samedi 18 septembre 2010

« Et si son erreur (à Marx) avait été de croire que l’objet du désir (la productivité illimitée) pourrait survivre à la perte de sa cause motrice (la plus value) ? ». Voilà comment Slavoj Zizek termine le deuxième chapitre de son livre « Fragile Absolu », paru récemment en poche. Il est de ceux, peu nombreux, qui reconnaissent le paradoxe capitaliste et l’erreur de perspective marxienne, points de départ kunique, tout en restant fidèle à Marx. « Alors que le capitalisme suspend la puissance des vieux fantômes de la tradition, il génère lui-même ses propres spectres monstrueux.»

Résumons une nouvelle fois en terme kuniques simples (ce thème essentiel s’imposera par sa répétition entêtante): la principale force productive dans le salariage ou prolétariage (voir plus loin dans ce blog), c’est l’exploitation, et plus même l’aliénation. Sans exploitation, pas de plus-value, pas de croissance du PIB, pas de productivité illimitée. L’injustice est proprement le moteur de la croissance. Et donc pas de croissance (qu’elle soit de gauche ou de droite) sans injustice, exploitation, aliénation. Supprimer l’exploitation en conservant la croissance (construire le communisme selon Marx), est le fantasme du capitalisme lui-même. Le communisme n’est donc pas l’antithèse du capitalisme, mais bien son accomplissement. Il suffit de lire les réponses de Marx aux critiques bourgeoises de son temps concernant la remise en cause communiste des acquis individuels (liberté, propriété, etc.). Pour lui, le geste communiste prolonge le geste bourgeois de socialisation, collectivisation, qu’il trouvait bon, en éliminant ses contradictions. C’est le capitalisme lui-même qui socialise, exproprie et rationalise, il fait donc logiquement des communistes, des capitalistes conséquents. Pour qu’apparaissent les fissures de l’édifice théorique marxien, et donc une possibilité de réparation et de prolongement, il faut tout simplement suivre son raisonnement jusqu’au bout, en évitant de se laisser prendre à ses jugements a priori sur l’évolution historique, et sur l’aspect bénéfique des forces productives. « L’erreur fondamentale de Marx, d’après Zizek, a été de conclure à la possibilité d’un nouvel ordre social supérieur, qui non seulement maintiendrait, mais aussi réaliserait la spirale productiviste perpétuellement en excès (...) Si l’obstacle, c’est-à-dire la contradiction constitutive du capitalisme, est surmontée, la pulsion productiviste débridée n’en est pas pour autant débarrassée de son dysfonctionnement, puisque c’est cette productivité elle-même, qui semblait être générée et simultanément déjouée par le capitalisme, qui précisément disparaît : en supprimant l’obstacle, c’est le potentiel qui se dissipe… C’est ainsi qu’en un sens les critiques du Communisme étaient fondées à dénoncer le caractère impossible et fantasmatique du communisme marxiste. Mais en un sens seulement, car ils n’ont pas vu combien le communisme marxiste, cette idée d’une société fondée sur une pure productivité extérieure à la structure du Capital, était un fantasme constitutif du capitalisme lui-même : sa transgression essentielle sous sa forme la plus pure ». Il faut « comprendre combien l’idée de société communiste chez Marx est en elle-même un fantasme capitaliste. »

L’humanité productrice a en fait toujours fonctionnée sur le principe de l’extorsion d’une plus-value, c’est-à-dire sur l’exploitation d’un travail commun en vue de dégager un plus-que-nécessaire accaparé d’abord par quelques uns. Esclavage, servage, péonage, furent les formes premières de cette exploitation. Mais cette exploitation était directe et transparente : l’esclave, le serf ou le péon, devant son maître, n’avait aucun doute sur la réalité et l’origine de ce qu’il subissait, nonobstant les systèmes extérieurs de justification mythico-culturelle. Tout change avec le prolétariage. Non seulement les hommes ne pensent pas toujours y être exploités, mais encore ils pensent qu’ils participent à une vaste entreprise d’émancipation démocratique. C’est que l’extorsion de la survaleur se pratique de façon mécanique, impersonnelle (même si elle a des effets visibles à l’échelle individuelle), cybernétique en somme, c’est-à-dire à la manière d’une sorte de pompe collective à survaleur faite de mille éléments combinés dont le pilote disparaît à la vue, s’il n’est pas tout bonnement dispersé en un ensemble hybride conjuguant chair et acier, intelligence et pétrole, artefacts et volonté, réseaux extérieurs et combinatoire intérieure, individu personnel et individu collectif, sensations et rouages. Et cette pompe s’auto-alimente, s’auto-féconde, et s’autonomise. Elle tend donc à devenir un véritable corps individualisé, une intériorité immunitaire nouvelle (Sloterdijk). Organicisme ? Oui, évidemment. C’est que le prolétariage induit un horizon individuel émancipateur illusoire en même temps qu’il alourdit au présent les chaînes invisibles de l’aliénation.

Extorsion, disions-nous. Extraction conviendrait mieux. Voyons-nous, nous les humains, nous les mutants sociaux du XXIe siècle, c’est étrange bien sûr, comme nous sommes, c’est-à-dire comme une mine collective dont « on » extrait de la richesse comme on extrait le jus d’un fruit ou le pétrole de la terre. Et comprenons ce « on » tel qu’il se présente à des yeux décillés, c’est-à-dire comme un nous-mêmes extériorisé, collectif, prothétique et impersonnel. Voyons-nous échanger chaque jour notre substance individuelle contre de l’aliénation bleu pétrole. L’homme prothétique se mue en homme pathétique, prothèse pensante d’une pompe collective à capital, pourvoyeuse pour l’essentiel d’aliénation et de misère.

La question est : de l’objet du délire (désir) (productivité illimitée), avec sa cause motrice (plus-value), quel est le sujet ? Car il s’agit bien dans « Fragile Absolu » de l’analyse psycho-sociale d’un être collectif. Pourquoi se livre-t-on à une telle analyse sans décrire au préalable le corps du sujet ? A éluder ce corps, on en arrive à discourir sur une structure sans aucune matérialité. Qui désir ? Avant de désirer, il faut bien exister. Quel est donc ce corps social qui désire ? Inconscient collectif ? Mais quel est son substrat matériel ? Il faudrait pouvoir donner à voir, et pas seulement à comprendre. Des mots ou des expressions surgissent pourtant : « spectre monstrueux », « monstre auto-engendré », « gigantesque parasite ». Ils tentent de saisir une réalité prégnante qui échappe à l’œil immédiat. Une entité invisible en même temps qu’omniprésente. Est-ce qu’une cellule d’un corps, si elle voyait, pourrait voir le corps entier dont elle fait partie ? Oui, si elle disposait des moyens d’observation humains. Il faut parler concrètement de l’abstraction capitaliste. Il faut concrétiser le sujet du délire. Souvenons-nous de Teilhard de Chardin (je sais, ça ne fait pas moderne de le citer). A son schéma d’évolution, après la biosphère, et avant la noosphère, il faudrait ajouter la sociosphère, et même la capitalosphère, qui loin d’aboutir à la fusion spirituelle en oméga, interdira à jamais, lorsqu’elle aura atteint au paroxysme de son être, tout développement vertical. Le « point de singularité », le point de basculement donc d’une réalité à une autre, pouvant donner lieu à la disparition pure et simple de toute subjectivité. Cela paraît incroyable ? Et pourtant, un monstre est là, tapi dans nos interactions, qui se nourrit déjà de notre intériorité. Il prospère tranquillement, à l’abri des regards, occupés que nous sommes à nous chamailler au sujet de ses leurres. Et je ne comprends pas la solidarité objective et subjective des chrétiens et des bouddhistes par exemple avec ce monstre-là. Le sous-titre du livre est : « Pourquoi l’héritage chrétien vaut-il d’être défendu ? ». Parce qu’en gros, répond Zizek, la subversion chrétienne nous présente un modèle de confrontation directe avec les spectres.

L’homme s’est créé des prothèses sociales qui se sont mises à communiquer entre elles et qui, peu à peu, avec son consentement, prennent le contrôle de ses espaces extérieurs et intérieurs, et font de lui la prothèse luxueuse et vivante de la métaprothèse artefactuelle. Voilà le résumé le plus concis du mouvement historique récent. L’aboutissement de millions d’année d’évolution socio-biologique. Roman d’anticipation ? Délire technophobe ? Non point. Pur Réel au contraire. Car comme d’habitude, le réel dépasse la fiction, ou les fictions. Que pourrais-je inventer qui dépasse en folie paradoxale le paysage socio-économique contemporain ? Mais là où Zizek a raison avec Lacan, c’est que pour voir le Réel, il faut percer le voile de la réalité. Et la réalité ici, n’est rien d’autre que l’expression de l’idéologie. Le concret est idéologique et l’abstrait réel parce que le capitalisme a aussi inversé le rapport aux spectres, en spectralisant le processus de production et de circulation, et en réalisant les processus de spiritualisation. Marx savait ce qu’il disait en parlant d’un monde à l’envers. Qu’est-ce que le fétichisme, sinon l’image à la place de l’objet, le spectacle a la place de l’action. Si bien que toute critique aujourd’hui ne peut-être qu’iconoclaste, c’est-à-dire intéressée avant tout par les images. Debord nous a montré le chemin.

Le corps du délire est donc ce monstre-là, ce corps social métastasé, prolifération circulaire et pathologique de spectres réels, de riens omniprésents. Pour le réduire, je préconiserais une radicale non-violence.

Nous avons vu que ce monde était caractérisé par la course à la productivité, à la croissance, qu’il était, selon Zizek, « une fuite en avant désespérée pour tenter d’échapper à sa propre faiblesse, à sa nécessaire contradiction ». Nous avons vus aussi qu’il n’y avait pas de croissance sans aliénation et injustices. Garder la croissance sans l’aliénation, comme le veulent les productivistes de gauche, s’avère donc illusoire. Comme il devient impossible d’imaginer une quelconque sortie du Capital par le Capital. Le Capital est révolutionnaire sans le savoir, il transforme le monde c’est vrai, mais il le transforme en monde du Capital. Revenons un instant au Manifeste de 1848 : « La bourgeoisie n’existe qu’à la condition de révolutionner constamment les instruments de travail, ce qui veut dire le mode de production, ce qui veut dire tous les rapports sociaux (…) Ce bouleversement continuel des modes de production, ce constant ébranlement de tout le système social, cette agitation et cette insécurité perpétuelle distinguent l’époque bourgeoise de toutes les précédentes. Tous les rapports sociaux, traditionnels et figés, avec leur cortège de croyances et d’idées admises et vénérées se dissolvent ; celles qui les remplacent deviennent surannées avant de se cristalliser. Tout ce qui était solide et stable est ébranlé, tout ce qui était sacré est profané ; et les hommes sont forcés, enfin, d’envisager leurs conditions d’existence avec des yeux dégrisés. » D’où il résulte que pour interrompre cette course en avant, il n’y a pas d’autre solution que d’éteindre la chaudière, de couper le courant. Qu’il faut cesser de vouloir la croissance. Qu’il faut se livrer à un désarmement économique à l’échelle planétaire. Et pour cela, commencer par redistribuer les richesses déjà produites, ici et maintenant, au moyen d’une révolution fiscale et agraire radicale sans égard pour l’orthodoxie économique. Mais pas avant, toutefois, d’avoir défini un projet anthropologique, mythologique, en un mot spirituel, nouveau. Car le grand choc social induit provoquerait d’abord un chaos qui, pour être salvateur et nécessaire, n’en serait pas moins d’une violence extrême (pas moins violent en tout cas que les crises capitalistes cycliques). Et d’un chaos de cet ordre, sans grand projet spirituel, ne pourrait naître que le déjà connu: le Capital-phénix. Je n’ai jamais cru à la spontanéité des masses, du moins pas à leur spontanéité anti-prolétariage. Si le prolétariage a été conservé, ce n’est pas seulement par la force. Il est désiré chaque jour de façon perverse. C’est sur ce terrain-là que me semble le plus pertinent l’éclairage freudo-lacanien.

J’en appelle donc d’abord au projet. Mais ensuite, au désarmement économique, à un traité international de non-prolifération capitalistique ; à la non-violence appliquée à l’économie, en vertu du principe qu’on ne peut pas avec conséquence être non-violent politiquement ou philosophiquement, et violent économiquement. Arrêtons d’accepter en un lieu, ce que l’on refuse dans un autre. D’accepter dans l’entreprise ce que nous refusons dans l’église ; d’accepter dans l’Etat ce que nous refusons dans les livres ; d’accepter à la Corbeille, ce que nous refusons dans la rue, etc. Et la richesse ? Outre le fait qu’il n’existe pas de richesse individuelle, mais seulement de la richesse sociale plus ou moins bien partagée, il n’y a, par-delà la satisfaction des besoins primordiaux, de véritable richesse qu’intérieure. Et la santé ? Outre le fait que la santé de quelques uns ne peut se payer au prix de l’exploitation de tous, que la science médicale avance au pas de l’aliénation, et que donc la médecine moderne s’appuie matériellement sur ce qui rend ou rendra les gens malades (tout comme il existe une relation croissance-injustice, il y a une relation croissance-maladie), la santé véritable est incompatible avec l’aliénation prolétarienne. Où l’on voit l’absurdité des pratiques séparées de développement personnel, et de certaines recettes individuelles de bonne santé ; mais aussi de tous les mouvements écologiques séparés, croyant à une régénération hors-sol, c’est-à-dire hors spectre. Car il n’y a pas de hors spectre. Un spectre n’a pas de corps, soit, mais il a une puissance et un espace d’influence.

Le spectre du Capital est donc sa propre limite comme limite et ressort à la fois, comme moteur paradoxal. Pour en venir à bout il faut l’affronter, et pour l’affronter il faut d’abord le voir tel qu’il est. Dans le labyrinthe de miroirs capitaliste, il faut trouver le Minotaure. Nouvelle épopée, nouvelle Guerre de Troie : la vraie guerre du bien contre le mal. Nous avons un fil d’Ariane : la critique nouvelle post-communiste. Mais avant de pénétrer dans l’antre, il nous faut encore un projet. Le kunisme est fondamentalement cette question d’un projet anthropologique global, d’un monde à créer à partir du chaos.

Adrien Royo

1 commentaire:

Déli a dit…

Superbe. Tu me donne en plus de l'eau à mon moulin pour une discussion que j'ai eu il y a peu avec un collègue à moi. Merci pour ces textes qui petit à petit donnent forme à l'attente que doit exprimer le Kunisme.

Ton fils