samedi 24 janvier 2009

Matérialisme

(...) Nous avons parlé de Croissance et de Marchandise. Nous aurions pu parler d’exploitation. Mais nous tenons à considérer, encore une fois, la réalité sous un angle général, et la condition humaine sous la lumière la plus concrète. D’aucuns pourraient être surpris par cette profession de foi matérialiste qui semble détachée des relations sociales les plus brutales et visibles, par conséquent de ce qu’ils croient être le propre du matérialisme. C’est qu’ils se trompent sur le concept. Un matérialisme de l’extériorité exclusive est aussi vain qu’un idéalisme solipsiste. Toute analyse, dans son principe même, est une abstraction. La réalité échappera toujours à toutes les tentatives de réduction théorique. Un matérialisme qui oublie la conscience dans son dispositif, qui regarde les objets se frotter les uns aux autres comme s’ils étaient purs de toute interprétation humaine, nous intéresse autant que le spiritualisme contraire enfermé dans l’idéale solitude. D’autre part, nous savons qu’il est difficile, dans nos traditions logiques occidentales, de concevoir deux ou plusieurs réalités contradictoires ne s’excluant pas mutuellement, et n’en formant qu’une. Pourtant, là aussi, la science moderne rejoint quelques intuitions orientales moins dualistes. Il est fort possible, dans ce qui nous occupe, qu’un fait social, bien que patent, cache une réalité plus profonde et moins directement visible. Le matérialisme ne doit pas être confondu avec le sens commun et la banalité, l’opinion courante ou l’évidence première, et moins encore avec l’ensemble exhaustif des éléments extérieurs du monde connu. C’est la folie d’une objectivité absolue qui discrédite le matérialisme en lui ôtant son poids de tragique. Le matérialisme doit être conçu comme philosophie de l’immanence, et non comme doctrine de la Matière. La matière est toujours pour l’Homme, et non pas l’Homme pour la matière. La conscience se jette sur l’objet, et lui donne une forme en rapport avec la consistance, l’énergie, l’être de la rencontre, du choc. L’objet ne dit pas ce qu’il est, il résiste seulement, il oppose sa matérialité incertaine à la conscience humaine qui le définit pour elle, et se transforme ainsi dans la relation. Le frottement de la conscience et de l’objet fonde la structure humaine, et si la conscience peut devenir son propre objet, elle n’arrivera jamais, cependant, au détachement absolu. C’est toujours d’une relation dont il sera question, d’un mouvement, d’une respiration, jamais d’un ballet extérieur d’objets purs. Et s’il est vrai que les rapports sociaux, d’un premier abord, revêtent la forme d’un conflit de classes, d’une immense lutte d’intérêts divergents, il n’en reste pas moins vrai que le point fondamental se trouve ailleurs, dans la relation de l’être humain avec lui-même, quelle que soit sa position sociale. Ce qui n’implique pas que tous aient la même responsabilité, ni que la résignation à l’injustice ne se présente comme conclusion nécessaire de notre discours. Répétons que notre objectif est de pénétrer au plus loin dans la structure spéculaire et glissante de notre existence, en refusant de nous laisser fasciner par le tourbillon des vérités toutes faites, des évidences imposées.

Il est somme toute assez naturel de vouloir autre chose, s’agissant de l’émancipation humaine, que le miroir aux alouettes des systèmes de remplacement « clés en mains », qui, jusqu’ici, ont fait la preuve de leur insuffisance. La promesse d’un avenir meilleur ne doit pas se changer, une nouvelle fois, en espoir d’un retour au passé. Prenons à bras-le-corps les conflits de classes, les douloureux frottements sociaux immédiats, mais n’imaginons pas que la question de l’Aliénation se résume à cela. Malheureusement, peut-être, la complexité grandissante du champ d’exploration, ajoutée aux discrédits récents jeté par l’histoire, nous éloigne quelque peu de ces croyances rassurantes, de cette religiosité naïve, de cette illusion du matérialisme industriel. Une situation d’oppression ne peut-elle prendre place au cœur d’un système plus général de domination ? Un oppresseur ne peut-il être lui-même dominé ? N’existe-t-il pas des dominations en cascade, des oppressions gigognes ? Et, ne nous faudrait-il pas, si tel était le cas, avant d’envisager une action de libération quelconque, essayer de découvrir le plus petit dénominateur commun, atteindre la clef de voûte de l’édifice global, pour espérer anéantir la chaîne des esclavages ? C’est effectivement ce que nous avons entrepris.

Le prolétaire est celui à qui le corps social pathologique, ce monstre qu’il a lui-même forgé de ses mains, laisse la contemplation artificielle de son propre néant pour le consoler d’avoir tout perdu, et notamment les moyens et le désir de son accomplissement humain. Et le bourgeois ? (...)


Manifeste pré-kunique (extrait)

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