mardi 12 mai 2015

Dieu est mort, vive Dieu!


C'est une affaire entendue, notre civilisation marque le passage définitif de l'ère théologique à l'ère rationnelle, scientifique, positiviste. Sommet de l'évolution humaine, elle observe avec condescendance les groupes d'attardés qui la rejoindront peut-être un jour, ou les groupes de passéistes qui se complaisent dans l'ignorance et le déni. Cette civilisation est neutre et ce n'est pas de sa faute si elle exprime la vérité du monde. Les autres auparavant avaient des opinions ou des croyances, elle a les preuves et la connaissance. La liberté, l'égalité, le bonheur, c'est elle. La victoire sur des maladies endémiques, l'augmentation des richesses, la progression de l'espérance de vie, c'est encore elle. La médecine, le libre-marché, les nouvelles technologies, la nourriture en abondance, les transports rapides, les loisirs, les droits de l'homme, la démocratie, la liberté d'expression, l'égalité homme-femme, les droits sociaux, etc.; tout cela, c'est elle: notre civilisation neutre et véridique, sans cesse exposée à des hordes barbares assoiffées du sang bleu des aristocrates modernes que nous sommes tous devenus à l'échelle du monde. Hordes barbares qui peuvent même surgir en son sein par effet de régression psycho-sociale et perte du sens commun.

Que cette civilisation puisse avoir, comme toutes les autres, des velléités hégémoniques ne vient pas naturellement à l'esprit de ses représentants. Du moins de ceux du quotidien. Si elle consacre aux budgets militaires des sommes astronomiques, c'est que les barbares guettent ses moindres faiblesses. Si sa police est pléthorique, c'est qu'en son sein même trop d'insanes désirent sa perte. Elle se défend, elle n'attaque pas. Pourquoi s'abaisserait-elle à conquérir puisque qu'elle est la vérité et le bien, et que la vérité et le bien finissent toujours par l'emporter. Elle doit seulement se protéger.

Cet état d'esprit n'a pu se développer que parce que les fondements dogmatiques de la société en général (pas seulement la nôtre) sont dans une large mesure incompris et même inexplorés, tant domine le préjugé du progrès et l'idée que nous vivons une apothéose. A ma connaissance, seul Pierre Legendre porte un regard éclairant sur une question si cruciale.

Finalement, si l'on veut schématiser à l'extrême, on pourrait dire que la société actuelle fait du christianisme sans Dieu, et que ce faisant elle finit par couper l'individu de toute possibilité de justification hors la Marchandise.

Le christianisme instaura le rapport direct de la personne à Dieu. Il y avait auparavant la Loi d'un peuple pour un peuple. En s'émancipant de ce peuple et de cette loi, il inventa le monothéisme universel, et, par imitation de Jésus, la rédemption des péchés et le salut individuel. Une nouvelle communauté naissait, mélangeant la nouvelle théologie avec des éléments juridiques issus du monde ancien, essentiellement romain. Une individualisation avait certes émergé, mais elle s'établissait sur fond de justification sociale bien architecturée. Les liens symboliques, bien que transformés, étaient maintenus. L'individu savait pourquoi il naissait, pourquoi il mourait et d'où il venait. Ce savoir n'était pas scientifique, mais en cette matière, le code lui-même est important, pas son origine.

Le libéralisme, qui est l'idéologie nouvelle, a franchi un pas supplémentaire. A l'individu, il a retiré tout son espace de justification. Certes, l'individu est affranchi des anciens codes, mais en retour il doit s'autojustifier, c'est-à-dire s'inventer pour lui-même les réponses aux pourquoi? et aux d'où? Si bien qu'en définitive, il est sommé de se créer sa propre petite communauté, et devient une mini entreprise de fabrication de lois et de morales portatives et adaptables. Cela n'apparaît pas encore de manière évidente parce qu'il vit sur l'acquis des civilisations antérieures dont il a hérité certains principes, qui même contredits massivement par le monde qu'il organise désormais, gardent une certaine prégnance; et parce que la Marchandise installe une interface d'illusions qui semblent compenser provisoirement le manque.

A première vue, le libéralisme est un individualisme. A y regarder de plus près, on découvre que le libéralisme, sous ses dehors émancipateurs d'individus, est un collectivisme comme il n'en a jamais existé d'équivalent dans l'histoire. Un collectivisme paradoxal qui agit en isolant d'abord les individus pour mieux les ressaisir ensuite. Sorti de son troupeau d'origine, l'individu se croit libéré de tout troupeau, alors qu'il est immédiatement immergé dans un troupeau plus vaste, et donc moins visible, qui relie les différents individus pseudo-libérés. La chaîne est plus longue et plus légère, presque invisible, ce qui fait croire qu'elle n'existe pas. Le Marché réunit des individus isolés sous sa férule sévère. Le Marché ou le Management, comme dirait Legendre, se constitue en gardien d'un immense troupeau de nomades en rupture d'identité, un méta-troupeau pourrait-on dire.

Mais aussi, le libéralisme, et le positivisme qu'il porte comme son complément idéologique, sont des armes puissantes d'identification dirigées contre les autres et en vue de les dominer. Comme toute civilisation, elle se construit sur une série de dogmes, de références identificatoires, d'images fédératrices et d'emblèmes unificateurs. Elle ne peut éviter cela, car cette nécessité de la Référence absolue et des emblèmes, est inscrite dans notre code de socialisation humaine comme notre forme propre est inscrite dans notre génome. L'être doué de parole que nous sommes doit impérativement trouver sur son chemin de développement les soutènements sociaux pour une construction favorable de son individualité parlante. Il doit trouver les relais sociaux, sous la forme de la loi et de l'inscription emblématique, de l'interdit psychique qui le projette dans le monde humain. Sans interdit, pas d'humanisation, sans emblèmes, pas d'humanité. C'est pourquoi, bien que nous nous en cachions, nous sommes tous, nous occidentaux prolétaristes, bel et bien rangés en bataillons derrière des drapeaux. Drapeaux que nous brandissons comme des vérités scientifiques et donc comme des drapeaux blancs, neutres, paisibles, laïques et raisonnables. Drapeaux qui perturbent néanmoins autant les autres que nous-mêmes; les autres se doutant qu'ils ne sont pas si blancs que nous les voudrions, nous-mêmes ne comprenant pas la réaction violente des autres devant des drapeaux si immaculés et lumineux.

Et puis derrière les drapeaux blancs, il y a aussi la marchandise à vendre et le confort à acheter.

Le libéralisme est donc un christianisme sans Christ, mais non pas tout à fait sans Dieu, car sans Dieu, au sens de Référence absolu, de cadre symbolique pour la raison et le langage, il ne saurait subsister de société. Le Dieu du libéralisme c'est la Marchandise ou la Valeur ou le Management ou la Science, cachés derrière l'État. Et c'est un Dieu plus jaloux encore que celui de l'Ancien Testament. Il demande des sacrifices humains par millions, des holocaustes à chaque génération et en plus il se donne comme anti-dieu. C'est donc un dieu hypocrite par "dessous" le marché.

Et c'est là que l'analyse de Pierre Legendre prend tout son sens. Si nous vivons dans une théocratie nouvelle se donnant comme positiviste, il est urgent de connaître les conditions d'existence de toute théocratie et ses relais à l'intérieur de chaque individu. Comme il est important de savoir ce qui, dans l'évolution natale de l'individu humain, nécessite et détermine ces relais. Faute de quoi, ne saurait se concevoir aucune vraie liberté.

Adrien Royo

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