dimanche 1 février 2009

Naissance ou clonage

Comment ne pas constater en cette période où se dévoilent les processus idéologiques fondamentaux, la carence stratégique de tous les mouvements sociaux. Des contestations spontanées, des révoltes, des émeutes, des jacqueries en somme, des tremblements locaux, mais rien qui puisse déboucher sur une transformation réelle des modes d’existence. Quand bien même un grand mouvement « spontané » aboutirait à une prise du pouvoir aujourd’hui, celui-ci ne saurait aller beaucoup plus loin, faute de projet alternatif, que le socialisme dans un seul pays, ou deux ou trois, de l’après hécatombe des années 10.

Les tenants de l’action locale et spontanée s’appuient généralement, et sans le savoir, sur des principes séculaires souterrains, et pour cela inaltérables bien que caduques. La spontanéité de leur action doit s’entendre le plus souvent comme la répétition oublieuse d’un programme acquis et intériorisé. Je prétends donc qu’aussi louable et nécessaire que soit cette action, elle n’atteint rien d’essentiel au système car elle ne l’atteint pas dans ses symboles profonds, dans son abstraction vitale. Ce n’est pas la pensée qui est abstraite c’est en quelque sorte le système lui-même. Pour le penser et donc le transformer, il devient nécessaire d’en percer le mystère et donc de le rejoindre dans son abstraction nouvelle. Car, c’est précisément par la dictature du « concret », par l’injonction au réalisme pressé et à l’action précipitée que le système s’assure la plus grande pérennité. Comme s’il faisait en sorte de ne jamais susciter qu’une opposition convenue, celle qui fonctionne plutôt comme force d’appoint involontaire et paradoxale en cas de danger. Qu’ont fait partout les mouvements prolétariens jusqu’à présent, malgré certaines avancées sociales, sinon rajeunir par purifications sanglantes les organes du monstre caché. Mais caché comme cet objet de Poe, à l’endroit le plus visible. Car le monstre n’est finalement pas si mystérieux, il est seulement insaisissable. Il s’exhibe éhontément même. Et s’il reste malgré tout insaisissable c’est parce qu’il est le symptôme qui dévoile et nous masque à la fois à nous-mêmes la névrose collective, la skyzophrénie de nos attitudes pseudo-rationnelles, la folie de notre propre création.

On peut fort bien résumer simplement les épisodes précédents de notre Guerre de Troie par l’opposition marché-Etat. Encore aujourd’hui, on nous ramène quoi que l’on fasse et dise sur ce terrain prédéterminé. Si l’on est contre le marché dérégulé, on est pour l’Etat planificateur, et si l’on est contre cet Etat, on est forcément pour le marché mondialisé et la marchandisation totale du monde. Marx avait pourtant déjà théorisé la complémentarité nécessaire des deux entités siamoises. Le marché et l’Etat ont toujours été une seule et même chose. On le voit dans l’exemple caricatural que propose la Chine ou dans les palinodies des technocrates et des politiques libéraux à propos de la crise financière. L’Etat ne recule jamais que pour laisser la place à l’intensification marchande, et le marché ne recule un moment devant l’Etat que pour prendre son élan en période de troubles. L’un est toujours le garant et le refuge de l’autre. Cette connaissance devrait disqualifier d’avance tout engagement prolétarien communiste ou d’extrême gauche. Il n’en est rien, comme on le voit encore en France avec le succès de la LCR devenant Parti Anti-capitaliste, contraint d’abandonner la position révolutionnaire pour prendre une posture plus insignifiante. L’anti-capitalisme dévoilant dans son intitulé négatif même sa carence stratégique, c’est-à-dire son absence de direction. On abat le capitalisme, vocable économique posant déjà problème par sa prétention à définir ultimement la forme du monde à l’envers, et qu’est-ce que l’on met à la place? Eh, bien ! l’anti-capitalisme, voyons ! Son contraire. C’est simple, non? Puisqu’on vous dit que tout a déjà été pensé ! Dans l’acronyme LCR il y avait encore communisme, dans l’anti-capitalisme il n’y a plus rien. Le communisme selon Trotski était peut-être un fourvoiement, mais l’anti-capitalisme n’est plus que le vide dévoilé. On préfère visiblement ce vide au risque d’une remise à plat plus radicale. L’anarchisme seul est conséquent lorsqu’il renvoie l’Etat et le marché dos à dos. Mais il n’a malheureusement pas plus de direction que les autres et sa croyance native dans l’action spontanée, c’est-à-dire basée sur des théories intériorisées se donnant presque comme naturelles, rend la plupart de ses membres totalement réfractaires à toute nouveauté, voire même à toute pensée qui s’éloignerait par trop de leurs dogmes fondamentaux. Les uns et les autres ont au moins, c’est vrai, le mérite de refuser instinctivement la servitude et de considérer comme inacceptables les conditions faites actuellement aux hommes par d’autres hommes. Je regrette d’autant plus d’avoir à les retoquer.

Ce qui apparaît donc clairement dans tous les mouvements contestataires actuels, c’est la propension à considérer comme acquise la critique radicale de l’existant. Assez pensé, il faut agir ! Voilà le mot d’ordre universellement répandu et qui fait de tout contestataire le relais discipliné de l’anti-intellectualisme libéral. Car entre le : « ne pensez pas, consommez ! » et le : « ne pensez plus, agissez ! » il n’y a pas grand-chose d’autre qu’une table en terrasse au Bar des Amis. Faites la révolution, on verra après ! Mais c’est qu’on a déjà vu et que cette connaissance nous a rendu beaucoup plus exigeants. On a payé pour voir au siècle dernier, on veut désormais en savoir un peu plus avant de payer à nouveau. Et qu’on ne fasse pas de ceux qui parlent ainsi les alliés objectifs d’un ordre qui a vu, ces dernières décennies, sa contestation officielle devenir un magnifique repoussoir de tout questionnement sincère et inquiet. L’action spontanée n’a dans les faits jamais existée. Le fils, excédé par l’injustice, part en campagne. Il lui faut un costume. Il n’a pas le temps de s’en tailler un sur mesure. Il prend celui du père qui est trop petit. Sur le champ de bataille, il voit que les plus décidés, les plus radicaux, sont habillés comme lui. Ça le rassure et il adopte instantanément le vêtement qui ne lui allait pas. Et son fils fera de même.

Et si la critique radicale n’avait pas atteint jusqu’à présent la racine du système? Cette simple question est déjà révolutionnaire par les temps qui courent. Quand à la pratique, chacun en a suffisamment au quotidien pour théoriser. Car le système désormais ne laisse plus rien ni personne en dehors de lui. Et l’autogestion ? Son principe est né à une époque scientiste où il n’était pas envisageable de douter de la qualité intrinsèque des forces productives, mais seulement de leur utilisation. Le progrès était, et il était bon. Il n’a jamais été question de rien d’autre dans les théories prolétariennes que de mettre au service de tous des forces productives réputées bonnes. C’est même leur intensification qui était en jeu. Il s’agissait d’enfourcher la machine après avoir éliminé les gêneurs bourgeois. Mais la machine est un tigre et ce tigre on ne le monte pas comme un paisible bœuf de labour. Nous serions plutôt, tous autant que nous sommes, ses bêtes de somme. A ce niveau de paradoxe, le changement de propriétaire ne suffit plus, même si le nouveau propriétaire est collectif. Bienvenue dans la tragédie ! Et bonne année 2009.

Il faut bien voir que si les mots de réforme, voire de révolution, ont pu être aussi facilement confisqués par l’internationale libérale des années 70-80, c’est qu’ils étaient déjà bien usés et vides dans la bouche de leurs promoteurs initiaux. Prendre le parti des plus faibles est une chose, mais on peut agir sur cette base au nom d’un collectivisme étatique ou libertaire, ou bien d’un réformisme bien pensant, ou encore d’un christianisme des catacombes, ou même d’un libéralisme charitable. Et chacun de ces projets déterminera un mode d’action bien distinct et même opposé tout en restant légitime. J’en ai conclu pour ma part que ce n’était pas le mode d’action choisi qui était en cause dans l’échec avéré du dernier siècle politique mais bien le point de départ. Que ce n’était donc pas au nom de la morale, de la justice ou de la bonté qu’il fallait s’engager, mais en vertu d’un regard anthropologique, d’un examen général du corps social, d’une volonté réflexive et créatrice. Le projet général déterminant des valeurs et donc des actions, il fallait d’abord dégager le projet avant de s’engager.

Or, pour nous, le clivage ultime ne sépare pas prolétaires et bourgeois, propriétaires et salariés, riches et pauvres (ces oppositions existant réellement par ailleurs), il sépare « Hommes de naissance » et « Hommes à naître », ceux qui pensent qu’ils sont déjà nés et ceux qui pensent que leur naissance est possible. Au « prolétaires de tous les pays, unissez-vous ! » du Manifeste de 48, nous opposons pour notre part : « proto-humains de toutes conditions, faites-vous naître ! », « créez vous-mêmes les conditions de votre naissance ! ». Et prenez conscience que votre naissance véritable est impossible dans les conditions de clonage social actuel. Naissance ou clonage, voici le nouveau choix.

Adrien Royo

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