Si Matrix était la
description exacte de notre condition moderne, Cloud Atlas, un autre
film des frères Wachovski, est une méditation sur l'histoire et sa
stérilité: nous n'apprenons jamais rien du passé, nous ne faisons
que répéter des situations et redessiner des impasses.
L'histoire se répète
disent donc les Wachovski. Comment les contredire lorsque l'on
envisage le peu d'enseignement véritable que savent tirer du passé,
même le plus récent, nos historiens et nos penseurs?
Par exemple, on ne
comprend toujours pas le lien évident qui existe entre la prétendue
extrême gauche et la prétendue extrême droite, leur destin commun.
L'une possédant depuis toujours ce que l'autre n'a pas, ce qui
laisse en chacun un vide inexpiable.
Syriza gagne les
élections législatives grecques aujourd'hui, mais cette victoire
débouchera peut-être un jour sur Aube Dorée, le parti nationaliste
du pays. Pourquoi? Parce que ce qui manque à Syriza et dont le
peuple grec sentira la nécessité, au-delà des réalités
économiques, se trouve chez l'ennemi. Aube Dorée détient comme
tous les partis de droite, malgré son hystérie patente et son
extériorité guignolesque, l'image et le symbole civilisationnels
dont Syriza, comme tous les partis de gauche, ne veut pas entendre
parler. Si bien que lorsque Syriza, qui ne peut manquer d'échouer,
ne comprenant pas plus que les autres les vrais mécanismes de la
Valeur, aura déçu, l'Aube Dorée, qui n'a de dorée que le nom, se
lèvera. A moins que les super démocrates européens ne volent au
secours de cette Grèce qui sert pour le moment d'exutoire, de bouc
émissaire et de tête de turc au reste de l'Europe. Mais alors, ce
qui manque à Aube Dorée, et qui se trouve chez l'adversaire de
toujours, créera encore une absence douloureuse dans la population
et le manège repartira dans l'autre sens après un éventuel bain de
sang rituel. Ce que possède Syriza que n'a pas Aube Dorée, c'est la
conscience réflexive et le désir de liberté individuel.
Les partisans de
Syriza considèrent les choses du point de vue de la volonté,
politique ou individuelle, du point de vue de l'association libre
d'entités préexistantes et séparées, alors qu'Aube Dorée
s'attache au collectif en tant que corps mystique et à l'individu en
tant que cellule de ce corps. L'un a une vision « culturelle »,
rationalisante et scientifique, l'autre un point de vue « naturel »,
mystique et esthétique. Ils font cependant destin commun et jamais
aucun des deux ne gagnera totalement la partie électorale ou
guerrière. Il manquera toujours la dimension de l'autre.
A Syriza il manque
l'image, à Aube Dorée la réflexivité. Il en est de même pour
tous les binômes ou dyades de ce genre à travers le monde. C'est
pourquoi je prédis qu'en Espagne ne devrait pas tarder à voir le
jour un mouvement franquiste, ou assimilé, exact opposé en tout cas
de Podemos. Une sorte de réaction chimique faisant émerger
immanquablement l'autre pôle de ce dispositif binaire pour peu que
le contexte le favorise.
Comprenons bien que
les mouvements dits d'extrême gauche ne peuvent qu'exaspérer en
nous le sentiment de l'institutionalité, alors que les mouvements
contraires dits d'extrême droite heurtent notre conscience
individuelle. Il n'y a d'issue ni dans les uns ni dans les autres. Ce
qui ne signifie pas non plus que la vérité se trouve nécessairement
au centre. La vérité sociale exige une composition entre les deux
champs, impossible à concevoir dans les circonstances présentes.
Les deux champs se confortant l'un l'autre dans leur impasse
respective avec l'aide des soi-disant modérés qui instrumentalisent
à loisir cette opposition pour asseoir leur pouvoir. Le centre étant
cette vaste zone d'exploitation des peurs et des conformismes
débouchant tôt ou tard, l'instabilité du système étant
incompatible avec son rêve de consensus, sur l'une ou l'autre de ces
deux voies sans avenir.
Nous nous trouvons
en effet dans une situation bien proche de celle que nos parents ont
déjà connu dans les années trente. Cela a été souvent remarqué,
mais jamais compris. Les mêmes causes produisant généralement les
mêmes effets, il serait surprenant que nous échappions à quelques
remous guerriers. Dans le rôle du bouc émissaire, le juif laissera
la place au musulman, c'est à peu près la seule différence notable
que je puisse entrevoir. Plus jamais ça, disait-on naguère. Je
crains fort que nous disions bientôt : encore une fois!
Pour sortir du
piège, il faudrait prendre au sérieux l'institutionalité, la
dogmatique et l'image, telle que décrites par Pierre Legendre. Nous
en sommes loin. De Pierre Legendre, le monde se moque éperdument.
Comme de Marx, d'ailleurs.
Car l'être humain
se tient debout sur et par des images sociales fabriquées sur fonds
d'intériorité psychique. Elles prennent des formes variées suivant
les cultures, mais reposent sur des invariants anthropologiques. La
méconnaissance, ou pire la négation de ces images, conduisent à
des catastrophes psychiques et politiques. Or, c'est l'histoire de
toute la gauche que cette méconnaissance et cette négation. C'est
pourquoi, elle ne pourra jamais gagner. Non que la droite en soit
plus consciente, mais du moins ne la nie-t-elle pas avec autant de
morgue et respecte-t-elle encore un peu la tradition, cet avatar
dégénéré de l'institutionalité, et ne divinitise-t-elle pas avec
autant d'enthousiasme le progrès, cet ersatz de religion que les
Lumières ont fabriqué en Europe, croyant en finir avec toute image.
Il ne s'agit pas ici
d'opinions mais de sentiments profonds irriguant tout corps politique
indépendamment de sa forme circonstancielle. Ces sentiments ou
émotions s'apparentent à ce qu'on pourrait appeler un inconscient
collectif. Ils sourdent du corps politique par en-deçà,
sous-jacents à tout discours et comportement conscients, à toute
idée, à tout programme. Ce sont des sentiments qui traversent le
corps politique et les individus sans que ceux-ci le comprennent en
détail, mais qui les remuent et les guident de façon désordonnée.
Depuis cette zone mystérieuse, jaillissent les matérialisations
politiciennes et les structures de droit. Mais de cette zone
mystérieuse aussi, personne ne veut entendre parler. C'est qu'il
faudrait enfin se mettre à penser librement au lieu de réagir par
des codes à des injonctions corporatives.
Depuis le début des
temps modernes, des gens essayent de sortir du marécage prolétariste
tenu par le centre. Ils essayent par la droite ou par la gauche et
se fourvoient. De ce marécage, on ne peut sortir qu'en allant droit
devant soi et en s'élevant.
Adrien Royo
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