C'est une affaire entendue,
notre civilisation marque le passage définitif de l'ère théologique
à l'ère rationnelle, scientifique, positiviste. Sommet de
l'évolution humaine, elle observe avec condescendance les groupes
d'attardés qui la rejoindront peut-être un jour, ou les groupes de
passéistes qui se complaisent dans l'ignorance et le déni. Cette
civilisation est neutre et ce n'est pas de sa faute si elle exprime
la vérité du monde. Les autres auparavant avaient des opinions ou
des croyances, elle a les preuves et la connaissance. La liberté,
l'égalité, le bonheur, c'est elle. La victoire sur des maladies
endémiques, l'augmentation des richesses, la progression de
l'espérance de vie, c'est encore elle. La médecine, le
libre-marché, les nouvelles technologies, la nourriture en
abondance, les transports rapides, les loisirs, les droits de
l'homme, la démocratie, la liberté d'expression, l'égalité
homme-femme, les droits sociaux, etc.; tout cela, c'est elle: notre
civilisation neutre et véridique, sans cesse exposée à des hordes
barbares assoiffées du sang bleu des aristocrates modernes que nous
sommes tous devenus à l'échelle du monde. Hordes barbares qui
peuvent même surgir en son sein par effet de régression
psycho-sociale et perte du sens commun.
Que cette civilisation
puisse avoir, comme toutes les autres, des velléités hégémoniques
ne vient pas naturellement à l'esprit de ses représentants. Du
moins de ceux du quotidien. Si elle consacre aux budgets militaires
des sommes astronomiques, c'est que les barbares guettent ses
moindres faiblesses. Si sa police est pléthorique, c'est qu'en son
sein même trop d'insanes désirent sa perte. Elle se défend, elle
n'attaque pas. Pourquoi s'abaisserait-elle à conquérir puisque
qu'elle est la vérité et le bien, et que la vérité et le bien
finissent toujours par l'emporter. Elle doit seulement se protéger.
Cet état d'esprit n'a pu
se développer que parce que les fondements dogmatiques de la société
en général (pas seulement la nôtre) sont dans une large mesure
incompris et même inexplorés, tant domine le préjugé du progrès
et l'idée que nous vivons une apothéose. A ma connaissance, seul
Pierre Legendre porte un regard éclairant sur une question si
cruciale.
Finalement, si l'on veut
schématiser à l'extrême, on pourrait dire que la société
actuelle fait du christianisme sans Dieu, et que ce faisant elle
finit par couper l'individu de toute possibilité de justification
hors la Marchandise.
Le christianisme instaura
le rapport direct de la personne à Dieu. Il y avait auparavant la
Loi d'un peuple pour un peuple. En s'émancipant de ce peuple et de
cette loi, il inventa le monothéisme universel, et, par imitation de Jésus, la rédemption des
péchés et le salut individuel. Une nouvelle communauté naissait,
mélangeant la nouvelle théologie avec des éléments juridiques
issus du monde ancien, essentiellement romain. Une individualisation
avait certes émergé, mais elle s'établissait sur fond de
justification sociale bien architecturée. Les liens symboliques,
bien que transformés, étaient maintenus. L'individu savait pourquoi
il naissait, pourquoi il mourait et d'où il venait. Ce savoir
n'était pas scientifique, mais en cette matière, le code lui-même
est important, pas son origine.
Le libéralisme, qui est
l'idéologie nouvelle, a franchi un pas supplémentaire. A
l'individu, il a retiré tout son espace de justification. Certes,
l'individu est affranchi des anciens codes, mais en retour il doit
s'autojustifier, c'est-à-dire s'inventer pour lui-même les réponses
aux pourquoi? et aux d'où? Si bien qu'en définitive, il est sommé
de se créer sa propre petite communauté, et devient une mini
entreprise de fabrication de lois et de morales portatives et
adaptables. Cela n'apparaît pas encore de manière évidente parce
qu'il vit sur l'acquis des civilisations antérieures dont il a
hérité certains principes, qui même contredits massivement par le
monde qu'il organise désormais, gardent une certaine prégnance; et
parce que la Marchandise installe une interface d'illusions qui
semblent compenser provisoirement le manque.
A première vue, le
libéralisme est un individualisme. A y regarder de plus près, on
découvre que le libéralisme, sous ses dehors émancipateurs
d'individus, est un collectivisme comme il n'en a jamais existé
d'équivalent dans l'histoire. Un collectivisme paradoxal qui agit en
isolant d'abord les individus pour mieux les ressaisir ensuite. Sorti
de son troupeau d'origine, l'individu se croit libéré de tout
troupeau, alors qu'il est immédiatement immergé dans un troupeau
plus vaste, et donc moins visible, qui relie les différents
individus pseudo-libérés. La chaîne est plus longue et plus
légère, presque invisible, ce qui fait croire qu'elle n'existe pas.
Le Marché réunit des individus isolés sous sa férule sévère. Le
Marché ou le Management, comme dirait Legendre, se constitue en
gardien d'un immense troupeau de nomades en rupture d'identité, un
méta-troupeau pourrait-on dire.
Mais aussi, le libéralisme,
et le positivisme qu'il porte comme son complément idéologique,
sont des armes puissantes d'identification dirigées contre les
autres et en vue de les dominer. Comme toute civilisation, elle se
construit sur une série de dogmes, de références identificatoires,
d'images fédératrices et d'emblèmes unificateurs. Elle ne peut
éviter cela, car cette nécessité de la Référence absolue et des
emblèmes, est inscrite dans notre code de socialisation humaine
comme notre forme propre est inscrite dans notre génome. L'être
doué de parole que nous sommes doit impérativement trouver sur son
chemin de développement les soutènements sociaux pour une
construction favorable de son individualité parlante. Il doit
trouver les relais sociaux, sous la forme de la loi et de
l'inscription emblématique, de l'interdit psychique qui le projette
dans le monde humain. Sans interdit, pas d'humanisation, sans
emblèmes, pas d'humanité. C'est pourquoi, bien que nous nous en
cachions, nous sommes tous, nous occidentaux prolétaristes, bel et
bien rangés en bataillons derrière des drapeaux. Drapeaux que nous
brandissons comme des vérités scientifiques et donc comme des
drapeaux blancs, neutres, paisibles, laïques et raisonnables.
Drapeaux qui perturbent néanmoins autant les autres que nous-mêmes;
les autres se doutant qu'ils ne sont pas si blancs que nous les
voudrions, nous-mêmes ne comprenant pas la réaction violente des
autres devant des drapeaux si immaculés et lumineux.
Et puis derrière les
drapeaux blancs, il y a aussi la marchandise à vendre et le confort
à acheter.
Le libéralisme est donc un
christianisme sans Christ, mais non pas tout à fait sans Dieu, car
sans Dieu, au sens de Référence absolu, de cadre symbolique pour la
raison et le langage, il ne saurait subsister de société. Le Dieu
du libéralisme c'est la Marchandise ou la Valeur ou le Management ou
la Science, cachés derrière l'État. Et c'est un Dieu plus jaloux
encore que celui de l'Ancien Testament. Il demande des sacrifices
humains par millions, des holocaustes à chaque génération et en
plus il se donne comme anti-dieu. C'est donc un dieu hypocrite par
"dessous" le marché.
Et c'est là que l'analyse
de Pierre Legendre prend tout son sens. Si nous vivons dans une
théocratie nouvelle se donnant comme positiviste, il est urgent de
connaître les conditions d'existence de toute théocratie et ses
relais à l'intérieur de chaque individu. Comme il est important de
savoir ce qui, dans l'évolution natale de l'individu humain,
nécessite et détermine ces relais. Faute de quoi, ne saurait se
concevoir aucune vraie liberté.
Adrien Royo
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