dimanche 1 février 2009

Naissance ou clonage

Comment ne pas constater en cette période où se dévoilent les processus idéologiques fondamentaux, la carence stratégique de tous les mouvements sociaux. Des contestations spontanées, des révoltes, des émeutes, des jacqueries en somme, des tremblements locaux, mais rien qui puisse déboucher sur une transformation réelle des modes d’existence. Quand bien même un grand mouvement « spontané » aboutirait à une prise du pouvoir aujourd’hui, celui-ci ne saurait aller beaucoup plus loin, faute de projet alternatif, que le socialisme dans un seul pays, ou deux ou trois, de l’après hécatombe des années 10.

Les tenants de l’action locale et spontanée s’appuient généralement, et sans le savoir, sur des principes séculaires souterrains, et pour cela inaltérables bien que caduques. La spontanéité de leur action doit s’entendre le plus souvent comme la répétition oublieuse d’un programme acquis et intériorisé. Je prétends donc qu’aussi louable et nécessaire que soit cette action, elle n’atteint rien d’essentiel au système car elle ne l’atteint pas dans ses symboles profonds, dans son abstraction vitale. Ce n’est pas la pensée qui est abstraite c’est en quelque sorte le système lui-même. Pour le penser et donc le transformer, il devient nécessaire d’en percer le mystère et donc de le rejoindre dans son abstraction nouvelle. Car, c’est précisément par la dictature du « concret », par l’injonction au réalisme pressé et à l’action précipitée que le système s’assure la plus grande pérennité. Comme s’il faisait en sorte de ne jamais susciter qu’une opposition convenue, celle qui fonctionne plutôt comme force d’appoint involontaire et paradoxale en cas de danger. Qu’ont fait partout les mouvements prolétariens jusqu’à présent, malgré certaines avancées sociales, sinon rajeunir par purifications sanglantes les organes du monstre caché. Mais caché comme cet objet de Poe, à l’endroit le plus visible. Car le monstre n’est finalement pas si mystérieux, il est seulement insaisissable. Il s’exhibe éhontément même. Et s’il reste malgré tout insaisissable c’est parce qu’il est le symptôme qui dévoile et nous masque à la fois à nous-mêmes la névrose collective, la skyzophrénie de nos attitudes pseudo-rationnelles, la folie de notre propre création.

On peut fort bien résumer simplement les épisodes précédents de notre Guerre de Troie par l’opposition marché-Etat. Encore aujourd’hui, on nous ramène quoi que l’on fasse et dise sur ce terrain prédéterminé. Si l’on est contre le marché dérégulé, on est pour l’Etat planificateur, et si l’on est contre cet Etat, on est forcément pour le marché mondialisé et la marchandisation totale du monde. Marx avait pourtant déjà théorisé la complémentarité nécessaire des deux entités siamoises. Le marché et l’Etat ont toujours été une seule et même chose. On le voit dans l’exemple caricatural que propose la Chine ou dans les palinodies des technocrates et des politiques libéraux à propos de la crise financière. L’Etat ne recule jamais que pour laisser la place à l’intensification marchande, et le marché ne recule un moment devant l’Etat que pour prendre son élan en période de troubles. L’un est toujours le garant et le refuge de l’autre. Cette connaissance devrait disqualifier d’avance tout engagement prolétarien communiste ou d’extrême gauche. Il n’en est rien, comme on le voit encore en France avec le succès de la LCR devenant Parti Anti-capitaliste, contraint d’abandonner la position révolutionnaire pour prendre une posture plus insignifiante. L’anti-capitalisme dévoilant dans son intitulé négatif même sa carence stratégique, c’est-à-dire son absence de direction. On abat le capitalisme, vocable économique posant déjà problème par sa prétention à définir ultimement la forme du monde à l’envers, et qu’est-ce que l’on met à la place? Eh, bien ! l’anti-capitalisme, voyons ! Son contraire. C’est simple, non? Puisqu’on vous dit que tout a déjà été pensé ! Dans l’acronyme LCR il y avait encore communisme, dans l’anti-capitalisme il n’y a plus rien. Le communisme selon Trotski était peut-être un fourvoiement, mais l’anti-capitalisme n’est plus que le vide dévoilé. On préfère visiblement ce vide au risque d’une remise à plat plus radicale. L’anarchisme seul est conséquent lorsqu’il renvoie l’Etat et le marché dos à dos. Mais il n’a malheureusement pas plus de direction que les autres et sa croyance native dans l’action spontanée, c’est-à-dire basée sur des théories intériorisées se donnant presque comme naturelles, rend la plupart de ses membres totalement réfractaires à toute nouveauté, voire même à toute pensée qui s’éloignerait par trop de leurs dogmes fondamentaux. Les uns et les autres ont au moins, c’est vrai, le mérite de refuser instinctivement la servitude et de considérer comme inacceptables les conditions faites actuellement aux hommes par d’autres hommes. Je regrette d’autant plus d’avoir à les retoquer.

Ce qui apparaît donc clairement dans tous les mouvements contestataires actuels, c’est la propension à considérer comme acquise la critique radicale de l’existant. Assez pensé, il faut agir ! Voilà le mot d’ordre universellement répandu et qui fait de tout contestataire le relais discipliné de l’anti-intellectualisme libéral. Car entre le : « ne pensez pas, consommez ! » et le : « ne pensez plus, agissez ! » il n’y a pas grand-chose d’autre qu’une table en terrasse au Bar des Amis. Faites la révolution, on verra après ! Mais c’est qu’on a déjà vu et que cette connaissance nous a rendu beaucoup plus exigeants. On a payé pour voir au siècle dernier, on veut désormais en savoir un peu plus avant de payer à nouveau. Et qu’on ne fasse pas de ceux qui parlent ainsi les alliés objectifs d’un ordre qui a vu, ces dernières décennies, sa contestation officielle devenir un magnifique repoussoir de tout questionnement sincère et inquiet. L’action spontanée n’a dans les faits jamais existée. Le fils, excédé par l’injustice, part en campagne. Il lui faut un costume. Il n’a pas le temps de s’en tailler un sur mesure. Il prend celui du père qui est trop petit. Sur le champ de bataille, il voit que les plus décidés, les plus radicaux, sont habillés comme lui. Ça le rassure et il adopte instantanément le vêtement qui ne lui allait pas. Et son fils fera de même.

Et si la critique radicale n’avait pas atteint jusqu’à présent la racine du système? Cette simple question est déjà révolutionnaire par les temps qui courent. Quand à la pratique, chacun en a suffisamment au quotidien pour théoriser. Car le système désormais ne laisse plus rien ni personne en dehors de lui. Et l’autogestion ? Son principe est né à une époque scientiste où il n’était pas envisageable de douter de la qualité intrinsèque des forces productives, mais seulement de leur utilisation. Le progrès était, et il était bon. Il n’a jamais été question de rien d’autre dans les théories prolétariennes que de mettre au service de tous des forces productives réputées bonnes. C’est même leur intensification qui était en jeu. Il s’agissait d’enfourcher la machine après avoir éliminé les gêneurs bourgeois. Mais la machine est un tigre et ce tigre on ne le monte pas comme un paisible bœuf de labour. Nous serions plutôt, tous autant que nous sommes, ses bêtes de somme. A ce niveau de paradoxe, le changement de propriétaire ne suffit plus, même si le nouveau propriétaire est collectif. Bienvenue dans la tragédie ! Et bonne année 2009.

Il faut bien voir que si les mots de réforme, voire de révolution, ont pu être aussi facilement confisqués par l’internationale libérale des années 70-80, c’est qu’ils étaient déjà bien usés et vides dans la bouche de leurs promoteurs initiaux. Prendre le parti des plus faibles est une chose, mais on peut agir sur cette base au nom d’un collectivisme étatique ou libertaire, ou bien d’un réformisme bien pensant, ou encore d’un christianisme des catacombes, ou même d’un libéralisme charitable. Et chacun de ces projets déterminera un mode d’action bien distinct et même opposé tout en restant légitime. J’en ai conclu pour ma part que ce n’était pas le mode d’action choisi qui était en cause dans l’échec avéré du dernier siècle politique mais bien le point de départ. Que ce n’était donc pas au nom de la morale, de la justice ou de la bonté qu’il fallait s’engager, mais en vertu d’un regard anthropologique, d’un examen général du corps social, d’une volonté réflexive et créatrice. Le projet général déterminant des valeurs et donc des actions, il fallait d’abord dégager le projet avant de s’engager.

Or, pour nous, le clivage ultime ne sépare pas prolétaires et bourgeois, propriétaires et salariés, riches et pauvres (ces oppositions existant réellement par ailleurs), il sépare « Hommes de naissance » et « Hommes à naître », ceux qui pensent qu’ils sont déjà nés et ceux qui pensent que leur naissance est possible. Au « prolétaires de tous les pays, unissez-vous ! » du Manifeste de 48, nous opposons pour notre part : « proto-humains de toutes conditions, faites-vous naître ! », « créez vous-mêmes les conditions de votre naissance ! ». Et prenez conscience que votre naissance véritable est impossible dans les conditions de clonage social actuel. Naissance ou clonage, voici le nouveau choix.

Adrien Royo

samedi 24 janvier 2009

Musique kunique

http://fr.youtube.com/watch?v=Dpces0PI6zM
(...) La liberté, c’est la possibilité pour la sphère pensante individuelle d’avancer vers l’individuation, c’est-à-dire la réalisation complète de son individu ou de son humanité. Cette conquête ne peut se faire que dans et par le corps social.

Le corps individuel souffre. Souffrant, il s’interroge. S’interrogeant, il découvre qu’il n’est pas libre. Découvrant qu’il n’est pas libre, il cherche l’origine de sa soumission. Cherchant l’origine de sa soumission, il découvre son corps social. Découvrant son corps social, il aperçoit le chemin vers sa totalité. Apercevant le chemin vers sa totalité, il considère les obstacles. Considérant les obstacles, il voit l’aliénation. Voyant l’aliénation, il lui reste à changer son corps social. Changeant son corps social, il se rejoint lui-même. Se rejoignant lui-même, il réalise sa totalité. Réalisant sa totalité, il découvre la liberté (...)


Manifeste pré-kunique (extrait)
(...) Ne jouons pas sur les mots : l’individu comme unité singulière, « corps organisé vivant », existe, certes, nous le voyons tous les jours. Il existe comme entité juridique, économique, politique, morale, biologique, psychique, etc. ; pour autant, cette existence paraît incomplète, il semblerait qu’elle déborde de tout côté. Serait-ce la partie émergée d’un tout plus profond et plus indiscernable au premier regard ? Et si l’individuation inachevée dont nous parlions plus haut, aboutissait à une contraction abusive ? Si le processus de personnalisation, arrivé au terme que nous connaissons, amenait à confondre une étape nécessaire avec un horizon ? Il s’agirait de s’interroger sur la pertinence de cette focalisation.

La science moderne a montré les limites d’une vision trop atomiste des choses, d’une appréhension trop attachée aux règles de la perception commune. Les rapports masse-énergie, ondes-corpuscules, temps-espace, ont été considérablement chamboulés au siècle dernier. Je regarde un objet posé devant moi. J’en perçois la forme singulière découpée dans l’espace. Cela ne m’empêche pas de savoir qu’il existe aussi, et principalement, comme un grouillement d’énergie en échange permanent avec son environnement immédiat. Mon regard l’isole, mais une de ses réalités le précipite dans un maelström infini. De même l’individu semble se détaché sur un fond précis : volume, silhouette, enveloppe singulière, cohérence unique, liberté en mouvement, corps séparé ; mais il est aussi englué dans la matière mousseuse du temps. Mousse lui-même, il ressemble à l’écume d’un océan sans limite ; bave d’éternité. Une forme se crée au milieu d’un espace homogène, condensation provisoire, puis disparaît. Ainsi une goutte de pluie se forme dans un nuage, et s’évapore. A une certaine échelle, l’épiderme est une limite, à une autre, il sert de passerelle aux échanges incessants. La perception est un système de sélection d’informations qui prélève dans le réel les éléments organisables selon des modalités préétablies pouvant servir au système directeur vivant. Toute limite s’avère donc relative et subjective, ce qui n’enlève rien à son poids de réel, puisque même relayée par des instruments artificiels ou par la projection d’une hypothèse théorique, la perception conserve son caractère sélectif et arbitraire. Toute connaissance est une invention. La création artistique, loin de représenter une partie seulement du champ pratico-intellectuel, en est, bien plutôt, la substance même. L’œil crée le monde dès l’origine(...)

(...) Mais l’individu humain a ceci encore de particulier qu’il s’est construit un deuxième espace, un espace collectif, avec lequel il entretient des relations étranges, comme un père avec son fils prodigue, ou le docteur du roman d’épouvante avec sa créature. L’univers qui l’a créé lui devient étranger, l’être qu’il invente lui revient monstrueux. Et si les limites n’existent pas entre lui et le cosmos, elles existent encore moins entre lui et sa création permanente. L’être humain est corps individuel et corps social à la fois. C’est en ce sens qu’il peut subir une aliénation telle que définie plus haut. Imaginons un homme dans l’espace interstellaire. Peut-il vivre sans une partie de son corps social : le vaisseau qu’il habite ? Et un homme dans un état de solitude volontaire, livré aux seules ressources individuelles, ne se retire-t-il pas au moins avec les connaissances sociales nécessaires à sa survie ? Le cas du spationaute est particulièrement intéressant, car il préfigure l’état de dépendance quasi absolu que nous pourrions tous connaître incessamment. L’illusion de la séparation n’a rien de préoccupant tant que le corps social garde des proportions raisonnables, elle devient mortifère lorsque celui-ci grandit au point d’obscurcir l’horizon.

Nous voici donc avec deux individus réels : le premier, le plus visible, correspond à la désignation courante ; le deuxième, plus insaisissable, doit être défini comme corps socio-individuel. Mais les deux, bien entendu, ne font qu’un : toutes les caractéristiques du premier étant conservée dans le deuxième. Celui-ci n’étant que la vérité élargie de celui-là. Tout se passe comme si l’individu, émergeant d’un magma indifférencié, puis se condensant de plus en plus, avait à se dilater derechef pour tenter de découvrir un nouvel accès vers sa création. La nature enfante l’homme qui crée la nature qui enfante l’individu qui doit créer L’homme. La nature in-pulse l’homme en son sein. Des petits d’homme naissent et s’individualisent en fabricant du social. Le social participe de cette individualisation, et l’individualisation participe du social. En ne voyant pas l’étroite imbrication, en bloquant le processus d’individualisation, L’homme se trouve à côté de son projet. En assumant son corps social, en l’incorporant, littéralement, en en faisant un nouvel instrument d’évolution, il recouvrerait, au contraire, la possibilité de son épanouissement. Hors du corps social, point de salut, mais hors du corps individuel, point de conscience.

Au cours de son histoire, l’être humain a donc forgé un corps social qui a permis au presque-individu d’éclore. Mais, l’Individu, le vrai, étant un projet, notre devoir est de veiller à ce qu’aucune malformation ou pathologie du corps social n’en paralyse l’évolution. On voit bien là comment un tel programme dépasse les habituels clivages sociaux, culturels ou religieux.

Rien de ce qu’invente le corps social ne peut être déclaré bon ou mauvais en soi. Mais, tout ce qu’invente le corps social est l’instrument du corps social. Si le corps social est tyrannique, l’instrument le sera aussi. Et, plus puissant et universel sera cet instrument, plus grande sera la tyrannie. Les réquisitoires intempestifs contre telle ou telle nouveauté spectaculaire, isolément considérée, sont aussi stupides que les plaidoyers admiratifs. L’écume aux lèvres ou la langue pendante, sont, face aux nouvelles technologies, deux attitudes pareillement grotesques. L’on s’étripe, en cette occurrence, à propos de ce qui n’existe pas. Cela nourrit les inutiles débat médiatiques, qui eux-mêmes participent de la mauvaise foi générale, et alimente l’Aliénation en la cachant. Nous le savions déjà, le corps social colporte, avec sa pacotille marchande, une vision du monde et une morale. Parler ou pratiquer le monde sans connaître sa réalité, c’est donc parler la langue de l’Aliénation et pratiquer son art. Ce n’est pas autrement que la culture mondiale finit par composer la chanson de geste du corps social tyrannique. Le corps social tyrannique parle et les hommes se taisent. D’aucun appellent cela : entrer dans l’ère de la communication.

Pour le moment, la production est production de l’Aliénation, le progrès est progrès de l’Aliénation, la propriété privée ou sociale des moyens de production est propriété des moyens de production de l’Aliénation (...)

Manifeste pré-kunique (extrait)

Collectivisme

(...) Chacun esclave de tous, l’individu asservi et presque heureux de l’être : cela ne ressemble-t-il pas à ces enfers paradisiaques des récits antiques, mettant en scène un voyageur imprudent s’égarant au milieu des tentations, et oubliant le sens de son voyage ?

Le collectivisme socialiste proposait un sacrifice à l’Etat, le collectivisme libéral propose un sacrifice à la Marchandise. Dans les deux cas, l’individu est fixé une fois pour toute dans sa forme actuelle, prisonnier de lui-même, au sein d’un monde décréationnisé, ayant pour seul horizon, jusqu’à l’absurde, une simple gestion de la survie. Encore le « communisme d’Etat » avançait-il un projet lointain, s’appuyait-il sur une pensée ; notre libéralisme, lui, se contente de laisser libre cours à la grande empoignade réputée naturelle ; la résignation et la passivité lui tenant lieu de projet global ; la question du sens est renvoyée à la sphère privée, abusivement isolée, et chacun est tenu de se faire sa petite religion personnelle, si possible unique dans sa ressemblance avec les autres, et quoi qu’il en soit vouée à la comédie, puisque la totalité du sacré, c’est-à-dire de la création, de la poiêsis, sera de toute façon assumée par la seule divinité restant : la Marchandise.

Avec une grande lucidité, Debord, encore lui, avait deviné ce qui réunissait clandestinement les deux blocs (frères) ennemis de la Guerre Froide sous les dehors d’une lutte implacable entre deux modalités incompatibles. Il appelait la version orientale de ce nouveau paysage universel, spectaculaire concentré ; la version occidentale, spectaculaire diffus ; et la version finale, mélange des deux, spectaculaire intégré. Le paraphrasant, nous pourrions également parler de collectivisme concentré, diffus et intégré, pour définir cette étrange uniformisation qui est la vérité méconnue de l’univers contemporain. Dans la concentration, l’individu est expressément nié : seule l’incarnation du pouvoir conserve un statut relatif d’autonomie, et l’avenir absorbe le principal du contenu existentiel sous la forme pseudo-scientifique de la nécessité historique ; dans la diffusion, l’individu est magnifié, flatté dans ses aspects les plus superficiels, amené à créer les conditions de sa propre disparition par infusion dans l’acide social. Collectivisme assumé d’un côté, collectivisme honteux ou caché de l’autre, l’individu s’abolissant, ou l’individu s’évaporant, c’est toujours, quoiqu’il en soit, l’histoire du corps social inféodant le corps individuel, l’histoire du corps socio-individuel ne se connaissant pas lui-même, l’histoire de l’homme organisant sa propre négation.

Pour infléchir le cours des choses, il apparaît que nous aurons à promouvoir un nouvel individualisme, prenant en considération la globalité socio-individuelle consciente d’elle-même, et marchant à l’infini vers l’individuation.

Plongé à nouveau dans le fleuve du temps, celui qui crée pour vivre et vit pour créer, l’éternel inachevé, l’auto-sculpteur, reprendra le fil, alors, de sa naissance interrompue (...)


Manifeste pré-kunique (extrait)

Projet et individu

(...) Mais l’individu, pour nous, ne se résume pas aux gesticulations de cet ersatz imbu de lui-même, roi sans couronne, pesante métaphore du vide, marionnette qui s’agite sous les fils de l’économie, ébauche démissionnaire, congélation stupide d’un mouvement créateur, soumission aux fantômes de son corps inexploré. Ce n’est pas qu’il faille le mépriser, il se méprise assez lui-même, fuyant sa réalité. L’individu, pour nous, est aussi un futur éternel, un être en cours de réalisation, un projet ; à la fois un corps individuel et un corps social, à la fois un corps humain et un corps cosmique, à la fois une conscience séparée et un éclat d’univers. Il ne tient qu’à lui, s’il le veut, de changer ou guérir son corps social. Ce n’est pas sa forme réalisée qu’il faut respecter, mais son état de naissance perpétuelle. Son présent ne doit pas être sacrifié à l’avenir, ni au passé, ni au présent lui-même. L’individu réel ne doit pas être sacrifié à son projet, ni le projet à l’individu réel, mais, ici et maintenant, l’individu réel doit trouver les moyens de son projet. Le réseau, c’est lui ; la prison, c’est lui ; la Marchandise et l’Aliénation, c’est encore lui. Voici donc notre individualisme : une primauté de l’auto-création sur l’obscurantisme moderne et satisfait, une recherche de l’individu intégral conscient et fier de son corps (social et individuel), un anti-collectivisme, un refus de la séparation, un individualisme libérateur tourné vers les chemins de la désaliénation qui passent par une réappropriation de toute la sphère sociale.

Si l’on souhaite véritablement assumer son statut d’être humain, il faut consentir à chevaucher son devenir sans souci des lendemains programmés ou des présents naturalisés. Il faut d’abord et surtout, ressaisir l’Individu à travers son corps social (...)


Manifeste pré-kunique (extrait)

Matérialisme

(...) Nous avons parlé de Croissance et de Marchandise. Nous aurions pu parler d’exploitation. Mais nous tenons à considérer, encore une fois, la réalité sous un angle général, et la condition humaine sous la lumière la plus concrète. D’aucuns pourraient être surpris par cette profession de foi matérialiste qui semble détachée des relations sociales les plus brutales et visibles, par conséquent de ce qu’ils croient être le propre du matérialisme. C’est qu’ils se trompent sur le concept. Un matérialisme de l’extériorité exclusive est aussi vain qu’un idéalisme solipsiste. Toute analyse, dans son principe même, est une abstraction. La réalité échappera toujours à toutes les tentatives de réduction théorique. Un matérialisme qui oublie la conscience dans son dispositif, qui regarde les objets se frotter les uns aux autres comme s’ils étaient purs de toute interprétation humaine, nous intéresse autant que le spiritualisme contraire enfermé dans l’idéale solitude. D’autre part, nous savons qu’il est difficile, dans nos traditions logiques occidentales, de concevoir deux ou plusieurs réalités contradictoires ne s’excluant pas mutuellement, et n’en formant qu’une. Pourtant, là aussi, la science moderne rejoint quelques intuitions orientales moins dualistes. Il est fort possible, dans ce qui nous occupe, qu’un fait social, bien que patent, cache une réalité plus profonde et moins directement visible. Le matérialisme ne doit pas être confondu avec le sens commun et la banalité, l’opinion courante ou l’évidence première, et moins encore avec l’ensemble exhaustif des éléments extérieurs du monde connu. C’est la folie d’une objectivité absolue qui discrédite le matérialisme en lui ôtant son poids de tragique. Le matérialisme doit être conçu comme philosophie de l’immanence, et non comme doctrine de la Matière. La matière est toujours pour l’Homme, et non pas l’Homme pour la matière. La conscience se jette sur l’objet, et lui donne une forme en rapport avec la consistance, l’énergie, l’être de la rencontre, du choc. L’objet ne dit pas ce qu’il est, il résiste seulement, il oppose sa matérialité incertaine à la conscience humaine qui le définit pour elle, et se transforme ainsi dans la relation. Le frottement de la conscience et de l’objet fonde la structure humaine, et si la conscience peut devenir son propre objet, elle n’arrivera jamais, cependant, au détachement absolu. C’est toujours d’une relation dont il sera question, d’un mouvement, d’une respiration, jamais d’un ballet extérieur d’objets purs. Et s’il est vrai que les rapports sociaux, d’un premier abord, revêtent la forme d’un conflit de classes, d’une immense lutte d’intérêts divergents, il n’en reste pas moins vrai que le point fondamental se trouve ailleurs, dans la relation de l’être humain avec lui-même, quelle que soit sa position sociale. Ce qui n’implique pas que tous aient la même responsabilité, ni que la résignation à l’injustice ne se présente comme conclusion nécessaire de notre discours. Répétons que notre objectif est de pénétrer au plus loin dans la structure spéculaire et glissante de notre existence, en refusant de nous laisser fasciner par le tourbillon des vérités toutes faites, des évidences imposées.

Il est somme toute assez naturel de vouloir autre chose, s’agissant de l’émancipation humaine, que le miroir aux alouettes des systèmes de remplacement « clés en mains », qui, jusqu’ici, ont fait la preuve de leur insuffisance. La promesse d’un avenir meilleur ne doit pas se changer, une nouvelle fois, en espoir d’un retour au passé. Prenons à bras-le-corps les conflits de classes, les douloureux frottements sociaux immédiats, mais n’imaginons pas que la question de l’Aliénation se résume à cela. Malheureusement, peut-être, la complexité grandissante du champ d’exploration, ajoutée aux discrédits récents jeté par l’histoire, nous éloigne quelque peu de ces croyances rassurantes, de cette religiosité naïve, de cette illusion du matérialisme industriel. Une situation d’oppression ne peut-elle prendre place au cœur d’un système plus général de domination ? Un oppresseur ne peut-il être lui-même dominé ? N’existe-t-il pas des dominations en cascade, des oppressions gigognes ? Et, ne nous faudrait-il pas, si tel était le cas, avant d’envisager une action de libération quelconque, essayer de découvrir le plus petit dénominateur commun, atteindre la clef de voûte de l’édifice global, pour espérer anéantir la chaîne des esclavages ? C’est effectivement ce que nous avons entrepris.

Le prolétaire est celui à qui le corps social pathologique, ce monstre qu’il a lui-même forgé de ses mains, laisse la contemplation artificielle de son propre néant pour le consoler d’avoir tout perdu, et notamment les moyens et le désir de son accomplissement humain. Et le bourgeois ? (...)


Manifeste pré-kunique (extrait)