitalisme. Pour moi, il y a donc d’un côté l’individu (Diogène), ou la possibilité d’un individu, et de l’autre (avec Sade) la machine sociale pulsionnelle. Car il n’est d’individu réellement libre que maîtrisant son corps social, et c’est la raison pour laquelle je vois dans le kunisme un yoga du corps social.

Pour conclure, je dirai que notre mode d’exploitation : le prolétariage, le point civilisationnel le plus haut de l’histoire humaine paraît-il, représente en fait un risque d’involution extrême, par conjugaison d’une technologie prothétique surefficace et d’un complexe psycho-social régressif. Comme si l’un prenait le pas sur l’autre : le corps social sur le corps individuel, la machine sur la personne, le monstre auto-engendré sur l’homme. Le cynisme est le langage de ce monstre, sa réflexivité propre. Sade fut l’explorateur téméraire de ce langage, de cette réflexivité. Diogène, pour moi, en est l’antidote. A la course aux honneurs et à la domination, il oppose la pauvreté volontaire et le mépris souverain de la puissance sociale. Au laisser faire, laisser aller, il oppose la volonté. Aux pulsions autodestructrices, il oppose le désir et la sublimation. Au monstre auto-engendré dont son époque voyait déjà les premières formes, il oppose l’individu fragile. Et à la résignation, il oppose la création. Figure de la transgression véritable, il renaît avec le kunisme.
L’argument des réformateurs obsessionnels néo-libéraux qui veut que l’âpreté du temps ne permette plus de vivre au-dessus de ses moyens, que nous ayons, après avoir largement profité des largesses de l’Etat, à serrer d’un cran notre ceinture pour affronter l’avenir, me fait une nouvelle fois penser à cette fable que j’ai souvent évoquée mettant en scène un homme juché sur les épaules d’un autre et traversant un désert. Il plaint sincèrement celui qui le porte, verse des larmes et ne sait pas comment soulager sa peine. Une seule chose ne lui viendra jamais à l’esprit, c’est de descendre de sa monture et de marcher à ses côtés. Ainsi le néo-libéral cherche désespérément de l’argent ou essaye d’économiser, mais se refuse à une seule chose : partager équitablement les richesses sociales. Et puis, de quel pain blanc s’agit-il ? A l’en croire, nous sortons d’une époque bénie d’abondance où rien ne manquait et où nous pouvions dépenser sans compter. S’agit-il de la période d’après guerre, lorsque l’Europe dévastée se réorganisait et se reconstruisait, où les guerres coloniales faisaient rage, et où la guerre mondiale était froide ? S’agit-il de la période ultérieure du choc pétrolier et du chômage de masse ? Toute période paraît meilleure si on dégrade la suivante, et c’est à l’aune d’aujourd’hui que l’on juge d’hier. Il n’y a plus d’argent pour les retraites, plus d’argent pour la santé. Qu’avons-nous fait quand il n’y avait plus d’argent pour faire la guerre ? Nous n’avons pas supprimé l’armée. Il faut plafonner les retraites et redistribué massivement, voilà tout. Et la concurrence mondiale ? Faisons en sorte de ne plus faire la course. En tout cas plus de la même manière. Car à ce jeu, au final, tout le monde perdra.

samedi 18 septembre 2010

« Et si son erreur (à Marx) avait été de croire que l’objet du désir (la productivité illimitée) pourrait survivre à la perte de sa cause motrice (la plus value) ? ». Voilà comment Slavoj Zizek termine le deuxième chapitre de son livre « Fragile Absolu », paru récemment en poche. Il est de ceux, peu nombreux, qui reconnaissent le paradoxe capitaliste et l’erreur de perspective marxienne, points de départ kunique, tout en restant fidèle à Marx. « Alors que le capitalisme suspend la puissance des vieux fantômes de la tradition, il génère lui-même ses propres spectres monstrueux.»

Résumons une nouvelle fois en terme kuniques simples (ce thème essentiel s’imposera par sa répétition entêtante): la principale force productive dans le salariage ou prolétariage (voir plus loin dans ce blog), c’est l’exploitation, et plus même l’aliénation. Sans exploitation, pas de plus-value, pas de croissance du PIB, pas de productivité illimitée. L’injustice est proprement le moteur de la croissance. Et donc pas de croissance (qu’elle soit de gauche ou de droite) sans injustice, exploitation, aliénation. Supprimer l’exploitation en conservant la croissance (construire le communisme selon Marx), est le fantasme du capitalisme lui-même. Le communisme n’est donc pas l’antithèse du capitalisme, mais bien son accomplissement. Il suffit de lire les réponses de Marx aux critiques bourgeoises de son temps concernant la remise en cause communiste des acquis individuels (liberté, propriété, etc.). Pour lui, le geste communiste prolonge le geste bourgeois de socialisation, collectivisation, qu’il trouvait bon, en éliminant ses contradictions. C’est le capitalisme lui-même qui socialise, exproprie et rationalise, il fait donc logiquement des communistes, des capitalistes conséquents. Pour qu’apparaissent les fissures de l’édifice théorique marxien, et donc une possibilité de réparation et de prolongement, il faut tout simplement suivre son raisonnement jusqu’au bout, en évitant de se laisser prendre à ses jugements a priori sur l’évolution historique, et sur l’aspect bénéfique des forces productives. « L’erreur fondamentale de Marx, d’après Zizek, a été de conclure à la possibilité d’un nouvel ordre social supérieur, qui non seulement maintiendrait, mais aussi réaliserait la spirale productiviste perpétuellement en excès (...) Si l’obstacle, c’est-à-dire la contradiction constitutive du capitalisme, est surmontée, la pulsion productiviste débridée n’en est pas pour autant débarrassée de son dysfonctionnement, puisque c’est cette productivité elle-même, qui semblait être générée et simultanément déjouée par le capitalisme, qui précisément disparaît : en supprimant l’obstacle, c’est le potentiel qui se dissipe… C’est ainsi qu’en un sens les critiques du Communisme étaient fondées à dénoncer le caractère impossible et fantasmatique du communisme marxiste. Mais en un sens seulement, car ils n’ont pas vu combien le communisme marxiste, cette idée d’une société fondée sur une pure productivité extérieure à la structure du Capital, était un fantasme constitutif du capitalisme lui-même : sa transgression essentielle sous sa forme la plus pure ». Il faut « comprendre combien l’idée de société communiste chez Marx est en elle-même un fantasme capitaliste. »

L’humanité productrice a en fait toujours fonctionnée sur le principe de l’extorsion d’une plus-value, c’est-à-dire sur l’exploitation d’un travail commun en vue de dégager un plus-que-nécessaire accaparé d’abord par quelques uns. Esclavage, servage, péonage, furent les formes premières de cette exploitation. Mais cette exploitation était directe et transparente : l’esclave, le serf ou le péon, devant son maître, n’avait aucun doute sur la réalité et l’origine de ce qu’il subissait, nonobstant les systèmes extérieurs de justification mythico-culturelle. Tout change avec le prolétariage. Non seulement les hommes ne pensent pas toujours y être exploités, mais encore ils pensent qu’ils participent à une vaste entreprise d’émancipation démocratique. C’est que l’extorsion de la survaleur se pratique de façon mécanique, impersonnelle (même si elle a des effets visibles à l’échelle individuelle), cybernétique en somme, c’est-à-dire à la manière d’une sorte de pompe collective à survaleur faite de mille éléments combinés dont le pilote disparaît à la vue, s’il n’est pas tout bonnement dispersé en un ensemble hybride conjuguant chair et acier, intelligence et pétrole, artefacts et volonté, réseaux extérieurs et combinatoire intérieure, individu personnel et individu collectif, sensations et rouages. Et cette pompe s’auto-alimente, s’auto-féconde, et s’autonomise. Elle tend donc à devenir un véritable corps individualisé, une intériorité immunitaire nouvelle (Sloterdijk). Organicisme ? Oui, évidemment. C’est que le prolétariage induit un horizon individuel émancipateur illusoire en même temps qu’il alourdit au présent les chaînes invisibles de l’aliénation.

Extorsion, disions-nous. Extraction conviendrait mieux. Voyons-nous, nous les humains, nous les mutants sociaux du XXIe siècle, c’est étrange bien sûr, comme nous sommes, c’est-à-dire comme une mine collective dont « on » extrait de la richesse comme on extrait le jus d’un fruit ou le pétrole de la terre. Et comprenons ce « on » tel qu’il se présente à des yeux décillés, c’est-à-dire comme un nous-mêmes extériorisé, collectif, prothétique et impersonnel. Voyons-nous échanger chaque jour notre substance individuelle contre de l’aliénation bleu pétrole. L’homme prothétique se mue en homme pathétique, prothèse pensante d’une pompe collective à capital, pourvoyeuse pour l’essentiel d’aliénation et de misère.

La question est : de l’objet du délire (désir) (productivité illimitée), avec sa cause motrice (plus-value), quel est le sujet ? Car il s’agit bien dans « Fragile Absolu » de l’analyse psycho-sociale d’un être collectif. Pourquoi se livre-t-on à une telle analyse sans décrire au préalable le corps du sujet ? A éluder ce corps, on en arrive à discourir sur une structure sans aucune matérialité. Qui désir ? Avant de désirer, il faut bien exister. Quel est donc ce corps social qui désire ? Inconscient collectif ? Mais quel est son substrat matériel ? Il faudrait pouvoir donner à voir, et pas seulement à comprendre. Des mots ou des expressions surgissent pourtant : « spectre monstrueux », « monstre auto-engendré », « gigantesque parasite ». Ils tentent de saisir une réalité prégnante qui échappe à l’œil immédiat. Une entité invisible en même temps qu’omniprésente. Est-ce qu’une cellule d’un corps, si elle voyait, pourrait voir le corps entier dont elle fait partie ? Oui, si elle disposait des moyens d’observation humains. Il faut parler concrètement de l’abstraction capitaliste. Il faut concrétiser le sujet du délire. Souvenons-nous de Teilhard de Chardin (je sais, ça ne fait pas moderne de le citer). A son schéma d’évolution, après la biosphère, et avant la noosphère, il faudrait ajouter la sociosphère, et même la capitalosphère, qui loin d’aboutir à la fusion spirituelle en oméga, interdira à jamais, lorsqu’elle aura atteint au paroxysme de son être, tout développement vertical. Le « point de singularité », le point de basculement donc d’une réalité à une autre, pouvant donner lieu à la disparition pure et simple de toute subjectivité. Cela paraît incroyable ? Et pourtant, un monstre est là, tapi dans nos interactions, qui se nourrit déjà de notre intériorité. Il prospère tranquillement, à l’abri des regards, occupés que nous sommes à nous chamailler au sujet de ses leurres. Et je ne comprends pas la solidarité objective et subjective des chrétiens et des bouddhistes par exemple avec ce monstre-là. Le sous-titre du livre est : « Pourquoi l’héritage chrétien vaut-il d’être défendu ? ». Parce qu’en gros, répond Zizek, la subversion chrétienne nous présente un modèle de confrontation directe avec les spectres.

L’homme s’est créé des prothèses sociales qui se sont mises à communiquer entre elles et qui, peu à peu, avec son consentement, prennent le contrôle de ses espaces extérieurs et intérieurs, et font de lui la prothèse luxueuse et vivante de la métaprothèse artefactuelle. Voilà le résumé le plus concis du mouvement historique récent. L’aboutissement de millions d’année d’évolution socio-biologique. Roman d’anticipation ? Délire technophobe ? Non point. Pur Réel au contraire. Car comme d’habitude, le réel dépasse la fiction, ou les fictions. Que pourrais-je inventer qui dépasse en folie paradoxale le paysage socio-économique contemporain ? Mais là où Zizek a raison avec Lacan, c’est que pour voir le Réel, il faut percer le voile de la réalité. Et la réalité ici, n’est rien d’autre que l’expression de l’idéologie. Le concret est idéologique et l’abstrait réel parce que le capitalisme a aussi inversé le rapport aux spectres, en spectralisant le processus de production et de circulation, et en réalisant les processus de spiritualisation. Marx savait ce qu’il disait en parlant d’un monde à l’envers. Qu’est-ce que le fétichisme, sinon l’image à la place de l’objet, le spectacle a la place de l’action. Si bien que toute critique aujourd’hui ne peut-être qu’iconoclaste, c’est-à-dire intéressée avant tout par les images. Debord nous a montré le chemin.

Le corps du délire est donc ce monstre-là, ce corps social métastasé, prolifération circulaire et pathologique de spectres réels, de riens omniprésents. Pour le réduire, je préconiserais une radicale non-violence.

Nous avons vu que ce monde était caractérisé par la course à la productivité, à la croissance, qu’il était, selon Zizek, « une fuite en avant désespérée pour tenter d’échapper à sa propre faiblesse, à sa nécessaire contradiction ». Nous avons vus aussi qu’il n’y avait pas de croissance sans aliénation et injustices. Garder la croissance sans l’aliénation, comme le veulent les productivistes de gauche, s’avère donc illusoire. Comme il devient impossible d’imaginer une quelconque sortie du Capital par le Capital. Le Capital est révolutionnaire sans le savoir, il transforme le monde c’est vrai, mais il le transforme en monde du Capital. Revenons un instant au Manifeste de 1848 : « La bourgeoisie n’existe qu’à la condition de révolutionner constamment les instruments de travail, ce qui veut dire le mode de production, ce qui veut dire tous les rapports sociaux (…) Ce bouleversement continuel des modes de production, ce constant ébranlement de tout le système social, cette agitation et cette insécurité perpétuelle distinguent l’époque bourgeoise de toutes les précédentes. Tous les rapports sociaux, traditionnels et figés, avec leur cortège de croyances et d’idées admises et vénérées se dissolvent ; celles qui les remplacent deviennent surannées avant de se cristalliser. Tout ce qui était solide et stable est ébranlé, tout ce qui était sacré est profané ; et les hommes sont forcés, enfin, d’envisager leurs conditions d’existence avec des yeux dégrisés. » D’où il résulte que pour interrompre cette course en avant, il n’y a pas d’autre solution que d’éteindre la chaudière, de couper le courant. Qu’il faut cesser de vouloir la croissance. Qu’il faut se livrer à un désarmement économique à l’échelle planétaire. Et pour cela, commencer par redistribuer les richesses déjà produites, ici et maintenant, au moyen d’une révolution fiscale et agraire radicale sans égard pour l’orthodoxie économique. Mais pas avant, toutefois, d’avoir défini un projet anthropologique, mythologique, en un mot spirituel, nouveau. Car le grand choc social induit provoquerait d’abord un chaos qui, pour être salvateur et nécessaire, n’en serait pas moins d’une violence extrême (pas moins violent en tout cas que les crises capitalistes cycliques). Et d’un chaos de cet ordre, sans grand projet spirituel, ne pourrait naître que le déjà connu: le Capital-phénix. Je n’ai jamais cru à la spontanéité des masses, du moins pas à leur spontanéité anti-prolétariage. Si le prolétariage a été conservé, ce n’est pas seulement par la force. Il est désiré chaque jour de façon perverse. C’est sur ce terrain-là que me semble le plus pertinent l’éclairage freudo-lacanien.

J’en appelle donc d’abord au projet. Mais ensuite, au désarmement économique, à un traité international de non-prolifération capitalistique ; à la non-violence appliquée à l’économie, en vertu du principe qu’on ne peut pas avec conséquence être non-violent politiquement ou philosophiquement, et violent économiquement. Arrêtons d’accepter en un lieu, ce que l’on refuse dans un autre. D’accepter dans l’entreprise ce que nous refusons dans l’église ; d’accepter dans l’Etat ce que nous refusons dans les livres ; d’accepter à la Corbeille, ce que nous refusons dans la rue, etc. Et la richesse ? Outre le fait qu’il n’existe pas de richesse individuelle, mais seulement de la richesse sociale plus ou moins bien partagée, il n’y a, par-delà la satisfaction des besoins primordiaux, de véritable richesse qu’intérieure. Et la santé ? Outre le fait que la santé de quelques uns ne peut se payer au prix de l’exploitation de tous, que la science médicale avance au pas de l’aliénation, et que donc la médecine moderne s’appuie matériellement sur ce qui rend ou rendra les gens malades (tout comme il existe une relation croissance-injustice, il y a une relation croissance-maladie), la santé véritable est incompatible avec l’aliénation prolétarienne. Où l’on voit l’absurdité des pratiques séparées de développement personnel, et de certaines recettes individuelles de bonne santé ; mais aussi de tous les mouvements écologiques séparés, croyant à une régénération hors-sol, c’est-à-dire hors spectre. Car il n’y a pas de hors spectre. Un spectre n’a pas de corps, soit, mais il a une puissance et un espace d’influence.

Le spectre du Capital est donc sa propre limite comme limite et ressort à la fois, comme moteur paradoxal. Pour en venir à bout il faut l’affronter, et pour l’affronter il faut d’abord le voir tel qu’il est. Dans le labyrinthe de miroirs capitaliste, il faut trouver le Minotaure. Nouvelle épopée, nouvelle Guerre de Troie : la vraie guerre du bien contre le mal. Nous avons un fil d’Ariane : la critique nouvelle post-communiste. Mais avant de pénétrer dans l’antre, il nous faut encore un projet. Le kunisme est fondamentalement cette question d’un projet anthropologique global, d’un monde à créer à partir du chaos.

Adrien Royo

mardi 14 septembre 2010

Je voudrais ici payer ma dette à un héros de la musique populaire française et internationale, populaire parce que sans nœud pap’ ni cravate, je veux parler de Christian Vander. La sortie récente d’un album que je considère comme le chef-d’œuvre du maître : « Emëhntëhtt-Ré », me donne l’occasion de saluer le courage, la cohérence, l’indifférence souveraine à toute mode, la fidélité coltranienne et l’audace d’un musicien à la générosité inépuisable. Si le dernier opus magmaïen m’enthousiasme tant c’est qu’il est une sorte de condensé de ce que peut Magma dans ses meilleurs moments : nous transporter dans les profondeurs de nous-mêmes pour y creuser le sillon de la tragédie immobile et sublime, en même temps que de la joie stupéfaite et contemplative. L’étonnement sacré étant la particularité de cette figure intemporelle nous appelant au mystère, comme elle était déjà celle de Coltrane. Plus qu’un batteur-chanteur-compositeur, Christian est avant tout un créateur de vertige, un alchimiste obsessionnel, et l’éminent serviteur d’une transe dionysiaque immortelle jetée comme un serpent dans l’espace machinique de la modernité. Depuis 1969, année de l’apparition du groupe Magma sur la scène mondiale, son venin ne cesse de bouleverser le corps social et le corps individuel de beaucoup de ceux qui, comme moi, se laissèrent béatement mordre une première fois. Car magma exerce une sorte de fascination addictive ou de répulsion quasi phobique comme le serpent.

Le kunisme doit presque tout à Christian Vander et son univers kobaïen. C’est lui qui m’a donné le sens de la tragédie, le courage de la recherche et le plaisir du don. Avec Marx, Debord, Kafka et Pessoa, il est de mon Panthéon très personnel, un frère de larme. Larme de joie et de souffrance mêlées.

Jamais, je crois, Christian n’a approché de si près la perfection. Ce voyage initiatique dans le tombeau d’un pharaon imaginaire, dépasse tout en profondeur, sérénité, assurance, maîtrise de composition et d’arrangement, équilibre sonore, et dignité. L’introduction d’un vibraphone n’est pas pour rien dans cette réussite. Les sonorités cristallines, souvent à l’unisson avec les voix, le clavier ou la basse, apaisent et ouvrent à la fois la matière extraordinairement dense de cet espace musical. Je considérais déjà, il y a 20 ans, Kontarkosz (l’un des mouvements de cette épopée enregistré en 1973) comme le morceau vanderien le plus abouti. La livraison de l’œuvre totale enfin gravée me confirme dans l’idée qu’il y avait bien là quelque chose comme une apothéose souterraine. Mais ce n’est qu’aujourd’hui que Christian a été capable de la rendre avec la maturité nécessaire. Je rêverais d’un enregistrement dans la même veine d’un Theusz Hamtak.

A écouter de toute urgence: Magma