dimanche 26 juin 2011

A Jean-François Billeter

Je me sens extraordinairement proche, et pour cela réconforter dans mes travaux et mes jours, de Jean-François Billeter, sinologue distingué. Quand le professeur émérite rejoint le roturier des idées sur le chemin de la création sociale!

Les concepts d'imagination et de synthèse, tels que développés dans son petit livre si dense "Notes sur Tchouang Tseu et la philosophie" chez Allia, me ravissent et m'enchantent.

Qu'on en juge par ces extraits de la toute fin :

"Il est arrivé, cependant, que les hommes prennent conscience du pouvoir de l'imagination, comprennent que toutes les synthèses que l'homme a produites sont contingentes et révocables et posent que, si l'homme a en lui la liberté de donner forme et sens à la réalité, cette liberté ne doit pas être exercée par une minorité, mais par tous, de façon concertée."

"L'un des principaux constats qu'on puisse faire aujourd'hui est que la critique du monde existant, quel que soit le point où on la pousse, est impuissante à produire par elle-même le moindre changement. Elle doit être relayée par des actes de l'imagination qui instituent des significations inédites, fondées sur des appréhensions nouvelles de la réalité."

"L'imagination nous asservit, pour notre malheur, quand nous ignorons son rôle. Elle est le remède quand nous découvrons ce rôle et nous mettons à user librement du langage. Nous avons alors le pouvoir de dissoudre les formes déjà données à la réalité et d'en faire naître d'autres."

Si, par le plus grand des hasards, quelqu'un, parmi les lecteurs de ce blog (s'il y en a), se souvenait de certaines idées développées ici autour du mythe, il ne manquerait pas de trouver chez Billeter quelque proximité.

Et puis, Castoriadis, Arendt et Tchouang Tseu en référence ?

Vivement la suite!

Adrien Royo

lundi 20 juin 2011

AMA'

Une formule marxienne résume parfaitement notre système de production et d’échange, et même, désormais, notre pratique sociale globale. Cette formule est : AMA’. Où A est l’argent premier, M la marchandise et A’ le plus d’argent gagné dans le procès. L’argent va vers la marchandise qui donne un plus d’argent. Cette boucle infernale, car A’ revient en A pour repartir en un M qui lui-même redonne un A’, est le piège en forme de roue dont certains se font gloire.

Que nous indique cette formule ? D'abord, banalement, que l’argent (grâce au travail) produit des marchandises qui produisent plus d’argent et qu’une certaine richesse publique augmente avec la quantité de marchandises fabriquées. Mais ensuite et surtout que A’, le plus d’argent, est la finalité réelle du procès. La marchandise, sous sa forme d’usage, n’étant ici qu'un moyen, pour ne pas dire un prétexte, comme on le voit dans la spéculation financière ou A produit directement A’ sans passer par la case M. Le langage populaire traduit la formule dans l’expression : recherche effrénée du profit. Mais AMA’ dit plus, je crois, en sa concision, car elle dévoile, par-delà la réprobation éthique, la loi fondamentale du temps. Elle nous donne, avec l’équation économique, l’équation morale et politique de nos sociétés. Elle fournit, comme la loi de la gravitation universelle pour le mouvement des astres, les coordonnées d’un social errant dans l’orbite du Capital.

L’argent va donc vers la marchandise dans le seul but de faire plus d’argent. Pourquoi pas, nous diront les libéraux convaincus. Si, avec le cynisme, nous obtenons, comme par surcroît, la richesse économique et l’amélioration de la qualité de vie. Sauf que la finalité de l’action générale n’étant ni la richesse publique ni la qualité de vie, nous devons envisager aussi la possibilité d’un passage au négatif de l'accessoire, et donc d'une détérioration des conditions d’existence. Il faut en effet une croyance indéracinable dans les vertus du vice pour ne pas imaginer l'hypothèse du renversement contre-productif d'une positivité de hasard. Vouloir utiliser idéologiquement le cynisme et l’égoïsme comme moyen de la richesse et du bien être, alors que la pratique réelle consiste en son contraire, à savoir le confort utilisé comme moyen de l’égoïsme, c’est risquer de produire la misère et l’inconfort pour le cas où le mouvement central de A vers A’ viendrait à inverser la polarité secondaire. Le bien n’étant ni voulu ni nécessaire, il faudra l’admettre dans ces conditions comme occasionnel, instable et fugace. Par exemple, la qualité de la marchandise produite pour donner A’ étant indifférente par principe, puisque seul compte le plus de A, il y a de grandes chances pour que celle-ci finisse par se dégrader. Et comme les conditions de sa production sont tout aussi indifférentes, il va de soi que ces dernières courent le même risque. Seule une contre-action sociale reposant sur d’autres principes moraux, et soumettant la production et l’échange à ses lois, pourrait en diminuer les effets déplorables. Mais comment faire d’un simple moyen au service d’une fin, une finalité nouvelle, sans faire du même coup de la fin initiale un moyen ? Autrement dit comment faire pour que A se déplace vers M sans nécessairement produire A’, ou pour que A’ devienne à son tour le moyen de M ? Car le processus alors s'arrêterait net et nous irions vers une autre forme de production et d'échange où M prendrait la forme d'un A pour obtenir seulement un autre M. Ce qui donnerait la formule MAM. L’argent, abandonnant sa fonction téléologique, ne serait plus qu’un moyen pour combler des besoins.

Est-ce à dire que le cynisme et l’immoralité sont le prix à payer pour la richesse ? Sans doute, mais pour une fausse et fragile richesse dont finalement nous n’avons peut-être même pas besoin. Et si le processus décrit ici nous avait permis de prendre conscience de cela ? Et si l'un des effets secondaires de son action avait été de faire la lumière sur un certain nombre de pseudo évidences, et nous libérait d’un désir malheureux ? Et si nous faisions contre mauvaise fortune bon cœur ? Et si, donc, nous utilisions les nouvelles contraintes pour entrer en résilience, comme on dit en résistance? Ne ferions-nous pas alors un grand pas vers la transition?

Adrien Royo

dimanche 19 juin 2011

Pour ceux qui jugeraient trop "New Age" la question des trois corps kuniques telle que succinctement exposée dans quelques articles précédents, j’apporterai les précisions suivantes :

Avec ce qu’il est convenu d’appeler le New Age, c’est-à-dire le fourre-tout moderne de la spiritualité confusionnelle, tout démarre je crois avec l’idée de nature. La Nature est en effet considérée dans ce cadre de pensée, ou d’impensée, comme un tout intemporel parfaitement organisé dès l’abord, tendu vers un but bien précis quoique mystérieux, et incluant l’homme dans sa perfection comme élément imprévisible et perturbateur. Celui-ci pouvant toutefois s’amender par soumission à sa vérité intérieure éternelle et individuelle. Il s’agit d’une Nature que j’appellerais ptoléméenne : fixe, anhistorique, intemporelle et conduite par des forces conscientes vers un but dont l’homme, étrangement, a la capacité de s’éloigner. Elle s’oppose à une nature prométhéenne, mouvante et non téléologique, dont l’homme, au contraire, serait le regard et la conscience. Il existe un excès ptolémaïque comme il existe un excès prométhéen. Le premier rejette la conscience humaine et sa liberté, l’autre fait du milieu naturel un simple réservoir d’utilités consommables. Au regard de l’un, l’homme est trop petit, au regard de l’autre, il est beaucoup trop grand. Pour moi l’homme est naturellement social, il n’a pas de nature hors du social, le social est le naturel de l’homme, le social est la nature contrôlable de l’homme.

J’en entends qui parlent du passé humain primitif, ou de certains ailleurs actuels comme d’un Eden. Selon eux, il existerait un homme naturel, caché sous l’individu social, dépositaire de la vérité. Le retrouver ou le laisser s’exprimer en supprimant les obstacles artificiels de la société et de l’intellect serait la condition du bonheur. Le corps contre le « mental », la nature contre la société, le passé contre le présent, l’ailleurs contre l’ici, la spontanéité contre la réflexion. Je préfère quant à moi l’avec au contre. Le corps avec l’intellect, la nature avec la société, etc. Je m’écarte donc résolument des hypothèses revivalistes et ne partage pas l’idée d’un univers parfait dont l’homme serait le perturbateur. Non pas que je sois d’un optimisme béat concernant l’espèce et que je fasse de la nature extérieure sa propriété (au sens économique du terme), son domaine exploitable ; seulement, je ne me représente pas les civilisations lointaines comme des paradis, et constate que l’homme, au final, n’est pas moins naturel (y compris lorsqu’il est équipé de ses multiples prothèses technologiques) que le tigre, l’escargot ou la grenouille. Qu’il a dû, comme tous les animaux, et plus qu’eux peut-être, à cause de sa faiblesse native, mener un dur combat pour survivre ; un combat avec la nature si ce n’est contre elle, auquel je ne vois aucune perfection. Et je trouve légitime, pour un être vivant placé dans de telles difficultés, de s’équiper des outils nécessaires à sa liberté et à sa vie. Que ces outils ensuite deviennent contre-productifs et qu’ils prennent une forme telle qu’ils finissent par compromettre sa propre survie, et, au-delà, la vie même de son écosystème, ne signifie pas pour autant leur disqualification définitive ni le reniement de l’homme lui-même en tant qu’animal maladroit. Au contraire, je garde espoir que son potentiel puisse un jour construire la maison sociale idoine dans et avec la nature qui l’environne et le nourrit. Pourquoi aller chercher des explications fumeuses, indémontrables en tout cas, et pour cela faisant appel à la croyance et parfois à la crédulité, alors que la raison suffit pour forger les projets nécessaires à la réalisation humaine. C’est cela le New Age, la fuite dans les délires pour échapper au délire. Je préfère tenter d’échapper au délire par la raison. Son excès suscite des fantômes, mais son sommeil, nous le savons depuis Goya, produit des monstres. Car l’intellect n’est pas moins naturel que le corps, et d’ailleurs, il me semble que les humains New Age font un usage excessif de ce qu'ils méprisent lorsqu’ils justifient par le langage, en des pages et des pages de textes, leurs théories du corps.

Je trouve personnellement inutile, si ce n’est à des fins mercantiles ou de pouvoir, de faire de la nature un paradis méconnu qu’un primate dégénéré se plairait à renier, plutôt qu’un environnement-corps ni bon ni mauvais, qui existe simplement ainsi et pas autrement, comme ce primate existe lui-même avec ses imperfections.

Adrien Royo

mardi 14 juin 2011

C’est fou comme la valeur travail a la cote en ce moment. Wauquiez d’abord, Le Pen ensuite. Tumeurs hier, parasites aujourd’hui, haro sur les pauvres qui ne travaillent pas. Travail, famille, Patrie, le retour. J’ai bien peur toutefois qu’une petite erreur ne se soit glissée dans le raisonnement. Oh, pas grand-chose : une simple confusion entre valeur travail et valeur argent. Je me permets de la pointer pour éviter les malentendus. Je suis certain que Marine et Laurent me sauront gré de cette clarification. Errare humanum est, comme disait Mussolini. Voici l’affaire : un pauvre qui ne travaille pas est un parasite, mais un riche qui glande est un citoyen respectable. On suppose sans doute que ce dernier a travaillé dur auparavant pour gagner son pactole et qu’il a mérité son oisiveté. Il dépense son argent après tout, pas celui de la communauté. (C’est là que ma formule « il n’y a pas de richesse privée », prendrait toute sa saveur. Mais je n’insisterai pas ici sur ce point. Voir plus loin dans ce blog). Je signalerai seulement qu’un vieux pauvre qui a travaillé dur toute sa vie avant de se retrouver au chômage sur le tard n’est pas mieux considéré qu’un jeune fainéant vivant en parasite sur le dos d’un Etat "providentiel". C’est drôle d’ailleurs, quand on y pense : les conservateurs chrétiens acceptent la Providence du dimanche matin, et celle du Marché pendant la semaine, mais pas celle de la collectivité solidaire du vendredi soir. Celle-ci viendrait-elle moins de Dieu que la première? Un fils de famille n’ayant jamais travaillé durant sa vie reçoit en héritage, avec l’argent des autres, la considération de Le Pen; le fils des quartiers, lui, avec la misère, reçoit pour le même exploit, un coup de pied de Wauquiez au cul. Mais si l’obligation de travailler est uniquement adressée aux pauvres, c’est que la valeur argent, à l’évidence, l’emporte sur la valeur travail. Car une valeur qui ne concerne qu’une fraction de la population n’est pas une valeur. CQFD. Il y avait maldonne, ouf ! je rectifie. A la suite de cette explication, Marine et Laurent procèderont sans doute à une actualisation de leur programme, sous la forme : Argent, Famille, Patrie. Ceux qui croient en la valeur argent, citoyens à part entière de notre République, sauront clairement pour qui voter aux prochaines présidentielles. Qu’ils n'oublient pas pour autant, mais ceci est une autre histoire, que sur le dos de ces chameaux de pauvres, ils auront bien du mal à entrer au paradis.


Adrien Royo

samedi 11 juin 2011

Tao kunique et transition

Je remercie mon ami Benoît Kubiak d’avoir attirer mon attention sur l’idée de ville en transition, ou d’initiative de transition, développée ces dernières années dans beaucoup de pays à travers le monde. Cette idée nous vient d’Angleterre, et particulièrement d’une petite ville du sud appelée Totnes. Rob Hopkins, un professeur en permaculture, en fut l’initiateur. La permaculture est la méthode d’adaptation d’un écosystème social à une logique du long terme. C’est un soin collectif en quelque sorte, une médecine, qui travaille sur l’idée de résilience, c’est-à-dire sur la capacité d’un système à retrouver l’équilibre après que celui-ci ait été perturbé. Appliquée à une communauté humaine, elle revient à diagnostiquer ses fragilités écosystémiques, notamment en matière de consommation d’énergie, d’approvisionnement, de transport et d’échange, pour corriger son aménagement global en direction d’une plus grande autonomie, d’une relocalisation de l’économie, d’un plus grand respect des ressources, d’une diminution de l’empreinte écologique, d’une réappropriation des savoirs et des techniques et d’un mieux-être collectif. Prenant en compte les conséquences du pic pétrolier déjà atteint ou en passe de l’être et du changement climatique en cours, cette méthode analyse puis réorganise le champ collectif global pour répondre aux nouveaux déséquilibres ou pour les anticiper.

Le taoïsme kunique, tel que défini dans un article précédent, semble en parfait accord avec ces principes. D’une part la résilience rejoint l’idée d’unité entre cosmique et social. Elle cherche à harmoniser ou à rétablir les liens distendus entre environnement et activités humaines, le yin cosmique et le yang social se concevant comme les deux parties en conjugaison d’un tout. D’autre part, le concept de non-agir (wu wei) s’adapte parfaitement à une forme d’action consistant à rediriger les forces sociales entropiques (se dispersant en chaleur inutile et polluante) vers le circuit néguentropique (freinant le gaspillage) des associations solidaires. Cette action ressemblerait alors à une sorte de gymnastique sociale taoïste, à un Qi-Gong politique. Ce que préconise par ailleurs la transition résiliente, c’est de faire de nécessité vertu, d’utiliser les crises environnementale, énergétique, sociale, économique et civilisationnelle comme moyen d’accélérer un processus vertueux d’adaptation des structures à une autre forme de communauté. Et cela me paraît être une bonne alternative aux mouvements qui visent seulement la conquête du pouvoir étatique en donnant de si mauvais résultats. Ils se retrouvent la plupart du temps dans l’obligation de gérer le connu en lui appliquant par la force des recettes absurdes de bonheur. Les gens de la transition résiliente pensent, au contraire de tous ceux qui répondent à la question des lendemains par le sempiternel « on verra après la révolution », qu’une vision précise des lendemains est justement la condition de réussite d’un projet et que pour basculer dans le nouveau, il faut que ce nouveau ait déjà été mis en place dans le présent. Cette façon de voir était exactement celle du philosophe écologiste André Gorz. Pour moi, cette pratique a aussi l’avantage de travailler directement le corps social et de ne pas indiquer seulement la voie d’un « salut » individuel par application de consignes privées (éteindre la lumière, prendre des douches, trier ses déchets) ou de rituels domestiques. Elle se situe d’emblée dans l’inter-individuel, la relation et les modalités du social le plus étendu.

A suivre…

Adrien Royo

jeudi 9 juin 2011

Un non sur le dos

Le ministre Wauquiez se fait un nom. Sur le dos des plus faibles, comme il se doit quand on est un puissant. Depuis les cours de récréation du primaire où les petits garçons comparent la taille de leurs pénis, jusqu’à l’Assemblée Nationale où les grands enfants comparent la grosseur de leurs portefeuilles, on voit des hommes angoissés se rassurer en cherchant noise à plus petit que soi. L’humiliation du plus faible garantirait semble-t-il la puissance des inquiets. Il faut le poids d’une civilisation pour s’opposer à une pente si naturelle. La charité, la solidarité ou la compassion furent ainsi inventées pour contrebalancer cette tendance à la barbarie. Droits sur leurs ergots, quelques réfractaires se complaisent pourtant dans un univers primitif où ils voudraient nous attirer tous. C’est le cas on dirait de Monsieur Wauquiez, qui se fait un nom à cette mesure là. Il faut dire que beaucoup de ses collègues à l’UMP partagent ces conceptions d’un autre âge. Celui des maîtres de forge du XIXe siècle par exemple, qui faisaient travailler les jeunes enfants pour les sauver de la délinquance, trouvaient impensable et ruineuse la journée de travail de moins 12 heures et voyaient dans les congés un appel à la paresse. Le travail forcé à durée illimitée et gratuit leur étant toujours apparu comme une sorte d’Eden. On a les paradis qu’on peut. Mais Wauquiez, pour le moment, se croit en enfer. Cet enfer il l'appelle assistanat. Il s’agirait d’une maladie mortelle, plus précisément d’un cancer. Voici donc les principes du Conseil National de la Résistance déclarés cancérogènes par ses héritiers déclarés. Mais c’est qu’il s’agit d’assistanat et pas de solidarité, voyez-vous. Ce n’est pas une mince victoire sémantique, en effet, que d’avoir substitué le premier mot au second. Saluons cet acharnement à nous faire prendre des vessies pour des lanternes. On ne pourrait pas dire par exemple de la lanterne fraternité qu’elle est le cancer de la société, surtout en France avec sa Révolution. On s’autorise à le clamer sans vergogne en revanche de la vessie assistanat. Un tour de passe-passe verbal ouvre la voie à toutes les manipulations et permet de proférer les pires horreurs, au moins les plus grandes absurdités, sans prendre le risque d’émouvoir le bon peuple qui ne demande qu’à se venger sur quelqu’un de ses difficultés. Difficultés augmentées par ceux-là mêmes qui lui désignent aujourd’hui ses victimes. La crise économique de 2008 aura donc été, comme prévu, bien instructive. Elle nous aura permis d'apprendre que les pauvres sont des paresseux, des profiteurs, des parasites qui ont assez vécus comme des nababs aux frais de la princesse. On croyait naïvement que les banques, les transnationales et les financiers de la planète avaient mis le monde en coupe réglée, que des milliards de dollars se perdaient (pas pour tout le monde) dans les paradis fiscaux. Eh, bien non, les vrais coupables sont ceux qui refusent de travailler (car ils n’ont jamais, bien sûr, été licenciés par les autres) et se prélassent devant leur télé en engloutissant des fortunes en aides sociales. Qui osent même s’indigner, parfois, sur les conseils d’un ancien vrai résistant. Il fallait bien le génie de monsieur Wauquiez-qui-se-fait-un-nom pour découvrir le pot aux roses. Souhaitons bien sûr, pour le bonheur des pauvres, qu’il puisse passer rapidement comme il le désire de l’enfer français de l’assistanat au paradis irlandais de la fiscalité. A moins que le modèle néo-libéral, très voyageur, se soit déjà transporté, depuis les contrées gaéliques, vers d’autres plus heureuses encore. Qu’il prenne garde quand même ne pas expédier prématurément, par l’emploi d’une thérapie trop ambitieuse de l’inégalité et de l’injustice, cette pauvre France cancéreuse vers un paradis qui n’aurait rien cette fois de fiscal. Et, j’y pense, pourquoi ne pas envoyer ce précieux médecin au chevet de l’Espagne ou de la Grèce ? Il doit y avoir là-bas une foultitude d’assistés pour que ces deux pays aillent si mal. Comme Strauss-Kahn à New York, il pourrait s’y faire une réputation internationale. Evidemment, s’il nous quittait de manière définitive comme le susnommé, nous en serions inconsolables.


Monsieur Wauquiez se fait un nom sur notre dos. Qu’à Dieu plaise que nous nous fassions un jour un NON sur le sien.


Adrien Royo

mardi 7 juin 2011

Le kunisme est un taoïsme




Pour une idiotie kunique


Le terme idiot a deux origines : l’une est grecque (idios) et veut dire particulier, singulier ; l’autre est latine (idiota) et signifie sot, ignorant. Un simple mélange des deux donnera le concept kunique. Sa définition pourrait être : singularité volontairement ignorante. Ignorante de quoi ? Eh, bien des arguties auto-justificatrices du monde tel qu’il va. « Je préfère être idiot avec Lao Tseu, qu’intelligent avec Milton Friedman ou Christine Lagarde » en serait la bonne expression. L’idiotie kunique n’a donc rien à voir avec le bons sens : ramassage des restes vulgaires d’un savoir prémâché servis par le péquin au comptoir des cafés. Rien à voir non plus avec l’idiotie ambiguë d’un Jean Edern-Hallier, l’idiot international au service de lui-même. Non, notre idiotie à nous se réclame du taoïsme le plus pur en ce qu’elle rejoint les concepts d’inutilité sociale, de vide et de non-agir qui distinguent celui-ci, de même qu’ils distinguaient déjà en Europe la philosophie d’un Diogène de Sinope, l’aboyeur athénien du IVe siècle avant notre ère.

Le cynisme pragmatique de la belle époque que nous vivons, où l’exercice le plus universellement répandu consiste à socialiser les pertes privées et à privatiser les bénéfices publics, où le personnel politique est fort logiquement sélectionné sur des critères de virtuosité dans la pratique de ce bonneteau légal, et où l’utile est associé au paiement par les pauvres de la prévarication naturelle des riches, le cynisme pragmatique donc nous oblige aujourd’hui à revoir de fond en comble le rapport inutilité-utilité sous l’angle de l’inutilité de l’utile et de l’utilité de l’inutile. A cette fin, il pourra s’avérer utile d’en revenir aux grands spécialistes de l’inutile que furent les ermites ou les moines paysans de la Chine ancienne. Par ailleurs, de la même façon que le trop plein des objets et des mots d’aujourd’hui favorise la conversion du regard aux différentes notions du vide, qu’il soit métaphysique comme pour le Tao ou ontogénétique comme pour Lacan, le trop agir actuel, qui n’est qu’une gesticulation insensée conduisant au néant (le néant étant comme on sait tout autre chose que le vide), est le promoteur paradoxal du non-agir. A condition d’entendre non-agir (wu wei) au sens d’une opposition radicale à l’agir contemporain établi.

Le kunisme se définissant comme un anti-cynisme, il était originairement destiné à promouvoir un changement de regard et d’attitude, à provoquer une conversion. Les formes présentes de la pensée et de l’action n’étaient plus en cohérence, aux yeux de son initiateur, avec cette image neuve du monde ébauchée à la fin du siècle dernier par un ensemble hétérogène de critiques émergentes. Il fallait donc dépoussiérer, selon lui, l’espace symbolique, changer radicalement les mots de la critique, sans égard pour leur grand âge le cas échéant. Les actions suivraient.

Le kunisme exige un nouveau langage, une attitude nouvelle, disais-je. Il se positionne certes sur le terrain d’une critique radicale de la société marchande, mais n’en approuve pas pour autant toutes les analyses et toutes les conclusions. Il récuse l’emploi de capitalisme par exemple pour désigner de façon définitive le mode d’existence moderne. Lui préférant prolétarisme ou cynisme addictif en raison d’une acception plus générale et moins fanatiquement économiste de ces termes. Il ne croit pas davantage dans l’individualisme libéral, mais pense au contraire que le libéralisme est un collectivisme. Il procède donc au retournement de la rhétorique conventionnelle pour laquelle collectivisme est lié au projet communiste et individualisme au projet libéral. Il réfute le partage entre spirituel et matériel. Le matériel humain étant pour lui spirituel comme le spirituel est d’emblée matériel. Il n’adhère pas non plus à la dichotomie théorie action. La théorie étant une action et l’action une théorie. Il ne voit pas dans la lutte des classes un instrument fatal ou suffisant de l’émancipation, et ne sacralise pas les forces productives. Comprenant en effet que le moteur essentiel, quoique tabou, de la machine productiviste est l’inégalité sociale, l’humanité, selon lui, n’a pas de tâche plus urgente que de s’en libérer. Quitte pour cela à sacrifier sa productivité. Car, en un choix pleinement assumé fondé sur le constat d’une impossibilité axiomatique à obtenir la richesse sans créer du même coup la pauvreté, il préfère une société moins riche pour tous à une société somptuaire pour quelques uns. Replongeant très souvent, d’autre part, dans les profondeurs marxiennes de la critique, il ne considère pas les possédants, les dominants, seulement comme des zélateurs et des promoteurs de l’hypermachine aliénante, il les regarde aussi et prioritairement comme ses victimes consentantes, au même titre que les dominés satisfaits. Enfin, et peut-être surtout, il ne dissocie pas corps individuel et corps social, et se propose même d’élaborer une théorie des trois corps (individuel, social et cosmique) qui donnerait à envisager leur harmonisation consciente comme le maître projet humain. Lequel rejoindrait volontiers ce que l’on appelle les messages de spiritualité (des systèmes d’exercices, dirait le philosophe Peter Sloterdijk), si ces derniers n’avaient pas pour fâcheuse habitude d’oublier dans leurs équations mystiques le corps social intermédiaire, tenu par eux pour extérieur et neutre, simple décor d’un théâtre de l’âme. Ce qui rend la plupart des exerçants complices de sa pathologie, en lui permettant de s’épanouir à l’abri des regards, focalisés sur l’apparence individuelle, et de fermer l’accès au savoir immanent de ce corps global qu’ils avaient pour mission initiale d’explorer.

De tout cela ressort une attitude. Pour s’opposer à l’hypermachine aliénante, il faut démonter avec précision ses rouages et dévoiler ses paradoxes. A cet effet, une grande campagne de désintoxication doit être engagée. Car l’intoxication au cynisme laisse des traces bien plus douloureuses dans le métabolisme général que tout autre substance psychotrope. Une mort sociale par overdose risque même de survenir après quelques années seulement d’utilisation massive de ses fétiches. L’accoutumance y est d’autant plus rapide et difficile à vaincre que des éléments de notre psychologie individuelle profonde, capter par elle, lui servent de soutien. La phase suivante consistera à s’engager dans l’élaboration d’un contre-discours, à s’armer d’un contre-symbolisme, pour dégager une contre-action que j’appelle un non-agir dans la mesure où elle consiste essentiellement à désigner, à porter en pleine lumière, la nature profonde de l’être social contemporain par négation en soi, puis en nous, de ses effets, et donc de ses causes.

A l’heure où j’écris ces pages, un mouvement, explorant à nouveaux frais les possibilités d’une action véritablement spontanée, se développe en Espagne : le mouvement des indignés, dont le nom fait référence au livre à succès d’un vieux résistant français toujours sur la brèche. Ces indignés souhaitent à l’évidence reprendre l’histoire à zéro. De Madrid ou d’ailleurs, ils répondent par exemple à ceux qui s’inquiètent de savoir s’ils sont ou non contre le système que c’est plutôt le système qui est contre eux. Voilà un bel exemple de retournement « kunique » d’un révolutionnairement correct devenu insupportable à force de platitude et d’auto-satisfaction puérile, pour lequel il est valorisant (ah! le grand papa 68) de s’autoproclamer rebelle et marginal face à un système exécré, tenu pour ontologiquement extérieur à soi. Ce que comprennent instinctivement les indignés, au contraire, c’est que rien dans le système n’est véritablement extérieur et que sa forme est nous.

Sont-ils dans le non-agir, alors ? Certes oui, puisqu’ils ne font en somme que prendre leur place (tomar la plaza), comme ils disent ; démontrant ainsi, s’il en était besoin, le peu de place que réserve à l’homme ordinaire l’avènement du monstre techno-social créé par lui et qui n’est que lui(on)-même s’effondrant sur lui-même, son corps social tombant sur son corps individuel. J’en déduis que le non-agir consiste à trouver le bon souffle et la bonne position pour s’installer devant soi-même et se faire honte (vergogne) d’avoir édifié un corps social aussi mal assorti à un corps individuel souverain, bien planté dans l’axe du monde.

Changer les mots de la critique pour mieux saisir les maux du corps, puis changer le corps des mots pour mieux se saisir soi-même dans le vide harmonisateur de l’être, telle est donc la voie kunique, telle est donc son idiotie.

Adrien Royo