lundi 17 novembre 2008

Extrait de lettre

"...Vous savez que j’ai constitué en début d’année une association intitulée : « Les Kuniques Bleus ». Elle doit servir de base juridique à la promotion du concept de kunisme, concept par lequel il me plaît de rêver plastiquement à l’émergence d’une nouvelle forme de critique artistico-sociale.

Mon point de départ est le constat selon lequel le champ du symbolique étant de plus en plus phagocyté par l’économie et la marchandise (Bernard Stiegler, Guy Debord, Peter Sloterdijk), il ne saurait y avoir de terrain de lutte plus avancé que celui du symbole. Réputé abstrait par la majorité des révolutionnaires sans révolution de l’époque, et pour cela disqualifié au profit de la sacro-sainte lutte des classes, ce qui laisse le champ libre à l’idéologie cynique de la marchandise, il s’avère être pourtant le pré réel sur lequel se décidera bientôt l’avenir du monde. Les praticiens du symbole que sont les artistes, apparaissent donc désormais comme les combattants d’avant-garde de la grande bataille qui commence.

Le cynisme est l’assujettissement à la structure. Nul besoin de penser, il suffit de laisser s’organiser d’elle-même la forme générale. La logique immanente du système domine la subjectivité et donc l’individu par abdication de celui-ci devant sa propre création. Ce qui passe aujourd’hui pour le comble de l’individualisme. C’est ainsi que se voit programmée la disparition réelle de tout sujet autonome et donc de toute politique si je m’en tiens à la définition arendtienne qui fait de la politique le champ global de l’action humaine. C’est ainsi accessoirement que se voit aussi projetée la disparition de l’art.

Pour se donner une chance de ressaisir l’histoire, nul autre moyen que le retournement du cynisme en son contraire : le kunisme. Si bien que je vois le vrai clivage moderne, non pas entre capitalistes et anti-capitalistes, ou entre bourgeois et prolétaires, mais entre cyniques et kuniques. Les uns cherchant l’adaptation aux choses, les autres en appelant à la création permanente. D’un côté les résignés de toute obédience, que j’appellerai : adaptationistes, de l’autre les kuniques, pour lesquels le monde est à créer chaque jour comme matrice. Car rien n’est stable sans décision et tout reste à fabriquer, la stabilité comprise, la permanence comprise, le passé compris. Or, la chose la plus importante à fabriquer aujourd’hui est sans nul doute la subjectivité et l’individu. Individu qui n’existe toujours pas, malgré la prétention individualiste du moment qui n’est au final que l’expression paradoxale de son reniement. L’Oméga de Teilhard de Chardin, la fusion mystique de l’individu avec « l’esprit de la terre », qui est l’esprit techno-social dans lequel nous baignons tous, revient simplement pour le kunique à la dissolution humaine dans les choses. Et le formidable optimisme scientiste qui en constitue l’assise n’a rien pour le convaincre du contraire. Tous les libéraux, et qu’y a-t-il d’autre aujourd’hui que des libéraux, sont sur cette logique d’adaptation au mouvement autonome des choses. Cette logique, je l’appelle cynisme. La logique contraire, appelons-la : kunisme.

Kunisme est un mot introduit par Peter Sloterdijk (philosophe allemand contemporain) dans un livre intitulé: « Critique de la Raison Cynique » où il fait l’histoire des cynismes modernes (médical, militaire, éducatif, etc.) à partir des Lumières. L’éclairage rationaliste du monde et la volonté de transparence absolue aboutissant au regard désenchanté et utilitariste actuel, cybernétique donc. Pour le contourner il invoque la mémoire des cyniques anciens (Diogène de Sinope, Antisthène ou Démétrius) qu’il rebaptise « kuniques », allant chercher la racine grecque (kuon ou kunos) par-dessus le latin (canis). Je reprends le vocable à mon compte en essayant d’élaborer à partir de lui une pratique artistique et donc politique.

La démarche dont je voulais parler, pardonnez-moi ce préambule un peu long mais nécessaire, consistera donc à investir le champ de la marchandise avec une ironie grave et légère à la fois. En proposant, par exemple, des tee-shirts marqués d’une série de formes simples entre tag, idéogramme et logo, construites à partir de quelques caractères également simples : C comme capital ou corps, M comme marchandise ou machine ou masse ou moi, I comme individu, S comme sujet ou soi, P comme projet ou personne ou pouvoir, T comme technologie ou travail, les signes (=) ou (+), les ponctuations (?) ou (.), la conjonction (et), je veux faire porter par les acteurs de la création sociale inconsciente, c’est-à-dire nous tous, les formules de cette création et son objet. Pas d’utilisation de l’art comme secteur du marketing, comme évasion ou comme alibi, pas d’esprit de dérision non plus, mais inscription littérale du projet marchand hégémonique sur les corps mêmes de ceux qui le servent, faisant de ces corps individuels des porteurs d’interrogations, des porteurs de réflexivité, des porteurs de source. Désigner le projet tacite dans toute sa cohérence, voilà le propos. Il s’agira de vendre purement et simplement des objets marqués du signe de l’avortement social, de la stérilité structurelle et cybernétique, de l’aliénation radicale. Faire la critique de la structure par simple expression des fondements de la structure elle-même, voilà une autre façon de décrire ce projet. Des initiales se mêlent graphiquement pour former des images changeantes d’une réalité unique. Quand le marché détourne massivement l’art pour le mettre à son service, il est temps de détourner le marché pour lui faire exprimer un peu de sa propre vérité paradoxale. Si toute alternative a vraiment disparu, que la « main invisible » du marché trace au moins elle-même les signes de sa négativité. Épouser la forme de la structure sans y adhérer, voilà l’attitude kunique. Dedans et dehors à la fois. Dedans, car nul n’y échappe, quoi qu’il en pense et quoi qu’il fasse. Mais dehors aussi en tant que co-créateurs collectifs d'une forme que nous pouvons juger. Les cyniques, par mauvaise foi, aveuglement, ignorance, paresse, illusion ou intérêt, la verront indépassable et intérioriseront ses injonctions, les kuniques s’efforceront au moins de lui conserver son statut de créature monstrueuse en la gardant à distance.

L’attitude kunique n’est pas nouvelle. Cette sorte d’ironie sociale teintée d’absurde, on en trouve des traces depuis l’antiquité jusqu’à nos jours. De Diogène de Sinope à Voltaire en passant par Rabelais, de Dada à Fluxus, en passant par le nouveau réalisme, de Molière à Maurizio Cattelan, en passant par Jarry ou Artaud, toute une généalogie kunique se déploie devant nous. Mais, cette galerie de personnages forme une constellation hétéroclite et bigarrée sans autre point d’aimantation qu’un certain état d’esprit frondeur et subversif. Ce qui se joue désormais pour moi, c’est la possibilité d’émergence d’une théorie pratique générale du kunisme visant à retourner le paradoxe social vécu. C’est la création d’un levier d’Archimède politico-artistique capable de soulever la réalité visible pour en exhiber les fondations et le projet.

Portrait de l’artiste en vendeur de tee-shirts. Mais aussi de cartes postales. Mais aussi en exposant de drapeaux kuniques (drapeaux marqués du même genre de tags que plus haut, confrontant les valeurs explicites des emblèmes nationaux, avec celles, sous-jacentes, implicites et universelles de la structure mondialisée). Mais aussi en performeur et musicien..."

Adrien Royo

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