Antisémitisme et national socialisme
Moishe Postone, 1986
Quel est le rapport entre antisémitisme et national-socialisme? En Allemagne fédérale, le débat public sur cette question se
caractérise par l'opposition entre les libéraux et les conservateurs
d'une part, et la gauche d'autre part. Les libéraux et les conservateurs
ont tendance à mettre l'accent sur la discontinuité entre le passé nazi
et le présent. Quand ils évoquent le passé nazi, ils se focalisent sur
la persécution et l'extermination des juifs et négligent d'autres
aspects centraux du national socialisme. Par là, ils entendent souligner
la "rupture absolue » censée séparer la République fédérale du IIIe
Reich. Ainsi l'accent mis sur l'antisémitisme permet-il paradoxalement
d'éviter une confrontation radicale avec la réalité sociale et
structurelle du national socialisme. Cette réalité n'a certainement pas
complètement disparu en 1945. En d'autres termes, la condamnation de
l'antisémitisme nazi sert aussi d'idéologie de légitimation pour le
système actuel. Cette instrumentalisation n'est possible que parce que
l'on traite l'antisémitisme d'abord en tant que forme de préjugé, en
tant qu'idéologie du bouc émissaire, voilant ainsi le rapport intime
entre l'antisémitisme et les autres aspects du national socialisme.
Quant à la gauche, elle a toujours tendance à se focaliser sur la
fonction du national socialisme pour le capitalisme, mettant l'accent
sur la destruction des organisations de la classe ouvrière, la politique
sociale et économique du nazisme, le réarmement, l'expansionnisme et
les mécanismes bureaucratiques de domination du parti et de l'État. Elle
souligne les éléments de continuité entre la République fédérale et le
IIIe Reich. S'il est vrai que la gauche ne passe pas sous silence
l'extermination des juifs, elle la subsume vite sous les catégories
générales de préjugé, de discrimination et de persécution.
En comprenant l'antisémitisme en tant que moment périphérique, et non
pas central, du national socialisme, la gauche voile elle aussi le
rapport intime entre les deux.
Ces deux positions comprennent l'antisémitisme moderne en tant
que préjugé anti juifs, comme un exemple particulier du racisme en
général. L’accent mis sur la nature psychologique de masse de
l'antisémitisme sépare leurs considérations sur l’Holocauste des études
socioéconomiques et sociohistoriques du national socialisme. On ne peut
pourtant pas comprendre l'Holocauste tant que l'on considère
l'antisémitisme comme un exemple du racisme en général, et tant que l'on
conçoit le nazisme seulement en termes de grand capital et d'État
policier bureaucratique terroriste. On ne devrait pas traiter Auschwitz,
Belzec, Chelmno, Maidanek, Sobibor et Treblinka en dehors d'une analyse
du national socialisme. Les camps représentent l'un de ses points
d'aboutissement logiques, non simplement son épiphénomène le plus
terrible. L’analyse du national socialisme qui ne réussit pas à
expliquer l'anéantissement du judaïsme européen n'est pas à la mesure de
son objet.
I
Dans cet essai, je tenterai de comprendre l'extermination des
juifs européens en développant une interprétation de l'antisémitisme
moderne. Mon intention n'est pas d'expliquer pourquoi le nazisme et
l'antisémitisme moderne ont réussi une percée et sont devenus
hégémoniques en Allemagne. Une telle tentative entraînerait une analyse
de la spécificité de l'évolution allemande ; il existe un nombre
suffisant de travaux à ce sujet. Cet essai envisage plutôt d'analyser ce
qui a percé alors, en proposant une analyse de l'antisémitisme moderne
qui montre le lien intime existant entre celui-ci et le national
socialisme. Cette étude est un préalable nécessaire si l'on veut
expliquer de manière adéquate pourquoi cela s'est produit justement en
Allemagne.
Qu'est ce qui fait la spécificité de l'Holocauste et de
l'antisémitisme moderne ? Ni le nombre des hommes qui furent assassinés
ni l'étendue de leurs souffrances : ce n'est pas une question de
quantité. Les exemples historiques de meurtres de masse et de génocides
ne manquent pas. (Par exemple, les nazis assassinèrent bien plus de
Russes que de juifs.) En réalité, il s'agit d'une spécificité
qualitative. Certains aspects de l'anéantissement du judaïsme européen
restent inexplicables tant que l'on traite l'antisémitisme comme un
exemple particulier d'une stratégie du bouc émissaire dont les victimes
auraient fort bien pu être les membres de n'importe quel autre groupe.
L’Holocauste se caractérise par un sens de la mission
idéologique, par une relative absence d'émotion et de haine directe
(contrairement aux pogromes, par exemple) et, ce qui est encore plus
important, par son manque évident de fonctionnalité. L’extermination des
juifs n'était pas le moyen d'une autre fin. Les juifs ne furent pas
exterminés pour une raison militaire ni au cours d'un violent processus
d'acquisition territoriale (comme ce fut le cas pour les Indiens
d'Amérique ou les Tasmaniens). Il ne s'agissait pas davantage d'éliminer
les résistants potentiels parmi les juifs pour exploiter plus
facilement les autres en tant qu'ilotes. (C'était là par ailleurs la
politique des nazis à l'égard des Polonais et des Russes.) Il n'y avait
pas non plus un quelconque autre but « extérieur ». L’extermination des
juifs ne devait pas seulement être totale, elle était une fin en soi :
l'extermination pour l'extermination, une fin exigeant la priorité
absolue.
Ni une explication fonctionnaliste du meurtre de masse ni une
théorie de l'antisémitisme centrée sur la notion de bouc émissaire ne
sauraient fournir d'explication satisfaisante au fait que, pendant les
dernières années de la guerre, une importante partie des chemins de fer
fut utilisée pour transporter les juifs vers les chambres à gaz et non
pour soutenir la logistique de l'armée alors que la Wehrmacht était
écrasée par l'Armée rouge. Une fois reconnue la spécificité qualitative
de l'anéantissement du judaïsme européen, il devient évident que toutes
les tentatives d'explication qui s'appuient sur les notions de
capitalisme, de racisme, de bureaucratie, de répression sexuelle ou de
personnalité autoritaire demeurent beaucoup trop générales. Comprendre,
ne serait-ce qu'en partie, la spécificité de l'Holocauste exige de
recourir à une argumentation elle même spécifique.
Bien sûr, l'anéantissement du judaïsme européen est lié à
l'antisémitisme. La spécificité du premier doit donc être mise en
rapport avec celle du second. De plus, comprendre l'antisémitisme
moderne suppose la prise en compte du nazisme comme d'un mouvement qui,
dans la compréhension qu'il avait de lui même, se pensait comme une
révolte.
L'antisémitisme moderne, qu'il ne faut pas confondre avec le
préjugé anti juifs courant, est une idéologie, une forme de pensée, qui a
fait son apparition en Europe à la fin du XIXe siècle. Son apparition
suppose l'existence séculaire de formes d'antisémitisme antérieures qui
ont toujours fait partie de la civilisation chrétienne occidentale.
Toutes les formes de l'antisémitisme ont en commun l'idée d'un pouvoir
attribué aux juifs : le pouvoir de tuer Dieu, de déchaîner la peste ou,
plus récemment, d'engendrer le capitalisme et le socialisme. La pensée
antisémite est une pensée fortement manichéenne dans laquelle les juifs
jouent le rôle des enfants des ténèbres.
Ce n'est pas seulement le degré mais aussi la qualité du pouvoir
attribué aux juifs qui différencie l'antisémitisme des autres formes de
racisme. Probablement, toutes les formes de racisme prêtent à l'Autre un
pouvoir potentiel. Mais, habituellement, ce pouvoir est concret,
matériel et sexuel. C'est le pouvoir potentiel de l'opprimé (comme
puissance du refoulé), du « sous homme ». Le pouvoir attribué aux juifs
par l'antisémitisme n'est pas seulement conçu comme plus grand mais
aussi comme réel et non comme potentiel. Cette différence qualitative
est exprimée par l'antisémitisme moderne en termes de mystérieuse
présence insaisissable, abstraite et universelle. Ce pouvoir n'apparaît
pas en tant que tel mais cherche un support concret — politique, social
ou culturel — à travers lequel il puisse fonctionner. Étant donné que ce
pouvoir n'est pas fixé concrètement, qu'il n'est pas « enraciné », il
est ressenti comme immensément grand et difficilement contrôlable. Il
est censé se tenir derrière les apparences sans leur être identique. Sa
source est donc cachée, conspiratrice. Les juifs sont synonymes d'une
insaisissable conspiration internationale, démesurément puissante.
Une affiche nazie offre un exemple parlant de cette façon de
voir. Elle montre l'Allemagne — symbolisée par un ouvrier fort et
honnête — menacée à l'Ouest par un John Bull gras et ploutocratique et à
l'Est par un commissaire bolchevique brutal et barbare. Cependant, ces
deux forces ennemies ne sont que des marionnettes. Surplombant le globe
et tenant les fils des marionnettes dans ses mains, le Juif épie. Cette
vision n'était nullement le monopole des nazis. L’antisémitisme moderne
se caractérise par le fait qu'il considère les juifs comme la force
secrète cachée derrière ces frères ennemis « apparents » que sont le
capitalisme ploutocratique et le socialisme. De plus, la « juiverie
internationale » est perçue comme ce qui se tient derrière la « jungle
d'asphalte » des métropoles cancéreuses, derrière la « culture moderne,
matérialiste et vulgaire », et de façon générale derrière toutes les
forces qui concourent à la ruine des liens sociaux, des valeurs et des
institutions traditionnels. Les juifs représentent une puissance
destructrice, dangereuse et étrangère qui mine la « santé » sociale de
la nation. L'antisémitisme moderne ne se caractérise donc pas seulement
par son contenu séculier mais encore par son caractère systématique. Il
prétend expliquer le monde : un monde rapidement devenu trop complexe et
menaçant pour beaucoup.
Cette définition descriptive de l'antisémitisme moderne est
certes indispensable pour le différencier du préjugé ou du racisme en
général. Mais elle ne montre pas le lien existant intrinsèquement entre
l'antisémitisme moderne et le national socialisme. Le projet de dépasser
la séparation faite couramment entre une analyse socioéconomique du
nazisme et une étude de l'antisémitisme n'est donc pas encore réalisé à
ce niveau de l'analyse. Il faut une explication de l'antisémitisme qui
permette de relier les deux. Cette explication doit historiquement
fonder la forme d'antisémitisme décrite plus haut à l'aide des mêmes
catégories utilisées pour expliquer le national-socialisme. Mon
intention n'est pas de nier les explications sociopsychologiques ou
psychanalytiques,
mais de mettre en lumière un cadre historico-épistémologique de
référence, à l'intérieur duquel des spécifications psychologiques
peuvent s'inscrire. Ce cadre de référence doit permettre de saisir le
contenu spécifique de l'antisémitisme moderne et il doit être historique
dans la mesure où il s'agit d'expliquer pourquoi cette idéologie qui
apparaît à la fin du XIXe siècle prend précisément à cette époque une
telle ampleur. Faute d'un tel cadre, toutes les autres tentatives
d'explication qui se focalisent sur la dimension subjective restent
historiquement indéterminées. Il nous faut donc une explication en
termes d'épistémologie socio-historique.
Un développement exhaustif du problème de l'antisémitisme
dépasserait le cadre de cet essai. Il faut toutefois souligner qu’un
examen attentif de l'imaginaire antisémite moderne fait ressortir
l'existence d'une forme de pensée où l'évolution rapide du capitalisme
industriel est personnifiée dans la figure du Juif et identifiée à lui.
Les juifs ne sont pas seulement perçus comme les propriétaires de
l'argent — comme dans l'antisémitisme traditionnel. Ils sont en plus
rendus responsables des crises économiques et identifiés aux
restructurations et aux ruptures sociales qui accompagnent
l'industrialisation rapide : l'explosion de l'urbanisation, le déclin
des classes et des couches sociales traditionnelles, l'émergence d'un
vaste prolétariat industriel qui s'organise de plus en plus, etc. En
d'autres termes, la domination abstraite du capital qui — notamment avec
l'industrialisation rapide — emprisonna les hommes dans un réseau de
forces dynamiques qu'ils ne pouvaient pas comprendre commença à être
perçue en tant que domination de la « juiverie internationale ».
Tout cela n'est qu'une première approche. La personnification est
décrite mais non expliquée. Certaines tentatives d'explication ont été
faites mais, à mon sens, aucune n'est complète. Le problème de ces
théories qui — comme celle de Max Horkheimer
— reposent essentiellement sur l'identification des juifs à l'argent et
à la sphère de la circulation, c'est qu'elles ne sont pas en mesure de
rendre compte de l'idée antisémite selon laquelle les juifs constituent
aussi le pouvoir qui se tient derrière la social démocratie et le
communisme. À première vue, des théories qui — comme celle de George L.
Mosse
— interprètent l'antisémitisme moderne comme une révolte contre la
modernité paraissent plus adéquates. Tant la ploutocratie que le
mouvement ouvrier furent concomitants de la modernité et de la
restructuration sociale massive résultant de l'industrialisation
capitaliste. Ce qui fait problème avec ces théories, c'est que la «
modernité » inclut assurément le capital industriel, qui — on le sait —
ne fit justement pas l'objet d'attaques antisémites — et ce, même pas
pendant la période d'industrialisation rapide. De plus, l'attitude du
national socialisme envers de nombreuses autres dimensions de la
modernité (la technologie moderne notamment) fut positive et non pas
critique. Les aspects de la vie moderne que les nazis rejetaient, et
ceux qu'ils soutenaient, dessinent un motif. Ce motif devrait faire
partie intégrante d'une conceptualisation adéquate du problème. Comme ce
motif n'a pas seulement concerné le national socialisme, la
problématique a une signification bien plus importante.
Le fait que l'antisémitisme moderne ait eu une attitude positive
envers le capital industriel montre qu'il faut une approche qui
distingue ce qu'est le capitalisme moderne et la forme sous laquelle il
apparaît, son essence et son apparence. Or, le concept de « modernité »
ne permet pas d'opérer une telle distinction. À mon sens, les catégories
sociales développées par Marx dans sa critique de la maturité, telles
que « marchandise » et «capital », sont plus adéquates, étant donné
qu'une série de distinctions entre ce qui est et ce qui paraît être sont
immanentes aux catégories mêmes. Ces catégories fournissent la base
d'une analyse qui permet de différencier diverses perceptions de la «
modernité ». Cette approche tentera de lier le motif que nous étudions —
motif qui comprend à la fois une « critique sociale » et une
acceptation de ce qui est — aux caractéristiques des rapports sociaux
capitalistes eux mêmes.
II
Ces considérations nous mènent au concept marxien de fétiche dont
la visée stratégique est de fournir une théorie sociohistorique de la
connaissance fondée sur la distinction entre l'essence des rapports
sociaux capitalistes et leurs formes phénoménales. Ce qui précède le
concept de fétiche dans l'analyse de Marx, c'est l'analyse de la
marchandise, de l'argent, du capital, non pas tant comme catégories
économiques que comme formes des rapports sociaux spécifiques au
capitalisme. Dans cette analyse, les formes capitalistes des rapports
sociaux n'apparaissent pas en tant que telles mais s'expriment seulement
sous une forme objectivée. Dans le capitalisme, le travail n'est pas
seulement une activité sociale productive (« travail concret »), il sert
aussi — à la place des rapports sociaux non déguisés — de médiation
sociale (« travail abstrait »). Par conséquent, son produit, la
marchandise, n'est pas seulement un objet d'usage dans lequel est
objectivé du travail concret — il est aussi une forme de rapports
sociaux objectivés. Dans le capitalisme, le produit n'est pas un objet
socialement médiatisé par des formes non déguisées de rapports sociaux
et de domination. La marchandise, en tant qu'objectivation des deux
dimensions du travail sous le capitalisme, est sa propre médiation
sociale. La marchandise a donc un « double caractère » : valeur et
valeur d'usage. En tant qu'objet, la marchandise à la fois exprime et
dissimule les rapports sociaux qui, en dehors d'elle, n'ont pas d'autre
mode d'expression. Ce mode d'objectivation des rapports sociaux est leur
aliénation. Les rapports sociaux fondamentaux du capitalisme acquièrent
une vie quasi objective qui leur est propre. Ils constituent une «
seconde nature », un système de domination et de contrainte abstraites
qui, quoique social, est impersonnel et « objectif ». Ces rapports ne
paraissent nullement sociaux, mais naturels. En même temps, les formes
catégorielles expriment à propos de cette seconde nature une conception
particulière, socialement constituée, en termes de comportement
objectif, pareil à la loi, quantifiable et d'essence qualitativement
homogène. Les catégories marxiennes expriment à la fois des rapports
sociaux particuliers et des formes de pensée. Le concept de fétiche se
réfère à des formes de pensée fondées sur des perceptions qui restent
prisonnières des formes phénoménales des rapports sociaux capitalistes.
Quand on considère les caractéristiques spécifiques du pouvoir
que l'antisémitisme moderne attribue aux juifs — abstraction,
insaisissabilité, universalité et mobilité —, on remarque qu'il s'agit
là des caractéristiques d'une des dimensions des formes sociales que
Marx a analysées : la valeur. De plus, cette dimension — tout comme le
pouvoir attribué aux juifs — n'apparaît pas en tant que telle mais prend
la forme d'un support matériel : la marchandise.
Pour interpréter la personnification décrite ci-dessus et savoir
ainsi pourquoi l'antisémitisme moderne gardait un étonnant silence sur
(ou adoptait une attitude positive envers) le capital industriel et la
technologie moderne, alors qu'il se dressait contre tant d'aspects de la
« modernité », il est indispensable d'analyser la façon dont les
rapports sociaux capitalistes apparaissent.
Commençons par l'exemple de la forme marchandise. La tension
dialectique entre valeur et valeur d'usage dans la forme marchandise
implique que ce « double caractère » s'extériorise matériellement dans
la forme valeur : en tant qu'argent (forme phénoménale de la valeur) et
en tant que marchandise (forme phénoménale de la valeur d'usage). Bien
que la marchandise soit une forme sociale qui comporte et la valeur et
la valeur d'usage, le résultat de cette extériorisation est que la
marchandise apparaît seulement dans sa dimension de valeur d'usage,
comme purement matérielle, comme chose. L’argent apparaît donc comme le
seul dépôt de la valeur, comme la manifestation de l'abstrait pur au
lieu de se présenter comme la forme phénoménale de la dimension valeur
de la marchandise même. À ce niveau de l'analyse, la forme des rapports
sociaux objectivés qui est spécifique au capitalisme apparaît comme
l'opposition entre l'argent en tant qu'abstrait et la nature matérielle
en tant que concret.
Un des aspects du fétiche est donc que les rapports sociaux
capitalistes n'apparaissent pas en tant que tels et que, de plus, ils se
présentent de façon antinomique, comme l'opposition de l'abstrait et du
concret. Comme les deux côtés de l'antinomie sont objectivés, chaque
côté apparaît comme quasi naturel : la dimension abstraite apparaît sous
la forme de lois naturelles, « objectives », universelles, abstraites,
et la dimension concrète comme nature purement « matérielle ». La
structure des rapports sociaux aliénés qui caractérise le capitalisme
revêt la forme d'une antinomie quasi naturelle dans laquelle le social
et l'historique n'apparaissent pas. Cette antinomie se retrouve dans
l'opposition entre le mode de pensée positiviste et le mode de pensée
romantique. La plupart des études critiques de la pensée fétichisée ont
porté sur le premier côté de cette antinomie, celui qui fait de
l'abstrait une hypostase supra-historique — la pensée « positive » et «bourgeoise» — et dissimule par là le caractère social et historique des
rapports existants. Dans cet essai, je mettrai l'accent sur l'autre
côté, sur les formes de romantisme et de révolte qui, tout en se croyant
antibourgeoises, font en réalité du concret une hypostase et restent
donc prisonnières de l'antinomie des rapports sociaux capitalistes.
Les formes de pensée anticapitaliste qui sont prisonnières de
l'immédiateté de cette antinomie tendent à saisir le capitalisme, et ce
qui est spécifique à cette formation sociale, seulement en fonction des
manifestations de sa dimension abstraite : par exemple, l'argent comme «
racine du mal ». La dimension concrète existante lui est donc opposée
de manière positive comme ce qui serait « naturel » ou ontologiquement
humain et se situerait prétendument en dehors de la société capitaliste.
Ainsi, chez Proudhon par exemple, le travail concret est compris comme
le moment non capitaliste par opposition au caractère abstrait de
l'argent.
Le fait que le travail concret lui même incarne les rapports sociaux
capitalistes, qu'il en est informé matériellement, n'est pas compris.
Avec l'évolution du capitalisme, de la forme-capital et du
fétiche qui lui est associé, la naturalisation inhérente au fétiche
marchandise prend des dimensions nouvelles. De même que la
forme-marchandise, la forme capital se caractérise par le rapport
antinomique de l'abstrait et du concret qui apparaissent tous les deux
comme naturels. Mais la qualité du « naturel » est différente. Est
associée au fétiche-marchandise une relation en dernière instance
harmonieuse entre des unités individuelles closes sur elles mêmes. (Ce
modèle conceptuel sous tend l'économie politique classique et les
doctrines du droit naturel du XVIIIe siècle.) Selon Marx, le capital est
valeur qui s'autovalorise. Il se caractérise par un procès continu,
incessant, d'auto expansion de la valeur. Ce processus est à l'origine
de cycles rapides, à grande échelle, de production et de consomption, de
création et de destruction. Le capital apparaît, aux différents niveaux
de son cheminement en spirale, tantôt sous la forme de l'argent, tantôt
sous la forme de marchandise : il n'a pas de forme fixe et définitive.
En tant que valeur qui s'autovalorise, le capital apparaît comme pur
processus. Sa dimension concrète change pareillement. Les travaux
individuels cessent de constituer des unités closes sur elles mêmes. Ils
deviennent de plus en plus les composantes d'un système dynamique
complexe plus vaste qui englobe l'homme ainsi que la machine et dont la
finalité est la production pour la production. La totalité sociale
aliénée est plus grande que la somme des individus qui la constituent et
sa finalité leur est extérieure. Cette finalité est un processus
infini. La forme capital des rapports sociaux a un caractère quasi
organique, processuel, aveugle.
Avec la consolidation croissante de la forme capital, la vision
mécaniste du monde propre aux XVIIe et XVIlle siècles perd du terrain.
Les processus organiques commencent à supplanter la mécanique statique
en tant que forme du fétiche. Cela se traduit par des formes de pensée
telles que la théorie organiciste de l'État, mais aussi par la
prolifération des théories raciales et la montée du darwinisme social à
la fin du XIXe siècle. La société et les processus historiques sont de
plus en plus compris en termes biologiques. Je ne développerai pas ici
cet aspect du fétiche capital. Ce qui importe, ce sont les manières de
percevoir le capital qui en résultent. Comme je l'ai montré ci-dessus,
au niveau logique de l'analyse de la marchandise, le «double caractère »
permet à la marchandise d'apparaître en tant qu'entité purement
matérielle et non en tant qu'objectivation des rapports sociaux
médiatisés. Corrélativement, cela permet au travail concret d'apparaître
en tant que processus créateur, purement matériel, séparable des
rapports sociaux capitalistes. Au niveau logique du capital, le « double
caractère » (procès de travail et procès de valorisation) permet à la
production industrielle d'apparaître en tant que processus créateur,
purement matériel, séparable du capital. Désormais, la forme phénoménale
du concret est plus organique. Le capital industriel peut donc
apparaître en tant que descendant direct du travail artisanal « naturel
», en tant qu'« organiquement enraciné », par opposition au capital
financier « parasite » et « sans racines ». L’organisation du capital
industriel paraît alors s'apparenter à celle de la corporation médiévale
— l'ensemble social dans lequel il se trouve est saisi comme unité
organique supérieure : comme communauté (Gemeinschaft), Volk, race. Le
capital lui même — ou plutôt ce qui est perçu comme l'aspect négatif du
capitalisme — est identifié à la forme phénoménale de sa dimension
abstraite, au capital financier et au capital porteur d'intérêts. En ce
sens, l'interprétation biologique qui oppose la dimension concrète (du
capitalisme) en tant que « naturelle » et « saine » à l'aspect négatif
de ce qui est pris pour le « capitalisme » ne se trouve pas en
contradiction avec l'exaltation du capital industriel et de la
technologie : toutes les deux se tiennent du côté « matériel » de
l'antinomie.
Habituellement, tout cela est compris de façon erronée. Par
exemple, Norman Mailer, défendant le néo romantisme (et le sexisme),
écrit dans
Prisonnier du sexe que Hitler, s'il a parlé de sang, a néanmoins construit la machine. Ce
qui n'est pas compris, c'est que, dans ce type d'« anticapitalisme »
fétichisé, tant le sang que la machine sont vus comme principes concrets
opposés à l'abstrait. L’accent positif mis sur la «nature », le sang,
le sol, le travail concret, la communauté (Gemeinschaft) s'accorde sans
problème avec une glorification de la technologie et du capital
industriel.
On ne peut pas concevoir ces modes de pensée comme anachroniques
ni voir en eux l'expression d'une non contemporanéité
(Ungleichzeitigkeit)
historique, de même que l'on ne doit pas interpréter comme atavique la
montée des théories raciales vers la fin du XIXe siècle. Historiquement,
ce sont des formes de pensée nouvelles et non pas la renaissance d'une
forme antérieure. Elles n'apparaissent comme ataviques ou anachroniques
que parce qu'elles mettent l'accent sur la nature biologique. Cependant,
l'accent mis sur la nature biologique est lui-même enraciné dans le
fétiche capital. L’accent mis sur la biologie et le désir d'un retour
aux « origines naturelles », liés à l'affirmation de la technologie,
apparaissent sous de nombreuses formes au début du XXe siècle. C'est
l'expression du fétiche antinomique qui engendre l'idée selon laquelle
le concret est « naturel » et qui présente la « nature » sociale de
manière qu'elle soit perçue comme biologique.
Or, faire du concret une hypostase, identifier le capital à
l'abstrait phénoménal, c'est affirmer une forme d'«anticapitalisme »
qui tente de dépasser l'ordre social existant à partir d'un point de vue
qui, en fait, lui reste immanent. Comme ce point de vue se situe dans
la dimension concrète, cette idéologie tend à une forme plus concrète et
plus organisée de synthèse sociale capitaliste non déguisée. Ce n'est
donc qu'en apparence que cette forme d'« anticapitalisme » se retourne
avec nostalgie vers le passé. Expression du fétiche capital, elle tend
en réalité vers l'avenir. Elle surgit lors du passage du capitalisme
libéral au capitalisme bureaucratique et devient virulente dans une
situation de crise structurelle.
Cette forme d'« anticapitalisme » repose donc sur une attaque
unilatérale de l'abstrait. L’abstrait et le concret ne sont pas saisis
dans leur unité, comme parties fondatrices d'une antinomie pour laquelle
le dépassement effectif de l'abstrait — de la dimension de la valeur —
suppose le dépassement pratique et historique de l'opposition elle même,
ainsi que celui de chacun de ses termes. En fait, il n'y a qu'une
attaque unilatérale contre la raison abstraite et le droit abstrait ou, à
un autre niveau, contre le capital argent et le capital financier. En
ce sens, cette pensée est le complément antinomique de la pensée
libérale. Le libéralisme ne met pas en cause la domination de l'abstrait
; il ne fait pas la différence entre raison critique et raison
positive.
L’attaque « anticapitaliste » ne se limite pas à l'attaque contre
l'abstraction. Au niveau du fétiche-capital, ce n'est pas seulement le
côté concret de l'antinomie qui peut être naturalisé et biologisé, mais
aussi le côté abstrait, lequel est biologisé — dans la figure du Juif.
Ainsi, l'opposition fétichisée du matériel concret et de l'abstrait, du «
naturel » et de l'« artificiel », se mue en opposition raciale entre
l'Aryen et le Juif, opposition qui a une signification historique
mondiale. L'antisémitisme moderne consiste en la biologisation du
capitalisme saisi sous la forme de l'abstrait phénoménal, biologisation
qui transforme le capitalisme en «juiverie internationale ».
Selon cette interprétation, les juifs n'étaient pas seulement
identifiés à l'argent, à la sphère de la circulation, mais au
capitalisme même. Cette vision fétichisante excluait de sa compréhension
du capitalisme tous les aspects concrets tels que l'industrie et la
technologie. Le capitalisme n'apparaissait plus que dans sa dimension
abstraite, qui était rendue responsable de toute la série de
transformations sociales et culturelles concrètes liées au développement
rapide du capitalisme industriel moderne. Les juifs n'étaient pas
simplement considérés comme les représentants du capital (dans ce cas,
en effet, les attaques antisémites auraient été spécifiées en termes de
classe). Ils devinrent les personnifications de la domination
internationale, insaisissable, destructrice et immensément puissante du
capital. Si certaines formes de mécontentement anticapitaliste se
dirigeaient contre la dimension abstraite phénoménale du capital
personnifiée dans la figure du Juif, ce n'est pas parce que les juifs
étaient consciemment identifiés à la dimension abstraite de la valeur,
mais parce que, dans l'opposition de ses dimensions abstraite et
concrète, le capitalisme apparaît d'une manière telle qu'il engendre
cette identification. C'est pourquoi la révolte « anticapitaliste » a
pris la forme d'une révolte contre les juifs. La suppression du
capitalisme et de ses effets négatifs fut identifiée à la suppression
des juifs.
III
Bien que le lien intime entre le type d'« anticapitalisme » qui a
imprégné le national socialisme et l'antisémitisme ait été mis en
évidence, il reste à savoir pourquoi l'interprétation biologique de la
dimension abstraite du capitalisme s'est focalisée sur les juifs. Dans
le contexte européen, ce « choix » ne fut nullement le fruit du hasard.
Aucun autre groupe n'aurait pu remplacer les juifs. Les raisons en sont
multiples. La longue histoire de l'antisémitisme en Europe et
l'identification juif égale argent qui lui est liée sont bien connues.
L’expansion rapide du capital industriel au cours des trois dernières
décennies du XIXe siècle coïncida avec l'émancipation politique et
sociale des juifs en Europe centrale. Le nombre de juifs dans les
universités, les professions libérales, le journalisme, les beaux arts
et le commerce de détail connut une véritable explosion. Ils devinrent
rapidement visibles dans la société civile, en particulier dans les
sphères et dans les professions en expansion, celles qui correspondaient
à la forme que la société était en train d'adopter.
On pourrait mentionner encore beaucoup d'autres facteurs.
Arrêtons-nous sur l'un d'entre eux. De même que la marchandise, en tant
que forme sociale, exprime son « double caractère » en s'extériorisant
dans l'opposition de l'abstrait (argent) et du concret (marchandise), de
même la société bourgeoise se caractérise par la séparation entre
l'État et la société civile. En ce qui concerne l'individu, cette
séparation se présente comme séparation entre le citoyen et la personne.
En tant que citoyen, l'individu est abstrait. Cela s'exprime, par
exemple, dans l'idée de l'égalité de tous devant la loi (abstraite) ou
dans le principe « one man, one vote». En tant que personne, l'individu
est concret et s'inscrit dans des rapports de classe réels qui sont
considérés comme « privés », c'est à dire comme relevant de la société
civile et n'étant donc pas censés trouver d'expression politique. En
Europe cependant, le concept de nation en tant qu'entité purement
politique, abstraite de la substantialité de la société civile, n'a
jamais été pleinement réalisé. La nation n'était pas seulement une
entité politique, elle était aussi concrète, déterminée par une
communauté de langue, d'histoire, de traditions et de religion. En ce
sens, le seul groupe en Europe qui accomplissait la détermination de
citoyenneté en tant qu'abstraction politique pure, c'étaient les juifs
émancipés politiquement. Ils étaient des citoyens allemands ou français,
mais non réellement des Allemands ou des Français. Ils appartenaient
abstraitement à la nation, mais rarement concrètement. De plus, des
citoyens juifs se trouvaient dans la plupart des pays européens. Cette
réalité de l'abstraction, qui ne caractérise pas seulement la dimension
de la valeur dans son immédiateté mais aussi médiatement l'État
bourgeois et le droit, fut identifiée aux juifs. À une époque où le
concret était exalté contre l'abstrait, contre le « capitalisme » et
contre l'État bourgeois, cette identification engendra une association
fatale : les juifs étaient sans racines, cosmopolites et abstraits.
IV
L’antisémitisme moderne est donc une forme particulièrement
pernicieuse du fétiche. Son pouvoir, et le danger qu'il représente,
réside en ceci qu'il propose une vision du monde qui explique et donne
forme à certains types d'insatisfaction anticapitaliste qui laissent le
capitalisme intact en attaquant les personnifications de cette forme
sociale. Comprendre l'antisémitisme de cette façon permet de saisir un
moment essentiel du nazisme en tant que mouvement anticapitaliste
tronqué, caractérisé par une haine de l'abstrait, une propension à faire
du concret existant une hypostase et une mission qui, quoique cruelle
et bornée, n'est pas forcément animée par la haine : délivrer le monde
de la source de tous les maux.
L’anéantissement du judaïsme européen montre qu'il est trop
simple de définir le nazisme comme un mouvement de masse aux tonalités
anticapitalistes, qui, après avoir atteint son but et pris la forme du
pouvoir d'État, se serait dépouillé de cette nuance idéologique lors du
putsch contre Röhm en 1934. D'une part, les formes de pensée
idéologiques ne sont pas de simples manipulations conscientes. D'autre
part, cette conception ne comprend pas l'essence de l'« anticapitalisme »
nazi et ignore à quel point une vision antisémite du monde lui est
intimement liée. Auschwitz illustre ce lien. S'il est vrai qu'en 1934
les nazis ont renoncé à l'«anticapitalisme » trop concret et plébéien
des SA, ils n'ont toutefois pas renoncé à l'idée fondamentale de
l'antisémitisme : le « savoir » que la source de tous les maux est
l'abstrait, le Juif.
L’usine capitaliste est un lieu où est produite la valeur,
production qui, « malheureusement », doit prendre la forme d'une
production de biens, de valeurs d'usage. C'est en tant que support
nécessaire de l'abstrait que le concret est produit. Les camps
d'extermination n'étaient pas la version d'horreur d'une telle usine —
il faut y voir au contraire la négation « anticapitaliste », grotesque,
aryenne, de celle ci. Auschwitz était une usine à «détruire la valeur
», c'est à dire à détruire les personnifications de l'abstrait. Son
organisation était celle d'un processus industriel diabolique dont le
but était de « libérer » le concret de l'abstrait. Le premier pas pour
réaliser ce but consista à déshumaniser les juifs, c'est à dire à leur
arracher le « masque » de l'humanité, de la spécificité qualitative,
pour les montrer « tels qu'ils sont réellement » : des ombres, des
chiffres, des abstractions. Le second pas consista à exterminer ces
abstractions, à les transformer en fumée, tout en essayant de récupérer
les derniers restes de la « valeur d'usage » matérielle et concrète :
vêtements, or, cheveux, savon.
C'est Auschwitz — et non la prise de pouvoir en 1933 — qui fut la
véritable « révolution allemande », la véritable tentative de «
renversement » non seulement d'un ordre politique mais de la formation
sociale existante. Cet acte devait préserver le monde de la tyrannie de
l'abstrait. Ce faisant, les nazis se sont «libérés» eux mêmes de
l'humanité.
Les nazis ont perdu la guerre contre l'URSS, contre les États
Unis et contre la Grande Bretagne. Ils ont gagné leur guerre, leur «
révolution » contre les juifs d’Europe. Ils n'ont pas seulement réussi à
assassiner six millions d'enfants, de femmes et d'hommes juifs. Ils ont
réussi à détruire une culture — une culture très ancienne —, celle du
judaïsme européen. Cette culture se caractérisait par une tradition qui
réunissait en elle une tension complexe entre la particularité et
l'universalité. Tension intérieure qui se doublait d'une tension
extérieure, dans la relation des juifs à un environnement chrétien.
Jamais les juifs ne firent complètement partie des sociétés qui les
englobaient et dans lesquelles ils vivaient ; jamais non plus ils ne se
trouvèrent entièrement à l'extérieur de ces sociétés. Cela eut souvent
pour les juifs des conséquences funestes, mais parfois très fructueuses.
Au cours de l'émancipation, ce champ de tension s'était sédimenté dans
la plupart des individus juifs. Dans la tradition juive, la résolution
ultime de cette tension du particulier et de l'universel est une
fonction du temps, de l'histoire : l'avènement du Messie. Mais peut
être, face à la sécularisation et à l'assimilation, le judaïsme européen
aurait-il renoncé à cette tension. Peut être cette culture aurait elle
peu à peu disparu en tant que tradition vivante avant que la résolution
du particulier et de l'universel se fût réalisée. Cette question
demeurera à jamais sans réponse.