lundi 2 février 2015

D'une chose l'autre

Si Matrix était la description exacte de notre condition moderne, Cloud Atlas, un autre film des frères Wachovski, est une méditation sur l'histoire et sa stérilité: nous n'apprenons jamais rien du passé, nous ne faisons que répéter des situations et redessiner des impasses.

L'histoire se répète disent donc les Wachovski. Comment les contredire lorsque l'on envisage le peu d'enseignement véritable que savent tirer du passé, même le plus récent, nos historiens et nos penseurs?

Par exemple, on ne comprend toujours pas le lien évident qui existe entre la prétendue extrême gauche et la prétendue extrême droite, leur destin commun. L'une possédant depuis toujours ce que l'autre n'a pas, ce qui laisse en chacun un vide inexpiable.
Syriza gagne les élections législatives grecques aujourd'hui, mais cette victoire débouchera peut-être un jour sur Aube Dorée, le parti nationaliste du pays. Pourquoi? Parce que ce qui manque à Syriza et dont le peuple grec sentira la nécessité, au-delà des réalités économiques, se trouve chez l'ennemi. Aube Dorée détient comme tous les partis de droite, malgré son hystérie patente et son extériorité guignolesque, l'image et le symbole civilisationnels dont Syriza, comme tous les partis de gauche, ne veut pas entendre parler. Si bien que lorsque Syriza, qui ne peut manquer d'échouer, ne comprenant pas plus que les autres les vrais mécanismes de la Valeur, aura déçu, l'Aube Dorée, qui n'a de dorée que le nom, se lèvera. A moins que les super démocrates européens ne volent au secours de cette Grèce qui sert pour le moment d'exutoire, de bouc émissaire et de tête de turc au reste de l'Europe. Mais alors, ce qui manque à Aube Dorée, et qui se trouve chez l'adversaire de toujours, créera encore une absence douloureuse dans la population et le manège repartira dans l'autre sens après un éventuel bain de sang rituel. Ce que possède Syriza que n'a pas Aube Dorée, c'est la conscience réflexive et le désir de liberté individuel.

Les partisans de Syriza considèrent les choses du point de vue de la volonté, politique ou individuelle, du point de vue de l'association libre d'entités préexistantes et séparées, alors qu'Aube Dorée s'attache au collectif en tant que corps mystique et à l'individu en tant que cellule de ce corps. L'un a une vision « culturelle », rationalisante et scientifique, l'autre un point de vue « naturel », mystique et esthétique. Ils font cependant destin commun et jamais aucun des deux ne gagnera totalement la partie électorale ou guerrière. Il manquera toujours la dimension de l'autre.

A Syriza il manque l'image, à Aube Dorée la réflexivité. Il en est de même pour tous les binômes ou dyades de ce genre à travers le monde. C'est pourquoi je prédis qu'en Espagne ne devrait pas tarder à voir le jour un mouvement franquiste, ou assimilé, exact opposé en tout cas de Podemos. Une sorte de réaction chimique faisant émerger immanquablement l'autre pôle de ce dispositif binaire pour peu que le contexte le favorise.

Comprenons bien que les mouvements dits d'extrême gauche ne peuvent qu'exaspérer en nous le sentiment de l'institutionalité, alors que les mouvements contraires dits d'extrême droite heurtent notre conscience individuelle. Il n'y a d'issue ni dans les uns ni dans les autres. Ce qui ne signifie pas non plus que la vérité se trouve nécessairement au centre. La vérité sociale exige une composition entre les deux champs, impossible à concevoir dans les circonstances présentes. Les deux champs se confortant l'un l'autre dans leur impasse respective avec l'aide des soi-disant modérés qui instrumentalisent à loisir cette opposition pour asseoir leur pouvoir. Le centre étant cette vaste zone d'exploitation des peurs et des conformismes débouchant tôt ou tard, l'instabilité du système étant incompatible avec son rêve de consensus, sur l'une ou l'autre de ces deux voies sans avenir.

Nous nous trouvons en effet dans une situation bien proche de celle que nos parents ont déjà connu dans les années trente. Cela a été souvent remarqué, mais jamais compris. Les mêmes causes produisant généralement les mêmes effets, il serait surprenant que nous échappions à quelques remous guerriers. Dans le rôle du bouc émissaire, le juif laissera la place au musulman, c'est à peu près la seule différence notable que je puisse entrevoir. Plus jamais ça, disait-on naguère. Je crains fort que nous disions bientôt : encore une fois!

Pour sortir du piège, il faudrait prendre au sérieux l'institutionalité, la dogmatique et l'image, telle que décrites par Pierre Legendre. Nous en sommes loin. De Pierre Legendre, le monde se moque éperdument. Comme de Marx, d'ailleurs.

Car l'être humain se tient debout sur et par des images sociales fabriquées sur fonds d'intériorité psychique. Elles prennent des formes variées suivant les cultures, mais reposent sur des invariants anthropologiques. La méconnaissance, ou pire la négation de ces images, conduisent à des catastrophes psychiques et politiques. Or, c'est l'histoire de toute la gauche que cette méconnaissance et cette négation. C'est pourquoi, elle ne pourra jamais gagner. Non que la droite en soit plus consciente, mais du moins ne la nie-t-elle pas avec autant de morgue et respecte-t-elle encore un peu la tradition, cet avatar dégénéré de l'institutionalité, et ne divinitise-t-elle pas avec autant d'enthousiasme le progrès, cet ersatz de religion que les Lumières ont fabriqué en Europe, croyant en finir avec toute image.

Il ne s'agit pas ici d'opinions mais de sentiments profonds irriguant tout corps politique indépendamment de sa forme circonstancielle. Ces sentiments ou émotions s'apparentent à ce qu'on pourrait appeler un inconscient collectif. Ils sourdent du corps politique par en-deçà, sous-jacents à tout discours et comportement conscients, à toute idée, à tout programme. Ce sont des sentiments qui traversent le corps politique et les individus sans que ceux-ci le comprennent en détail, mais qui les remuent et les guident de façon désordonnée. Depuis cette zone mystérieuse, jaillissent les matérialisations politiciennes et les structures de droit. Mais de cette zone mystérieuse aussi, personne ne veut entendre parler. C'est qu'il faudrait enfin se mettre à penser librement au lieu de réagir par des codes à des injonctions corporatives.

Depuis le début des temps modernes, des gens essayent de sortir du marécage prolétariste tenu par le centre. Ils essayent par la droite ou par la gauche et se fourvoient. De ce marécage, on ne peut sortir qu'en allant droit devant soi et en s'élevant.

Adrien Royo 

Aucun commentaire: