Dans le film Matrix
des frères Wachovski, les êtres humains vivent une vie imaginaire
d'hommes libres, avatars numériques, et une vie réelle de larves en
couveuses que la Machine utilise comme sources d'énergie électrique.
Quelques uns seulement échappent à ce destin de pile électrique en
choisissant d'avaler une pilule rouge qui les sort d'un sommeil
troublé et les confronte à leur réalité d'esclaves. Parmi les
nombreuses interprétations dont ce scénario apparemment futuriste a
fait l'objet, je choisi celle-ci : la
Machine est le monde déjà existant et les ectoplasmes en batterie
rêvant qu'ils sont des hommes, sont déjà la multitude des
contemporains sur cette terre. Je propose l'hypothèse suivante: si Matrix, entre autres choses, mettait également en scène cette fameuse société
du spectacle décrite par Guy Debord il y a cinquante ans, dans
laquelle des spectateurs fascinés par le monstre qu'ils ont
eux-mêmes fabriqué, attendent indéfiniment de commencer à vivre?
A observer notre
civilisation au plus près de sa technique, c'est-à-dire en lui
retirant le voile d'illusion, d'idéologie, qui masque sa véritable
nature : le maelström d'images rassurantes ou au contraire
catastrophiques formant sa croute ou son vernis, force est d'admettre
que nous sommes réduits en effet à cela : au rôle peu enviable de
mines individuelles à ciel ouvert dont on extrait chaque jour
l'aliment de la Valeur, à savoir la force de travail et de
consommation.
Comme je l'ai
expliqué souvent dans ce blog, la Valeur est cet élément
civilisationnel, ou anti-civilisationnel, fonctionnant pour lui-même
dans un mouvement spiraloïde vers l'abîme, et qui doit pour
survivre digérer tout le vivant, à commencer par les hommes qui
l'ont créé. Lorsque les ressources nécessaires à son expansion
sont épuisées au présent, elle se met à grignoter l'avenir comme
un rat insatiable son fromage, faisant de chacun son propre débiteur.
Notre nous en quelque sorte, projeté dans le futur, revient
sucé le sang de notre je suis. Si bien que ce n'est plus
seulement le travail mort qui, à l'instar du vampire des contes
fantastiques, exploite le travail vivant, mais le travail futur (sous
la forme d'une dette) qui déjà nous asservit. Comme si le passé et
l'avenir se donnaient la main pour empêcher tout présent, ou du
moins pour le réduire à la fonction exclusive de turbine
productrice de valeur. Le principal matériau de cette Machine
aveugle, son carburant, c'est donc l'homme lui-même. En ce sens, on
peut dire que nous sommes effectivement cultivés en vue d'une
exploitation intensive de nos capacités de production et de
consommation. Et les différents ersatz qui nous sont distribués
pour notre consolation ne sont que des vapeurs d'oubli, des hochets
pour enfant, des somnifères ou des stupéfiants. Nous vivons, nous
aussi, une vraie vie d'esclave et une fausse vie d'hommes libres.
Mais il est évident
qu'aujourd'hui les gens se sentent de plus en plus mal dans cette
double vie imposée qu'ils perçoivent confusément, et que le voile
d'illusions tend à se déchirer de plus en plus. Une énergie
toujours plus grande, dirigée vers ce que Zbigniew Brzezinski
appelle le tittytainment (le lolo médiatique en quelque sorte) doit
donc être déployée, augmentant encore le degré d'exploitation
général et rendant les tenanciers de cet immense lupanar toujours
plus paranoïaques et sociopathes. D'où les imprécations
incessantes, les menaces et les excommunications. Il est des mots
aujourd’hui qui ne servent qu'à retarder une prise de conscience
possible en faisant peur, à prévenir une fuite trop massive en
dehors du système. Parmi ces mots, il en est quatre qui sont
particulièrement efficaces, quoique pour peu de temps encore :
fasciste, antisémite, populiste et complotiste. Toute personne
essayant de sortir de la « Matrice » prolétariste,
désireuse d'exercer sa véritable liberté de pensée (avec tous les
dangers que cela comporte, mais quoi! la liberté est à ce prix.),
en remettant en cause le sacré actuel, c'est-à-dire en blasphémant,
prend le risque de se voir coller sur le front en signe infamant l'un
des ces quatre mots, voire les quatre. Est fasciste, celui qui ne se
laisse plus prendre au piège des simplifications gauchisantes, est
antisémite celui qui refuse le chantage à l'antisémitisme, est
populiste celui qui dénonce la fausse démocratie, est complotiste
celui qui met en doute les versions étatiques des évènements, ne
serait-ce que dans un esprit de curiosité et de méfiance légitimes.
Non qu'il ne puisse exister de vrais antisémites, de vrais
populistes (encore faudrait-il s'entendre sur le sens réel de ce
vocable) ou de vrais complotistes, c'est-à-dire des obsessionnels de
la falsification, mais n'est-il pas préférable de les laisser
librement s'exprimer plutôt que de prendre le risque de stigmatiser
avec eux tout effort légitime et sincère de réflexion sans
arrières pensées génocidaires?
« Dans le
monde à l'envers, la vérité est un moment du faux », disait
Debord dans ses Commentaires sur la Société du Spectacle. Il serait
désigné aujourd'hui avec cette phrase comme le prince du
complotisme. Tout comme Pasolini se verrait taxer de populisme pour
son évocation de mai 68 décrivant des fils de bourgeois jetant des
pavés sur la tête des fils d'ouvriers sous uniforme.
De cette nouvelle
prison nommée démocratie participative, où l'on demande au citoyen
de confirmer par le suffrage universel une cooptation, et où les
élus ne sont que des clients et des débiteurs de créanciers sinon
anonymes, du moins cachés, beaucoup cherchent à s'évader.
Certains, parmi ceux qui se sentent les dupes d'un tel système, ont
vu la lumière quelque part et poussé une porte. L'ayant franchie,
ils ne peuvent plus revenir en arrière, ils sont comme éveillés
d'un rêve ou d'un cauchemar. Et ceci divise désormais le monde en
deux parties irréconciliables: celle des endormis et celle des
éveillés. Parmi ces éveillés, pour autant que je puisse le
savoir, car je ne me reconnais dans aucun de leurs groupes, si ce
n'est peut-être dans celui que constitue à lui tout seul Etienne
Chouard, aucune homogénéité, il y a de tout : des anarchistes, des
chrétiens, des musulmans, des juifs, des libre-penseurs, des
nationalistes, des gauchistes, des royalistes, des sans-étiquettes,
des décroissants et des paranos. Mais c'est qu'on ne peut pas à la
fois exiger la liberté d'expression et se plaindre de ce que tout le
monde ne pense pas la même chose. Qui est le plus fasciste? Celui
qui interdit aux fascistes de s'exprimer, ou celui qui exprime son
fascisme fondamental? Et si, pour faire advenir une société de
liberté, je dois supprimer d'abord tous ceux qui la contestent,
qu'en est-il de cette liberté et qu'en est-il de cette société?
Pour ma part, je
préfère une société où je peux parler avec des fascistes à une
société vraiment fasciste qui se donnerait des allures dégagées
de démocratie. D'autre part, les extrêmes non seulement se
rejoignent parfois, mais encore ils se nourrissent mutuellement, je
veux dire qu'ils n'existent pas l'un sans l'autre. Qui veut la paix,
n'exige pas en préalable la mort de son adversaire, même s'il doit
risquer la sienne. La paix se noue en conciliant les contraires non
en les opposant interminablement. Sous les oppositions de façade sur
lesquels les enragés de tous bords fondent leur commerce de guerre,
il existe entre des factions rivales des compositions souterraines.
Ces compositions, il est possible de les mettre au jour à condition
d'accepter de faire un pas de côté.
Qu'est-ce qu'un
fascisme: un régime autoritaire, souvent autocratique, policier et
sans liberté. Nous en connaissons des formes anciennes qui nous
servent de repères et de repoussoirs, des formes nationalistes. Mais
prenons garde de ne pas créer, pour échapper à ce danger, une
société fasciste 2.0, une société fasciste nouvelle manière,
supprimant toute liberté sans les signes extérieurs du fascisme
ordinaire, et par exemple sans les signes nationalistes et
autocratiques. Ne pouvons-nous imaginer une sorte de
bio-techno-fascisme, un pouvoir dictatorial invisible et dilué, se
payant le luxe de la fausse démocratie actuelle? Est-ce si
inimaginable et saugrenu? N'y serions-nous pas déjà? Qui ne voit
qu'un tel fascisme serait mille fois plus dangereux et efficace qu'un
quelconque fascisme à l'ancienne mode, un fascisme à la papa avec
uniformes et salut romain ? Et si nous dénoncions un fascisme au nom
d'un autre fascisme méconnu! Il arrive que la réalité sociale
glisse sous nos pas sans que nous nous en rendions compte et que nous
continuions de la décrire avec de vieux outils idéologiques devenus
obsolètes, alors qu'elle en exigerait de nouveaux.
Quoiqu'il en soit,
deux mondes sont devenus parfaitement étanches et inconciliables, le
monde des anciens paradigmes, avec ses définitions autorisées et
convenues, sa télévision et ses journaux au pluralisme bien
circonscrit dans les limites de la bonne pensée, et le monde de la
liberté de conscience, avec ses risques de dérapages, son Internet,
mais aussi et surtout sa possibilité réelle d'un renouvellement
épistémologique complet, et donc sa capacité à forger de
nouvelles armes critiques.
Un jour, j'ai poussé
la porte, j'ai choisi la pilule rouge et je suis tombé de l'autre
côté du miroir. Plus question maintenant que je retourne dans
l'enfer des rêves obligatoires. Dans le désordre induit, il y a
danger, certes, mais dans la pensée unique, il y a la mort !
Adrien Royo
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