dimanche 29 juin 2008

mardi 24 juin 2008

Condition de l'homme moderne...

"Il s'agit là évidemment de réflexion, et l'irréflexion (témérité insouciante, confusion sans espoir, ou répétition complaisante de "vérités" devenues banales ou vides) me paraît une des principales caractéristiques de notre temps. Ce que je propose est donc très simple: rien de plus que de penser ce que nous faisons." (Hannah Arendt: Condition de l'Homme Moderne. Editions Pocket. Page 38.)


"Mais il se pourrait, créatures terrestres qui avons commencé d'agir en habitants de l'univers, que nous ne soyons plus jamais capables de comprendre, c'est-à-dire de penser et d'exprimer, les choses que nous sommes cependant capables de faire." (idem, page 36)


" L'analyse historique, d'autre part, a pour but de rechercher l'origine de l'aliénation du monde moderne, de sa double retraite fuyant la Terre pour l'univers et le monde pour le Moi..." (idem, page 39)

mercredi 18 juin 2008

kunisme individualectique

Article paru dans le numéro 4 de la revue Entropia (mars 2008)


« La croissance économique libère les sociétés de la pression naturelle qui exigeait leur lutte immédiate pour la survie, mais alors c’est de leur libérateur qu’elles ne sont pas libérées. L’indépendance de la marchandise s’est étendue à l’ensemble de l’économie sur laquelle elle règne. L’économie transforme le monde, mais elle le transforme en monde de l’économie. » En 1967, Guy Debord, dans sa « Société du Spectacle », résumait ainsi, avec la plus grande fulgurance, la pensée fondamentale de Marx. Il en faisait ressortir ainsi cet aspect tragique méconnu dont Simone Weil avait eu la prescience dans les années 30 du vingtième siècle furieux. Elle trouvait en effet qu’une description si majestueusement convaincante du capital-monde, dans l’oeuvre de Marx, provoquait le vertige, et devait amener à s’interroger avec inquiétude sur les possibilités réelles d’une transformation. C’est que l’ombre de Shakespeare portait depuis toujours sur la statue de Karl.

Dans l’Œdipe Roi d’Eschyle, autre référence marxienne après le grand William, la peste règne à Thèbes et le peuple se meurt. Quelle faute fut commise ? Pourquoi ce châtiment ? Un seul homme coupable, et c’est le roi. Qu’a-t-il fait ? Rien. Rien dont il soit consciemment responsable en tout cas. Plusieurs années en arrière, par accident, il tua un homme qu’il ne savait pas être son père, et épousa une femme qu’il ne connaissait pas et qui s’avéra être sa mère. Entre temps, il débarrassa Thèbes de la Sphinge, c’est-à-dire de la question qui tue. Maintenant, la peste sévit, les gens périssent, on en cherche la raison. Œdipe est là, il est coupable. Kafka, des siècles plus tard, en fera un Procès. La tragédie, c’est l’inconnaissable des actions humaines individuelles confronté à leurs conséquences sociales, ou l’inconnaissable des actions sociales en regard des individus. C’est ainsi que moi qui suis né d’hier, par exemple, j’ai pu lancer il y a fort longtemps le cycle magnifiquement désastreux de la croissance. Et de cette croissance que j’ai voulu, je serais né pourtant. Continuité sans solution. La croissance échappe de mes mains qui la fabriquent. Père de ma mère, en quelque sorte. La croissance, c’est donc moi, uniquement moi, et non pas l’autre. Mais « je » n’est pas ce moi, et l’autre est je ne sais quoi.

La question demeure : pourquoi y-a-t-il quelque chose plutôt que rien ? Et pourquoi ce quelque chose là et pas un autre ? Car la croissance est amplification, accumulation d’accumulation, accumulation de productivité dans un contexte de mobilisation générale et infinie, d’auto-mobilisation[1]. Le dernier étage d’une fusée projetée à la conquête de l’espace-temps humain, de tout l’espace-temps. C’est-à-dire que l’allumage de cet élément dévorateur de monde, un jour, eut lieu. Et il est bien certain que si ce feu a pris, c’est qu’il avait quelque chose à prendre. Mais au final, qui provoqua l’étincelle ? Quel Œdipe parmi nous enclencha le processus ? Et comment ? Car la peste sévit à nouveau, mondiale cette fois, sous la forme d’un enchaînement de puissances déséquilibrées, d’une mise en mouvement de forces productives énormes dont Marx ne pouvait pas prévoir qu’elles menaceraient l’enveloppe désormais trop étroite pour elles du monde même et non plus celle seulement de la forme relative de production, destinée à disparaître, selon sa dialectique, au profit d’une autre plus collective et solidaire.
Il peut sembler urgent au demeurant, dans une perspective d’ébrouement, après plongeon désespérant dans la nécessité, d’envoyer à la casse la vieille idée d’évolution linéaire, fût-elle dialectique, toujours prête à naturaliser le tout venant et donc à confisquer la puissance et l’action. Mais le volontarisme anti-tragique qui la remplace souvent, sorte de scoutisme de la pensée, n’arrive pas davantage à sculpter le réel, et se brise plutôt sur les cuirasses du hasard ou du relativisme. Il s’agit toujours finalement de la vieille et absurde opposition entre Marx et Nietzsche, entre extériorité pseudo-scientifique et intériorité tragique, entre distance apollinienne et participation dionysiaque. Les deux se rejoignant pourtant lorsque les lois déterministes de l’un, par exemple, débouchent sur une impasse et qu’il faut recourir à la volonté créatrice de l’autre pour imaginer un dépassement.

Remontons encore aux origines poétiques de l’humanité. Poïetiques, même, peut-être. Grecques en tout cas. Prométhéennes. On nous dit quelque part[2] que Prométhée (le prévoyant), en compensation d’une erreur commise par son frère Epiméthée (le fonceur qui réfléchit après coup), offrit aux hommes les moyens externes (technologiques) de compenser la faiblesse congénitale qui leur était injustement échue. Le défaut d’origine, cette extrême vulnérabilité, ce désarmement génétique, devint une force, et cette force aboutit au démarrage de cette réaction sociale en chaîne que nous appelons croissance. Nous voici donc en présence d’un mythe, c’est-à-dire d’une histoire qu’on raconte, qu’on se raconte, pour essayer de comprendre et d’agir. Toute une anthropologie en pourrait se déduire. Une histoire fluide qui s’adapte aux besoins du groupe, qui s’écoule à travers les langues individuelles qui la remâchent. Une histoire par-delà le vrai et le faux, levain de l’individuation psychique et collective, bourdonnement séminal d’un invisible essaim. Et tout autant fruit et semence. Un mythe, non pas révélation, mais révélateur, au sens photographique du terme : un composé social qui, sur la réalité blanche et sensible, fait naître un regard, c’est-à-dire un choix, une projection et un entendement. Peut-être l’image existait-elle déjà et personne ne la voyait. Peut-être aussi que le nouveau regard révélé invente sa propre image pour l’avenir, ou que l’avenir, simplement, crée ce présent d’image et le regard corrélatif. Réalité métaphorisée ou métaphore réalisée. La science est une des modalités d’un tel récit, la poésie en est une autre. La première utilise la mathématique comme langage, on pourrait dire que la seconde utilise le langage comme mathématique. Les deux sont des vecteurs de réalité. Car la réalité pour exister doit, comme la servitude, être voulue tous les jours, et voulue collectivement.
La croissance est une réalité. Elle est donc voulue collectivement tous les jours. Elle a une histoire aussi. Ou bien des histoires lui sont accolées. Des histoires qu’on se raconte pour comprendre et pour agir. Nous venons d’en résumer une qui prend ses racines loin dans le passé européen de l’humanité et qui permet de lier la croissance et le développement technologique (extériorisation sociale de l’homme et qui le constitue en tant qu’homme). Que cette évolution ait été linéaire ou pas, nécessaire ou pas, le résultat, lui, est bien là. Mais ce n’est pas tout à fait ce genre d’histoire qu’on veut nous raconter aujourd’hui. Désormais, le corps social s’opère à cœur ouvert, et les lumières du bloc chirurgical fouillent sa chair exhibée. On ne métaphorise plus, on montre. Le corps tend à la transparence. Tout voir, tout savoir, tout faire. Et comme à toute mécanique son expert, l’expert sera la nouvelle figure tutélaire à qui seront confiées les clés du sanctuaire de la connaissance. D’une connaissance parcellaire bien sûr, modeste, humaine, trop humaine peut-être. Il ne sera plus question en tout cas de s’aventurer en dehors de la salle des machines. Le rêve, c’est que tout le monde, au contraire, y trouve sa place de mécanicien ou d’expert mécanicien, et s’y tienne. Et comme il s’agit d’un espace de savoir et non plus de croyance, d’un espace réel donc, d’une réalité indiscutable, démontrée, déduite, définitive, il ne saurait être question d’y échapper jamais. Il s’agit pourtant encore d’une histoire. Une histoire d’absence d’histoire et de transparence à soi-même, sans doute. Une histoire de solitude et de toute puissance aussi, une histoire de machine absolue. Une lecture du monde en tout cas, une compréhension, une symbolisation (au sens de ce qui réunit), que nous désignerions volontiers par l’expression « cynisme addictif ».
Cette compréhension pose l’alignement de l’anthropologie et de la morale sur les règles de la croissance civilisatrice. Ce qui est bon pour elle est bon pour l’homme parce que l’homme est fondamentalement croissance. L’histoire comme un long mouvement qui pointe vers la libération des forces productives par une individualisation apparente, et qui, affranchissant l’homme des pesanteurs corporatistes, communautaires ou familiales, offre la perspective d’une assomption des désirs individuels réputés autonomes et d’une intensification de soi dans la séparation. Foin de l’ancienne hétéronomie solidaire et contraignante, vive la grande et vibrionesque et virile empoignade individuelle libératrice, d’où les plus forts, les plus malins, les plus roublards, sortiront vainqueurs. Monde comme arène pour une egomachie. Monde comme téléréalité. Voici pour l’addiction. Car l’intensification de soi par accumulation de désirs fonctionne comme une avalanche intrapsychique se nourrissant de sa propre gravité en une sorte d’auto-jouissance de la chute. « Je » plonge avec joie dans son propre abîme et comble son néant par accélération et accumulation de gravité. Où il apparaît que la solitude est le produit de la masse psychique en écroulement par la vitesse de la lumière au carré (S=MC²).
La croissance est une drogue, il n’est donc pas étonnant que la drogue, sous toutes ses formes, connaisse, dans le monde qu’elle construit, un tel succès. Et le cynisme vient compléter l’addiction lorsque chaque jour le dealer, en cette occurrence le drogué lui-même, présente la note. Il est alors bien obligé de constater que cet individualisme utopique, cherchant l’homme dans l’isolat, dans la clôture d’un épiderme (le capitalisme industriel n’a-t-il pas commencé en Angleterre par le mouvement dit des « enclosures », c’est-à-dire des clôtures, qui consistait à diviser des terres auparavant communautaires, entre propriétaires privés ?), que cet individualisme-là, ce solipsisme pratique, non seulement crée de la misère au moins autant qu’il crée de la richesse, mais aussi se double contradictoirement d’un collectivisme sous-jacent et malheureux faisant de tous ces petits rois sans royaumes des atomes interdépendants au service exclusif d’une nouvelle communauté secrète, inavouée, refoulée, qui n’est autre que la Fédération Internationale de la Marchandise, laquelle fonctionne pour elle-même dans un auto-mouvement cybernétique sans contrôle humain. Il est tout naturel, après cela, d’imaginer un monde totalement individualisé et paradoxalement sans hommes. C’est d’ailleurs à cela que nous travaillons désormais tous les jours sans vouloir le savoir vraiment, et donc en le voulant très exactement.
Ce cynisme addictif relève d’une résignation déguisée en réalisme, et même d’une abdication originelle qui permet d’agir par transfert ou par procuration. La marchandise gouverne parce qu’elle n’est pas considérée comme le produit d’une action collective humaine, mais comme un rapport naturel extérieur et autonome. Nous voici donc au milieu de notre parc de la marchandise comme le héros du Sartre de La Nausée au milieu du sien, écoeurés par sa facticité et sa contingence, démunis et solitaires comme lui.
Et qu’elle contre-histoire nous racontons-nous pour agir autrement, pour reprendre la main sur un objet d’abord créé puis abandonné à son propre mouvement monstrueux ? Aucune ou presque. Au cynisme addictif généralisé ne s’oppose plus réellement qu’un pauvre « scoutisme affectif » en remplacement du « millénarisme prolétarien » anarcho-marxiste d’antan (et d’aujourd’hui encore pour certains) qui avait au moins l’avantage de se placer sur le terrain de la critique radicale, au lieu de paraître sur celui d’une morale aux petits pieds. Le scoutisme affectif constate l’injustice, la misère, l’égoïsme, et veut les combattre par la justice, la solidarité et l’altruisme. Mais il ne dit pas comment les injustes deviennent justes, les égoïstes soucieux des autres, et les riches partageurs. Ni comment et surtout une forme sociale, certes déterminée par la qualité des individus qui la composent, mais aussi les dépassant, rétroagit sur eux. Il affirme donc en substance que si tout le monde était beau et gentil, le monde se porterait mieux. Cette forme d’angélisme, aussi inepte qu’elle soit, n’en est pas moins en œuvre dans beaucoup des cercles contestataires d’aujourd’hui, en même temps que dans les marigots d’un certain libéralisme bien pensant. Elle reprend parfois la formule de Hölderlin qui veut que là où gît le plus grand mal naissent aussi les moyens de le vaincre, mais elle lui retire son poids de tragique, et l’affadit par évitement. Elle fait comme les enfants qui regardent entre leurs doigts le cauchemar d’images qu’ils ont devant eux. Mais c’est que justement la réalité ne les atteint pas, ils restent devant. Comment ne pas lui préférer au premier abord le millénarisme prolétarien qui au moins s’appuie sur une véritable analyse des contradictions d’un système cohérent ?
Le prolétaire, par la grâce de sa situation absolument inférieure, puisqu’il n’a plus personne à exploiter en dessous de lui, se voit investi d’une mission historique : supprimer le rapport de classes et faire sortir de sa chrysalide capitaliste le papillon solidaire en gestation. Il envisage la croissance et la marchandise comme de simples outils qu’il s’agit de mettre au service de tous les hommes. Le point aveugle de cette théorie se situe précisément là, en ce lieu où l’on sépare les forces productives des producteurs, ceux-ci ayant la possibilité de dominer celles-là comme le jongleur domine ses quilles ou ses couteaux. Dans une telle hypothèse, il peut sembler légitime de considérer qu’un changement de propriétaire puisse faire disparaître la propriété. Mais il s’avère que le prolétariat uni à la marchandise accouche encore d’une montagne quand il découvre qu’il peut s’exploiter lui-même en subissant les ordres de cette croissance qu’il pensait dominer.
La marchandise-monde produit ainsi l’individu biface. Un Janus en névrose, intériorisant dans un seul être les deux pôles de son mouvement : bourgeoisie et prolétariat, dominant et dominé, exploiteur et exploité. Pendant que le premier visage est tourné vers l’avenir techno-marchand, le second voit se perdre dans le passé la dernière enveloppe de son humanité possible. Cette mise en boucle binaire provoque l’instabilité, l’inquiétude et l’impuissance. Sorte de double-bind social, elle installe l’individu dans un état de panique chronique. Toujours renvoyé à son fantôme intérieur, il ne trouve plus d’échappatoire que dans ce qui renforce encore sa douleur : l’accumulation de désirs frelatés. La marchandise transforme le monde, mais elle le transforme effectivement en monde de la marchandise.
Garde à vous ! En avant, marche ! L’homme de cette belle et tragique histoire est seul et libre. Il s’avance fièrement vers son destin de commerçant, muni des pleins pouvoirs sur lui-même, avec un idéal de commerçant. Quand il n’a rien à vendre, il se vend lui-même, et il s’en trouve bien. L’homme commerçant est estimable. Il court, il s’évertue, il crée de la valeur, il s’enrichit ou enrichit les autres ; il s’appauvrit ou appauvrit les autres, c’est selon. En tout cas, il remue ciel et terre. Surtout, il rêve d’un monde de commerce et d’un ciel commercial. Né de la marchandise, il tend vers elle. Il sait qu’elle exige de lui un service total. Au final, comme le paysan était attaché à sa terre, le « marchandisant » est attaché à la marchandise, et se rêve marchandise. Il creuse son sillon d’argent, et voudrait que tous creusent comme lui, parce que c’est justice, parce que c’est équitable, parce que c’est bien, parce que c’est vrai, parce que c’est beau.

Mais Œdipe était roi, et le roi était nu. Il pensait régner en maître et voilà qu’il soupçonne des forces inconnues de tramer pour lui sa destinée. Et ces forces, désormais, ne se trouvent ni hors de lui ni en lui exclusivement, elles sont dedans et dehors à la fois, parce qu’il n’y a plus réellement de dehors peut-être, et peut-être même qu’il n’y en a jamais eu.

La conscience de classe ne suffira pas pour combattre la marchandise, comme ne suffisait pas déjà la simple conscience morale. Il faudra par surcroît ouvrir à une conscience tragique, capable de faire le départ entre l’anéantissement volontaire de l’individu dans son corps social et la fabrication d’un corps social favorisant la naissance de l’individu. Et pour cela, tenter de regarder son véritable corps en face, sans en être pétrifié. Ce n’est donc pas en tant que prolétaires que nous devrons nous avancer vers l’idole pour la renverser, mais en tant que parrains de nous-mêmes, portant à bout de bras sur les fonts baptismaux, notre propre humanité à naître. Car il se vérifie chaque jour que la marchandise programme bien la négation effective de l’individu (« le reniement achevé de l’homme », selon la belle expression de Marx) par absorption lente dans le placenta techno-social, cybernétique et autonome, tandis qu’elle se présente aux yeux de tous comme sa gardienne, sa nourrice et son mentor. Cette magie substitutive opère essentiellement grâce à une confusion entre individu comme potentialité, comme vecteur d’humanité, comme naissance permanente, et individu comme objet fixé, arrêté, fini. Ne nous méprenons pas, la marchandise crée un monde collectiviste, solidaire malgré lui[3] et sans fraternité, peuplé d’individus en réduction, producteurs-consommateurs, petits soldats isolés de l’armée fédérale abstraite, simples uniformes déjà, tout en nous amusant des hochets empoisonnés qu’elle invente à chaque heure. Existence sans consistance pour individus désaffectés[4] en obligation d’adaptation et assignation permanente.

Ici, commence à percer le formidable sens dessous dessus, l’extraordinaire confusion, de la pensée politico-sociale contemporaine, transportant les mots d’un territoire à l’autre comme on prend un butin, mutilant les concepts avant de les retourner comme si de rien n’était. À un collectivisme de fait, masqué en individualisme, on oppose d’un côté un même collectivisme, tandis qu’à un collectivisme redouté, déjà présent pourtant, on opposera de l’autre un individualisme en voie d’extinction. Comment ne pas tourner en rond dans un tel labyrinthe de miroirs déformants ? En schématisant à peine, nous pourrions dire que la gauche s’appuie sur l’idée d’un collectivisme positif que la droite construit sans le savoir négativement, et que la droite en retour ne jure que par un individualisme qu’elle détruit. Le cynisme et la mauvaise foi se donnant la main pour l’occasion, dans cette marche éclatante des dupes. Le collectivisme absolu est rejeté par ceux-là mêmes qui participent à son avènement, et exalté par la plupart de ceux qui en subissent déjà les plus grands effets. Tout se passe donc comme si chacun s’efforçait de maintenir la nuit ce qu’il croit refuser le jour.

La peste sévit donc en ce lieu. Nous lui avons trouvé un synonyme : la marchandise. Tirésias, l’aveugle devin, est convoqué. Lui seul peut sauver la cité. Thèbes doit être purifiée d’un crime ancien. Celui du roi Laïos. Qui le tua ? Son propre fils Œdipe, le roi actuel. Tirésias parle, Œdipe se crève les yeux.

Dans un premier temps, il est vrai, le bourgeois, ou capitaliste, a pu paraître fournir l’état civil de l’Œdipe idéal. Il était le maître, et son statut de dominant le désignait par évidence pour tenir le premier rôle à la fin de la pièce. Cependant, la dialectique du maître et de l’esclave s’avéra plus complexe que nous ne le désirions, et, comme le canard de l’histoire, la croissance était toujours vivante après révolution (fausse révolution ?). Quelque chose clochait visiblement dans le scénario. Ou bien les acteurs, se laissant aller à l’improvisation, mettaient par terre la belle architecture prévue. Mais peut-être aussi que la représentation était prématurée et que les conditions scientifiques idéales n’étaient pas encore réunies. Il faudrait alors patienter, en priant très fort pour que la scène et le décor ne s’écroulent pas trop tôt. Et à supposer, contrairement à certaines prévisions, que la pièce, pour finir, ne fût pas encore écrite, il resterait encore à choisir entre la position de spectateur curieux de voir la suite, et celle d’acteur décidé à l’inventer. Et si la distribution des rôles n’est plus décidée par avance, parmi les acteurs tout le monde aura raison, et même, les spectateurs confortablement installés dans leurs fauteuils verront leur passivité justifiée. La fascination devant l’indécidable prendra la suite de la dialectique matérialiste, et le paupérisme révolutionnaire aboutira, faute de projet, ou avec des projets de récupération, aux reproductions interminables des mêmes aberrations criminelles.

Œdipe, en arrivant à Thèbes, dut affronter la Sphinge, le monstre qui tuait tous ceux qui ne comprenaient pas la spécificité de l’homme comme animal non-né. Il sut répondre à la question dangereuse, inéluctablement posée : « quel est l’animal qui marche à quatre pattes le matin, sur deux jambes à midi et sur trois le soir ? » Il vainquit. Thèbes le récompensa, il devint roi. Oedipe possédait le secret, il n’en fit rien.

Ici et maintenant, le bourgeois est coupable. Lui aussi connaît le secret. Il a tué le père. Il est roi. Mais sa mère est partie et il n’a pas d’enfants. La lutte des classes existe, nous l’avons rencontré. Il y a bien exploitation de l’homme par l’homme, il y a bien dans le mode de production actuel des propriétaires en diminution, et des salariés toujours plus nombreux. Mais la seule classe révolutionnaire reste pourtant la bourgeoisie. L’Œdipe bourgeois allume le foyer de la peste croissance. Il creuse une tombe. Mais ce n’est pas seulement la tombe de la bourgeoisie qu’il creuse ainsi, c’est la tombe de l’avenir, la tombe d’un autre lui-même possible dont il est gros. Il organise, sans le savoir, le grand avortement, le massacre des innocents non encore nés que tous les humains portent en eux, parce qu’ils ne sont pas uniquement les porteurs de feu, mais les porteurs d’eux-mêmes en tant qu’êtres-pour-la-naissance. Alors le prolétariat vainqueur, dominé par la croissance comme le bourgeois, car la croissance et la marchandise sont les cadeaux empoisonnés de la bourgeoisie à l’humanité, et son grand défi, poursuivra le massacre s’il n’a pas, aussi et surtout comme objectif, de réinventer son corps social pour en faire la véritable matrice de l’individu. Et ceci ne peut advenir par simple transformation mécanique, ou économique, ou par une passation de pouvoir. À la conscience de classe, il faudra adjoindre la conscience du mythe. Il faudra se raconter une autre histoire.

Qu’à cela ne tienne !
Pour ma part, et pour finir, puisqu’on m’en donne l’occasion, là tout de suite, je déciderai d’inventer au moins un sous-titre.
Celui qui me vient immédiatement à l’esprit, qui vaut ce qu’il vaut, qui n’est pas destiné à durer, et qui est une proposition artistique plus qu’un concept, c’est « Kunisme individualectique ». Pourquoi pas ?
Après tout, contre le cynisme addictif et collectiviste, et contre le millénarisme prolétarien, rêvons de ce kunisme individualectique chargé de remettre sur la tête ce qui avait glissé sous nos pieds, une parade à la doxa, faisant de la contradiction dans l’écosystème du paradoxe un art, et du contre-détournement un instrument de réappropriation du symbolique et de l’imaginaire. Le kunisme[5] serait ici un contre cynisme, et l’individualectique un contre collectivisme. Notre individu étant à la fois social et individuel, dual, et dans une auto-naissance permanente, projection infinie d’une synthèse impossible, l’individualectique fournira le premier élément complexe d’une recomposition chimique des fluides sociaux.
Kunisme, c’est le retour à la Grèce d’un mot exilé. Sa traduction latine (cynisme) ayant trop servie, désignant aujourd’hui le regard et l’action distanciés et sans scrupules, l’acte pur et lumineux de celui qui sait, qui veut dépasser les apparences les yeux rivés au ciel de l’intelligible, l’agonie surplombante d’un prédateur mélancolique, perdu dans une pauvre connaissance de lui-même qu’il croit définitive ; il devenait urgent, pour évoquer les chiens philosophes de l’antiquité, à l’ironie mordante, dont la figure exemplaire reste Diogène de Sinope, d’en trouver un autre, moins connoté. Le kunisme, c’est d’abord un travail au corps, et c’est ensuite un grand rire immanentiste et tragique à l’assaut des puissances éternisatrices. Un retournement artistique des valeurs. Un cri d’avenir dans le désert qui croît.
Quant à l’individu, il est dualectique dans la mesure où ne saurait se concevoir aucune séparation véritable entre corps social (ou partagé) et corps individuel ; non plus qu’il ne se peut imaginer d’individu fini. Et je n’ai jamais compris la notion Nietzschéenne de surhomme autrement que comme projection consciente vers l’inachevé. Il ne s’agit pas d’atteindre quelque chose, mais de partir. Et même de partir vers le départ, pour cette destination sans cesse échappant qui est un éternel commencement. Départ éternel contre éternel retour, en quelque sorte.
La frontière épidermique et la conscience réflexive élémentaire créent l’illusion de la discontinuité corporelle. Illusion nécessaire, depuis la division des cellules primordiales jusqu’à la sélection naturelle des mammifères, pour assurer l’équilibre énergétique et immunitaire des corps entropiques nés du grand bouillon originel, mais qui cesse de l’être aujourd’hui pour le sublimissime prédateur techno-social que je suis, et qui doit se reconnaître et renaître un jour en milieu associé.

Portrait de l’artiste en biotope.

Les lecteurs auront compris que la croissance n’était pas ici envisagée comme un accident de l’histoire, ni comme une bifurcation choisie, ni comme une chance qui a mal tournée, ou qui mériterait d’être amandée, ni comme une malchance, d’ailleurs, mais bien plutôt comme l’expression accomplie d’un processus d’individuation au long cours arrivant aux limites. Il faudra tout de même admettre que si un tel système de survie perdure, c’est qu’il répond aussi à quelques aspirations humaines, qui, pour amorales quelles soient, ou irrationnelles, ou injustes, ou encore absurdes, relèvent néanmoins d’une économie psychique et sociale existante et réelle qu’il faudra bien arriver à intégrer dans une compréhension globale, sous peine d’en être réduit aux vœux pieux pour toute alternative. Bien sûr qu’une classe de possédants donne à l’orchestre social la tonalité qui sied à ses intérêts immédiats. Mais les classes dominées ne chantent pas avec elle les hymnes à la marchandise uniquement par force. La marchandise répond aussi à un certain nombre de besoins obscurs de l’être humain. Elle fait résonner à l’intérieur quelques fibres nécessaires, bien que refoulées. C’est le ressort de sa puissance. Continuer à ne voir que le côté clair de l’individu, pour analyser ses désirs évidents, comme font pratiquement tous les alter-antis, ou considérer le capitalisme comme un frein à l’expression des désirs (ou des pulsions), revient à nourrir l’illusion, et donc à renforcer encore l’élan souterrain. Souvenons-nous des leçons de Bataille, après celles de Freud, tentant d’examiner la « Part maudite », individuelle ou collective, celle qu’on cache, qui fait peur, qui dérange, qui n’entre pas dans les catégories habituelles, et qui pourtant guide les actes et conduit les vies. Lorsqu’il dévoile, par exemple, la parfaite irrationalité du fonctionnement économique général, construit tout entier, selon lui, sur le principe quasi cosmique du gaspillage, et non sur celui d’une comptabilité rationnelle et frugale, comme se plaît à le croire et à le faire croire l’idéologie, et comme tend à l’accréditer malheureusement, par ses méthodes d’opposition, la contestation même, il souligne l’aporie tragique à laquelle nous sommes confrontées : l’impossibilité de répondre par la seule raison au défi de l’époque, et l’impossibilité corrélative et non moins affolante de l’abandonner. Comment affronter la part maudite ? Voilà la vraie question. Et, ce n’est pas seulement en agitant nerveusement les chiffons rouges de la raison raisonnable et satisfaite, des évidences, ou de l’intérêt bien compris, que l’on infléchira la course de ce taureau-là.

La croissance appelle une conscience tragique en ce sens qu’elle nous pousse aux confins de nos êtres, là où n’auront plus cours bientôt les anciens réflexes et les vieilles catégories anthropologiques. Pas de victoire souhaitable aujourd’hui d’un Pyrrhus prolétarien ou autre, pas de statu quo suicidaire non plus. Alors, quoi ? La solidarité décroissante ne pourra naître que d’une conversion et pas seulement d’une conviction. Or, il s’avère qu’on ne se convertit pas à une pratique de survie, on l’adopte comme un pis-aller, on ne se convertit qu’à un contre-projet global anthropo-poétique. Le projet actuel, car il y en a un, propose le salut par accumulation de biens matériels, mais aussi et surtout par hybridation techno-humaine et croyance prométhéenne en un individu libéré des pesanteurs naturelles et communautaires, en un hors-monde possible en quelque sorte. Un grand rêve est ainsi projeté sur l’écran de nos consciences rationnelles, qui n’a rien de rationnel, quoique tiré partiellement des Lumières, et que contredisent la plupart de nos actes quotidiens. (J’ai nommé plus haut son visage dévoilé : cynisme addictif). Et ça marche ! Car la nécessité ne fait pas toujours loi, et si éros et thanatos composent, c’est bien d’éros et non pas de logos que jaillit la vie, et du rêve que naît l’action ? C’est alors que nous comprenons la manière dont la vie peut être effectivement un songe. Le rêve prolétarien fut le seul jusqu’à présent à pouvoir s’opposer au rêve « bourgeois ». Le rêve nazi, ou fasciste, n’étant que la branche pourrie de la mauvaise conscience capitaliste. Et ce n’est pas parce qu’il était un rêve qu’il échoua, c’est parce qu’il n’était que prolétarien. Un rêve ne sera jamais supplanté, assurément, que part un autre rêve.

À la fin, Tirésias revient, et me glisse à l’oreille : « le coupable c’est toi ! »

Je ne me crèverai pas les yeux
Et ne quitterai pas Thèbes.
Comment la quitterai-je,
D’ailleurs,
Puisque Thèbes est le monde
Et que le monde c’est moi.
[1] Sloterdijk, Peter, La Mobilisation infinie, Christian Bourgois, 2000.
[2] Stiegler, Bernard, La Technique et le Temps, T1, La faute d’Epiméthée, Galilée, 1994.
[3] Marx voyait déjà dans ce collectivisme un élément central et positif de la marche du monde, et le pensait intrinsèquement libérateur. La révolution n’avait pas d’autre but que de lui donner sa forme aboutie. Pour beaucoup de nos « alternatifs », cela reste vrai. Pour nous, c’est précisément ce collectivisme de la marchandise qu’il faut abandonner.
[4] Stiegler, Bernard, Mécréance et Discrédit (t.2), Galilée, 2006.
[5] Sloterdijk, Peter, Critique de la Raison Cynique, Christian Bourgois, 1987 (Trad. Hans Hildenbrand).

samedi 14 juin 2008


Série des drapeaux kuniques (tissu sérigraphié ou carte postale) : exemple du Portugal

Le kunisme est un contre-cynisme

Cynisme : reniement achevé de l’homme.


Le cynique observe son propre monde avec des lunettes astronomiques. Il opère toujours à cœur ouvert dans une situation qui ne l’atteint pas. Il se voit lui-même comme une chose parmi les choses, et le mépris universel qu’il conçoit n’est jamais que la conséquence du rapetissement fondamental dont l’époque a nourri sa conscience de soi. Le formidable appareillage techno-scientifique dont il s’est doté, le délivre des contraintes naturelles, et le livre pleinement en retour à la contrainte sociale naturalisée. Sa puissance est tout extérieure. En socialisant le naturel, il naturalise inévitablement le social, et au final se dé-nature. Il mute par désaffectation, désindividualisation, désappropriation. Décuplant son pouvoir sur la nature, il abdique tout pouvoir sur lui-même. Car le contrôle de la nature, y compris celle de l’intérieur, s’exerce toujours socialement au prix de son autonomie. Le pouvoir absolu en ce domaine socialise absolument. C’est pourquoi il est si comique d’observer l’agitation besogneuse des libéraux de toute obédience qui travaillent chaque jour à une collectivisation toujours plus totale au moyen des outils qu’ils croyaient avoir forgé pour libérer l’individu. Le cynique est finalement celui qui se perd sans se chercher en croyant s’être trouver. Adaptation, résignation, voilà ses maîtres-mots. Vive la liberté, s’écrie-il, en coupant joyeusement les liens symboliques, désintégrant l’individu. Mais l’atomisation n’est pas l’émancipation, et la déréliction n’est pas le but. « Aide la machine à te faire disparaître, elle t’aidera à oublier ! » : credo cynique.



Kunisme : naissance de la tragédie.


Le kunique s’observe lui-même dans son devenir. Projection d’individu, il a cette modestie de l’esquisse et la noblesse du grand dessein. Son grand dessein, c’est lui-même. Il ne pense pas être totalement né, c’est ainsi qu’il peut aller vers sa chance.

Face à l’embrigadement, à l’encasernement généralisé que les instances du biocontrôle appellent individualisme, le kunique s’avance nu, armé de sa seule et pauvre subjectivité.

Pour le kunique, cet individualisme que dénoncent les belles âmes citoyennes, sociales, charitables ou nationales, n’est que le mot-écran dont se sert la machine pour escamoter la réalité cruelle d’une dépersonnalisation programmée.

L’humanité, pour le kunique, n’est pas une essence mais une aventure et un projet. Et c’est ce projet qui est actuellement remis en cause par la procédure générale de marchandisation. On ne naît pas humain, on le devient. L’être-humain est une auto-création permanente.