L’Innocence perdue de la productivité
Par Claus Peter Ortlieb[1]
« Le capital est lui-même la contradiction en procès, en ce qu'il s'efforce de réduire le temps de travail à un
minimum, tandis que d'un autre côté il pose le temps de travail comme seule mesure et source de la richesse. »
Karl Marx, Manuscrits de 1857-1858 « Grundrisse »[2]
On
nous présente régulièrement le progrès dit technique et l’augmentation
constante de la productivité comme une voie censée conduire l’humanité
vers le bonheur et la résolution de tous ses problèmes. Attendu que
ladite productivité a doublé au cours des trois ou quatre dernières
décennies, autrement dit que la même quantité de
temps-travail permet de produire aujourd'hui deux fois plus de biens
que dans les années 1970, il s’ensuit que nous nous sommes probablement
rapprochés du paradis annoncé de quelques bonnes
enjambées. Pourtant, évidemment, à l’heure où les crises économique,
écologique, financière et énergétique montent simultanément en
puissance, quiconque affirmerait une chose pareille se verrait
immédiatement taxé de doux rêveur. Il y a donc quelque chose qui
cloche dans les calculs et leurs promesses.
Où est l’erreur ? Un mot d’ordre qui revient souvent dans ce contexte nous fournit un premier élément de
réponse : compétitivité. C’est d’abord et avant tout au
moment de la mise en concurrence que la productivité prend toute son
importance : l’entreprise jouissant de la plus
grande capacité de production, en fabriquant ses produits à moindre
coût et en les vendant moins cher que ses concurrents, expulse ceux-ci
du marché. La région où règne la plus forte productivité
peut devenir la première exportatrice mondiale tandis que les moins
productives devront se contenter de regarder dépérir leur tissu
industriel. De ce point de vue, il est donc évident qu’en règle
générale, l’inégale augmentation des forces productives non
seulement engendre des profits inégaux pour les acteurs économiques,
mais ruine même nombre d’entre eux. En outre, en situation de
concurrence, il apparaît clairement que ces mêmes gains de
productivité, loin de conduire à une réduction du temps de travail au
bénéfice de tous les travailleurs, mènent plutôt à une situation
où un nombre plus restreint d’employés produisent davantage.
Mais
cela ne nous dit toujours pas quels effets exerce sur l’ensemble du
système capitaliste mondialisé cette
augmentation de la productivité sur le long terme induite par la
concurrence. Selon l'idéologie libérale du progrès, qui cite volontiers
la « survie des plus adaptés » chère à Darwin ou
le principe de « destruction créatrice » de Schumpeter, la dynamique
compétitive constituerait le moteur des avancées techniques, certes,
mais aussi sociales. Que cette idéologie ait
été discréditée par la tournure des affaires du monde est en ce
début du XXIème siècle — si ce n’était pas déjà le cas — un fait patent.
Mais les raisons en sont peut-être moins simples à
discerner, et cet article se propose de les mettre en lumière.
Productivité, valeur et richesse matérielle
On
parle de gain de productivité lorsque la même quantité de temps-travail
permet d’obtenir davantage de produits ou —
ce qui revient au même — lorsque la même quantité de biens matériels
peut être produite pour un coût de travail moindre, d’où il s’ensuit
que la valeur de ces biens diminue. La productivité est
ainsi le rapport d’une quantité de biens matériels par le
temps-travail nécessaire à leur fabrication. Pour bien comprendre la
productivité et ses transformations, il est indispensable de faire
la distinction entre valeur et richesse matérielle.[3]
Quand
Marx écrit (dans l'extrait cité plus haut) que le capital pose le temps
de travail comme seule mesure et source de
la richesse, il entend le mot richesse dans le sens de valeur, cette
forme de richesse historiquement spécifique qui n'a de sens que dans
une société capitaliste et représente son essence
même.[4]
La
richesse matérielle, quant à elle, est constituée de valeurs d’usage
pouvant prendre ou non la forme de marchandises.
Cinq cents tables, quatre mille paires de pantalons, deux cents
hectares de terre, quatorze conférences sur les nanotechnologies ou
trente bombes à fragmentation représenteront ainsi de la
richesse matérielle, seule l’utilité pratique du produit ou service
en question entrant en considération.
Ce
qui distingue le capitalisme de toute autre forme sociale est le fait
qu’une forme de richesse spécifique y
règne : la richesse abstraite ou valeur, qui revêt la forme de
l’argent et se mesure par le temps-travail nécessaire à la production
des marchandises. La richesse matérielle est un
accessoire dont, certes, l'économie capitaliste ne peut se passer
mais ce n'est pas son but. Celui-ci réside dans le procès de
valorisation, l’accroissement démesuré de la richesse
abstraite : j’investis de l’argent dans le procès de production dans
la perspective de récolter au final davantage d’argent (la plus-value
ou survaleur). Une activité économique qui n’aurait
pas pour but, a minima, cette augmentation de richesse abstraite est une chose qui ne peut tout simplement pas exister.
Il
n’y a rien d’intuitif dans cette distinction entre les deux formes de
richesse. Elle ne joue aucun rôle dans les
transactions quotidiennes où l’on n'évoque guère que la pure et
simple « richesse ». Les critiques adressés au capitalisme se focalisent
alors pour la plupart sur la question de la
redistribution de la richesse. La critique marxienne de l’économie politique, en revanche,
s’intéresse avant tout à cette forme précise de richesse, inédite, absurde, excessive, et du bon fonctionnement de laquelle nous avons fait en sorte que nos vies
dépendent. Par malheur, ce fonctionnement se révèle, de façon lente mais régulière, de moins en moins bon,
même mesuré à l’aune de ses propres critères.
La
notion de productivité met l’accent sur les rapports quantitatifs entre
deux formes de richesse créées lors de la
production d’une marchandise. Marx souligne que, bien que
déterminées à chaque instant du procès de production, elles participent
d’un mouvement incessant :
«
Une plus grande quantité de valeur d'usage représente en soi une plus
grande richesse matérielle : deux habits en
représentent plus qu'un seul. Avec deux habits, on peut habiller
deux personnes, contre une seule avec un seul habit, etc. Pourtant on
peut avoir une baisse de la grandeur de valeur de la
richesse matérielle, alors même que la masse de celle-ci augmente.
Ces mouvements contraires proviennent du caractère bifide du travail. La
force productive est naturellement toujours force
productive d'un travail concret, utile, […] elle ne peut évidemment
plus toucher le travail dès lors qu'on fait abstraction de la forme
utile concrète de celui-ci. C'est pourquoi dans les mêmes
laps de temps, le même travail donne toujours la même grandeur de
valeur, quelles que soient les variations de la force productive. »[5]
Il faut relire attentivement la dernière phrase si l’on veut comprendre qu’un accroissement de la
productivité
● n’altère pas la valeur (mesurée en temps-travail) des biens produits au cours d’une journée de travail donnée,
● accroît, en revanche, la richesse matérielle créée au cours d'une journée de travail donnée,
● et entraîne par conséquent une diminution de la valeur de n’importe quel produit pris indépendamment.
Les contraintes de la création de richesse abstraite
Pour
les raisons que nous avons vues, la tendance historique (empiriquement
constatée) du capitalisme à une augmentation
sans fin de la productivité conduit à une dévaluation de la richesse
matérielle tout aussi dépourvue de terme. Par ailleurs, on peut
démontrer qu’à partir d’un certain point de l’évolution du
capitalisme — point que nous avons d’ores et déjà atteint et dépassé
—, la contribution apportée à la survaleur sociale totale par une
marchandise donnée devient de plus en plus
réduite.[6]
Par
cette augmentation sans fin de la force productive, le capital, dont
l’unique intérêt réside dans l’accumulation
maximale de survaleur, se tire une balle dans le pied puisque la
dépense matérielle nécessaire à l’obtention d’une survaleur donnée
augmente régulièrement. La question est : comment se
fait-il que le capital agisse à l’encontre de ses propres
« intérêts » ? Pour trouver la réponse, il nous faut cesser de raisonner
en termes d'acteurs économiques. Ceux-ci, à
travers le jeu de la concurrence (entre entreprises, entre économies
régionales ou nationales), augmentent leur capital et gagnent des parts
de marché, ce qui leur confère un avantage par rapport
à leurs adversaires. Il en résulte ce paradoxe que les acteurs
économiques qui élargissent le plus leur part du gâteau constitué par la
survaleur sociale totale, sont ceux-là même qui contribuent
le plus à réduire la taille du gâteau. D’où la « contradiction en
procès » qu’identifia Marx il y a 160 ans, contradiction en vertu de
laquelle le capital, se contentant d'obéir à sa
propre logique, détruit précisément la forme de richesse qui se
trouve être indispensable à son existence. Quiconque échoue à prendre
une part active à l’expulsion du travail hors du procès de
production est lui-même éjecté du marché.
Dans
la mesure où, sous le capitalisme, l’objectif de toute activité
économique consiste à obtenir une survaleur,
autrement dit à faire en sorte que la somme d’argent investie dans
le procès de production ait augmenté au terme de celui-ci, une économie
de marché sans croissance est tout bonnement impossible,
car sans perspective de croissance personne n’investirait le moindre
centime. C’est ce que devraient garder à l’esprit, en particulier, tous
ces gens bien intentionnés qui prônent, pour le bien
de l’environnement et de l’humanité, des économies nationales
fonctionnant à l’avenir avec une croissance nulle… mais qui se gardent
bien d’évoquer une sortie du capitalisme.
Qu'est-ce
donc qui s'accroît de façon si compulsive ? Du point de vue du capital,
c’est la richesse abstraite qui
doit croître, et avec elle la survaleur, qui représente, au fur et à
mesure de l’accumulation capitaliste, un stock de capital toujours plus
démesuré. Cependant, si la productivité augmente, cela
suppose que la quantité de biens produits croisse plus vite que la
survaleur. Car pour seulement maintenir la création de survaleur à un
niveau constant, la production devra croître au même
rythme que la productivité.
La
création de richesse abstraite est ainsi astreinte à la double
nécessité d’augmenter à la fois la survaleur et la
productivité, ce qui en retour suppose un taux de croissance encore
plus élevé en termes de richesse matérielle. Historiquement, le
capitalisme a résolu le problème de sa soif immanente de
croissance en se lançant dans deux gigantesques vagues d’expansion[7] :
● expansion « extérieure » à travers la conquête progressive de tous les secteurs d’activité productive préexistant au
capitalisme, la conversion forcée des êtres humains à la dépendance salariale et la conquête de l’espace géographique ;
● expansion « intérieure » à travers la création de nouveaux secteurs de production (et, corrélativement, de nouveaux
besoins), le développement de la consommation de masse et la pénétration du royaume « féminin » dissocié de la reproduction.[8]
Ces
espaces conquis sont de nature concrète ; par suite, ils sont finis. Il
était donc à prévoir que
l’accroissement inconsidéré de la richesse abstraite finisse par en
rencontrer les limites. Ce moment est arrivé, et les limites sont
atteintes de deux façons :
Limites internes et externes du mode de production capitaliste
Se penchant sur la question de l’expansion du capital, Robert Kurz établit dès le milieu des années 1980 quel sera l’un
des impacts de la « révolution microélectronique » :
« Les
deux principales formes ou moments du processus d’expansion capitaliste
se heurtent aujourd’hui à des limites
concrètes absolues. La capitalisation atteignit son point de
saturation dans les années 1960 ; elle a depuis lors complètement cessé
d'absorber le travail vivant. A la même époque, les
avancées de la recherche en microélectronique ont fait entrer la
transformation du procès de travail concret dans une phase radicalement
nouvelle. […] L’élimination massive du travail vivant en
tant que producteur de valeur ne peut plus être contrebalancée par
la production en masse de produits nouveaux "à valeur réduite", car
cette production de masse n'est plus en mesure de réabsorber
les travailleurs déclarés "superflus" ailleurs. Ainsi, l’équilibre
entre, d’un côté, l’élimination du travail vivant via le procès de rationalisation et, de l’autre, l’absorption du
travail vivant via la capitalisation ou la création de
nouveaux secteurs de production, est irrémédiablement rompu : désormais,
inexorablement, il y aura davantage de travail
éliminé que de travail absorbé. »[9]
La
reconnaissance du fait que « désormais, inexorablement, il y aura
davantage de travail éliminé que de travail
absorbé » repose, pour l’essentiel, sur le postulat que le capital
ne sera plus en mesure de susciter suffisamment d’innovations de
produits pour compenser le ralentissement de la création
de valeur et de survaleur induit par les innovations de procédés.
Beaucoup soutiennent le contraire, en dépit du fait que — un quart de
siècle plus tard — les innovations de produits en question
se fassent toujours attendre. Rappelons que nous ne parlons pas
simplement de nouveaux produits accompagnés de leurs besoins afférents :
les innovations tant attendues réclameraient pour
assurer leur production de telles quantités de force de travail que
les conséquences de la rationalisation microélectronique en seraient, au
minimum, neutralisées.
Au plan concret, les limites internes
de la production capitaliste se manifestent par la concentration des
entreprises sous l’effet du principe de concurrence et par un
chômage structurel. L’industrie automobile, dont D. H. Lampater décrit
bien la situation, en fournit un parfait
exemple :
« Le
nœud du problème : même si les constructeurs allemands parvenaient à
maintenir leur taux de ventes de
véhicules au niveau actuel, la pression sur l’emploi n’en
continuerait pas moins à s’accentuer avec chaque nouveau modèle. Lorsque
Volkswagen cessa de fabriquer la Golf V pour passer à la Golf
VI, M. Winterkorn, le PDG de la firme, annonça fièrement à
l’occasion de la présentation de la nouvelle gamme que la productivité
avait augmenté de 10% à l’usine de Wolfsburg et de 15% sur le
site de Zwickau. Autrement dit, assembler le même nombre de voitures
nécessite désormais 15% d’ouvriers en moins. Il s’ensuit que, si les
ventes de Golf VI n’augmentent pas dans les mêmes
proportions, les emplois sont menacés. Et le même phénomène se
produit lorsque BMW, Mercedes ou Opel sortent un nouveau modèle. Pour
certains modèles, on a vu la productivité bondir de
20%. »[10]
La
productivité croît-elle de 15% ? Alors les ventes doivent croître en
proportion si l’on veut générer les mêmes
augmentations — mesurées en temps-travail — de la (sur)valeur, sans
parler des profits proprement dits. Si les ventes ne suivent pas, non
seulement des travailleurs sont licenciés mais, en outre,
le capital investi dans l’industrie automobile, étant donné le
manque à gagner en termes de (sur)valeur, n’est plus assuré de croître.
Cette chute des profits menace en priorité les entreprises
incapables de suivre le rythme de l’augmentation de la productivité,
ce qui explique la fierté du PDG de Volkswagen qui voit l’avenir lui
apparaître sous la forme d’une plus grande part de
marché, voire d'une hausse des bénéfices. Toutefois, à l’échelle
d’un secteur industriel entier, le gain de productivité entraîne
mathématiquement l'amincissement des profits.
A côté de ces limites internes, les limites externes
de la production capitaliste s’expriment à travers les
limites écologiques à la croissance, lesquelles, comme le montre le
fantasme d’une « économie de marché sans croissance » n’ont pas encore
été correctement interprétées dans cette
optique. Dès le début des années 1990, Moishe Postone établissait
pourtant le lien :
« Indépendamment
de toute considération sur les
possibles limites à l’accumulation du capital, l’une des
conséquences de cette dynamique particulière – qui produit de plus
grandes augmentations de richesse matérielle que de survaleur -, c’est
la destruction accélérée de l’environnement naturel »[11]
« Le
contexte que j’ai dessiné suggère que, dans
la société où la marchandise s’est totalisée, il se crée une tension
sous-jacente entre les considérations écologiques et les impératifs de
la valeur en tant que forme de richesse et de médiation
sociale. […] La tension entre les exigences de la forme-marchandise
et les nécessités écologiques s’aggrave à mesure que la productivité
augmente et pose un grave dilemme, notamment pendant les
périodes de crise économique et de chômage massif. Ce dilemme et la
tension dans laquelle il s’enracine sont immanents au capitalisme ; leur
résolution définitive restera impossible aussi
longtemps que la valeur sera la forme déterminante de la richesse
sociale »
[12]
Dans
la vie politique, le dilemme décrit ici se manifeste par un conflit
entre mesures environnementales et mesures en
faveur du développement économique : si, d’un côté, il y a consensus
dans les milieux écologistes sur le fait que généraliser à l’ensemble
de la planète l’« american way of life »,
voire simplement le mode de vie ouest-européen, mènerait tout droit à
un désastre écologique aux proportions sans précédent, de l’autre, les
institutions ayant en charge de favoriser le
développement économique sont tenues de poursuivre précisément cet
objectif, quand bien même il serait devenu irréaliste. Ou, pour le dire
dans les termes utilisés tout au long de cet
article : employer ne serait-ce que la moitié de la force de travail
disponible sur la planète à un niveau nécessaire à la poursuite de
l’accumulation capitaliste, tout en maintenant le
niveau actuel de productivité (avec les taux de production et
d’engloutissement des ressources qui lui sont liés), se traduirait par
un effondrement immédiat de l’écosystème
terrestre.
De
toute façon, le mode de production capitaliste, par l’action de sa
propre dynamique compulsive, est arrivé au terme
de ses possibilités de développement. La communauté mondiale se
trouve donc confrontée à cette alternative : soit couler avec lui, soit
se libérer de la tyrannie de la richesse abstraite et
refonder la reproduction sociale sur des critères, cette fois,
purement concrets. Le développement des forces productives pourra alors
retrouver son innocence : d’une part, la société
n’autorisera plus compulsivement la mise en œuvre de n’importe quel
gain de productivité (toute tâche n’étant pas forcément plus agréable
lorsqu’elle est exécutée plus vite) ; d’autre part,
ce développement pourra enfin servir à améliorer réellement la vie
des êtres humains.
Claus Peter Orlieb
Traduction : Sînziana