mardi 26 mai 2015

Spectacle de la révolte

Fa et antifa! Voilà le duo de clowns le mieux fait pour assurer la pérennité du spectacle. Voilà un duo de marionnettes à gaines des plus manipulables par toutes les mains invisibles du marché anonyme. Toujours prêts à s'écharper sur ordre, voilà ces méchants scouts de l'aliénation, persuadés de détenir les clés de la prochaine révolution, s'avançant sur le ring de la marchandise, jouant consciencieusement leur rôle de bouffons spectaculaires au service d'une domination cybernétique qu'ils n'arriveront jamais à comprendre. Sincères souvent, arrivistes parfois, moutons toujours. L'un voulant confisquer le fouet du maître pour le donner à la collectivité, l'autre se battant pour ramasser le coton en chantant la Marseillaise. Les deux s'affrontant pour aménager l'impossible selon leur code respectif.

Deux faces d'une même médailles, ils sont destinés à lutter interminablement l'un contre l'autre à seule fin de permettre au spectacle de se dérouler hors de la conscience de sa globalité. Ils forment le deuxième écran de fumée du fétichisme prolétariste, après celui de la comédie électorale républicaine, et dont l'opacité augmente avec la violence d'un affrontement toujours téléguidé par le pouvoir en place. Violence dont l'intensité peut-être contrôlée comme on règle le son dans une salle de spectacle, à l'aide de boutons automatiques, puisque la réaction de ces avant-gardes est aussi prévisible que la production de bave d'un chien de Pavlov.

lundi 25 mai 2015

La classe de la conscience

Le texte de Postone qui précède est fondamental. Il faut lire aussi son grand œuvre "Temps, travail et domination sociale", paru aux Mille et une Nuits en 2009.  

Il permet de mieux comprendre le fétichisme de la marchandise, l'aliénation, la dualité fondamentale et cachée du monde de la valeur, à la fois abstrait et concret, sa contradiction interne, son impossibilité et son paradoxe constitutifs. « Reniement achevé de l'homme », « impossibilité en mouvement », sont les caractérisations de Marx les plus expressives le concernant.

Si Postone a raison, l'antisémitisme doit s'exacerber dans les moments de grande contestation du système. Or, justement, si l'on en croit les autorités de notre pays, à supposer qu'elles ne manipulent pas l'opinion à des fins géostratégiques en exagérant le phénomène, ce qui n'est pas impossible étant donné que ce qui apparaît plutôt de manière massive, c'est la montée de l'anti-islamisme, nous serions dans un de ces moments.

L'antisémitisme, comme révolte aliénée contre les formes abstraites que prend le mouvement de la valeur s'autovalorisant. Expression de la fausse séparation entre concret et abstrait, entre capital industriel et capital financier, entre argent et marchandise, etc. La fausse conscience induite par les formes paradoxales de la valeur toute-puissante et universelle. Ce qui est directement manipulable dans notre activité quotidienne n'est pas la vérité du monde. La vérité de la valeur gît dans la diversité même de ses formes, des plus abstraites aux plus concrètes. Privilégier l'une d'entre elles au détriment des autres, c'est précisément cela l'aliénation. L'aliénation ne s'exprime donc jamais mieux que dans les formes séparées de sa contestation, qu'elle soit de gauche ou de droite. C'est pourquoi il ne peut y avoir de gauche et d'extrême-gauche que de la valeur, de même qu'il ne peut y avoir de droite, de traditionaliste ou d'extrême droite que de la marchandise. A gauche ou à droite de la valeur, il n'y a rien, rien qu'elle-même toujours et encore. Si l'on veut la combattre réellement, c'est en son cœur qu'il faut pénétrer.

Mais attention, si un certain antisémitisme est l'expression de cette fausse conscience révolutionnaire (de gauche ou de droite), un certain sionisme peut aussi faire jouer aux juifs le rôle que la valeur aura prévu pour eux, à savoir l'incarnation de l'abstrait, cet hors du monde de la valeur qui méprise la nature, son support premier. Dans ce cas, le piège se refermerait sur tous. La seule sortie possible est la conscience de la Valeur protéiforme. Tant cette vérité apparaît clairement: « le prolétariat est la classe de la conscience, ou il n'est rien ».

Adrien Royo

vendredi 22 mai 2015

La tentation du concret

Antisémitisme et national socialisme


Moishe Postone, 1986


Quel est le rapport entre antisémitisme et national-socialisme? En Allemagne fédérale, le débat public sur cette question se caractérise par l'opposition entre les libéraux et les conservateurs d'une part, et la gauche d'autre part. Les libéraux et les conservateurs ont tendance à mettre l'accent sur la discontinuité entre le passé nazi et le présent. Quand ils évoquent le passé nazi, ils se focalisent sur la persécution et l'extermination des juifs et négligent d'autres aspects centraux du national socialisme. Par là, ils entendent souligner la "rupture absolue » censée séparer la République fédérale du IIIe Reich. Ainsi l'accent mis sur l'antisémitisme permet-il paradoxalement d'éviter une confrontation radicale avec la réalité sociale et structurelle du national socialisme. Cette réalité n'a certainement pas complètement disparu en 1945. En d'autres termes, la condamnation de l'antisémitisme nazi sert aussi d'idéologie de légitimation pour le système actuel. Cette instrumentalisation n'est possible que parce que l'on traite l'antisémitisme d'abord en tant que forme de préjugé, en tant qu'idéologie du bouc émissaire, voilant ainsi le rapport intime entre l'antisémitisme et les autres aspects du national socialisme.

Quant à la gauche, elle a toujours tendance à se focaliser sur la fonction du national socialisme pour le capitalisme, mettant l'accent sur la destruction des organisations de la classe ouvrière, la politique sociale et économique du nazisme, le réarmement, l'expansionnisme et les mécanismes bureaucratiques de domination du parti et de l'État. Elle souligne les éléments de continuité entre la République fédérale et le IIIe Reich. S'il est vrai que la gauche ne passe pas sous silence l'extermination des juifs, elle la subsume vite sous les catégories générales de préjugé, de discrimination et de persécution. En comprenant l'antisémitisme en tant que moment périphérique, et non pas central, du national socialisme, la gauche voile elle aussi le rapport intime entre les deux.

Ces deux positions comprennent l'antisémitisme moderne en tant que préjugé anti juifs, comme un exemple particulier du racisme en général. L’accent mis sur la nature psychologique de masse de l'antisémitisme sépare leurs considérations sur l’Holocauste des études socioéconomiques et sociohistoriques du national socialisme. On ne peut pourtant pas comprendre l'Holocauste tant que l'on considère l'antisémitisme comme un exemple du racisme en général, et tant que l'on conçoit le nazisme seulement en termes de grand capital et d'État policier bureaucratique terroriste. On ne devrait pas traiter Auschwitz, Belzec, Chelmno, Maidanek, Sobibor et Treblinka en dehors d'une analyse du national socialisme. Les camps représentent l'un de ses points d'aboutissement logiques, non simplement son épiphénomène le plus terrible. L’analyse du national socialisme qui ne réussit pas à expliquer l'anéantissement du judaïsme européen n'est pas à la mesure de son objet.

I

Dans cet essai, je tenterai de comprendre l'extermination des juifs européens en développant une interprétation de l'antisémitisme moderne. Mon intention n'est pas d'expliquer pourquoi le nazisme et l'antisémitisme moderne ont réussi une percée et sont devenus hégémoniques en Allemagne. Une telle tentative entraînerait une analyse de la spécificité de l'évolution allemande ; il existe un nombre suffisant de travaux à ce sujet. Cet essai envisage plutôt d'analyser ce qui a percé alors, en proposant une analyse de l'antisémitisme moderne qui montre le lien intime existant entre celui-ci et le national socialisme. Cette étude est un préalable nécessaire si l'on veut expliquer de manière adéquate pourquoi cela s'est produit justement en Allemagne.

Qu'est ce qui fait la spécificité de l'Holocauste et de l'antisémitisme moderne ? Ni le nombre des hommes qui furent assassinés ni l'étendue de leurs souffrances : ce n'est pas une question de quantité. Les exemples historiques de meurtres de masse et de génocides ne manquent pas. (Par exemple, les nazis assassinèrent bien plus de Russes que de juifs.) En réalité, il s'agit d'une spécificité qualitative. Certains aspects de l'anéantissement du judaïsme européen restent inexplicables tant que l'on traite l'antisémitisme comme un exemple particulier d'une stratégie du bouc émissaire dont les victimes auraient fort bien pu être les membres de n'importe quel autre groupe.

L’Holocauste se caractérise par un sens de la mission idéologique, par une relative absence d'émotion et de haine directe (contrairement aux pogromes, par exemple) et, ce qui est encore plus important, par son manque évident de fonctionnalité. L’extermination des juifs n'était pas le moyen d'une autre fin. Les juifs ne furent pas exterminés pour une raison militaire ni au cours d'un violent processus d'acquisition territoriale (comme ce fut le cas pour les Indiens d'Amérique ou les Tasmaniens). Il ne s'agissait pas davantage d'éliminer les résistants potentiels parmi les juifs pour exploiter plus facilement les autres en tant qu'ilotes. (C'était là par ailleurs la politique des nazis à l'égard des Polonais et des Russes.) Il n'y avait pas non plus un quelconque autre but « extérieur ». L’extermination des juifs ne devait pas seulement être totale, elle était une fin en soi : l'extermination pour l'extermination, une fin exigeant la priorité absolue.

Ni une explication fonctionnaliste du meurtre de masse ni une théorie de l'antisémitisme centrée sur la notion de bouc émissaire ne sauraient fournir d'explication satisfaisante au fait que, pendant les dernières années de la guerre, une importante partie des chemins de fer fut utilisée pour transporter les juifs vers les chambres à gaz et non pour soutenir la logistique de l'armée alors que la Wehrmacht était écrasée par l'Armée rouge. Une fois reconnue la spécificité qualitative de l'anéantissement du judaïsme européen, il devient évident que toutes les tentatives d'explication qui s'appuient sur les notions de capitalisme, de racisme, de bureaucratie, de répression sexuelle ou de personnalité autoritaire demeurent beaucoup trop générales. Comprendre, ne serait-ce qu'en partie, la spécificité de l'Holocauste exige de recourir à une argumentation elle même spécifique.

Bien sûr, l'anéantissement du judaïsme européen est lié à l'antisémitisme. La spécificité du premier doit donc être mise en rapport avec celle du second. De plus, comprendre l'antisémitisme moderne suppose la prise en compte du nazisme comme d'un mouvement qui, dans la compréhension qu'il avait de lui même, se pensait comme une révolte.

L'antisémitisme moderne, qu'il ne faut pas confondre avec le préjugé anti juifs courant, est une idéologie, une forme de pensée, qui a fait son apparition en Europe à la fin du XIXe siècle. Son apparition suppose l'existence séculaire de formes d'antisémitisme antérieures qui ont toujours fait partie de la civilisation chrétienne occidentale. Toutes les formes de l'antisémitisme ont en commun l'idée d'un pouvoir attribué aux juifs : le pouvoir de tuer Dieu, de déchaîner la peste ou, plus récemment, d'engendrer le capitalisme et le socialisme. La pensée antisémite est une pensée fortement manichéenne dans laquelle les juifs jouent le rôle des enfants des ténèbres.

Ce n'est pas seulement le degré mais aussi la qualité du pouvoir attribué aux juifs qui différencie l'antisémitisme des autres formes de racisme. Probablement, toutes les formes de racisme prêtent à l'Autre un pouvoir potentiel. Mais, habituellement, ce pouvoir est concret, matériel et sexuel. C'est le pouvoir potentiel de l'opprimé (comme puissance du refoulé), du « sous homme ». Le pouvoir attribué aux juifs par l'antisémitisme n'est pas seulement conçu comme plus grand mais aussi comme réel et non comme potentiel. Cette différence qualitative est exprimée par l'antisémitisme moderne en termes de mystérieuse présence insaisissable, abstraite et universelle. Ce pouvoir n'apparaît pas en tant que tel mais cherche un support concret — politique, social ou culturel — à travers lequel il puisse fonctionner. Étant donné que ce pouvoir n'est pas fixé concrètement, qu'il n'est pas « enraciné », il est ressenti comme immensément grand et difficilement contrôlable. Il est censé se tenir derrière les apparences sans leur être identique. Sa source est donc cachée, conspiratrice. Les juifs sont synonymes d'une insaisissable conspiration internationale, démesurément puissante.

Une affiche nazie offre un exemple parlant de cette façon de voir. Elle montre l'Allemagne — symbolisée par un ouvrier fort et honnête — menacée à l'Ouest par un John Bull gras et ploutocratique et à l'Est par un commissaire bolchevique brutal et barbare. Cependant, ces deux forces ennemies ne sont que des marionnettes. Surplombant le globe et tenant les fils des marionnettes dans ses mains, le Juif épie. Cette vision n'était nullement le monopole des nazis. L’antisémitisme moderne se caractérise par le fait qu'il considère les juifs comme la force secrète cachée derrière ces frères ennemis « apparents » que sont le capitalisme ploutocratique et le socialisme. De plus, la « juiverie internationale » est perçue comme ce qui se tient derrière la « jungle d'asphalte » des métropoles cancéreuses, derrière la « culture moderne, matérialiste et vulgaire », et de façon générale derrière toutes les forces qui concourent à la ruine des liens sociaux, des valeurs et des institutions traditionnels. Les juifs représentent une puissance destructrice, dangereuse et étrangère qui mine la « santé » sociale de la nation. L'antisémitisme moderne ne se caractérise donc pas seulement par son contenu séculier mais encore par son caractère systématique. Il prétend expliquer le monde : un monde rapidement devenu trop complexe et menaçant pour beaucoup.

Cette définition descriptive de l'antisémitisme moderne est certes indispensable pour le différencier du préjugé ou du racisme en général. Mais elle ne montre pas le lien existant intrinsèquement entre l'antisémitisme moderne et le national socialisme. Le projet de dépasser la séparation faite couramment entre une analyse socioéconomique du nazisme et une étude de l'antisémitisme n'est donc pas encore réalisé à ce niveau de l'analyse. Il faut une explication de l'antisémitisme qui permette de relier les deux. Cette explication doit historiquement fonder la forme d'antisémitisme décrite plus haut à l'aide des mêmes catégories utilisées pour expliquer le national-socialisme. Mon intention n'est pas de nier les explications sociopsychologiques ou psychanalytiques, mais de mettre en lumière un cadre historico-épistémologique de référence, à l'intérieur duquel des spécifications psychologiques peuvent s'inscrire. Ce cadre de référence doit permettre de saisir le contenu spécifique de l'antisémitisme moderne et il doit être historique dans la mesure où il s'agit d'expliquer pourquoi cette idéologie qui apparaît à la fin du XIXe siècle prend précisément à cette époque une telle ampleur. Faute d'un tel cadre, toutes les autres tentatives d'explication qui se focalisent sur la dimension subjective restent historiquement indéterminées. Il nous faut donc une explication en termes d'épistémologie socio-historique.

Un développement exhaustif du problème de l'antisémitisme dépasserait le cadre de cet essai. Il faut toutefois souligner qu’un examen attentif de l'imaginaire antisémite moderne fait ressortir l'existence d'une forme de pensée où l'évolution rapide du capitalisme industriel est personnifiée dans la figure du Juif et identifiée à lui. Les juifs ne sont pas seulement perçus comme les propriétaires de l'argent — comme dans l'antisémitisme traditionnel. Ils sont en plus rendus responsables des crises économiques et identifiés aux restructurations et aux ruptures sociales qui accompagnent l'industrialisation rapide : l'explosion de l'urbanisation, le déclin des classes et des couches sociales traditionnelles, l'émergence d'un vaste prolétariat industriel qui s'organise de plus en plus, etc. En d'autres termes, la domination abstraite du capital qui — notamment avec l'industrialisation rapide — emprisonna les hommes dans un réseau de forces dynamiques qu'ils ne pouvaient pas comprendre commença à être perçue en tant que domination de la « juiverie internationale ».
Tout cela n'est qu'une première approche. La personnification est décrite mais non expliquée. Certaines tentatives d'explication ont été faites mais, à mon sens, aucune n'est complète. Le problème de ces théories qui — comme celle de Max Horkheimer — reposent essentiellement sur l'identification des juifs à l'argent et à la sphère de la circulation, c'est qu'elles ne sont pas en mesure de rendre compte de l'idée antisémite selon laquelle les juifs constituent aussi le pouvoir qui se tient derrière la social démocratie et le communisme. À première vue, des théories qui — comme celle de George L. Mosse — interprètent l'antisémitisme moderne comme une révolte contre la modernité paraissent plus adéquates. Tant la ploutocratie que le mouvement ouvrier furent concomitants de la modernité et de la restructuration sociale massive résultant de l'industrialisation capitaliste. Ce qui fait problème avec ces théories, c'est que la « modernité » inclut assurément le capital industriel, qui — on le sait — ne fit justement pas l'objet d'attaques antisémites — et ce, même pas pendant la période d'industrialisation rapide. De plus, l'attitude du national socialisme envers de nombreuses autres dimensions de la modernité (la technologie moderne notamment) fut positive et non pas critique. Les aspects de la vie moderne que les nazis rejetaient, et ceux qu'ils soutenaient, dessinent un motif. Ce motif devrait faire partie intégrante d'une conceptualisation adéquate du problème. Comme ce motif n'a pas seulement concerné le national socialisme, la problématique a une signification bien plus importante.

Le fait que l'antisémitisme moderne ait eu une attitude positive envers le capital industriel montre qu'il faut une approche qui distingue ce qu'est le capitalisme moderne et la forme sous laquelle il apparaît, son essence et son apparence. Or, le concept de « modernité » ne permet pas d'opérer une telle distinction. À mon sens, les catégories sociales développées par Marx dans sa critique de la maturité, telles que « marchandise » et «capital », sont plus adéquates, étant donné qu'une série de distinctions entre ce qui est et ce qui paraît être sont immanentes aux catégories mêmes. Ces catégories fournissent la base d'une analyse qui permet de différencier diverses perceptions de la « modernité ». Cette approche tentera de lier le motif que nous étudions — motif qui comprend à la fois une « critique sociale » et une acceptation de ce qui est — aux caractéristiques des rapports sociaux capitalistes eux mêmes.

II

Ces considérations nous mènent au concept marxien de fétiche dont la visée stratégique est de fournir une théorie sociohistorique de la connaissance fondée sur la distinction entre l'essence des rapports sociaux capitalistes et leurs formes phénoménales. Ce qui précède le concept de fétiche dans l'analyse de Marx, c'est l'analyse de la marchandise, de l'argent, du capital, non pas tant comme catégories économiques que comme formes des rapports sociaux spécifiques au capitalisme. Dans cette analyse, les formes capitalistes des rapports sociaux n'apparaissent pas en tant que telles mais s'expriment seulement sous une forme objectivée. Dans le capitalisme, le travail n'est pas seulement une activité sociale productive (« travail concret »), il sert aussi — à la place des rapports sociaux non déguisés — de médiation sociale (« travail abstrait »). Par conséquent, son produit, la marchandise, n'est pas seulement un objet d'usage dans lequel est objectivé du travail concret — il est aussi une forme de rapports sociaux objectivés. Dans le capitalisme, le produit n'est pas un objet socialement médiatisé par des formes non déguisées de rapports sociaux et de domination. La marchandise, en tant qu'objectivation des deux dimensions du travail sous le capitalisme, est sa propre médiation sociale. La marchandise a donc un « double caractère » : valeur et valeur d'usage. En tant qu'objet, la marchandise à la fois exprime et dissimule les rapports sociaux qui, en dehors d'elle, n'ont pas d'autre mode d'expression. Ce mode d'objectivation des rapports sociaux est leur aliénation. Les rapports sociaux fondamentaux du capitalisme acquièrent une vie quasi objective qui leur est propre. Ils constituent une « seconde nature », un système de domination et de contrainte abstraites qui, quoique social, est impersonnel et « objectif ». Ces rapports ne paraissent nullement sociaux, mais naturels. En même temps, les formes catégorielles expriment à propos de cette seconde nature une conception particulière, socialement constituée, en termes de comportement objectif, pareil à la loi, quantifiable et d'essence qualitativement homogène. Les catégories marxiennes expriment à la fois des rapports sociaux particuliers et des formes de pensée. Le concept de fétiche se réfère à des formes de pensée fondées sur des perceptions qui restent prisonnières des formes phénoménales des rapports sociaux capitalistes.

Quand on considère les caractéristiques spécifiques du pouvoir que l'antisémitisme moderne attribue aux juifs — abstraction, insaisissabilité, universalité et mobilité —, on remarque qu'il s'agit là des caractéristiques d'une des dimensions des formes sociales que Marx a analysées : la valeur. De plus, cette dimension — tout comme le pouvoir attribué aux juifs — n'apparaît pas en tant que telle mais prend la forme d'un support matériel : la marchandise.

Pour interpréter la personnification décrite ci-dessus et savoir ainsi pourquoi l'antisémitisme moderne gardait un étonnant silence sur (ou adoptait une attitude positive envers) le capital industriel et la technologie moderne, alors qu'il se dressait contre tant d'aspects de la « modernité », il est indispensable d'analyser la façon dont les rapports sociaux capitalistes apparaissent.

Commençons par l'exemple de la forme marchandise. La tension dialectique entre valeur et valeur d'usage dans la forme marchandise implique que ce « double caractère » s'extériorise matériellement dans la forme valeur : en tant qu'argent (forme phénoménale de la valeur) et en tant que marchandise (forme phénoménale de la valeur d'usage). Bien que la marchandise soit une forme sociale qui comporte et la valeur et la valeur d'usage, le résultat de cette extériorisation est que la marchandise apparaît seulement dans sa dimension de valeur d'usage, comme purement matérielle, comme chose. L’argent apparaît donc comme le seul dépôt de la valeur, comme la manifestation de l'abstrait pur au lieu de se présenter comme la forme phénoménale de la dimension valeur de la marchandise même. À ce niveau de l'analyse, la forme des rapports sociaux objectivés qui est spécifique au capitalisme apparaît comme l'opposition entre l'argent en tant qu'abstrait et la nature matérielle en tant que concret.

Un des aspects du fétiche est donc que les rapports sociaux capitalistes n'apparaissent pas en tant que tels et que, de plus, ils se présentent de façon antinomique, comme l'opposition de l'abstrait et du concret. Comme les deux côtés de l'antinomie sont objectivés, chaque côté apparaît comme quasi naturel : la dimension abstraite apparaît sous la forme de lois naturelles, « objectives », universelles, abstraites, et la dimension concrète comme nature purement « matérielle ». La structure des rapports sociaux aliénés qui caractérise le capitalisme revêt la forme d'une antinomie quasi naturelle dans laquelle le social et l'historique n'apparaissent pas. Cette antinomie se retrouve dans l'opposition entre le mode de pensée positiviste et le mode de pensée romantique. La plupart des études critiques de la pensée fétichisée ont porté sur le premier côté de cette antinomie, celui qui fait de l'abstrait une hypostase supra-historique — la pensée « positive » et «bourgeoise» — et dissimule par là le caractère social et historique des rapports existants. Dans cet essai, je mettrai l'accent sur l'autre côté, sur les formes de romantisme et de révolte qui, tout en se croyant antibourgeoises, font en réalité du concret une hypostase et restent donc prisonnières de l'antinomie des rapports sociaux capitalistes.

Les formes de pensée anticapitaliste qui sont prisonnières de l'immédiateté de cette antinomie tendent à saisir le capitalisme, et ce qui est spécifique à cette formation sociale, seulement en fonction des manifestations de sa dimension abstraite : par exemple, l'argent comme « racine du mal ». La dimension concrète existante lui est donc opposée de manière positive comme ce qui serait « naturel » ou ontologiquement humain et se situerait prétendument en dehors de la société capitaliste. Ainsi, chez Proudhon par exemple, le travail concret est compris comme le moment non capitaliste par opposition au caractère abstrait de l'argent. Le fait que le travail concret lui même incarne les rapports sociaux capitalistes, qu'il en est informé matériellement, n'est pas compris.

Avec l'évolution du capitalisme, de la forme-capital et du fétiche qui lui est associé, la naturalisation inhérente au fétiche marchandise prend des dimensions nouvelles. De même que la forme-marchandise, la forme capital se caractérise par le rapport antinomique de l'abstrait et du concret qui apparaissent tous les deux comme naturels. Mais la qualité du « naturel » est différente. Est associée au fétiche-marchandise une relation en dernière instance harmonieuse entre des unités individuelles closes sur elles mêmes. (Ce modèle conceptuel sous tend l'économie politique classique et les doctrines du droit naturel du XVIIIe siècle.) Selon Marx, le capital est valeur qui s'autovalorise. Il se caractérise par un procès continu, incessant, d'auto expansion de la valeur. Ce processus est à l'origine de cycles rapides, à grande échelle, de production et de consomption, de création et de destruction. Le capital apparaît, aux différents niveaux de son cheminement en spirale, tantôt sous la forme de l'argent, tantôt sous la forme de marchandise : il n'a pas de forme fixe et définitive. En tant que valeur qui s'autovalorise, le capital apparaît comme pur processus. Sa dimension concrète change pareillement. Les travaux individuels cessent de constituer des unités closes sur elles mêmes. Ils deviennent de plus en plus les composantes d'un système dynamique complexe plus vaste qui englobe l'homme ainsi que la machine et dont la finalité est la production pour la production. La totalité sociale aliénée est plus grande que la somme des individus qui la constituent et sa finalité leur est extérieure. Cette finalité est un processus infini. La forme capital des rapports sociaux a un caractère quasi organique, processuel, aveugle.

Avec la consolidation croissante de la forme capital, la vision mécaniste du monde propre aux XVIIe et XVIlle siècles perd du terrain. Les processus organiques commencent à supplanter la mécanique statique en tant que forme du fétiche. Cela se traduit par des formes de pensée telles que la théorie organiciste de l'État, mais aussi par la prolifération des théories raciales et la montée du darwinisme social à la fin du XIXe siècle. La société et les processus historiques sont de plus en plus compris en termes biologiques. Je ne développerai pas ici cet aspect du fétiche capital. Ce qui importe, ce sont les manières de percevoir le capital qui en résultent. Comme je l'ai montré ci-dessus, au niveau logique de l'analyse de la marchandise, le «double caractère » permet à la marchandise d'apparaître en tant qu'entité purement matérielle et non en tant qu'objectivation des rapports sociaux médiatisés. Corrélativement, cela permet au travail concret d'apparaître en tant que processus créateur, purement matériel, séparable des rapports sociaux capitalistes. Au niveau logique du capital, le « double caractère » (procès de travail et procès de valorisation) permet à la production industrielle d'apparaître en tant que processus créateur, purement matériel, séparable du capital. Désormais, la forme phénoménale du concret est plus organique. Le capital industriel peut donc apparaître en tant que descendant direct du travail artisanal « naturel », en tant qu'« organiquement enraciné », par opposition au capital financier « parasite » et « sans racines ». L’organisation du capital industriel paraît alors s'apparenter à celle de la corporation médiévale — l'ensemble social dans lequel il se trouve est saisi comme unité organique supérieure : comme communauté (Gemeinschaft), Volk, race. Le capital lui même — ou plutôt ce qui est perçu comme l'aspect négatif du capitalisme — est identifié à la forme phénoménale de sa dimension abstraite, au capital financier et au capital porteur d'intérêts. En ce sens, l'interprétation biologique qui oppose la dimension concrète (du capitalisme) en tant que « naturelle » et « saine » à l'aspect négatif de ce qui est pris pour le « capitalisme » ne se trouve pas en contradiction avec l'exaltation du capital industriel et de la technologie : toutes les deux se tiennent du côté « matériel » de l'antinomie.

Habituellement, tout cela est compris de façon erronée. Par exemple, Norman Mailer, défendant le néo romantisme (et le sexisme), écrit dans Prisonnier du sexe que Hitler, s'il a parlé de sang, a néanmoins construit la machine. Ce qui n'est pas compris, c'est que, dans ce type d'« anticapitalisme » fétichisé, tant le sang que la machine sont vus comme principes concrets opposés à l'abstrait. L’accent positif mis sur la «nature », le sang, le sol, le travail concret, la communauté (Gemeinschaft) s'accorde sans problème avec une glorification de la technologie et du capital industriel.

On ne peut pas concevoir ces modes de pensée comme anachroniques ni voir en eux l'expression d'une non contemporanéité (Ungleichzeitigkeit) historique, de même que l'on ne doit pas interpréter comme atavique la montée des théories raciales vers la fin du XIXe siècle. Historiquement, ce sont des formes de pensée nouvelles et non pas la renaissance d'une forme antérieure. Elles n'apparaissent comme ataviques ou anachroniques que parce qu'elles mettent l'accent sur la nature biologique. Cependant, l'accent mis sur la nature biologique est lui-même enraciné dans le fétiche capital. L’accent mis sur la biologie et le désir d'un retour aux « origines naturelles », liés à l'affirmation de la technologie, apparaissent sous de nombreuses formes au début du XXe siècle. C'est l'expression du fétiche antinomique qui engendre l'idée selon laquelle le concret est « naturel » et qui présente la « nature » sociale de manière qu'elle soit perçue comme biologique.
Or, faire du concret une hypostase, identifier le capital à l'abstrait phénoménal, c'est affirmer une forme d'«anticapitalisme » qui tente de dépasser l'ordre social existant à partir d'un point de vue qui, en fait, lui reste immanent. Comme ce point de vue se situe dans la dimension concrète, cette idéologie tend à une forme plus concrète et plus organisée de synthèse sociale capitaliste non déguisée. Ce n'est donc qu'en apparence que cette forme d'« anticapitalisme » se retourne avec nostalgie vers le passé. Expression du fétiche capital, elle tend en réalité vers l'avenir. Elle surgit lors du passage du capitalisme libéral au capitalisme bureaucratique et devient virulente dans une situation de crise structurelle.

Cette forme d'« anticapitalisme » repose donc sur une attaque unilatérale de l'abstrait. L’abstrait et le concret ne sont pas saisis dans leur unité, comme parties fondatrices d'une antinomie pour laquelle le dépassement effectif de l'abstrait — de la dimension de la valeur — suppose le dépassement pratique et historique de l'opposition elle même, ainsi que celui de chacun de ses termes. En fait, il n'y a qu'une attaque unilatérale contre la raison abstraite et le droit abstrait ou, à un autre niveau, contre le capital argent et le capital financier. En ce sens, cette pensée est le complément antinomique de la pensée libérale. Le libéralisme ne met pas en cause la domination de l'abstrait ; il ne fait pas la différence entre raison critique et raison positive.
L’attaque « anticapitaliste » ne se limite pas à l'attaque contre l'abstraction. Au niveau du fétiche-capital, ce n'est pas seulement le côté concret de l'antinomie qui peut être naturalisé et biologisé, mais aussi le côté abstrait, lequel est biologisé — dans la figure du Juif. Ainsi, l'opposition fétichisée du matériel concret et de l'abstrait, du « naturel » et de l'« artificiel », se mue en opposition raciale entre l'Aryen et le Juif, opposition qui a une signification historique mondiale. L'antisémitisme moderne consiste en la biologisation du capitalisme saisi sous la forme de l'abstrait phénoménal, biologisation qui transforme le capitalisme en «juiverie internationale ».

Selon cette interprétation, les juifs n'étaient pas seulement identifiés à l'argent, à la sphère de la circulation, mais au capitalisme même. Cette vision fétichisante excluait de sa compréhension du capitalisme tous les aspects concrets tels que l'industrie et la technologie. Le capitalisme n'apparaissait plus que dans sa dimension abstraite, qui était rendue responsable de toute la série de transformations sociales et culturelles concrètes liées au développement rapide du capitalisme industriel moderne. Les juifs n'étaient pas simplement considérés comme les représentants du capital (dans ce cas, en effet, les attaques antisémites auraient été spécifiées en termes de classe). Ils devinrent les personnifications de la domination internationale, insaisissable, destructrice et immensément puissante du capital. Si certaines formes de mécontentement anticapitaliste se dirigeaient contre la dimension abstraite phénoménale du capital personnifiée dans la figure du Juif, ce n'est pas parce que les juifs étaient consciemment identifiés à la dimension abstraite de la valeur, mais parce que, dans l'opposition de ses dimensions abstraite et concrète, le capitalisme apparaît d'une manière telle qu'il engendre cette identification. C'est pourquoi la révolte « anticapitaliste » a pris la forme d'une révolte contre les juifs. La suppression du capitalisme et de ses effets négatifs fut identifiée à la suppression des juifs.

III

Bien que le lien intime entre le type d'« anticapitalisme » qui a imprégné le national socialisme et l'antisémitisme ait été mis en évidence, il reste à savoir pourquoi l'interprétation biologique de la dimension abstraite du capitalisme s'est focalisée sur les juifs. Dans le contexte européen, ce « choix » ne fut nullement le fruit du hasard. Aucun autre groupe n'aurait pu remplacer les juifs. Les raisons en sont multiples. La longue histoire de l'antisémitisme en Europe et l'identification juif égale argent qui lui est liée sont bien connues. L’expansion rapide du capital industriel au cours des trois dernières décennies du XIXe siècle coïncida avec l'émancipation politique et sociale des juifs en Europe centrale. Le nombre de juifs dans les universités, les professions libérales, le journalisme, les beaux arts et le commerce de détail connut une véritable explosion. Ils devinrent rapidement visibles dans la société civile, en particulier dans les sphères et dans les professions en expansion, celles qui correspondaient à la forme que la société était en train d'adopter.
On pourrait mentionner encore beaucoup d'autres facteurs. Arrêtons-nous sur l'un d'entre eux. De même que la marchandise, en tant que forme sociale, exprime son « double caractère » en s'extériorisant dans l'opposition de l'abstrait (argent) et du concret (marchandise), de même la société bourgeoise se caractérise par la séparation entre l'État et la société civile. En ce qui concerne l'individu, cette séparation se présente comme séparation entre le citoyen et la personne. En tant que citoyen, l'individu est abstrait. Cela s'exprime, par exemple, dans l'idée de l'égalité de tous devant la loi (abstraite) ou dans le principe « one man, one vote». En tant que personne, l'individu est concret et s'inscrit dans des rapports de classe réels qui sont considérés comme « privés », c'est à dire comme relevant de la société civile et n'étant donc pas censés trouver d'expression politique. En Europe cependant, le concept de nation en tant qu'entité purement politique, abstraite de la substantialité de la société civile, n'a jamais été pleinement réalisé. La nation n'était pas seulement une entité politique, elle était aussi concrète, déterminée par une communauté de langue, d'histoire, de traditions et de religion. En ce sens, le seul groupe en Europe qui accomplissait la détermination de citoyenneté en tant qu'abstraction politique pure, c'étaient les juifs émancipés politiquement. Ils étaient des citoyens allemands ou français, mais non réellement des Allemands ou des Français. Ils appartenaient abstraitement à la nation, mais rarement concrètement. De plus, des citoyens juifs se trouvaient dans la plupart des pays européens. Cette réalité de l'abstraction, qui ne caractérise pas seulement la dimension de la valeur dans son immédiateté mais aussi médiatement l'État bourgeois et le droit, fut identifiée aux juifs. À une époque où le concret était exalté contre l'abstrait, contre le « capitalisme » et contre l'État bourgeois, cette identification engendra une association fatale : les juifs étaient sans racines, cosmopolites et abstraits.

IV

L’antisémitisme moderne est donc une forme particulièrement pernicieuse du fétiche. Son pouvoir, et le danger qu'il représente, réside en ceci qu'il propose une vision du monde qui explique et donne forme à certains types d'insatisfaction anticapitaliste qui laissent le capitalisme intact en attaquant les personnifications de cette forme sociale. Comprendre l'antisémitisme de cette façon permet de saisir un moment essentiel du nazisme en tant que mouvement anticapitaliste tronqué, caractérisé par une haine de l'abstrait, une propension à faire du concret existant une hypostase et une mission qui, quoique cruelle et bornée, n'est pas forcément animée par la haine : délivrer le monde de la source de tous les maux.
L’anéantissement du judaïsme européen montre qu'il est trop simple de définir le nazisme comme un mouvement de masse aux tonalités anticapitalistes, qui, après avoir atteint son but et pris la forme du pouvoir d'État, se serait dépouillé de cette nuance idéologique lors du putsch contre Röhm en 1934. D'une part, les formes de pensée idéologiques ne sont pas de simples manipulations conscientes. D'autre part, cette conception ne comprend pas l'essence de l'« anticapitalisme » nazi et ignore à quel point une vision antisémite du monde lui est intimement liée. Auschwitz illustre ce lien. S'il est vrai qu'en 1934 les nazis ont renoncé à l'«anticapitalisme » trop concret et plébéien des SA, ils n'ont toutefois pas renoncé à l'idée fondamentale de l'antisémitisme : le « savoir » que la source de tous les maux est l'abstrait, le Juif.

L’usine capitaliste est un lieu où est produite la valeur, production qui, « malheureusement », doit prendre la forme d'une production de biens, de valeurs d'usage. C'est en tant que support nécessaire de l'abstrait que le concret est produit. Les camps d'extermination n'étaient pas la version d'horreur d'une telle usine — il faut y voir au contraire la négation « anticapitaliste », grotesque, aryenne, de celle ci. Auschwitz était une usine à «détruire la valeur », c'est à dire à détruire les personnifications de l'abstrait. Son organisation était celle d'un processus industriel diabolique dont le but était de « libérer » le concret de l'abstrait. Le premier pas pour réaliser ce but consista à déshumaniser les juifs, c'est à dire à leur arracher le « masque » de l'humanité, de la spécificité qualitative, pour les montrer « tels qu'ils sont réellement » : des ombres, des chiffres, des abstractions. Le second pas consista à exterminer ces abstractions, à les transformer en fumée, tout en essayant de récupérer les derniers restes de la « valeur d'usage » matérielle et concrète : vêtements, or, cheveux, savon.

C'est Auschwitz — et non la prise de pouvoir en 1933 — qui fut la véritable « révolution allemande », la véritable tentative de « renversement » non seulement d'un ordre politique mais de la formation sociale existante. Cet acte devait préserver le monde de la tyrannie de l'abstrait. Ce faisant, les nazis se sont «libérés» eux mêmes de l'humanité.

Les nazis ont perdu la guerre contre l'URSS, contre les États Unis et contre la Grande Bretagne. Ils ont gagné leur guerre, leur « révolution » contre les juifs d’Europe. Ils n'ont pas seulement réussi à assassiner six millions d'enfants, de femmes et d'hommes juifs. Ils ont réussi à détruire une culture — une culture très ancienne —, celle du judaïsme européen. Cette culture se caractérisait par une tradition qui réunissait en elle une tension complexe entre la particularité et l'universalité. Tension intérieure qui se doublait d'une tension extérieure, dans la relation des juifs à un environnement chrétien. Jamais les juifs ne firent complètement partie des sociétés qui les englobaient et dans lesquelles ils vivaient ; jamais non plus ils ne se trouvèrent entièrement à l'extérieur de ces sociétés. Cela eut souvent pour les juifs des conséquences funestes, mais parfois très fructueuses. Au cours de l'émancipation, ce champ de tension s'était sédimenté dans la plupart des individus juifs. Dans la tradition juive, la résolution ultime de cette tension du particulier et de l'universel est une fonction du temps, de l'histoire : l'avènement du Messie. Mais peut être, face à la sécularisation et à l'assimilation, le judaïsme européen aurait-il renoncé à cette tension. Peut être cette culture aurait elle peu à peu disparu en tant que tradition vivante avant que la résolution du particulier et de l'universel se fût réalisée. Cette question demeurera à jamais sans réponse.

Robert Kurz. Trop peu traduit en France.

Qui est Big Brother ? George Orwell et la critique de la modernité


(Texte paru dans la revue Krisis, repris en français dans Archipel n°103)


Dans l'histoire de la littérature, sont apparues, régulièrement, certaines "œuvres universelles" ou "œuvres du siècle", métaphores de toute une époque et dont l'effet fut si important que leur écho continue de résonner jusqu'à nos jours. Ce n'est absolument pas le fruit du hasard si la forme littéraire de telles œuvres a souvent été la parabole. Cette forme permet de représenter des pensées philosophiques fondamentales de sorte qu'elles soient également lisibles comme des histoires colorées et captivantes. Une telle nature double n'apprend pas la même chose à celui qui est formé théoriquement et à l'enfant ou à l'adolescent, mais les deux peuvent dévorer ce même livre pareillement. C'est justement cela qui nourrit l'impression profonde laissée par de telles œuvres dans la conscience mondiale, jusqu'aux topiques de la pensée quotidienne et de l'imagination sociale.

Au XVIIIème siècle, Daniel Defoe et Jonathan Swift fournissaient, avec leurs grandes paraboles, des paradigmes au monde naissant de la modernité capitaliste. Le Robinson de Defoe devint le prototype de l'homme appliqué, optimiste, rationnel, blanc et bourgeois, créant, d'après un plan strict, sur l'île "sauvage" du monde d'ici-bas, en tant que concierge de son âme et de son existence économique, une place agréable à partir du néant, tout en élevant en outre par le "travail" les hommes de couleur "sous-développés" vers de merveilleux comportements civilisés.

Les utopies négatives

Le Gulliver de Swift, par contre, erre à travers des mondes fabuleux aussi bizarres qu'effrayants, dans lesquels la modernisation capitaliste se reflète en tant que satire mordante et comme parodie de ces "vertus de l'homme moderne" de Defoe.

On pourrait comprendre le Gulliver de Swift comme la première utopie négative de la modernité. Disparaissant complètement pendant un XIXème siècle positiviste et de foi dans le progrès, ce genre revit une floraison insoupçonnée au XXème. Le roman de H.G. Wells (1866 – 1946), "La machine à explorer le temps" en a été un précurseur. Wells y pousse la société de classes victorienne jusqu'au stade de sa dégénérescence complète, où les descendants des capitalistes d'antan, devenus des nains beaux, mais bêtes et distraits, vivent sur la croûte terrestre tandis que les descendants de l'ancienne classe ouvrière, s'étant mués en êtres souterrains, s'engraissent cannibalistiquement de leurs antipodes.

Sous l'influence des guerres mondiales, de la crise économique généralisée et des dictatures industrielles, le genre de l'utopie négative n'a pas seulement réapparu, il a aussi déplacé son sujet du terrain sociologique de l'affrontement des classes à la vision d'un système unique et totalitaire. Les noires paraboles de Franz Kafka appartiennent à ce contexte, tout comme les œuvres d'une "science-fiction" populaire négative . Ce sont les romans "Nous autres" de Evgueni Zamiatine (1884 – 1963), écrit dès 1920 mais édité en anglais en 1925; "Le meilleur des mondes" d'Aldous Huxley (1894 – 1963) de 1932; et surtout les deux livres se reliant à ce sujet de George Orwell (1903 – 1950), dont nous fêtons cette année le centième anniversaire: "La ferme des animaux", publié en 1945, et l'utopie négative peut-être la plus célèbre: "1984", publiée en 1949.

On peut aisément imaginer de quelle façon, à l'occasion de ce jubilé, l'œuvre d'Orwell sera "honorée" par les panégyristes conformistes de l'actuel monde du capitalisme globalisé. On reconnaîtra à Orwell d'avoir été un grand démocrate de l'avertissement et de la mise en garde face à la terreur totalitaire des dictatures de Staline et d'Hitler. On le remerciera et l'on prétendra que ses paraboles fameuses ont aidé à mener l'humanité vers l'avenir libre, marchand et démocratique, aujourd'hui pratiquement réalisé. Et pour finir, on nous dira que l'œuvre d'Orwell appelle à toujours se méfier des tentations totalitaires qui surgissent du "Mal" de ce monde pour s'emparer de l'humanité. Et l'on pointera du doigt le fondamentalisme islamique, Saddam Hussein ou Milosevic.

Les démocratiques orateurs de la cérémonie en l'honneur d'Orwell ne soupçonneront certainement pas que ses utopies négatives sont déjà devenues réalité depuis longtemps et que nous vivons aujourd'hui dans le système le plus totalitaire de tous, dont le centre est l'Occident démocratique. Il est certain qu'Orwell lui-même ne pensait pas ainsi. Il semble évident que dans la perspective des années quarante du siècle passé, il ne visait véritablement, en écrivant ses paraboles, que l'expérience immédiate des nazis et du stalinisme; un peu d'ailleurs comme la philosophe Hannah Arendt avec son œuvre majeure, quelques années plus tard, dans les années cinquante. De grandes œuvres philosophiques et d'autres paraboles littéraires disent souvent davantage que ce qu'en savent leurs auteurs, et éclaircissent parfois de façon surprenante des situations futures qui du temps de leur conception n'entraient même pas en considération.

La première parabole orwellienne, "La ferme des animaux", est déjà instructive en ce sens. A première vue il s'agit d'une fable sur l'inutilité de toute révolution sociale, au motif que l'essence de la domination sociale, la structure du "pouvoir", resterait toujours la même. Cet argument anticipe une idée de base de la pensée post-moderne de Foucault entérinant de la même façon une sorte d'"ontologie du pouvoir" positiviste. En ce sens, Orwell est plus un pessimiste de la nature humaine qu'un idéologue enthousiaste de l'ordre établi, même si, comme tous les pessimistes, il a finalement défendu la société existante, dans son cas anglo-saxonne, comme étant la meilleure possible. Ce n'est pas pour rien que l'on a souvent comparé Orwell à Swift.

Une parabole peut en cacher une autre

Comme parodie brillante de l'histoire de la révolution russe, avec les cochons en tant qu'élite bureaucratique et le Premier Cochon Napoléon dans le rôle de Staline, "La ferme des animaux" nous livre bien sûr tous les clichés de la pensée bourgeoise sur l'inutilité et le caractère criminel de l'émancipation sociale. Mais la parabole contient une toile de fond différente, dont Orwell n'a apparemment pas pris conscience lui-même. Premièrement, on peut y lire, au moment où les cochons trahissent l'égalité animale, que le problème n'est pas l'idée de l'émancipation, mais la "révolution trahie" (Isaac Deutscher). Deuxièmement, cette toile de fond en cache encore une autre: ce n'est même plus cette "trahison" de la révolution animale par les cochons qui fait échouer l'émancipation, mais le fait que la nature de l'oppression soit expliquée par la volonté subjective du fermier humain Jones d'exploiter les animaux et non pas par la forme d'organisation de la ferme. Ainsi les brebis étouffent régulièrement toute discussion sur le sens de l'action commune par un grand bêlement de 15 minutes du slogan "quadrupèdes bon, bipèdes mauvais", qui sera finalement démenti quand les cochons eux-mêmes deviennent "bipèdes".

Involontairement Orwell arrive ainsi dans sa parabole à la conclusion implicite que ce n'est pas le changement sociologique du pouvoir et de ses détenteurs qui représente l'émancipation, mais le dépassement de la forme sociale, donc de ce système moderne de production de marchandises auquel participent toutes les classes sociales. On y trouve même un soupçon de l'idée que le "travail" n'est ni un principe ontologique, ni surtout pas un principe d'émancipation, mais au contraire celui du pouvoir répressif soumettant les animaux à cette fin en soi irrationnelle de "produire pour produire", symbolisée par la figure du cheval de trait abruti, Boxer, une sorte de travailleur Stakhanov voulant résoudre tous les problèmes par la devise: "Je veux et je vais travailler encore plus durement!" – pour finalement être vendu au boucher par Napoléon, quand, épuisé, il ne peut plus travailler.

Big Brother is watching you

Au-delà de la "lutte des classes" sociologique immanente, le problème de la forme du contexte social du système, en tant que forme commune de toutes les classes, devient encore plus explicite dans "1984", un livre rappelant fortement le roman "Nous autres" de Zamiatine (et qui a été peut-être inspiré par celui-ci). Au premier plan, autant chez Zamiatine que chez Orwell, on trouve la figure de guide surpuissant et au-delà du vivant, nommée dans le premier cas simplement "le Bienfaiteur", et dans le deuxième "Big Brother", bien sûr tous les deux inspirés par les dictatures étatiques totalitaires et politiques de l'époque de l'entre-deux-guerres. Mais ici aussi apparaît une toile de fond allant largement plus loin que les faits explicités. Derrière le pouvoir personnifié apparaît le caractère anonyme, "objectivé", du totalitarisme. Le Bienfaiteur de Zamiatine se révèle être une véritable machine intelligente, et le Big Brother d'Orwell peut être facilement interprété comme la métaphore d'une matrice de commande systémique fonctionnant de façon beaucoup plus contraignante dans l'actuel totalitarisme que dans les dictatures politiques de la première moitié du XXème siècle.

Ce qui inquiète dans "1984" est moins la contrainte extérieure que l'intériorisation de celle-ci, apparaissant finalement comme impératif du moi propre. La fin en soi irrationnelle de l'interminable "valorisation de la valeur" par le "travail" abstrait exige un homme autorégulateur s'opprimant lui-même au nom des lois anonymes du système. L'idéal, c'est l'auto-observation et l'autocontrôle de cet "entrepreneur de soi-même" par son surmoi capitaliste: "suis-je assez efficace, assez adapté ? Suis-je dans la tendance, suis-je concurrentiel?". La voix de "Big Brother" est celle du marché mondial anonyme, et la "police de la pensée" – les rapports démocratiques de concurrence – fonctionne de façon beaucoup plus raffinée que l'intervention
de n'importe quelle police secrète.

Big Brother, nous t'aimons

Il en est de même concernant la fameuse "langue orwellienne", la "Novlangue" qui, avec ses interversions des significations, se trouve finalement, depuis déjà plus de 200 ans, être la langue du libéralisme économique. Quand, au nom de Big Brother, il est dit: "la liberté c'est l'esclavage", cela signifie aussi, à l'inverse: "l'esclavage c'est la liberté", notamment l'auto-soumission joyeuse aux prétendues "lois naturelles" de la physique sociale de l'économie de marché. La même chose est vraie pour les autres slogans de la Novlangue: "la guerre c'est la paix" – nul ne sait mieux cela que l'OTAN, comme police mondiale auto-proclamée; "l'ignorance c'est la force" – qui d'autre que le consommateur de masse ou le manager, dont le succès à tous deux dépend de l'ignorance sociale, ne signeraient en toute bonne conscience cette maxime? Remettre en question, même en pensée, le système délirant et clos de la "liberté" déterminée économiquement, c'est être out ou, comme il est dit dans "1984": "Le crime de pensée n'engendre pas la mort: le crime de pensée est la mort", c'est-à-dire la mort sociale.

On peut démissionner d'une secte politique, et, dans un Etat totalitaire, on peut au moins se réfugier dans "l'émigration intérieure"; mais il est aussi impossible pour l'homme capitaliste devenu auto-régulateur de démissionner du marché totalitaire que de son propre "moi", devenu "capital humain". La conscience est reliée au mécanisme omniprésent de la concurrence, obligeant à se mentir sans cesse à soi-même en raisonnant dans les termes de la Novlangue économique néo-libérale: "productivité déchaînée est expérience de soi", "l'auto-soumission c'est l'autoréalisation", "la peur sociale est l'auto-libération" etc. Cent ans plus tôt, Rimbaud avait déjà formulé de manière inégalée la schizo-devise de l'homme moderne: "Je est un autre".
"Etre libre" ne signifie dans ce monde rien d'autre que de savoir ce que Big Brother ou Le Bienfaiteur, c'est-à-dire le marché totalitaire, pourrait demander aux hommes, de le prédire et de s'y conformer dans une obéissance zélée et inconditionnelle – ou alors de rester sur le bord de la route, de perdre son existence sociale et de mourir prématurément. Il n'y a plus besoin de système de surveillance bureaucratique pour que ces sanctions s'exercent sur les "perdants". C'est parfaitement réglé par ce lugubre pouvoir anonyme de la machine sociale du capital devenu rapport mondial total. Le pouvoir des lois systémiques aveugles, violant les ressources naturelles et humaines, s'est émancipé de toute volonté sociale – et donc aussi de la subjectivité du management.

D'une certaine façon, le monde est devenu une unique "ferme des animaux" gigantesque, dans laquelle il est sans importance que ce soit le fermier Jones ou le Premier Cochon Napoléon qui commande, parce que les "décideurs" subjectifs ne sont rien d'autre que les agents d'un mécanisme autonomisé qui ne cessera de tourner avant d'avoir transformé le monde, par le "travail", en un désert sans vie. Dans cette ferme-monde automatisée, toute pensée critique s'interrogeant sur le sens et le but de cette folle manifestation est immédiatement étouffée par le bêlement assourdissant des brebis démocratiques aux paroles "objectivées": "travail bon, chômage mauvais", "capacité de concurrence bon, exigences sociales mauvais", etc. Si nous brossons un peu les paraboles orwelliennes à l'inverse du sens du poil, nous pouvons nous y reconnaître nous-mêmes comme prisonniers d'un système à un stade de mûrissement avancé, d'un totalitarisme faisant paraître presque anodins "La ferme des animaux" et "1984".

Robert Kurz

jeudi 14 mai 2015

Probablement un crypto-nazi!

Trêve de plaisanterie! Là nous sommes à l’essentiel, au tuf des choses. Je suis d'accord à 90% avec tout ce que dit notre ami Francis. Nous nous séparons seulement sur le matérialisme historique. Du moins pour ce qui concerne l'avenir. Je veux bien l'accepter pour l'évolution passée, mais je crois, à la différence de Cousin, que le prolétarisme représente un défi lancé à l'espèce humaine qui pourrait être résumé ainsi: jusqu'à présent, le mouvement historique était quasi mécanique et les concepts marxiens en rendaient parfaitement compte, mais aujourd'hui, après un saut qualitatif qu'il est difficile d'expliquer en peu de mots ici, ce qui demandé, c'est une conversion, et pas seulement une adaptation. Le premier échange néolithique contenait effectivement en germe toute l'organisation industrialo-financière moderne, mais ce qu'il nous faut savoir aussi, pour ne pas reparcourir le même chemin après que les contradictions internes du système auront provoqué l'effondrement inévitable, c'est pourquoi le premier échange eu lieu, au sens psycho-social ou anthropologique. Et là, nous bifurquons vers le travail de Pierre Legendre, qui me semble un complément indispensable au grand œuvre marxien. C'est tout le projet kunique.



mardi 12 mai 2015

Dieu est mort, vive Dieu!


C'est une affaire entendue, notre civilisation marque le passage définitif de l'ère théologique à l'ère rationnelle, scientifique, positiviste. Sommet de l'évolution humaine, elle observe avec condescendance les groupes d'attardés qui la rejoindront peut-être un jour, ou les groupes de passéistes qui se complaisent dans l'ignorance et le déni. Cette civilisation est neutre et ce n'est pas de sa faute si elle exprime la vérité du monde. Les autres auparavant avaient des opinions ou des croyances, elle a les preuves et la connaissance. La liberté, l'égalité, le bonheur, c'est elle. La victoire sur des maladies endémiques, l'augmentation des richesses, la progression de l'espérance de vie, c'est encore elle. La médecine, le libre-marché, les nouvelles technologies, la nourriture en abondance, les transports rapides, les loisirs, les droits de l'homme, la démocratie, la liberté d'expression, l'égalité homme-femme, les droits sociaux, etc.; tout cela, c'est elle: notre civilisation neutre et véridique, sans cesse exposée à des hordes barbares assoiffées du sang bleu des aristocrates modernes que nous sommes tous devenus à l'échelle du monde. Hordes barbares qui peuvent même surgir en son sein par effet de régression psycho-sociale et perte du sens commun.

Que cette civilisation puisse avoir, comme toutes les autres, des velléités hégémoniques ne vient pas naturellement à l'esprit de ses représentants. Du moins de ceux du quotidien. Si elle consacre aux budgets militaires des sommes astronomiques, c'est que les barbares guettent ses moindres faiblesses. Si sa police est pléthorique, c'est qu'en son sein même trop d'insanes désirent sa perte. Elle se défend, elle n'attaque pas. Pourquoi s'abaisserait-elle à conquérir puisque qu'elle est la vérité et le bien, et que la vérité et le bien finissent toujours par l'emporter. Elle doit seulement se protéger.

Cet état d'esprit n'a pu se développer que parce que les fondements dogmatiques de la société en général (pas seulement la nôtre) sont dans une large mesure incompris et même inexplorés, tant domine le préjugé du progrès et l'idée que nous vivons une apothéose. A ma connaissance, seul Pierre Legendre porte un regard éclairant sur une question si cruciale.

Finalement, si l'on veut schématiser à l'extrême, on pourrait dire que la société actuelle fait du christianisme sans Dieu, et que ce faisant elle finit par couper l'individu de toute possibilité de justification hors la Marchandise.

Le christianisme instaura le rapport direct de la personne à Dieu. Il y avait auparavant la Loi d'un peuple pour un peuple. En s'émancipant de ce peuple et de cette loi, il inventa le monothéisme universel, et, par imitation de Jésus, la rédemption des péchés et le salut individuel. Une nouvelle communauté naissait, mélangeant la nouvelle théologie avec des éléments juridiques issus du monde ancien, essentiellement romain. Une individualisation avait certes émergé, mais elle s'établissait sur fond de justification sociale bien architecturée. Les liens symboliques, bien que transformés, étaient maintenus. L'individu savait pourquoi il naissait, pourquoi il mourait et d'où il venait. Ce savoir n'était pas scientifique, mais en cette matière, le code lui-même est important, pas son origine.

Le libéralisme, qui est l'idéologie nouvelle, a franchi un pas supplémentaire. A l'individu, il a retiré tout son espace de justification. Certes, l'individu est affranchi des anciens codes, mais en retour il doit s'autojustifier, c'est-à-dire s'inventer pour lui-même les réponses aux pourquoi? et aux d'où? Si bien qu'en définitive, il est sommé de se créer sa propre petite communauté, et devient une mini entreprise de fabrication de lois et de morales portatives et adaptables. Cela n'apparaît pas encore de manière évidente parce qu'il vit sur l'acquis des civilisations antérieures dont il a hérité certains principes, qui même contredits massivement par le monde qu'il organise désormais, gardent une certaine prégnance; et parce que la Marchandise installe une interface d'illusions qui semblent compenser provisoirement le manque.

A première vue, le libéralisme est un individualisme. A y regarder de plus près, on découvre que le libéralisme, sous ses dehors émancipateurs d'individus, est un collectivisme comme il n'en a jamais existé d'équivalent dans l'histoire. Un collectivisme paradoxal qui agit en isolant d'abord les individus pour mieux les ressaisir ensuite. Sorti de son troupeau d'origine, l'individu se croit libéré de tout troupeau, alors qu'il est immédiatement immergé dans un troupeau plus vaste, et donc moins visible, qui relie les différents individus pseudo-libérés. La chaîne est plus longue et plus légère, presque invisible, ce qui fait croire qu'elle n'existe pas. Le Marché réunit des individus isolés sous sa férule sévère. Le Marché ou le Management, comme dirait Legendre, se constitue en gardien d'un immense troupeau de nomades en rupture d'identité, un méta-troupeau pourrait-on dire.

Mais aussi, le libéralisme, et le positivisme qu'il porte comme son complément idéologique, sont des armes puissantes d'identification dirigées contre les autres et en vue de les dominer. Comme toute civilisation, elle se construit sur une série de dogmes, de références identificatoires, d'images fédératrices et d'emblèmes unificateurs. Elle ne peut éviter cela, car cette nécessité de la Référence absolue et des emblèmes, est inscrite dans notre code de socialisation humaine comme notre forme propre est inscrite dans notre génome. L'être doué de parole que nous sommes doit impérativement trouver sur son chemin de développement les soutènements sociaux pour une construction favorable de son individualité parlante. Il doit trouver les relais sociaux, sous la forme de la loi et de l'inscription emblématique, de l'interdit psychique qui le projette dans le monde humain. Sans interdit, pas d'humanisation, sans emblèmes, pas d'humanité. C'est pourquoi, bien que nous nous en cachions, nous sommes tous, nous occidentaux prolétaristes, bel et bien rangés en bataillons derrière des drapeaux. Drapeaux que nous brandissons comme des vérités scientifiques et donc comme des drapeaux blancs, neutres, paisibles, laïques et raisonnables. Drapeaux qui perturbent néanmoins autant les autres que nous-mêmes; les autres se doutant qu'ils ne sont pas si blancs que nous les voudrions, nous-mêmes ne comprenant pas la réaction violente des autres devant des drapeaux si immaculés et lumineux.

Et puis derrière les drapeaux blancs, il y a aussi la marchandise à vendre et le confort à acheter.

Le libéralisme est donc un christianisme sans Christ, mais non pas tout à fait sans Dieu, car sans Dieu, au sens de Référence absolu, de cadre symbolique pour la raison et le langage, il ne saurait subsister de société. Le Dieu du libéralisme c'est la Marchandise ou la Valeur ou le Management ou la Science, cachés derrière l'État. Et c'est un Dieu plus jaloux encore que celui de l'Ancien Testament. Il demande des sacrifices humains par millions, des holocaustes à chaque génération et en plus il se donne comme anti-dieu. C'est donc un dieu hypocrite par "dessous" le marché.

Et c'est là que l'analyse de Pierre Legendre prend tout son sens. Si nous vivons dans une théocratie nouvelle se donnant comme positiviste, il est urgent de connaître les conditions d'existence de toute théocratie et ses relais à l'intérieur de chaque individu. Comme il est important de savoir ce qui, dans l'évolution natale de l'individu humain, nécessite et détermine ces relais. Faute de quoi, ne saurait se concevoir aucune vraie liberté.

Adrien Royo