mardi 31 mars 2015

La conjuration des imbéciles

A la faveur des évènements récents, se développe une double hystérie bien propre à rappeler les moments les plus tragiques de l'histoire européenne. Tout le monde semble vouloir se ranger bien hystériquement dans l'une des cases toutes prêtes à l'accueillir: fascisme, antifascisme, socialisme reconfiguré, libéralisme pseudo-neutre.

Remontons le temps de façon un peu provocatrice. De la variété possible de l'offre politique des années vingt du 20e siècle, on est vite passé, une décennie plus tard, à une réduction drastique avec radicalisation, et affrontement direct de deux camps irréconciliables. L'Espagne offre un excellent exemple de cette réduction avec l'histoire du mouvement phalangiste. Fondée par Jose-Antonio Primo de Rivera, la première Phalange, deux ou trois ans avant la guerre, cherchait ses repères entre la révolution sociale et le nationalisme autoritaire. Elle élabora à la va-vite une plateforme idéologique un peu floue mais qui voulait s'appuyer sur le petit peuple et amener à résipiscence les classes privilégiées et l'Église. A la toute veille du soulèvement militaire toutefois, pressée de toute part et financièrement à l'agonie, peu soutenue par les riches, elle s'associa aux militaires et soutint le coup de force. Un peu plus tard, Franco n'hésita pas à la récupérer, à la renverser idéologiquement, pour en faire le socle de son pouvoir dictatorial, el jefe (le chef) Jose-Antonio, comme l'appelait ses sympathisants, ayant été exécuté dans sa prison de Valence dès le début de la guerre civile. Des gens qui réfléchissaient en toute sincérité, même s'ils se trompaient, à une quatrième voie entre le marxisme, la droite traditionaliste et le libéralisme, avec tout ce que cela suppose d'errements et d'ambigüités, ont été purement et simplement éliminés pour former un bloc bien carré et bien simpliste propre à s'insérer dans l'espace binaire et sans nuances de la guerre totale. La même chose s'est d'ailleurs produite dans l'autre camp, où les anarchistes ont laissé la place à de bons staliniens dociles et cyniques. C'est un petit fils de républicain espagnol qui vous parle.

Je soutiens que nous préparons aujourd'hui la même sauce pour le même genre d'agapes, avec cette différence notable et paradoxale que tout se remet en place par la volonté même de ne pas reproduire le passé. Les gens de gauche interdisent de chercher du nouveau en écrasant leurs amis sous le poids d'une histoire mal digérée, et les gens de droite, piégés dans le même cercle, servent des plats réchauffés. De tous côtés, on ferme les voies de l'analyse sereine, de la synthèse et du dialogue en se repliant frileusement sur des positions jugées sûres parce que déjà enlevées au moins une fois. Quiconque se pique de liberté prend le risque de se voir lyncher par les uns ou par les autres, et mêmes par les uns et par les autres. Interdiction de penser librement! est le mot d'ordre général. Il ne se dit jamais ouvertement, mais il s'inter-dit constamment.

Le système aujourd'hui est étouffant. Tout le monde sent bien qu'aucune proposition existante n'offre de vraies perspectives, et tout le monde vibrionne cependant en pure perte autour des mêmes idoles. On ne sait plus à quel saint se vouer, mais on se voue corps et âmes, et on s'accroche désespérément à l'épave la plus vermoulue qui s'enfonce déjà et promet la noyade. Et accepter le statu quo revient à accepter la glissade inéluctable vers l'abîme. De quelle manière la chute aura-t-elle lieu? Guerre de civilisation, prenant la forme de guerres civiles par endroits; débandade économique ou environnementale; totalitarisme techno-mondialiste ou techno-nationaliste, ou tout cela à la fois? Nul ne le sait, mais qu'il y ait chute, tout le monde le sent confusément.

Dans une telle ambiance, comment s'étonner que certains prennent un malin plaisir à faire exploser le consensus, quitte à devenir les têtes de turc de tous les autres, trop contents de pouvoir se coaliser enfin autour d'une même proie. C'est le rôle qu'a choisi de jouer Alain Soral par exemple. Soral, qui par bien des côtés rappelle ce Primo de Rivera dont je parlais précédemment, plus proche d'un Poutine ou d'un Chavez, que d'un Hitler, qui rentre néanmoins dans la case prévue du nationalisme autoritaire et de l'interprétation communautariste de l'histoire. Soral est antisémite, dit-on. C'est possible! Mais qu'il le soit ou pas, certains chasseurs d'antisémites, arc-boutés sur la mémoire du génocide préparent malgré tout comme les autres, par leur maladresse et leur hystérie, le terrain d'un beau chaos à l'ancienne. Qu'il y ait des antisémites, je ne le nie pas, mais qu'il faille, pour lutter contre eux, employer des moyens que l'on dénonce chez les autres: mensonges, rumeurs, dénigrement systématique, condamnation sans procès, lynchage médiatique et mêmes agressions physiques, me semble tout à fait contre-productif et bien propre même à créer de l'antisémitisme là où il n'y en avait pas.

Prenons l'exemple de Dieudonné, puisqu'il est associé à Soral dans la même réprobation universelle. Voilà quelqu'un qui, sauf à l'accuser gratuitement d'antisémitisme latent depuis sa naissance, avait tout, avant son sketch chez Fogiel, pour devenir l'emblème de l'antiracisme authentique. Or, voilà qu'un beau jour l'ensemble de l'establishment lui tombe dessus pour avoir fait exactement ce que Charlie Hebdo faisait toutes les semaines, et qui suscite aujourd'hui tant d'admiration rétrospective, à savoir une caricature d'extrémiste. La disproportion entre la peine immédiate qui lui a été infligée: ostracisme généralisé, interdiction de se produire, lynchage médiatique, et la nature de la transgression, était bien faite pour attirer le soupçon. Et le soupçon s'est effectivement généralisé quand la victime, loin de s'agenouiller devant ses bourreaux, se mit à en rajouter sous le costume du méchant absolu qu'on lui avait mis sur les épaules. Dieudonné joua ce jour-là malgré lui le rôle de l'agent chimique plongé dans une solution stable et qui précipite involontairement des réactions moléculaires en chaîne qui font tout exploser, révélant par l'explosion elle-même les incohérences du milieu initial. Les censeurs en cette occasion, pensant démasquer un crypto-antisémite, dévoilaient en réalité à la fois leur pouvoir et leur stupidité. Ils créèrent donc, par leur réaction disproportionnée un pseudo-antisémitisme massif, né d'un étonnement agacé ou d'une révolte étonnée. Des milliers de personnes se découvraient en effet du jour au lendemain antisémites. Le niveau s'étant abaissé si brutalement que tous ceux qui émettaient une simple critique de l'État d'Israël ou évoquaient le racisme hébreu, recevaient immédiatement leur diplôme avec félicitation du jury. Sans compter les gens que tout cela rendait curieux et qui commencèrent à chercher des réponses à des questions qu'ils ne s'étaient jamais posés. Dans ce cas précis, j'affirme que des organisations communautaires ont créé de toute pièce et de manière irresponsable ce qu'elles prétendaient combattre. Un peu comme ces obsessionnels qui finissent par réaliser le fantasme contre lequel ils avaient fondé leur existence, par peur que celui-ci leur échappe. Ce qui ne justifie en rien, bien entendu, le vrai antisémitisme qui aurait pu se développer parallèlement. Mais aussi, n'y aurait-il pas là un calcul bassement politicien consistant à créer un monstre de toute pièce pour se concilier les faveurs d'une partie du peuple encore prête à croire toutes les balivernes du pouvoir en matière de lutte contre l'extrémisme, le racisme, l'antisémitisme ou le complotisme. Quoi de mieux, pour se donner des allures de gauche, lorsque la gauche réelle a disparu, que de s'inventer un extrémisme de droite? Comme naguère on s'inventa à droite un extrémisme « ultragauchiste ».

Résultat des courses, chacun enfile son petit uniforme et se précipite dans les tranchées anciennes numérotées pour rejouer la der des ders et le « plus jamais ça » en y ajoutant les variantes du jour.

J'entends bien que les victimes, ou les descendants de victimes, soient inquiets de voir que la discussion autour de l'antisémitisme recommence, mais de grâce, ne tombons pas dans le piège de la séparation et du repli. C'est en nous-mêmes toujours que le monstre doit être poursuivi, sans quoi il renaîtra inévitablement, la victime d'hier se transformant en bourreau, comme cela arrive depuis le commencement de l'histoire humaine. Si une petite flamme de vérité et d'amour subsiste, au contraire, tout n'est pas perdu. C'est de cette flamme dont il est question ici, de rien d'autre.

Le racisme est dangereux, mais certaines façons de l'affronter le sont tout autant.

L'époque réclamerait la recherche urgente d'une alternative spirituelle et idéologique, un rêve alternatif propre à désamorcer la crise ou du moins à laisser imaginer un avenir humain réellement pacifique, mais personne ne pense pour cela à renoncer aux codes préétablis, au psittacisme, au savoir pré mâché, ou aux réflexes grégaires. Il faudrait une vraie liberté de pensée, quand des barrières se dressent de partout, y compris, et plus encore qu'ailleurs, dans les espaces prévus pour elle. Cette liberté est dangereuse, oui, mais moins que le conformisme étriqué d'aujourd'hui. Cette liberté est risquée, oui, mais moins que le statuquo. Cette liberté est inquiétante, oui, mais moins que ce qui nous attend de toute manière. Des jeunes deviennent antisémites en allant sur certains sites? Eh bien, je gage que ce n'est pas en s'acharnant contre eux et en appliquant des méthodes fascistes qu'on luttera efficacement contre le totalitarisme qui vient, qui lui n'a rien d'antisémite ni de particulièrement sémite d'ailleurs, et qui s'insinue entre les rangs de l'imbécilité éternelle en ordre de bataille.

Et puis, il y a une suffisance des gens au pouvoir aujourd'hui qui dépasse l'entendement. Tout le monde prétend parler au nom du peuple et tout le monde le méprise. On le voit encore avec l'attitude de l'Europe face à la Grèce. On s'arrange soit pour discréditer sa parole, soit pour en nier la pertinence, soit pour le réduire au silence. Un des vocables inventés pour obtenir ce magnifique résultat est « populisme ». Est populiste tout ce qui n'arrange pas les élites. On dit que le peuple est bête et on s'en méfie, mais on oublie que la responsabilité de toutes les saletés de l'histoire pèsent sur la tête des dirigeants et des intelligents, pas sur le peuple qui n'élit ses représentants que parmi ceux qu'on veut bien lui présenter. La peur du peuple est sans doute aujourd'hui la peur la mieux partagée. Aujourd'hui, cette peur se manifeste par l'habitude de lui cacher l'essentiel afin qu'il ne remette pas en question le bel ordonnancement élitaire censé assurer, si ce n'est le bonheur, du moins l'avenir. Et quand par hasard il découvre tout de même quelques bribes de vérité, on l'accuse de complotisme. D'ailleurs, on se dirige tout droit, et pas seulement en Europe, vers un techno-bio-pouvoir dont le bras armé sera fait d'une minuscule élite technocratique triée sur le volet, avec une majorité d' « ignorants » faisant là où on leur dira de faire. C'est ce qui s'appelle aller vers des lendemains meilleurs. L'idée est toujours la suivante: si on laisse le peuple faire, on obtient Hitler. CQFD! Mais votez quand même! Il faut bien sauver les apparences. Bien sûr que la vérité est un jeu de miroirs, et qu'elle nous fuit toujours, mais la recherche est le propre de l'homme, et parce que certains se font piéger sur la route, on n'arrête pas le voyage.

Internet, même surveillé continuellement, est en libre accès. Tout peu se dire, y compris le n'importe quoi. Mais quand le n'importe quoi et le mépris envahissent les médias traditionnels réputés porteurs de vérités, pourquoi devrait-on le bouder. Depuis que je suis en âge de comprendre, on ne cesse de me mentir, non seulement en toute impunité, mais encore avec un cynisme hyperbolique. J'ai vu le pays de la liberté soutenir des dictatures et des groupes terroristes, la gauche devenir la droite, la démocratie se passer des citoyens, la justice s'incliner devant le pouvoir et faire preuve d'intransigeance envers les petits, l'argent aller à l'argent, des descendants de victimes devenir des bourreaux donneurs de leçon, la raison d'État s'ériger en morale, le racisme envahir l'espace public, des guerres sans morts à la télévision, des robots remplacer des hommes, des médicaments tuer, de la nourriture empoisonner, des travailleurs mourir à cause de leur travail, etc; J'ai vu tout cela et malgré tout je reste confiant. Confiant en l'homme du quotidien, le petit, le sans-grade, le tâcheron, pas le puissant, le tout-sachant, le brillant.

Je veux pouvoir penser sans avoir un censeur au-dessus de mon épaule pour me dire ce qu'il faut que je voie, que je sente, que je rêve. Je veux pouvoir me tromper. Mes références sont claires: Marx, Debord, Kurz, Postone, Lacan, Weil, Legendre, Jésus, Lao Tseu et Diogène.

Dans sa note n°11 intitulée « Conspirationnisme: un état des lieux », la Fondation Jean Jaurès, Think tank socialiste dont le premier article des statuts dit vouloir: « favoriser l’étude du mouvement ouvrier et du socialisme international, promouvoir les idéaux démocratiques et humanistes par le débat d’idées et la recherche, contribuer à la connaissance de l’homme et de son environnement, mener des actions de coopération économique, culturelle et politique concourant à l’essor du pluralisme et de la démocratie dans le monde », on trouve, à la page 8, le paragraphe suivant:
 
« Thierry Meyssan est probablement l’une des personnalités qui, avec Dieudonné M’Bala M’Bala et Alain Soral (Égalité & Réconciliation), incarnent le mieux le noyau dur de cette mouvance hétéroclite (le conspirationnisme), fortement intriquée avec la mouvance négationniste, et où se côtoient admirateurs d’Hugo Chavez et inconditionnels de Vladimir Poutine. Un milieu interlope que composent anciens militants de gauche ou d’extrême gauche, ex-«Indignés», souverainistes, nationaux-révolutionnaires, ultra-nationalistes, nostalgiques du IIIème Reich, militants anti-vaccination, partisans du tirage au sort, révisionnistes du 11 Septembre, antisionistes, afrocentristes, survivalistes, adeptes des «médecines alternatives», agents d’influence du régime iranien, bacharistes, intégristes catholiques ou islamistes.”

En effet, ce que le pouvoir appelle les complotistes ou les conspirationnistes, et que d'autres appellent les débranchés, vient de tous ces horizons. C'est déjà intéressant en soi d'abattre les frontières mentales à ce point. Qu'est-ce qui unit ces individus? Entre autre, la défiance. La défiance vis-à-vis de tout ce qui vient de la sphère médiatico-politico-culturelle officielle. Cette défiance peut conduire à des dérapages et à des élucubrations, c'est un fait. Mais des dérapages et des élucubrations beaucoup moins graves que ceux des puissants que soutient cette Fondation. Qui a attaqué l'Irak sur un prétexte fallacieux? Qui manipule l'opinion tous les jours? Qui dirige des services secrets échappant par définition à la surveillance des citoyens? Qui déstabilise des États souverains pour les soumettre? Qui fomente des troubles partout sur la planète pour préserver ses intérêts? Qui propage des thèses absurdes pour discréditer les adversaires? Qui écrit des faux rapports pour diffuser telle ou telle marchandise délétère? Qui utilise des terroristes pour lutter contre des adversaires communs? Qui dresse des populations contre les autres? Qui ment? Qui vend? Qui gagne? A qui profite les crimes de toute sorte commis chaque jour? Aux complotistes ou à ceux qui les dénoncent? Qui est le plus dangereux? Le petit conspirationniste d'Internet ou le conspirationniste d’État qui le persécute? Derrière tout complotisme supposé, on veut toujours trouver le futur nazi. On agite le chiffon rouge ou noir du fascisme ou de l'antisémitisme dès que quelqu'un se pique de penser par lui-même. Ce que l'on nie ainsi en le confirmant implicitement, c'est le visage profondément fasciste de l'époque. Que veulent ces démocrates autoproclamés? La pluralité progressisto-libérale, c'est-à-dire la pensée unique sans contradicteurs.

“Dans le monde à l'envers, le vrai est un moment du faux.” (Guy Debord in “Commentaires sur la Société du Spectacle”). “Croire en l'histoire officielle, c'est croire des criminels sur parole.” (Simone Weil in “L'Enracinement”).

Pour ma part, je n'ai aucune confiance dans la parole des médias officiels, comme je n'ai aucune confiance dans tout ce qui vient de l'agro-industrie, de l'industrie pharmaceutique, de l'industrie militaire, de la culture mondaine, de la propagande étatique, de la publicité, ou de la politique partisane . Si cela fait de moi un complotiste, tant pis. J'ai entendu trop de mensonges venant de ces porteurs de lumières.

Pour avoir une chance aujourd'hui de percevoir un peu de vérité vraie, il faut s'émanciper de tout cela.

1- Changer son alimentation pour s'émanciper de l'agro-industrie;
2- Changer sa façon d'envisager la santé pour s'émanciper des professionnels de la maladie et du médicaments;
3- Changer sa façon de voir le monde pour s'émanciper des médias et de la culture de masse;
4- Changer son regard sur la politique pour s'émanciper des marionnettes du prolétarisme mondialisé;
5- Changer de logiciel philosophico-spirituel pour s'émanciper des intellectuels d'élevage.

Avec ça, que l'on me classe où l'on voudra. Peu me chaut!

Adrien Royo

mercredi 11 février 2015

Le code sans code

Hypothèse d'une équipe de médecins de l'université de Cincinatti, aux Etats-Unis, dont le résultat des recherches vient d'être publié dans la revue Neurology: plus le médicament est cher, plus il nous donne l'impression d'être efficace.

Les chercheurs ont donné un traitement équivalent à deux groupes de personnes atteints de la maladie de Parkinson. Après avoir expliqué aux deux groupes que l'objectif de la recherche était de prouver que le prix de certains médicaments n'avait rien à voir avec leur efficacité, ils dirent à l'un que leur “pilule” coûtait 100 dollars, et à l'autre 1500 dollars.

Or le traitement administré aux deux groupes était en fait un placebo, une simple solution saline.

Que croyez-vous qu'il arriva? L'amélioration des fonctions motrices fut plus spectaculaire en moyenne pour le groupe dont le traitement était supposément le plus cher (28% de plus).

On tire de cette étude la conclusion que le prix des médicaments a un effet inconscient très fort qui augmente leur efficacité réelle.

En allant plus loin, on pourrait supposer que tous les médicaments ont un effet psychologique qui décuple ou diminue leur efficience chimique. Mais on pourrait aussi étendre cette hypothèse aux médecins eux-mêmes. L'efficacité de leurs soins ne serait-elle pas directement proportionnelle au prestige qu'on leur accorde? En dehors du fait que la plupart des petites maladies pour lesquelles nous les consultons guérissent d'elles-mêmes, et que pour quelques complications évitées leurs thérapies provoquent généralement des ravages dans notre système immunitaire (voir par exemple les effets d'un usage immodéré des antibiotiques), il ne fait aucun doute pour moi que l'image du médecin, son aura, son charisme social, intervient pour beaucoup dans les résultats de son ordonnance.

L'opinion commune veut que nos sociétés aient accompli une révolution en remplaçant les anciennes croyances par la connaissance scientifique. Moi, je dirais que la connaissance scientifique est bien plutôt notre forme actuelle de croyance. Les médecins seraient dans ces conditions un équivalent strict des chamans ou des sorciers, en tant qu'expression sociale du soin, et les labos pharmaceutiques, des apothicaires ou des camelots.

Je prolonge la réflexion: chaque société diffuse un certain nombre de codes dans son organisme, un peu comme le corps individuel sécrète ses hormones. Parmi ces codes, il y a le code thérapeutique. Chaque groupe social donne sa définition de la santé, ses recettes pour guérir et désigne un sous-groupe de thérapeutes. A ces thérapeutes, on attribue un certain prestige en les détachant des autres, en les marquant, en les sacralisant en quelque sorte. On crée la fonction de thérapeute qu'occuperont des « élus » dépositaires d'un certain pouvoir. Je soutiens que dans toutes les sociétés, ce pouvoir social guérit au moins autant que les connaissances mises en œuvre. Si, pour une raison ou une autre, le dépositaire du pouvoir perd de son prestige, il perdra aussi bien son pouvoir lui-même. La médecine d'aujourd'hui justement perd de son prestige et donc de son pouvoir. Lui reste le refuge de la technologie qui jouit encore d'un peu de crédit parmi nos contemporains. Technologie qui s'exprime dans les machines d'exploration ou de chirurgie, dans les médicaments et les vaccins, mais aussi dans la pratique du médecin lui-même. Je crains fort toutefois que la confiance dans la technique faiblisse inexorablement avec ses effets pervers en feed-back qui s'accentuent chaque jour.

Il en va ainsi de la politique. De même qu'un code thérapeutique émerge de lui-même en chaque société, un code politique exsude tout aussi bien. Ce dernier code n'est pas moins magique que le premier, reposant sur les mêmes bases psycho-sociales profondes. Dès lors, son avenir se décide en terme de croyance et de confiance: de crédit. Et ce crédit, c'est justement ce qui fait défaut (sans jeu de mots) aujourd'hui. Quand on dit que nous vivons une crise civilisationnelle, en voilà les linéaments. Le code ne correspond plus à la réalité du corps surtout parce que le nouveau corps se veut sans codes.

Adrien Royo 

lundi 2 février 2015

D'une chose l'autre

Si Matrix était la description exacte de notre condition moderne, Cloud Atlas, un autre film des frères Wachovski, est une méditation sur l'histoire et sa stérilité: nous n'apprenons jamais rien du passé, nous ne faisons que répéter des situations et redessiner des impasses.

L'histoire se répète disent donc les Wachovski. Comment les contredire lorsque l'on envisage le peu d'enseignement véritable que savent tirer du passé, même le plus récent, nos historiens et nos penseurs?

Par exemple, on ne comprend toujours pas le lien évident qui existe entre la prétendue extrême gauche et la prétendue extrême droite, leur destin commun. L'une possédant depuis toujours ce que l'autre n'a pas, ce qui laisse en chacun un vide inexpiable.
Syriza gagne les élections législatives grecques aujourd'hui, mais cette victoire débouchera peut-être un jour sur Aube Dorée, le parti nationaliste du pays. Pourquoi? Parce que ce qui manque à Syriza et dont le peuple grec sentira la nécessité, au-delà des réalités économiques, se trouve chez l'ennemi. Aube Dorée détient comme tous les partis de droite, malgré son hystérie patente et son extériorité guignolesque, l'image et le symbole civilisationnels dont Syriza, comme tous les partis de gauche, ne veut pas entendre parler. Si bien que lorsque Syriza, qui ne peut manquer d'échouer, ne comprenant pas plus que les autres les vrais mécanismes de la Valeur, aura déçu, l'Aube Dorée, qui n'a de dorée que le nom, se lèvera. A moins que les super démocrates européens ne volent au secours de cette Grèce qui sert pour le moment d'exutoire, de bouc émissaire et de tête de turc au reste de l'Europe. Mais alors, ce qui manque à Aube Dorée, et qui se trouve chez l'adversaire de toujours, créera encore une absence douloureuse dans la population et le manège repartira dans l'autre sens après un éventuel bain de sang rituel. Ce que possède Syriza que n'a pas Aube Dorée, c'est la conscience réflexive et le désir de liberté individuel.

Les partisans de Syriza considèrent les choses du point de vue de la volonté, politique ou individuelle, du point de vue de l'association libre d'entités préexistantes et séparées, alors qu'Aube Dorée s'attache au collectif en tant que corps mystique et à l'individu en tant que cellule de ce corps. L'un a une vision « culturelle », rationalisante et scientifique, l'autre un point de vue « naturel », mystique et esthétique. Ils font cependant destin commun et jamais aucun des deux ne gagnera totalement la partie électorale ou guerrière. Il manquera toujours la dimension de l'autre.

A Syriza il manque l'image, à Aube Dorée la réflexivité. Il en est de même pour tous les binômes ou dyades de ce genre à travers le monde. C'est pourquoi je prédis qu'en Espagne ne devrait pas tarder à voir le jour un mouvement franquiste, ou assimilé, exact opposé en tout cas de Podemos. Une sorte de réaction chimique faisant émerger immanquablement l'autre pôle de ce dispositif binaire pour peu que le contexte le favorise.

Comprenons bien que les mouvements dits d'extrême gauche ne peuvent qu'exaspérer en nous le sentiment de l'institutionalité, alors que les mouvements contraires dits d'extrême droite heurtent notre conscience individuelle. Il n'y a d'issue ni dans les uns ni dans les autres. Ce qui ne signifie pas non plus que la vérité se trouve nécessairement au centre. La vérité sociale exige une composition entre les deux champs, impossible à concevoir dans les circonstances présentes. Les deux champs se confortant l'un l'autre dans leur impasse respective avec l'aide des soi-disant modérés qui instrumentalisent à loisir cette opposition pour asseoir leur pouvoir. Le centre étant cette vaste zone d'exploitation des peurs et des conformismes débouchant tôt ou tard, l'instabilité du système étant incompatible avec son rêve de consensus, sur l'une ou l'autre de ces deux voies sans avenir.

Nous nous trouvons en effet dans une situation bien proche de celle que nos parents ont déjà connu dans les années trente. Cela a été souvent remarqué, mais jamais compris. Les mêmes causes produisant généralement les mêmes effets, il serait surprenant que nous échappions à quelques remous guerriers. Dans le rôle du bouc émissaire, le juif laissera la place au musulman, c'est à peu près la seule différence notable que je puisse entrevoir. Plus jamais ça, disait-on naguère. Je crains fort que nous disions bientôt : encore une fois!

Pour sortir du piège, il faudrait prendre au sérieux l'institutionalité, la dogmatique et l'image, telle que décrites par Pierre Legendre. Nous en sommes loin. De Pierre Legendre, le monde se moque éperdument. Comme de Marx, d'ailleurs.

Car l'être humain se tient debout sur et par des images sociales fabriquées sur fonds d'intériorité psychique. Elles prennent des formes variées suivant les cultures, mais reposent sur des invariants anthropologiques. La méconnaissance, ou pire la négation de ces images, conduisent à des catastrophes psychiques et politiques. Or, c'est l'histoire de toute la gauche que cette méconnaissance et cette négation. C'est pourquoi, elle ne pourra jamais gagner. Non que la droite en soit plus consciente, mais du moins ne la nie-t-elle pas avec autant de morgue et respecte-t-elle encore un peu la tradition, cet avatar dégénéré de l'institutionalité, et ne divinitise-t-elle pas avec autant d'enthousiasme le progrès, cet ersatz de religion que les Lumières ont fabriqué en Europe, croyant en finir avec toute image.

Il ne s'agit pas ici d'opinions mais de sentiments profonds irriguant tout corps politique indépendamment de sa forme circonstancielle. Ces sentiments ou émotions s'apparentent à ce qu'on pourrait appeler un inconscient collectif. Ils sourdent du corps politique par en-deçà, sous-jacents à tout discours et comportement conscients, à toute idée, à tout programme. Ce sont des sentiments qui traversent le corps politique et les individus sans que ceux-ci le comprennent en détail, mais qui les remuent et les guident de façon désordonnée. Depuis cette zone mystérieuse, jaillissent les matérialisations politiciennes et les structures de droit. Mais de cette zone mystérieuse aussi, personne ne veut entendre parler. C'est qu'il faudrait enfin se mettre à penser librement au lieu de réagir par des codes à des injonctions corporatives.

Depuis le début des temps modernes, des gens essayent de sortir du marécage prolétariste tenu par le centre. Ils essayent par la droite ou par la gauche et se fourvoient. De ce marécage, on ne peut sortir qu'en allant droit devant soi et en s'élevant.

Adrien Royo 

vendredi 23 janvier 2015

Au-delà du réel

Dans le film Matrix des frères Wachovski, les êtres humains vivent une vie imaginaire d'hommes libres, avatars numériques, et une vie réelle de larves en couveuses que la Machine utilise comme sources d'énergie électrique. Quelques uns seulement échappent à ce destin de pile électrique en choisissant d'avaler une pilule rouge qui les sort d'un sommeil troublé et les confronte à leur réalité d'esclaves. Parmi les nombreuses interprétations dont ce scénario apparemment futuriste a fait l'objet, je choisi celle-ci : la Machine est le monde déjà existant et les ectoplasmes en batterie rêvant qu'ils sont des hommes, sont déjà la multitude des contemporains sur cette terre. Je propose l'hypothèse suivante: si Matrix, entre autres choses, mettait également en scène cette fameuse société du spectacle décrite par Guy Debord il y a cinquante ans, dans laquelle des spectateurs fascinés par le monstre qu'ils ont eux-mêmes fabriqué, attendent indéfiniment de commencer à vivre?

A observer notre civilisation au plus près de sa technique, c'est-à-dire en lui retirant le voile d'illusion, d'idéologie, qui masque sa véritable nature : le maelström d'images rassurantes ou au contraire catastrophiques formant sa croute ou son vernis, force est d'admettre que nous sommes réduits en effet à cela : au rôle peu enviable de mines individuelles à ciel ouvert dont on extrait chaque jour l'aliment de la Valeur, à savoir la force de travail et de consommation.

Comme je l'ai expliqué souvent dans ce blog, la Valeur est cet élément civilisationnel, ou anti-civilisationnel, fonctionnant pour lui-même dans un mouvement spiraloïde vers l'abîme, et qui doit pour survivre digérer tout le vivant, à commencer par les hommes qui l'ont créé. Lorsque les ressources nécessaires à son expansion sont épuisées au présent, elle se met à grignoter l'avenir comme un rat insatiable son fromage, faisant de chacun son propre débiteur. Notre nous en quelque sorte, projeté dans le futur, revient sucé le sang de notre je suis. Si bien que ce n'est plus seulement le travail mort qui, à l'instar du vampire des contes fantastiques, exploite le travail vivant, mais le travail futur (sous la forme d'une dette) qui déjà nous asservit. Comme si le passé et l'avenir se donnaient la main pour empêcher tout présent, ou du moins pour le réduire à la fonction exclusive de turbine productrice de valeur. Le principal matériau de cette Machine aveugle, son carburant, c'est donc l'homme lui-même. En ce sens, on peut dire que nous sommes effectivement cultivés en vue d'une exploitation intensive de nos capacités de production et de consommation. Et les différents ersatz qui nous sont distribués pour notre consolation ne sont que des vapeurs d'oubli, des hochets pour enfant, des somnifères ou des stupéfiants. Nous vivons, nous aussi, une vraie vie d'esclave et une fausse vie d'hommes libres.

Mais il est évident qu'aujourd'hui les gens se sentent de plus en plus mal dans cette double vie imposée qu'ils perçoivent confusément, et que le voile d'illusions tend à se déchirer de plus en plus. Une énergie toujours plus grande, dirigée vers ce que Zbigniew Brzezinski appelle le tittytainment (le lolo médiatique en quelque sorte) doit donc être déployée, augmentant encore le degré d'exploitation général et rendant les tenanciers de cet immense lupanar toujours plus paranoïaques et sociopathes. D'où les imprécations incessantes, les menaces et les excommunications. Il est des mots aujourd’hui qui ne servent qu'à retarder une prise de conscience possible en faisant peur, à prévenir une fuite trop massive en dehors du système. Parmi ces mots, il en est quatre qui sont particulièrement efficaces, quoique pour peu de temps encore : fasciste, antisémite, populiste et complotiste. Toute personne essayant de sortir de la « Matrice » prolétariste, désireuse d'exercer sa véritable liberté de pensée (avec tous les dangers que cela comporte, mais quoi! la liberté est à ce prix.), en remettant en cause le sacré actuel, c'est-à-dire en blasphémant, prend le risque de se voir coller sur le front en signe infamant l'un des ces quatre mots, voire les quatre. Est fasciste, celui qui ne se laisse plus prendre au piège des simplifications gauchisantes, est antisémite celui qui refuse le chantage à l'antisémitisme, est populiste celui qui dénonce la fausse démocratie, est complotiste celui qui met en doute les versions étatiques des évènements, ne serait-ce que dans un esprit de curiosité et de méfiance légitimes. Non qu'il ne puisse exister de vrais antisémites, de vrais populistes (encore faudrait-il s'entendre sur le sens réel de ce vocable) ou de vrais complotistes, c'est-à-dire des obsessionnels de la falsification, mais n'est-il pas préférable de les laisser librement s'exprimer plutôt que de prendre le risque de stigmatiser avec eux tout effort légitime et sincère de réflexion sans arrières pensées génocidaires?

« Dans le monde à l'envers, la vérité est un moment du faux », disait Debord dans ses Commentaires sur la Société du Spectacle. Il serait désigné aujourd'hui avec cette phrase comme le prince du complotisme. Tout comme Pasolini se verrait taxer de populisme pour son évocation de mai 68 décrivant des fils de bourgeois jetant des pavés sur la tête des fils d'ouvriers sous uniforme.

De cette nouvelle prison nommée démocratie participative, où l'on demande au citoyen de confirmer par le suffrage universel une cooptation, et où les élus ne sont que des clients et des débiteurs de créanciers sinon anonymes, du moins cachés, beaucoup cherchent à s'évader. Certains, parmi ceux qui se sentent les dupes d'un tel système, ont vu la lumière quelque part et poussé une porte. L'ayant franchie, ils ne peuvent plus revenir en arrière, ils sont comme éveillés d'un rêve ou d'un cauchemar. Et ceci divise désormais le monde en deux parties irréconciliables: celle des endormis et celle des éveillés. Parmi ces éveillés, pour autant que je puisse le savoir, car je ne me reconnais dans aucun de leurs groupes, si ce n'est peut-être dans celui que constitue à lui tout seul Etienne Chouard, aucune homogénéité, il y a de tout : des anarchistes, des chrétiens, des musulmans, des juifs, des libre-penseurs, des nationalistes, des gauchistes, des royalistes, des sans-étiquettes, des décroissants et des paranos. Mais c'est qu'on ne peut pas à la fois exiger la liberté d'expression et se plaindre de ce que tout le monde ne pense pas la même chose. Qui est le plus fasciste? Celui qui interdit aux fascistes de s'exprimer, ou celui qui exprime son fascisme fondamental? Et si, pour faire advenir une société de liberté, je dois supprimer d'abord tous ceux qui la contestent, qu'en est-il de cette liberté et qu'en est-il de cette société?

Pour ma part, je préfère une société où je peux parler avec des fascistes à une société vraiment fasciste qui se donnerait des allures dégagées de démocratie. D'autre part, les extrêmes non seulement se rejoignent parfois, mais encore ils se nourrissent mutuellement, je veux dire qu'ils n'existent pas l'un sans l'autre. Qui veut la paix, n'exige pas en préalable la mort de son adversaire, même s'il doit risquer la sienne. La paix se noue en conciliant les contraires non en les opposant interminablement. Sous les oppositions de façade sur lesquels les enragés de tous bords fondent leur commerce de guerre, il existe entre des factions rivales des compositions souterraines. Ces compositions, il est possible de les mettre au jour à condition d'accepter de faire un pas de côté.

Qu'est-ce qu'un fascisme: un régime autoritaire, souvent autocratique, policier et sans liberté. Nous en connaissons des formes anciennes qui nous servent de repères et de repoussoirs, des formes nationalistes. Mais prenons garde de ne pas créer, pour échapper à ce danger, une société fasciste 2.0, une société fasciste nouvelle manière, supprimant toute liberté sans les signes extérieurs du fascisme ordinaire, et par exemple sans les signes nationalistes et autocratiques. Ne pouvons-nous imaginer une sorte de bio-techno-fascisme, un pouvoir dictatorial invisible et dilué, se payant le luxe de la fausse démocratie actuelle? Est-ce si inimaginable et saugrenu? N'y serions-nous pas déjà? Qui ne voit qu'un tel fascisme serait mille fois plus dangereux et efficace qu'un quelconque fascisme à l'ancienne mode, un fascisme à la papa avec uniformes et salut romain ? Et si nous dénoncions un fascisme au nom d'un autre fascisme méconnu! Il arrive que la réalité sociale glisse sous nos pas sans que nous nous en rendions compte et que nous continuions de la décrire avec de vieux outils idéologiques devenus obsolètes, alors qu'elle en exigerait de nouveaux.

Quoiqu'il en soit, deux mondes sont devenus parfaitement étanches et inconciliables, le monde des anciens paradigmes, avec ses définitions autorisées et convenues, sa télévision et ses journaux au pluralisme bien circonscrit dans les limites de la bonne pensée, et le monde de la liberté de conscience, avec ses risques de dérapages, son Internet, mais aussi et surtout sa possibilité réelle d'un renouvellement épistémologique complet, et donc sa capacité à forger de nouvelles armes critiques.

Un jour, j'ai poussé la porte, j'ai choisi la pilule rouge et je suis tombé de l'autre côté du miroir. Plus question maintenant que je retourne dans l'enfer des rêves obligatoires. Dans le désordre induit, il y a danger, certes, mais dans la pensée unique, il y a la mort !

Adrien Royo 

lundi 19 janvier 2015

Au pas, citoyens!

Nous, objecteurs de conscience dans cette guerre du bien contre le mal, car je veux ici m'associer à tous les réfractaires, à tous ceux qui refusent un enrôlement forcé dans l'armée de la liberté et de la paix, nous souviendrons de ces quatre millions de personnes soudées en ce 11 janvier 2015 pour la défense des valeurs républicaines, marchant contre l'obscurantisme aux côtés de Cameron, Merkel, Hollande, Netanyahou et consorts, capitaines valeureux de la démocratie outragée. Nous nous souviendrons de l'exigence de liberté exprimée de vive voix par tout ce que la planète compte de héros pacifiques. Nous nous souviendrons de l'hommage unanime rendu par l'establishment à la subversion. Nous nous souviendrons de cet appel à la guerre sainte contre la barbarie. Nous nous souviendrons de ces brevets d'impertinence distribués par l'État, de cet anticonformisme d'élevage dressé contre la pensée unique, sous l'autorité des quatre pouvoirs rassemblés. Nous nous souviendrons de cette allégeance au système déguisée en fière révolte. Nous nous souviendrons de l'esprit de vengeance élevé au rang de vertu. Nous nous souviendrons de ces rodomontades de cour de récréation. Nous nous souviendrons de ces caricatures subversives achetées par millions et transformées en armes de guerre. Nous nous souviendrons du feu attisé consciencieusement. Nous nous souviendrons de la peur. Nous nous souviendrons de ce besoin d'identification au pouvoir. Nous nous souviendrons de la célébration obligatoire d'un racisme ordinaire et mondain sous couvert d'antiracisme. Nous nous souviendrons de l'injonction d'identification à une feuille de comptoir muée en étendard de la liberté menacée. Si un jour, à Dieu ne plaise, venait à sévir en France une dictature, nous le devrions d'abord à cette confusion des valeurs, à ces renversements sémantiques, et à ces manipulations conceptuelles. Quand une fausse liberté s'érige en modèle sublime et définitif de l'organisation sociale, il faut s'attendre à ce qu'une vraie tyrannie la remplace inexorablement.

Le 11 janvier, des masques sont tombés, rendez-vous dans le monde réel. « Subversion ou propagande, il faut choisir! », disait un marcheur, mettant la subversion au crédit de Charlie Hebdo. Voilà bien le paradoxe: qu'est-ce qu'une subversion qui s'exhibe dans tous les médias, dans tous les cabinets ministériels unanimes, et à laquelle le plus rétrograde des socialistes acquiesce sans barguigner ? Récupération! S'indignent quelques uns. Je ne crois pas : seulement des masques qui tombent à la faveur d'un massacre.

Je suis peut-être Cabu, ou n'importe laquelle des victimes du 11 janvier, mais assurément pas Charlie. La liberté d'expression n'avait pas besoin d'être assassinée pour la raison qu'elle était déjà mourante. Quant à la liberté tout court, elle disparaît un peu plus chaque jour avec les mesures prises pour assurer la sécurité du monde « libre »; l'État et les terroristes, ici comme ailleurs, et aujourd'hui comme hier, sont alliés objectifs dans une guerre universelle contre l'individu potentiel. En ce qui concerne les deux autres termes de la triade républicaine: égalité-fraternité, inutile d'insister, chacun peut voir leur application quotidienne, surtout parmi les classes dangereuses (dangereuses, oui, il faut le croire, puisque les pauvres se retrouvent beaucoup plus souvent en prison que les riches). Reste la laïcité! La belle affaire! Quand elle entre en croisade, cette laïcité, on le voit bien, ne vaut pas mieux que les autres intégrismes. Ne serait-elle pas le faux-nez et l'alibi d'un impérialisme coupable et honteux? Si elle est le cadre légal de la tolérance, très bien, si elle devient religion elle-même, il faut que les citoyens observent attentivement où elle se place: à la fin de l'histoire, pour regarder toutes les autres en arrière avec la suffisance des nouveaux convertis.

Certains naïfs pensent que la France n'est pas en guerre. Que font alors nos militaires partout sur la planète? Ils chassent le renard? A moins que certains de nos compatriotes pensent que ces militaires ne sont pas français, qu'ils ne sont pas ces bras armés pour lesquels ils ont indirectement voté aux dernières présidentielles.

Adrien Royo