samedi 24 janvier 2009

(...) Ne jouons pas sur les mots : l’individu comme unité singulière, « corps organisé vivant », existe, certes, nous le voyons tous les jours. Il existe comme entité juridique, économique, politique, morale, biologique, psychique, etc. ; pour autant, cette existence paraît incomplète, il semblerait qu’elle déborde de tout côté. Serait-ce la partie émergée d’un tout plus profond et plus indiscernable au premier regard ? Et si l’individuation inachevée dont nous parlions plus haut, aboutissait à une contraction abusive ? Si le processus de personnalisation, arrivé au terme que nous connaissons, amenait à confondre une étape nécessaire avec un horizon ? Il s’agirait de s’interroger sur la pertinence de cette focalisation.

La science moderne a montré les limites d’une vision trop atomiste des choses, d’une appréhension trop attachée aux règles de la perception commune. Les rapports masse-énergie, ondes-corpuscules, temps-espace, ont été considérablement chamboulés au siècle dernier. Je regarde un objet posé devant moi. J’en perçois la forme singulière découpée dans l’espace. Cela ne m’empêche pas de savoir qu’il existe aussi, et principalement, comme un grouillement d’énergie en échange permanent avec son environnement immédiat. Mon regard l’isole, mais une de ses réalités le précipite dans un maelström infini. De même l’individu semble se détaché sur un fond précis : volume, silhouette, enveloppe singulière, cohérence unique, liberté en mouvement, corps séparé ; mais il est aussi englué dans la matière mousseuse du temps. Mousse lui-même, il ressemble à l’écume d’un océan sans limite ; bave d’éternité. Une forme se crée au milieu d’un espace homogène, condensation provisoire, puis disparaît. Ainsi une goutte de pluie se forme dans un nuage, et s’évapore. A une certaine échelle, l’épiderme est une limite, à une autre, il sert de passerelle aux échanges incessants. La perception est un système de sélection d’informations qui prélève dans le réel les éléments organisables selon des modalités préétablies pouvant servir au système directeur vivant. Toute limite s’avère donc relative et subjective, ce qui n’enlève rien à son poids de réel, puisque même relayée par des instruments artificiels ou par la projection d’une hypothèse théorique, la perception conserve son caractère sélectif et arbitraire. Toute connaissance est une invention. La création artistique, loin de représenter une partie seulement du champ pratico-intellectuel, en est, bien plutôt, la substance même. L’œil crée le monde dès l’origine(...)

(...) Mais l’individu humain a ceci encore de particulier qu’il s’est construit un deuxième espace, un espace collectif, avec lequel il entretient des relations étranges, comme un père avec son fils prodigue, ou le docteur du roman d’épouvante avec sa créature. L’univers qui l’a créé lui devient étranger, l’être qu’il invente lui revient monstrueux. Et si les limites n’existent pas entre lui et le cosmos, elles existent encore moins entre lui et sa création permanente. L’être humain est corps individuel et corps social à la fois. C’est en ce sens qu’il peut subir une aliénation telle que définie plus haut. Imaginons un homme dans l’espace interstellaire. Peut-il vivre sans une partie de son corps social : le vaisseau qu’il habite ? Et un homme dans un état de solitude volontaire, livré aux seules ressources individuelles, ne se retire-t-il pas au moins avec les connaissances sociales nécessaires à sa survie ? Le cas du spationaute est particulièrement intéressant, car il préfigure l’état de dépendance quasi absolu que nous pourrions tous connaître incessamment. L’illusion de la séparation n’a rien de préoccupant tant que le corps social garde des proportions raisonnables, elle devient mortifère lorsque celui-ci grandit au point d’obscurcir l’horizon.

Nous voici donc avec deux individus réels : le premier, le plus visible, correspond à la désignation courante ; le deuxième, plus insaisissable, doit être défini comme corps socio-individuel. Mais les deux, bien entendu, ne font qu’un : toutes les caractéristiques du premier étant conservée dans le deuxième. Celui-ci n’étant que la vérité élargie de celui-là. Tout se passe comme si l’individu, émergeant d’un magma indifférencié, puis se condensant de plus en plus, avait à se dilater derechef pour tenter de découvrir un nouvel accès vers sa création. La nature enfante l’homme qui crée la nature qui enfante l’individu qui doit créer L’homme. La nature in-pulse l’homme en son sein. Des petits d’homme naissent et s’individualisent en fabricant du social. Le social participe de cette individualisation, et l’individualisation participe du social. En ne voyant pas l’étroite imbrication, en bloquant le processus d’individualisation, L’homme se trouve à côté de son projet. En assumant son corps social, en l’incorporant, littéralement, en en faisant un nouvel instrument d’évolution, il recouvrerait, au contraire, la possibilité de son épanouissement. Hors du corps social, point de salut, mais hors du corps individuel, point de conscience.

Au cours de son histoire, l’être humain a donc forgé un corps social qui a permis au presque-individu d’éclore. Mais, l’Individu, le vrai, étant un projet, notre devoir est de veiller à ce qu’aucune malformation ou pathologie du corps social n’en paralyse l’évolution. On voit bien là comment un tel programme dépasse les habituels clivages sociaux, culturels ou religieux.

Rien de ce qu’invente le corps social ne peut être déclaré bon ou mauvais en soi. Mais, tout ce qu’invente le corps social est l’instrument du corps social. Si le corps social est tyrannique, l’instrument le sera aussi. Et, plus puissant et universel sera cet instrument, plus grande sera la tyrannie. Les réquisitoires intempestifs contre telle ou telle nouveauté spectaculaire, isolément considérée, sont aussi stupides que les plaidoyers admiratifs. L’écume aux lèvres ou la langue pendante, sont, face aux nouvelles technologies, deux attitudes pareillement grotesques. L’on s’étripe, en cette occurrence, à propos de ce qui n’existe pas. Cela nourrit les inutiles débat médiatiques, qui eux-mêmes participent de la mauvaise foi générale, et alimente l’Aliénation en la cachant. Nous le savions déjà, le corps social colporte, avec sa pacotille marchande, une vision du monde et une morale. Parler ou pratiquer le monde sans connaître sa réalité, c’est donc parler la langue de l’Aliénation et pratiquer son art. Ce n’est pas autrement que la culture mondiale finit par composer la chanson de geste du corps social tyrannique. Le corps social tyrannique parle et les hommes se taisent. D’aucun appellent cela : entrer dans l’ère de la communication.

Pour le moment, la production est production de l’Aliénation, le progrès est progrès de l’Aliénation, la propriété privée ou sociale des moyens de production est propriété des moyens de production de l’Aliénation (...)

Manifeste pré-kunique (extrait)

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