dimanche 26 septembre 2010

Le matériau fondamental du kunisme est l’imaginaire collectif. Le kunique se voit comme un « sculpteur social » travaillant le paradoxe et l’abstrait réel de nos sociétés comme d’autres travaillent le bois ou le métal. Et dans son travail actuel, il croit indispensable de faire advenir la notion de mode d’exploitation à la place de mode de production, et de salariage à la place de capitalisme. Il paraîtra évident à tous, après une courte introduction à la nouveauté du terme, que capitalisme dit moins que salariage, qui évoque immédiatement une action concrète sur les corps individuels, une situation précise et un rapport social, au même titre qu’esclavage ou servage. Car produire des esclaves, des serfs ou des prolétaires est la principale activité des trois formes socio-économiques envisagées. Mais salarié étant associé à liberté, émancipation et progrès, il fut toujours difficile, sauf pour les libéraux intégristes, pour qui le comble de l’épanouissement humain est le type du ruffian indépendant autofabriqué, autogéré, tombé du ciel sur la terre (dont le héros du Prophète, le magnifique film d’Audiard, offre, à la fin de sa formation, un portrait exemplaire), il fut toujours difficile donc de le connoter négativement, ne serait-ce qu’en le mettant sur le même plan que les catégories antérieures de dominés. Le communisme de Marx se voulait pourtant dépassement de l’Etat et du salariat. L’expression mode d’exploitation a pour avantage de nous placer, mieux que mode de production (à la relative neutralité), dans une perspective immédiatement historique et sensible. D’un mode de production, fût-il historique, pourquoi sortir ? Alors que d’un mode d’exploitation, fût-il naturel, pourquoi ne pas s’échapper ? La première victoire de l’idéologie est de nous avoir fait accepter sans barguigner un langage de spécialiste-expert-cybernéticien-cynique véhiculé avec le plus de conviction par ceux-là même qui voudraient la combattre.

Chaque mode d’exploitation produit sa vision du monde, sa réflexivité. Celle du salariage se caractérise par un rationalisme étroit et circulaire se prouvant à lui-même sa propre supériorité dans un champ qu’il a lui-même circonscrit. Les Lumières marquèrent sa naissance d’une empreinte héroïque. La Raison dit alors : « que la lumière soit ! » et la lumière fut. Mais on crut à la transparence, et la transparence ne fut pas, on crut à la justice, et la justice ne vint pas. C’est le mérite de Peter Sloterdijk d’avoir montré dans sa « Critique de la Raison Cynique » les liens nécessaires entre Lumières et cynisme. L’objectivité supposée, sous-tendue par la démonstration scientifique, d’une conscience détachée et surplombante, conduit tout droit au cynisme, c’est-à-dire au regard froid et satisfait sur sa propre situation, surtout lorsque cette situation n’est pas trop inconfortable. Les Lumières aboutissent finalement à un gigantesque processus de naturalisation (au sens d’empaillage) de la réalité. On réduit d’abord un être à son connaissable (en le tuant par exemple), pour ensuite conclure à sa totale connaissabilité. Mais aussi, la bourgeoisie « a noyé l’extase religieuse, l’enthousiasme chevaleresque, la sentimentalité du petit-bourgeois dans les eaux froides du calcul égoïste. Elle a fait de la dignité personnelle une simple valeur d’échange ; elle a substitué aux nombreuses libertés, si chèrement conquises, l’unique et impitoyable liberté du commerce. En un mot, à la place de l’exploitation, voilée par les illusions religieuses et politiques, elle a mis une exploitation ouverte, directe, brutale, éhontée. » (Manifeste de 48). Intrinsèquement, le prolétariage est donc une vaste entreprise de désenchantement avec pour seul critère moral l’efficacité économique. Certains, comme Adam Smith, on crut y voir la Main de Dieu. Dieu ne peut vouloir le Mal, le Marché est une création de Dieu, donc le Marché est bon. S’appuyant sur l’impénétrabilité de la volonté divine, il déclare, à la suite de Pascal, Nicole et Mandeville (les vices privés font la vertu publique), la concupiscence, la cupidité et l’égoïsme, expressions de cette volonté. Où nous assistons aux premières évocations d’un monstre collectif comme nouveau sujet théologique. Il se peut que certains de nos gestes individuels paraissent mauvais à première vue, mais c’est que notre situation d’éléments d’une ruche (Bernard Mandeville écrit une Fable des Abeilles) nous rend difficile l’observation directe de la totalité organisée par Dieu. A une certaine hauteur, la perfection est évidente. La richesse des nations n’augmente-t-elle pas à proportion du déploiement des égoïsmes ? Hélas, de Adam Smith au divin Marquis, il n’y a plus alors qu’un minuscule cache-sexe que Dany-Robert Dufour ne se prive pas de retirer dans son livre La Cité Perverse, sous-titré : libéralisme et pornographie, où il montre comment le Sade de la Révolution est l’aboutissement nécessaire et inéluctable du processus de naturalisation religieuse engagé par les jansénistes français du XVIIe, relayés par un économiste puritain écossais du XVIIIe et accompli par les théoriciens et entrepreneurs libéraux du XXe. Sade comme seul libéral conséquent, donc, et comme modèle souterrain, inavoué, pour une société de pervers polymorphes dopés à l’Adrénaline du Marché. Dieu organisant les ébats, la Main dans les culottes. D’où, là encore, l’infini grotesque des déplorations et offuscations puritaines modernes qui, occupant nos oreilles, nous empêchent d’ouvrir les yeux. Le cynisme donc comme naturalisation et justification d’un ordre, comme résignation, comme adoption du point de vue de la ruche, du point de vue de la machine, du point de vue du robot. C’est pourquoi je peux dire que le libéralisme est un collectivisme que seule une erreur de perspective, une propagande efficace, et des sparring-partners toujours prêts à échanger les masques nous empêchent de comprendre.

Les premiers shoots au cynisme suscitent l’euphorie (on se croit supérieur et presque divin soi même), les suivants, comme pour la plupart des drogues, la souffrance paradoxale dont on ne sort provisoirement qu’en augmentant l’intensité de ce qui la provoque. J’ai donc nommé cette vision du monde, cette réflexivité propre au mode d’exploitation prolétarial : cynisme addictif. Et, pour contrecarrer ce cynisme, j’ai décidé d’en revenir au cynisme grec ancien que j’appelle, à la suite de Sloterdijk, kunisme. Diogène contre Sade en somme. Car les deux jouent la nature contre la société, mais l’un joue avec le désir et les besoins, l’autre avec les pulsions. Il y a donc nature et nature, et finalement rien n’est moins naturel que la nature pour l’homme. Cependant, Sade est paradoxalement le plus proche d’une nature considérée comme ce qu’il y a de non social. Les pulsions représentant le fond humain le plus primitif. Diogène voulait encore se dominer lui-même. Il est donc de cette lignée de sages ascètes considérant qu’il n’est pas de plus grande liberté que la maîtrise de soi et la totale indifférence vis-à-vis des normes sociales du moment. Avec Sade au contraire, il n’est question que de la domination d’autrui et de la totale soumission aux pulsions individuelles. Or, ces pulsions individuelles devenant le fond de commerce du mode d’exploitation prolétarial à son zénith, non seulement leur expression n’est plus transgressive, mais encore elle conforte et nourrit désormais le corps social métastasé dont la pathologie s’appelle capitalisme. Pour moi, il y a donc d’un côté l’individu (Diogène), ou la possibilité d’un individu, et de l’autre (avec Sade) la machine sociale pulsionnelle. Car il n’est d’individu réellement libre que maîtrisant son corps social, et c’est la raison pour laquelle je vois dans le kunisme un yoga du corps social.

Pour conclure, je dirai que notre mode d’exploitation : le prolétariage, le point civilisationnel le plus haut de l’histoire humaine paraît-il, représente en fait un risque d’involution extrême, par conjugaison d’une technologie prothétique surefficace et d’un complexe psycho-social régressif. Comme si l’un prenait le pas sur l’autre : le corps social sur le corps individuel, la machine sur la personne, le monstre auto-engendré sur l’homme. Le cynisme est le langage de ce monstre, sa réflexivité propre. Sade fut l’explorateur téméraire de ce langage, de cette réflexivité. Diogène, pour moi, en est l’antidote. A la course aux honneurs et à la domination, il oppose la pauvreté volontaire et le mépris souverain de la puissance sociale. Au laisser faire, laisser aller, il oppose la volonté. Aux pulsions autodestructrices, il oppose le désir et la sublimation. Au monstre auto-engendré dont son époque voyait déjà les premières formes, il oppose l’individu fragile. Et à la résignation, il oppose la création. Figure de la transgression véritable, il renaît avec le kunisme.

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