jeudi 8 janvier 2009

Le labyrinthe


Ceux qui pensent que cette société pèche par trop d’individualisme, de rationalité, d’égoïsme, par manque de solidarité, de bonté, de religion, d’Etat, de justice ou de finalité, rejoignent ceux qui croient qu’elle est trop religieuse, irrationnelle ou tendre, qu’il lui manque du libéralisme, du nationalisme, de la force, du marché ou de la science. Ils sont tous capables de distinguer un des côtés de la figure, jamais la figure entière, et encore moins la figure entière comme masque.

Abandonnant derrière nous d’anciennes cohérences qui ne répondaient plus aux questions nouvelles posées par l’évolution des pratiques sociales, nous avons couru fièrement vers cet âge d’or de l’individu que nos alchimistes, sur la base de certains succès, semblaient pouvoir nous promettre. Ceux-ci s’étant révélés moins infaillibles que nous ne l’avions espéré, nous errons désormais quelque part entre l’âge de fer et l’âge d’argent, cherchant à la fois l’individu et sa communauté.


Adrien Royo (extrait d'un pré-manifeste kunique de 1997)

Le corps de la pensée

Les mouvements individuels du corps individuel participent d’un mouvement d’ensemble. Ce mouvement d’ensemble, ou social, est le mouvement du corps social. Mon corps individuel a une conscience, le corps social n’en a pas, malgré qu’il agisse. N’ayant pas de conscience, sa vérité lui manque. La vérité du corps social n’est pas la somme des vérités particulières, et seul un corps individuel peut dire la vérité sociale. Une fois dite, elle change la réalité particulière et celle-ci, à son tour, change la réalité sociale.

Nous ne pouvons pas atteindre la vérité de notre corps individuel sans passer par notre corps social ni voir notre corps social sans partir du corps individuel. Ne pas tenir compte de l’un ou de l’autre, c’est s’interdire de penser le corps entier tel qu’il est.



L’aliénation, c’est le mouvement aveugle du corps social écrasant le corps individuel, et donc l’esprit individuel aveugle s’excluant lui-même.



Il n’y a pas d’individu véritable sans un corps social définitivement assumé. Un individu oublieux de son corps social est un rêve d’individu. Et cette vapeur d’individu est justement ce qui disparaît dans le frottement social. Elle s’échappe quand on veut la saisir. Ce qui reste dans la main, c’est le silex des relations économiques.



Des gestes abandonnés nous traversent qu’il faut se réapproprier.



Le corps social n’est pas la société. La société évoque un contrat social, des individus indépendants réunis dans un projet commun, qui adoptent certaines règles pour vivre ensemble. C’est un espace qu’ils habitent, qui ne leur est pas consubstantiel, et qu’ils peuvent quitter. Le corps social est plus profond. Il est à la fois le milieu et le contenu du milieu. Il est le prolongement inorganique de l’individu créé par les individus réunis, et donc par la société, mais qui les dépasse. Il est l’outil social des individus en même temps qu’ils sont ses outils. Il est l’ensemble des relations et des interactions, l’ensemble des infrastructures de production et d’échange, des modes d’éducation, des connaissances transmises et accumulées, tout cela envisagé comme expression collective en devenir, ensemble agissant et cohérent dont chacun des éléments est relié à tous les autres pour constituer une sorte de matrice qui serait à la fois contenu et contenant, espace de liaison entre les individus, milieu, et source nourricière.

Ce n’est pas la même chose d’appeler simplement nature la matière soi-disant extérieure à l’organisme humain, et de la désigner comme corps inorganique de l’homme. Dans un cas, des objets m’entourent, dans l’autre, je suis d’une certaine façon ces objets mêmes. L’enveloppe corporelle est soudain élargie aux dimensions de l’univers connu et inconnu, la place du moi est modifiée. Le corps social n’est pas un espace, il est mon espace. Je vis de lui comme il vit de moi. Je digère aussi à travers lui. Il peut être considéré comme l’étape intermédiaire entre le corps « individuel » et le corps « cosmique », ou comme la création collective interposée qui finit par constituer un prolongement insécable.

Le corps social primitif est l’ensemble des codes, mythes, valeurs, technologies, mode d’approvisionnement d’une communauté. Le nôtre n’est différent que par la multitude de ses interactions, l’extension et l’intensité de ses moyens, son caractère universel, sa puissance, sa fallacieuse primauté de l’individu, sa prétention à se débarrasser du mythe, et sa farouche tendance à se cacher comme corps social en se donnant à voir comme seconde nature ou comme société libre.

Si donc, le corps social est cette extension inorganique de mon corps individuel, je ne pourrai me penser que si je le pense aussi, me changer que si je le change, me voir vraiment que si je le vois. Mon être complet l’inclut. Nous sommes tous en quelque sorte des handicapés sociaux lorsque nous ne voyons pas notre corps social, ou lorsque nous ne le comprenons pas. L’aliénation est le corps social ne se comprenant pas comme corps social, faute d’une conscience individuelle véritable.


Adrien Royo (extrait d'un manifeste pré-kunique de 1997)

lundi 24 novembre 2008

La crise

On nous demandera peut-être notre avis sur la crise financière actuelle. Eh bien, cette crise mondiale ne nous intéresse pas. Elle ne nous intéresse pas, d’abord parce que le système cynique marchand est nativement instable, ensuite parce que tout le monde, en dehors des experts et des économistes, la voyait venir de loin. Aucune bulle spéculative ne se formant jamais sans exploser un jour. L’efficacité matérielle du système tenant à son absence de contrôle, à son irrationalité, et à la rapidité cosmologique de ses transmissions, donc à son inhumanité, ses capacités d’auto-destruction ne peuvent qu’augmenter à mesure qu’elle croît.

La mondialisation est, dans son principe même, non pas seulement une globalisation, mais d’abord et principalement une sortie du monde, une évasion, une ascension. La bulle financière croise autour de la terre comme une seconde atmosphère englobant la première. La crise écologique n’a pas d’autre explication que cette inféodation toujours plus intense de l’écologie à l’économie. Lorsque l’économie devient seconde nature et s’affranchit des attractions spatiales, la première nature ne peut que dépérir et l’homme avec elle. Le reniement achevé de l’homme cher à Marx n’est rien d’autre que la sortie de lui-même sous forme de machine à profit. Sorte de double astral. Astralopithèque oeconomicus, pourrait-on dire. Lorsque l’économie devient quasi cosmologique, lorsqu’elle échappe à ce point aux lois de la géométrie euclidienne, quand elle forme un monde artefactuel par-dessus le monde, comment ne pas nous voir tous et chacun comme des scaphandriers lâchés dans son espace au bout d'un cordon d’oxygène. Aldrin et Armstrong n’étaient pas seulement les héros de l’Amérique spatiale, ils étaient, pendant qu’ils sautaient sur la lune, la préfiguration de notre futur à tous en tant que sous-systèmes isolés et entièrement dépendants, livrés au dehors absolu que représente la sphère économique toute puissante. Car tout tend désormais à échapper au système de régulation terrestre, jusqu’au corps social dans son ensemble qui transporte des pseudo-individus hors de la géographie. Tout est donc hors-monde, comme on dit d’une culture qu’elle est hors-sol, et personne ne doit plus s’étonner de voir tomber les évènements économiques comme des pluies acides, en une météorologie dramatique.

lundi 17 novembre 2008

Extrait de lettre

"...Vous savez que j’ai constitué en début d’année une association intitulée : « Les Kuniques Bleus ». Elle doit servir de base juridique à la promotion du concept de kunisme, concept par lequel il me plaît de rêver plastiquement à l’émergence d’une nouvelle forme de critique artistico-sociale.

Mon point de départ est le constat selon lequel le champ du symbolique étant de plus en plus phagocyté par l’économie et la marchandise (Bernard Stiegler, Guy Debord, Peter Sloterdijk), il ne saurait y avoir de terrain de lutte plus avancé que celui du symbole. Réputé abstrait par la majorité des révolutionnaires sans révolution de l’époque, et pour cela disqualifié au profit de la sacro-sainte lutte des classes, ce qui laisse le champ libre à l’idéologie cynique de la marchandise, il s’avère être pourtant le pré réel sur lequel se décidera bientôt l’avenir du monde. Les praticiens du symbole que sont les artistes, apparaissent donc désormais comme les combattants d’avant-garde de la grande bataille qui commence.

Le cynisme est l’assujettissement à la structure. Nul besoin de penser, il suffit de laisser s’organiser d’elle-même la forme générale. La logique immanente du système domine la subjectivité et donc l’individu par abdication de celui-ci devant sa propre création. Ce qui passe aujourd’hui pour le comble de l’individualisme. C’est ainsi que se voit programmée la disparition réelle de tout sujet autonome et donc de toute politique si je m’en tiens à la définition arendtienne qui fait de la politique le champ global de l’action humaine. C’est ainsi accessoirement que se voit aussi projetée la disparition de l’art.

Pour se donner une chance de ressaisir l’histoire, nul autre moyen que le retournement du cynisme en son contraire : le kunisme. Si bien que je vois le vrai clivage moderne, non pas entre capitalistes et anti-capitalistes, ou entre bourgeois et prolétaires, mais entre cyniques et kuniques. Les uns cherchant l’adaptation aux choses, les autres en appelant à la création permanente. D’un côté les résignés de toute obédience, que j’appellerai : adaptationistes, de l’autre les kuniques, pour lesquels le monde est à créer chaque jour comme matrice. Car rien n’est stable sans décision et tout reste à fabriquer, la stabilité comprise, la permanence comprise, le passé compris. Or, la chose la plus importante à fabriquer aujourd’hui est sans nul doute la subjectivité et l’individu. Individu qui n’existe toujours pas, malgré la prétention individualiste du moment qui n’est au final que l’expression paradoxale de son reniement. L’Oméga de Teilhard de Chardin, la fusion mystique de l’individu avec « l’esprit de la terre », qui est l’esprit techno-social dans lequel nous baignons tous, revient simplement pour le kunique à la dissolution humaine dans les choses. Et le formidable optimisme scientiste qui en constitue l’assise n’a rien pour le convaincre du contraire. Tous les libéraux, et qu’y a-t-il d’autre aujourd’hui que des libéraux, sont sur cette logique d’adaptation au mouvement autonome des choses. Cette logique, je l’appelle cynisme. La logique contraire, appelons-la : kunisme.

Kunisme est un mot introduit par Peter Sloterdijk (philosophe allemand contemporain) dans un livre intitulé: « Critique de la Raison Cynique » où il fait l’histoire des cynismes modernes (médical, militaire, éducatif, etc.) à partir des Lumières. L’éclairage rationaliste du monde et la volonté de transparence absolue aboutissant au regard désenchanté et utilitariste actuel, cybernétique donc. Pour le contourner il invoque la mémoire des cyniques anciens (Diogène de Sinope, Antisthène ou Démétrius) qu’il rebaptise « kuniques », allant chercher la racine grecque (kuon ou kunos) par-dessus le latin (canis). Je reprends le vocable à mon compte en essayant d’élaborer à partir de lui une pratique artistique et donc politique.

La démarche dont je voulais parler, pardonnez-moi ce préambule un peu long mais nécessaire, consistera donc à investir le champ de la marchandise avec une ironie grave et légère à la fois. En proposant, par exemple, des tee-shirts marqués d’une série de formes simples entre tag, idéogramme et logo, construites à partir de quelques caractères également simples : C comme capital ou corps, M comme marchandise ou machine ou masse ou moi, I comme individu, S comme sujet ou soi, P comme projet ou personne ou pouvoir, T comme technologie ou travail, les signes (=) ou (+), les ponctuations (?) ou (.), la conjonction (et), je veux faire porter par les acteurs de la création sociale inconsciente, c’est-à-dire nous tous, les formules de cette création et son objet. Pas d’utilisation de l’art comme secteur du marketing, comme évasion ou comme alibi, pas d’esprit de dérision non plus, mais inscription littérale du projet marchand hégémonique sur les corps mêmes de ceux qui le servent, faisant de ces corps individuels des porteurs d’interrogations, des porteurs de réflexivité, des porteurs de source. Désigner le projet tacite dans toute sa cohérence, voilà le propos. Il s’agira de vendre purement et simplement des objets marqués du signe de l’avortement social, de la stérilité structurelle et cybernétique, de l’aliénation radicale. Faire la critique de la structure par simple expression des fondements de la structure elle-même, voilà une autre façon de décrire ce projet. Des initiales se mêlent graphiquement pour former des images changeantes d’une réalité unique. Quand le marché détourne massivement l’art pour le mettre à son service, il est temps de détourner le marché pour lui faire exprimer un peu de sa propre vérité paradoxale. Si toute alternative a vraiment disparu, que la « main invisible » du marché trace au moins elle-même les signes de sa négativité. Épouser la forme de la structure sans y adhérer, voilà l’attitude kunique. Dedans et dehors à la fois. Dedans, car nul n’y échappe, quoi qu’il en pense et quoi qu’il fasse. Mais dehors aussi en tant que co-créateurs collectifs d'une forme que nous pouvons juger. Les cyniques, par mauvaise foi, aveuglement, ignorance, paresse, illusion ou intérêt, la verront indépassable et intérioriseront ses injonctions, les kuniques s’efforceront au moins de lui conserver son statut de créature monstrueuse en la gardant à distance.

L’attitude kunique n’est pas nouvelle. Cette sorte d’ironie sociale teintée d’absurde, on en trouve des traces depuis l’antiquité jusqu’à nos jours. De Diogène de Sinope à Voltaire en passant par Rabelais, de Dada à Fluxus, en passant par le nouveau réalisme, de Molière à Maurizio Cattelan, en passant par Jarry ou Artaud, toute une généalogie kunique se déploie devant nous. Mais, cette galerie de personnages forme une constellation hétéroclite et bigarrée sans autre point d’aimantation qu’un certain état d’esprit frondeur et subversif. Ce qui se joue désormais pour moi, c’est la possibilité d’émergence d’une théorie pratique générale du kunisme visant à retourner le paradoxe social vécu. C’est la création d’un levier d’Archimède politico-artistique capable de soulever la réalité visible pour en exhiber les fondations et le projet.

Portrait de l’artiste en vendeur de tee-shirts. Mais aussi de cartes postales. Mais aussi en exposant de drapeaux kuniques (drapeaux marqués du même genre de tags que plus haut, confrontant les valeurs explicites des emblèmes nationaux, avec celles, sous-jacentes, implicites et universelles de la structure mondialisée). Mais aussi en performeur et musicien..."

Adrien Royo

mardi 11 novembre 2008

Un concept cynique : l'adaptation


L’adaptation est le concept cynique par excellence. La nécessité d’une adaptation au milieu naturel se prolonge idéologiquement en nécessité d’une adaptation au milieu artefactuel, qui lui-même pourtant se sépare déjà du milieu naturel premier. Le corps social s’autonomise et entraîne l'individu atomisé dans son nouvel environnement. Corps social, comme station orbitale en mouvement autour de son milieu, avec des proto-individus à l’intérieur, spectateurs de leur autoformatage. Il en résulte une situation de double séparation : de l’individu avec la nature et le cosmos d'abord, de l’individu avec lui-même ensuite. C'est ainsi que le corps social noie le projet individuel. En ce sens, les libéraux promeuvent tous les jours un collectivisme avorteur d’individu, exactement comme les marxistes.

Quiconque prolonge le mouvement de ce corps social autonomisé travaille en réalité à l’extinction de la promesse individuelle.

L’adaptation, c’est toujours un moulage. La forme y est prescrite. Ce n’est même pas la sculpture déjà présente dans la pierre avant travail, c’est la sculpture déjà faite. Le kunisme ne cherchera pas à créer l'homme nouveau, ce qui s'est toujours traduit par une pratique d'adaptation des proto-individus à un concept, il cherchera les conditions de naissance de cet individu. Accueil du possible et de l'inattendu.