mercredi 19 août 2015

Le bal des maudits

De ce que la gauche n'a pas su exprimer concrètement tout ce qu'elle semblait historiquement promettre, on tire généralement la conclusion (comme Michel Onfray, par exemple) qu'il faut plus de gauche. Plus de gauche, c'est-à-dire plus de partage des richesses. Plus de partage des richesses, mais dans une situation acceptée de productivisme et de croissance où le volume global de valeur diminue à mesure que s'accroît celui des marchandises et où régresse le volume de travail vivant nécessaire à leur production ; où donc la possibilité de partage disparaît inexorablement. Plus de gauche, dans ces conditions, et la gauche n'en cherche pas d'autres, c'est donc au final plus de croissance, plus de prolétarisme, et donc logiquement moins de partage. Ceux qui nous gouvernent connaissent cela. Pas leurs électeurs, semble-t-il.

De l'autre côté, de ce que la droite n'a pas su préserver certains soubassements d'ordre et de morale, on conclut qu'il faut plus de droite. Ce qui signifie plus de tout ce qui détruit déjà les bases conservatrices de la droite classique. Car la droite, comme la gauche, non seulement accepte par essence le monde de la valeur dont elle déplore avec tant de hargne parfois les inévitables conséquences, mais elle le soutient de toutes ses forces. Que nous restions dans un cadre libre-échangiste ou pas (la concurrence ne serait pas supprimée avec le protectionnisme, ni la nécessité d'augmenter la productivité), plus de production, de croissance, d'industrie, veut dire immédiatement plus de débouchés pour écouler les marchandises nouvellement fabriquées, et donc plus de libéralisation des mœurs et des structures sociales. Car après avoir atteint les limites extérieures (colonialisme, néo-colonialisme, impérialisme de marché), la croissance marchande s'attaque aux intériorités humaines, transformant les individus en outils de consommation. Vendre plus de gadgets à des citoyens isolés, infantilisés et dégagés de tout esprit de responsabilité, voilà la finalité prolétariste. Car la vérité de l'individuation actuelle, c'est que le gadget décide de la personnalité des acheteurs, et non pas que des citoyens responsables créent des gadgets à leur mesure. Nulle part dans le monde, la production ne répond à des besoins réels. Depuis longtemps déjà, mais avec une accélération étonnante depuis 40 ans, les besoins sont au contraire purement et simplement créés pour répondre aux nécessités de la production. La morale actuelle est la morale de la marchandise. Et on ne peut la respecter en même temps qu'une autre. Il faut choisir. C'est ce que se refusent à faire tous nos beaux(bo)-penseurs. Par ignorance, parfois. Par cynisme, souvent.

Quant à ceux qui veulent dépasser la gauche et la droite par la nation, ou les fusionner, en continuant d'accepter la marchandise, la croissance et l’État, ils se retrouvent dans la même impasse que leurs pareils du début du siècle dernier. La marchandise crée la droite et la gauche, mais aussi le désir de les dépasser. La nation confondue avec l’État n'est qu'un autre avatar du système. Que cet État s'appelle Empire, Reich, Royaume, République Soviétique, ou République tout court.

De l'extrême-gauche à l'extrême-droite, nous n'avons par conséquent affaire qu'à des productivistes, croissancistes, étatistes, prolétaristes, ce qui veut dire au final à des fossoyeurs d'humanité. Le PS n'a pas trahi en 1983, contrairement à ce qu'une certaine gauche veut croire pour se rassurer. Il était depuis toujours plongé dans une contradiction insoluble : prolétarisme et justice sociale, dont il est sorti en abandonnant comme il était prévisible la justice sociale. Tout comme le Parti Communiste, le NPA, Lutte Ouvrière etc., l'auraient fait à sa place. Comme l'URSS et la Chine l'avaient déjà fait, ainsi que tous les autres partis progressistes, pour lesquels la propriété privée seule donnait la clé de l'avenir. Comme si la propriété collective des moyens de l'esclavage signifiait son abolition. Même les anarchistes rentrent dans cette logique aberrante de libération par généralisation ou collectivisation de l'oppression. Quant à la droite, elle est uniquement occupée à justifier l'injustifiable et à s'extasier des magnifiques richesses apportées par la main invisible du marché qui fait si bien son travail et qui conduit l'humanité, même malgré elle, vers son plein épanouissement. A condition d'y travailler tout de même d'arrache-pied, quitte à instaurer pour cela le travail obligatoire, et bientôt non-rémunéré, faute de valeur.

Ce progrès tant vanté, dont on se glorifie d'adopter le mouvement, ressemble davantage à cet objet mythologique : le Juggernaut, qu'évoque Marx pour parler de l'inexorabilité du Capital s'auto-alimentant, machine destructrice et implacable, qu'au déploiement pacifique d'un éventail de solutions technologiques.

Une parfaite illustration de cette tragédie est d'ailleurs visible aujourd'hui avec ce conflit sur la viande de porc, et plus largement avec les difficultés que connaissent les agriculteurs. Voilà une catégorie bien particulière de citoyens manipulés et fiers de l'être. Libéraux en majorité, mais révoltés contre les effets sur eux-mêmes de la concurrence qu'ils promeuvent, peu leur chaut en général que les ouvriers perdent leurs emplois, ou voient leurs conditions de travail se dégrader à la suite de massives délocalisations, mais quand le prix de leur viande baisse trop, alors rien ne va plus. Comme tout le monde, ils sont pour la privatisation des profits et la socialisation des pertes. Ils sont contre l'Europe, mais pour ses subventions, contre l’État, mais pour son intervention en leur faveur, pour le libre-marché, mais contre ses conséquences. Ils sont pour la conservation du patrimoine, la tradition, l'ordre et la morale, mais aussi, sans le savoir, pour tout ce qui les détruit : le mouvement de la Valeur livrée à elle-même. Bref, ils sont prolétaristes, croissancistes, étatistes, productivistes, mais s'insurgent contre tout ce que ces logiques provoquent. Ils veulent, comme tout le monde, le beurre, l'argent du beurre, et si possible la crémière. En 1914, on les a envoyé se faire massacrer dans les tranchées. Après la guerre, ils ont du fuir leurs campagnes, pas assez rentables. Maintenant qu'il n'en reste qu'un tout petit nombre, le mouvement se poursuit vers toujours plus de technologie et moins de main-d’œuvre, avec leur assentiment enthousiaste et leurs révoltes de mauvaise foi. Le sort de leurs animaux est pourtant une préfiguration du leur. Dans un monde où seule la Valeur importe, où l'homme qui la produit ne compte que pour autant qu'il peut en produire davantage, toute personne improductive ou consom'inactive, est déclarée surnuméraire, superfétatoire et presque nuisible, qu'il travaille ou pas. Un déchet vivant en somme qui encombre la terre. Il ne s'agit pas là d'un principe décidé par quelques uns, mais du résultat d'un mouvement implacable auto-alimenté, un mouvement mécanique et aveugle. Une partie de plus en plus importante de l'humanité se voit ainsi jetée dans cette zone grise de la vie moderne où se rencontrent les exilés de partout, de l'intérieur et de l'extérieur, qui se font la guerre. Les camps de concentration du passé ont toujours été une préfiguration à petite échelle de ce qui attend la grande masse dans un avenir plus ou moins proche.

Ainsi va la roue politique contemporaine où s'agitent la quasi totalité des animaux de laboratoire que nous sommes tous en train de devenir, et qui forme la loi démoniaque de notre temps. Loi qui permet de dire avec assurance que la structure générale du chaos est installée. Surtout grâce à ceux qui voudraient l'éviter.

Tout le monde a pris sa place aux premières loges. L'extrême-gauche est prête à faire la guerre à l'extrême-droite, l'extrême-droite s'est choisie son bouc-émissaire, le bouc-émissaire lui-même s'est choisi le sien. Tout est en ordre (de bataille). Les boucs-émissaires d'hier montent aux créneaux.

Davantage de droite ou de gauche, davantage d’État ou de nation, cela veut seulement dire plus de prolétarisme. Car tant que le système n'est pas vue dans toute sa profondeur individuante, rien ne peut lui échapper. Et l'on n'est même jamais mieux piégé par lui que lorsque l'on s'en croit libéré.

La réalité d'aujourd'hui est souterraine, inconsciente, sociale, quasi invisible au regard individuel. Conséquence de l'hégémonie illusionniste, que Marx appelait fétichisme et Debord Spectacle, née avec le prolétarisme et qui ne s'éteindra qu'avec lui.

La majeure partie de ce qui sort de la bouche de nos élites n'est jamais que du bavardage d'arrière-boutique en comparaison de ce qui serait exigé par la tragédie que nous vivons.

Il est naturel dans une telle situation, de chercher de la sécurité, des repères et des fraternités. Seuls les nomades privilégiés, les oligarques satisfaits, peuvent imaginer, en se référant à leur petite expérience de patriciens, que l'on puisse vivre confortablement déraciné et isolé. Et puis les élites républicaines ont fait preuve d'une présomption insondable en imaginant qu'elles amenaient la vérité au monde. Comme des Saint Georges terrassant le dragon, elles se sont crues définitivement les avant-gardes d'un nouveau monde débarrassé de ce qu'elles croyaient être des vieilleries caduques. Elles ne savaient pourtant pas plus ce qu'elles amenaient vraiment que ce qu'elles s'efforçaient de supprimer. Quelle légèreté ! Quelle morgue, surtout ! Le résultat, nous le voyons aujourd'hui par exemple avec ces scientifiques manipulateurs de nature, qui prennent à bras le corps la totalité du vivant comme s'il s'agissait d'une vulgaire culture de laboratoire, et projettent leurs minuscules certitudes sur l'ensemble du biotope avec une foi de charbonnier et un sans vergogne que le plus parfait obscurantiste ne renierait pas.

Que la raison elle-même dût être fondée ne leur vient pas à l'esprit. Encore moins que ses fondations soient d'ordre imaginaire et emblématique (voir Pierre Legendre).

Quoi que nous fassions, nous évoluons dans un certain cadre. Ce cadre porte un nom. Marx disait capitalisme et Debord Spectacle, moi je préfère prolétarisme (qui produit des prolétaires, comme l'esclavagisme produisait des esclaves). Il s'agit d'un cadre normatif, induisant un certain nombre de comportements. Ce cadre est une machine, en ce sens qu'il auto-produit son mouvement et qu'il s'individue, pour parler comme Simondon, aux dépens des individus qui le constituent et qui se constituent aussi à travers lui. Ce cadre machine s'émancipe, et il crée en s'émancipant des frustrations et des vides. Frustrations et vides psychiques et sociaux. Des éléments essentiels à la vie humaine, c'est-à-dire sociale, sont négligés ou niés.

L'homme, selon ce cadre-machine, serait transparent, mobilisable dans toutes ses dimensions pour la guerre cybernétique de tous contre tous. Il devient machine lui-même, désirante ou pulsionnelle. La machine lui enjoint de se fonder lui-même en se recomposant. Comme un programme informatique. Elle part du principe qu'il peut ainsi se reconfigurer à volonté ; reconfigurer sans médiatisation communautaire ou symbolique, de manière purement rationnelle et individuelle, toutes ses manières d'être au monde.

Ce cadre machine normatif possède une logique. Il évolue dans une direction bien précise. Cette direction, c'est le plus de valeur. Comme l'illustre cette formule marxienne : AMA' (argent-production de marchandise-plus d'argent). Aujourd'hui ce serait plutôt, avec le développement exponentiel du capital fictif (l'argent dette) : AA' (argent-plus d'argent). Ce qui pourrait donner aussi cette autre formule : A (MA' futurs) A' (MA''fururs) A'', etc. Et donc au présent : AA'A''A'''A''''A'''''A'''''', à l'infini. Une impossibilité logique comme on voit. Mais acceptée néanmoins avec zèle par tous les progressistes et tous les réactionnaires réunis. Acceptation qui signifie que l'on peut prélever à l'infini, sur une richesse future anticipée, de quoi alimenter l'économie présente. Logique illogique du cadre machine, contradiction interne constitutive qui devrait être au centre des interrogations contemporaines, puisque tout le reste en découle, alors que rien n'est moins discuté.

Comme souligné plus haut, ce mouvement inexorable et contradictoire, oxymore matérialisé, transforme les intériorités humaines. L'auto-mouvement de la valeur crée de plus en plus de valeur fictive pour éviter son effondrement (voir Norbert Trenkle et Ernst Lohoff, « La Grande Dévalorisation »), et détruit les constructions intérieures et sociales humaines pour écouler ses pacotilles marchandes, déchets de l'industrie de la valeur. Car les marchandises, en tant que valeurs d'usage, ne sont que des nécessités dérisoires pour la Valeur s'autovalorisant, un mal nécessaire, un passage obligé. Ce qui compte réellement c'est ce que les objets permettent de créer comme abstraction valorisable, pas comme matériel concret et utile. De même que ce qui compte pour elle n'est pas le confort humain, qui est une donnée accidentelle, mais les capacités humaines à produire de la valeur ou à absorber ses produits. C'est ainsi que les déchets de la valeur se consomment entre eux. Les marchandises fabricants des hommes toujours plus inutiles qui consomment des marchandises toujours plus futiles. Ou inversement.

Pour la logique de la valeur en mouvement, la richesse sociale et le confort individuel ne sont que des contingences collatérales, toujours provisoires. Sa réalité, la nôtre, est abstraite, anonyme et impersonnelle. Le réel, c'est la valorisation elle-même, le mouvement d'accumulation. Tout le reste est anecdotique. Si cette valorisation nécessite pendant un temps que les hommes vivent mieux, c'est égal ; si elle exige au contraire qu'ils vivent plus mal, c'est égal aussi. Comme un rouage ne s'émeut pas de broyer accidentellement une main humaine, la machine socio-économique ne s'émeut pas davantage de la misère psychologique ou physique de ses serviteurs. Ce qui compte, c'est le chiffre.

Et c'est sur ce fond là, dans cette situation précise et pas une autre, que s'inscrit tout clivage politique.

Une quelconque vraie gauche voit-elle la situation comme elle est ? Une vraie droite la voit-elle davantage ? Pourtant, cette situation réelle détermine les comportements ; elle provoque des réactions plus ou moins conscientes ; elle suscite des crispations, des inquiétudes, des malaises ; elle induit parfois des violences et des rejets. Violences d'autant plus intenses et désordonnées qu'elles méconnaissent leurs causes. Le reniement achevé de l'homme ne se produit pas impunément.

Replis identitaire, accès de colère, meurtres, suicides, crises de démence, provocations, comportements ordaliques ou guerriers, narcissismes, sadismes, fuites en avant. Ces expressions d'un mal-être général peuvent prendre la forme d'un salut nazi ou d'un poing levé en fonction de la sensibilité de chacun. Elles peuvent prendre la forme d'un cynisme revendiqué, ou d'une indifférence hautaine et provocatrice. Ou encore d'un conformisme allant jusqu'à la dénégation.

Une chose est certaine, vouloir combattre ce que l'on déclare extrême sans se préoccuper de ce qui le détermine en profondeur, à savoir les conséquences du prolétarisme à son acmé, c'est vouloir combattre la peste sans connaître le germe qui la cause, et donc être assuré de la voir ressurgir un jour ou l'autre. Combattre les extrêmes, c'est commencer par se combattre soi-même en tant que l'on est aveugle au cadre-machine et à son propre anéantissement. C'est percer le secret de la marchandise et de la valeur pour en voir tous les effets. C'est passer derrière le miroir et découvrir que ces extrêmes ne sont que des conséquences nécessaires, des expressions de la douleur du reniement. Et que c'est le reniement qu'il faudrait faire cesser. Car si la racine du mal n'est pas extirpée, le mal ne le sera pas non plus.

Ce que ne savent ni les gauchistes ni leurs ennemis fascistes, c'est qu'ils font partie du problème en tant qu'ils ne comprennent pas le cadre-machine qui les amène à se faire une guerre stérile. Quant aux autres qui les vouent trop facilement et avec trop d'empressement à l'enfer politique et moral, ils devraient chercher au-delà des apparences ce manque humain existentiel que ces maudits expriment ; la critique profonde de ce cadre si parfait qu'ils défendent. Sans quoi leur destin sera semblable au Sisyphe de la mythologie. Ils glisseront sans cesse sur la même pente, accrochés au même rocher et accuseront toujours les mêmes tortionnaires des mêmes tortures, sans comprendre que ces tortionnaires sont leurs enfants, ou les enfants de ce cadre-machine qu'ils soutiennent de toute leur force, n'en voyant que les reflets brillants à la surface des choses.

Adrien Royo


samedi 1 août 2015

Trousse de secours intellectuelle en période de guerre

Entendre toujours les mêmes absurdités dans la bouche des gens les plus reconnus dans leur domaine de compétence sans que personne jamais ne réprouve ou s'insurge, devient de plus en plus lassant.

Voici quelques mises au point rapides (contenu de ma trousse intellectuelle de secours pour période confuse):

1- Comme la pauvreté, la richesse individuelle n'existe pas. Elle est une fiction à usage de justification. Seule existe la richesse sociale avec permis social d'appropriation privée. Aussi doué, travailleur, génial, que soit une personne, son activité et ses fruits sont le produit d'une communauté. Cette personne a été éduquée, instruite, formée, par la communauté toute entière, et elle exerce son action dans un milieu techno-symbolique entièrement fabriqué par l'ensemble des membres vivant ou morts de la collectivité en question. Aucun fruit matériel ne peut lui appartenir autrement que par une convention socialement établie. Cela ne remet nullement en question l'être individuel. Il ne s'agit ici que de son avoir. Son avoir ne définit pas son être, contrairement à ce que l'on nous fait croire. La propriété privée, pourquoi pas; mais pas sans limite et pas à n'importe quel prix. Car, au final elle est toujours une expropriation commune, c'est-à-dire une confiscation à des fins privée de la richesse collective.

2- L'État et l'économie ne font qu'un. Il n'y a pas de discussion plus inepte que celle qui oppose ces deux instances complémentaires. La communauté ne se réduit pas à l'État, elle est même son antithèse. Il n'y aura de communauté véritable que débarrassée de la politique, de l'économie et de l'État. Le vrai Marx est là.

3- La « guerre totale industrielle », pour reprendre une expression de Pierre Legendre, ne saurait susciter de paix locale. La paix, ou ce qui est considéré comme telle, n'est, dans les conditions actuelles, que la poursuite de la guerre par d'autres moyens. La guerre est la réalité du monde de la marchandise globale. Qui parle tous les jours de concurrence mondiale, de conquête de marché et d'adaptation aux règles de la compétition, ne peut prétendre à la promotion d'une société pacifiée. Rien n'est plus faux que de croire à la consistance pacifique de la valeur s'autovalorisant. La Machine fait la guerre partout et toujours. Que cette guerre prenne la forme d'un avion de combat ou d'un traité européen. Il est donc parfaitement stupide et tendancieux de vouloir une Europe pacifique et en même temps la croissance et la compétitivité. L'affaire grecque de ces derniers mois est là pour nous le confirmer. Que fait d'autre l'Allemagne, en cette occasion, qu'une guerre de marché? Comme la France du reste, quoique avec moins d'efficacité. Et que font les États-Unis depuis la fin de la seconde guerre mondiale? sinon une guerre totale.

4- La dette est presque seule créatrice de valeur aujourd'hui. Valeur fictive en tant que gagée sur un avenir de plus en plus lointain et incertain. Lorsque la bulle de cette dette (aujourd'hui essentiellement publique, depuis le transfert mondial post 2008) explosera, ce qui ne saurait tarder, l'économie mondiale s'effondrera. A l'heure actuelle, il n'y a pas d'alternative. Car la dette est du capital fictif compensant la baisse tendancielle et inexorable du profit et donc de la quantité globale de valeur valorisable. Baisse qui s'est considérablement accentuée avec la révolution numérique. Car technologie égal toujours productivité accrue, donc pression sur le travail productif et les salaires, concurrence aggravée entre les producteurs de valeur, surproduction de capital en mal de valorisation, exutoire financier, bulle de crédit et dette. Vouloir une croissance sans dette aujourd'hui revient à vouloir un beau champ de maïs sans lumière et sans eau. La technologie en milieu industriel est l'instrument de la guerre totale de la marchandise contre l'homme. Sa finalité est inscrite dans son mouvement. Les scénaristes d'Hollywood le sentent bien qui multiplient les récits apocalyptiques. Ses effets bénéfiques sont des nécessités accidentelles et provisoires, des alibis et rien d'autre. Il ne s'agit pas d'être pour ou contre la technologie, mais pour ou contre la destruction de l'homme par l'hypertrophie de son corps social (obésité pathologique) et la régression féodale de son économie sous couvert de progrès.

5- Face à la contestation spontanée et vitale, la gauche, quelle qu'elle soit, est le premier rempart de la marchandise. Rien ne sera jamais plus pensable dans son environnement. Le deuxième rempart est l'extrême-droite. Ce sont des leurres. Le champ politique est obsolète. De même, la critique de la gauche au nom de la gauche est une aberration. On ne se libère de la marchandise, si cela est possible, qu'en se libérant de la politique et de l'État. Mais pas à la manière des libertariens qui veulent se libérer de l'État en s'agenouillant devant l'or. Ou à la manière de la plupart des anarchistes qui veulent se libérer de l'État et de la marchandise en s'agenouillant devant le corps social abstrait qui a déjà donné une fois la marchandise. Il faut critiquer la gauche comme tout le reste au nom du vrai, du beau et du bien, c'est-à-dire au nom des concepts les plus réactionnaires. Tellement réactionnaires, qu'ils font rire les réactionnaires eux-mêmes. Le progressisme est un produit du prolétarisme. Cessons d'être progressistes ou réactionnaires. Soyons seulement archaïques, c'est-à-dire vivants.

6- Le marxisme cache la vérité de Marx. La vérité de Marx, le Marx indispensable aujourd'hui, est ce que les « critiques de la valeur » (Kurz, Jappe, Postone) appellent le Marx ésotérique, le Marx caché derrière la lutte des classes et le matérialisme historique, le Marx analyste désabusé de la société de la valeur, fétichiste et autodestructrice.

7- Alors que faire? Rien! Ne pas vouloir faire le bonheur des autres déjà. Ne faites pas le mien en tout cas! Ne me sauvez pas! Soyez seulement dans le vrai, le bon et le bien, pour vous-mêmes, seulement pour vous mêmes. Dire le vrai, simplement. Que cela soit désespérant? Eh bien quoi? Le pessimisme ou l'optimisme sont des considérations inutiles. Le vrai, seul importe. Juger des choses à partir du vrai, du beau, du bien. Comme Simone Weil. Archaïsme, toujours. Ce qui reste au-delà de l'histoire et dans l'histoire. Nul ne sait ce qu'est le vrai, le beau, le bien? C'est vrai. Certains néanmoins le ressentent. Le vrai-beau-bien est une expérience spirituelle, pas une connaissance. Mais certaines connaissances s'en approchent, des connaissances cachées dans la poussière des siècles.

Adrien Royo








mardi 14 juillet 2015

Honte à l'Europe!

Donc, il y eut accord cette nuit entre le gouvernement grec et les autres gouvernements de la zone euro. Accord à l'unanimité qui plus est. Un bon accord nous dit même François Hollande, relayé ce matin sur la radio nationale par son premier ministre. Un accord qui permet à la Grèce de rester dans la zone euro. A quel prix? Oh! Pas grand chose: la perte complète de sa souveraineté, le démantèlement du pays, l'humiliation, la pauvreté, la colère prochaine, le nationalisme revigoré (seul exutoire désormais), la dette (car les mesures proposées ne font que prolonger, en les amplifiant, celles qui avaient déjà échoué précédemment), la tutelle et l'esclavage.

Ces négociations post-référendum, qui ressemblent fort à une demande de reddition, auront appris à ceux qui l'ignoraient les règles du Monopoly européiste: la loi de la jungle déguisée en démocratie d'opinion. Chacun poursuit ses intérêts propres au nom des intérêts supérieurs de l'Europe en présentant l'inverse aux électeurs crédules: la poursuite des intérêts européens au nom des intérêts supérieurs de la nation. Il n'y a plus en réalité ni Europe ni nations, mais un no man's land où seul règne l'intérêt supérieur de la Valeur s'autovalorisant, c'est-à-dire, en cette époque terminale du prolétarisme, l'intérêt supérieur du capital fictif sous forme de monnaie scripturale, autrement dit la Banque. De souverain ici, il n'y a plus que la dette.

Va-t-on enfin comprendre que la construction européenne n'est qu'une vaste entreprise de destruction de ce qui bon an mal an servait de cadre légal et démocratique à une communauté de valeurs et d'intérêts: les États? Qu'elle sert à désarmer les peuples face à la puissance des Attilas technologico-marchands. Que les États en question aient eu leurs heures noires, qu'ils ne soient pas la panacée, ne doit pas empêcher de regarder cette nouvelle vérité en face. D'ailleurs il ne s'agit pas de supprimer les États, mais d'en créer un plus grand, un méga-État sans nation, par fusion des États historiques réputés dépassés. Seulement les États ne se managent pas comme des entreprises, du moins le peuple d'une nation, dans sa diversité, ne peut se gérer comme les ressources humaines d'une multinationales. On peut effectivement fusionner des technologies, des infrastructures, des banques, des portefeuilles d'actions, des sites industriels; il est beaucoup plus difficile de fusionner des monnaies, et plus encore des communautés, avec leurs codes forgés au cours des siècles, leurs langues, leurs valeurs, leurs coutumes et leurs mythologies. Et dans ces peuples divers, il y a une catégorie de citoyens moins prêts que les autres à fusionner: ce sont les pauvres, les plus nombreux, ceux qui n'ont de protection dans ce monde que les lois mal fagotées de leur État. Si vous avez un patrimoine, peut vous importe qu'il se loge sous la bannière bleue ou rouge, du moment que cette bannière garantit la propriété privée et protège les biens. Mais si vous n'avez rien, qui d'autre peut encore s'interposer entre le marché sauvage et vous, sinon l'État ? Fausse protection bien sûr, mais l'imaginaire collectif est ainsi fait. C'est ce qui explique le succès actuel des différents nationalismes, et la réponse préventive des fossoyeurs intéressés des nations qui brandissent les mots populisme ou fascisme comme des armes. Le fascisme, s'il n'est pas déjà là, ce sont eux qui le réinventent. Quand la pression augmente sur les épaules des petits et des fragiles, un seul recours: la protection de leur État, celui qu'ils pensent avoir construit à la force de leur poignets et à la sueur de leurs fronts. Et si l'État les trahit, ne reste que le super État, parfois résumé en une seule personne en laquelle ils placent leur confiance. Et si l'affaire tourne au cauchemar, ce seront eux, les petits, les sans-grades qui seront cloués au pilori pour avoir mal voté. Personne ne se souviendra qu'on leur avait seulement proposé de choisir entre la peste et le choléra en les harcelant de toute part. Et ce « on », qui est-il donc? Les puissants irresponsables jamais poursuivis.

La Grèce aujourd'hui sert de laboratoire. Elle permet aux maîtres du monde de la valeur de calculer à petite échelle le degré de soumission et de résistance des populations. Il s'agit d'un crash-test grandeur nature. On menace, on fait chanter, et quand le petit se révolte, on tire plus fort sur la laisse. Mais c'est toujours pour son bien, un bien qu'il ne semble pas connaître lui-même puisqu'il regimbe. Ou bien on fait diversion grâce à elle. On s'attaque à la Grèce pour faire oublier le véritable objectif qui est ailleurs. Lequel? L'ancien ministre Varoufakis semble en avoir une idée lorsqu'il dit que le médecin allemand: l'infaillible, l'incorruptible, l'exemplaire, voulait faire peur à la France en sortant la Grèce de la zone euro (Schaüble lui-même lui aurait glisser à l'oreille).

Comment aller plus loin dans le mépris que lors de cette pitoyable comédie de la semaine dernière et du faux épilogue de cette nuit? Solidaires dites-vous? Qui est solidaire? L'Allemagne? Certes non! La France? Encore moins! Au bénéfice de qui l'Europe existe-t-elle? De tous, vraiment? Ne serait-elle pas plutôt le faux-né d'une sorte de néo-impérialisme? La guerre continuée avec d'autres moyens. Aujourd'hui, l'arme financière, avec la dette en particulier, vous écrase un pays mieux que les Panzers allemands ou les bombardiers US de Nagasaki. Avec l'avantage qu'elle passe pour humanitaire et démocratique. C'est la guerre propre par excellence. Pas de bruit autre que les manifestations qu'on organise contre elle. Des morts en pagaille, mais silencieux et isolés. Et les coups les plus rudes venant toujours de son propre camp.

L'Europe unie? Laissez-moi rire. On s'entre-espionne, on se fait la guerre commerciale par procuration ou directement, on se dumpingise, on s'endettise, etc. On pourrait se dire alors que ce sont justement les vestiges des différents nationalismes qui gênent le bel ordonnancement artificiel. C'est la tarte à la crème de nos médiatiques. On n'entend que ça. Ce n'est pas vrai. Cette belle architecture chaotique et branlante est la forme même de l'avenir tel que voulu par la machine globale, la matrice prolétariste. Il n'y a pas d'autre mieux à attendre que celui qui se lit dans les plans sur la comète des docteurs Folamour qui nous gouvernent; sur les livres d'images sonores pour enfants attardés qu'ils nous servent à toute heure, et notamment à l'heure des informations à la télé ou ailleurs.

La bulle de la dette souveraine gonfle de jour en jour partout dans le monde et de cette bulle à la croissance exponentielle naîtrait le bonheur et la prospérité? Allons donc! A quel imbécile veut-on faire croire une chose aussi absurde? Nous sommes des post-galiléens tout de même, des post newtoniens, descartiens, voltairiens; nous sommes des positivistes, réalistes, lumièristes, pragmatistes, on nous ne la fait plus. Nous avons appris à penser par nous-mêmes, nous avons vaincu les églises, les idéologies et les obscurantismes. Nous sommes la science! Comment croirions-nous que d'une bulle hyperbolique puisse sortir le vrai, le beau et le bien? Et pourtant tout le discours économico-politique de nos experts en néant repose sur cette absurde prémisse. Retirez la prémisse et le discours de l'expert, dont la cravate seule garantit son savoir, s'écroule comme un château de carte. Il n'est plus rien, il est nu et plus ignorant qu'à son premier jour sur la terre.

La Grèce ne sort pas de la zone euro! La belle affaire! Sa dette croîtra cependant et son esclavage avec. Que cherche-t-on à sauver réellement? Pas la Grèce en tout cas. Ni les européens. Du moins pas tous. On cherche à sauver les restes calcinés de l'idée européenne abstraite. On cherche à escamoter les résultats désastreux d'une expérience de laboratoire à l'échelle d'un continent, menée par des apprentis sorciers croyant eux aussi à l'homme nouveau fabriqué en série sur les chaînes de montages de la république universelle. Pour notre bien, toujours!

Qu'ils ne s'impatientent pas ces expérimentateurs philanthropes, les renforts arrivent, montés sur les chars transhumanistes. Ne vous inquiétez pas, on les fabriquera ces humains idéals! Et l'Europe deviendra inutile. Nous aurons affaire à des humains (ou des cyborgs) universels. International sera alors vraiment le genre humain. Les blouses blanches auront gagné. Sauf si la bulle éclate avant que leurs recherches n'aboutissent. Auquel cas, il faudra penser à reconstruire... Sans les blouses blanches aux commandes.

Adrien Royo

lundi 6 juillet 2015

Pour ceux qui douterait encore du Marx ésotérique

Le Marx ésotérique, c'est le Marx non-marxiste. Ce qui ne veut pas dire non-révolutionnaire. Un marxiste, depuis le début, c'est quelqu'un qui ne comprend rien à Marx. C'est pourquoi un libéral sincère dit plus sur le système qu'un marxiste. Il faut écouter le Capital parler de lui-même. Marx ne faisait rien d'autre.


jeudi 2 juillet 2015

Podemos o no?

L'histoire n'apprend rien à la plupart de ceux qui nous abreuvent quotidiennement de leur savoir académique, estampillé Grandes Écoles ou Université. Il n'y a pas pire aveugle que celui qui ne veut pas voir. Ils ont même inventé un mot pour désigner n'importe quel adversaire de leur fumeuses théories: populisme. Dès que quelque chose les gêne, ils sortent la pancarte populisme et la discussion s'arrête. Pourquoi perdre son temps avec des ignorants puisque eux seuls détiennent les droits sur la vérité éternelle? Cooptés une fois pour toute après avoir fait de vagues études sur le vide, ils peuvent désormais pérorer à longueur d'antennes et de papiers sur le même vide dont ils se plaisent à décrire les plus fines anfractuosités. Comme interdiction est faite aux autres de parler, ils héritent d'une rente éternelle sur le savoir et sa diffusion. Non pas que toute contestation soit absolument bannie, mais cette contestation qui pourrait encore exister sera tellement maquillée avant de passer devant les caméras de surveillance, ou tellement isolée lorsqu'elle se présentera devant le monde, qu'elle paraîtra, aux regards pressés du grand public, insignifiante ou inepte en comparaison avec la grande pensée unique, bruyante et superbe.

Un exemple d'élément historique récurrent et sous-interprété: l'émergence régulière de marionnettes gauchistes ou droitistes pour drainer le poison contestataire vers les zones politiques acceptables.

Podemos et Ciudadanos en Espagne, Syriza en Grèce, Front de Gauche en France, autant de créations spontanées du système, du dispositif prolétariste, pour capter l'énergie négative en crue au profit de l'ordre national ou international. Le NPA et Lutte Ouvrière, dans notre pays, étant les arrière-arrière-gardes de l'armée trotskyste lancée dans les pattes du Parti communiste en son temps pour le désactiver, comme le Front National fut l'outil de division des droites entre les mains du PS. Mais au-delà de l'instrumentation politicienne, il y a l'échappatoire machinique.

Je ne parle pas ici des militants, et ne remets pas en cause leur sincérité. Je décris une situation objective qui se répète par delà leur volonté particulière. Je fais allusion à une conjoncture qui se met en place mécaniquement à partir d'un certain seuil de négativité accumulée.

A une certaine température, les éléments de la surface sociale se mettent à vibrionner. Un ras-le-bol, une lassitude, une incompréhension, une défiance, un dégoût, une envie diffuse de tout bouleverser, un sentiment de frustration, qui n'ont pas d'expression politique, au sens politicien du terme, s'accumulent dans les tuyaux comme un gaz en expansion. Retour du concret refoulé. Le désordre grandit, les mouvements s'accélèrent. Le système menace de perdre le contrôle. Automatiquement, selon une procédure dont l'efficacité n'est plus à démontrer, des partis apparaissent, qui reprennent à leur compte quelques revendications exprimées spontanément, les plus inoffensives, et se présentent en recours, en structures providentielles. Ces partis arrivent tout neufs dans l'arène médiatique, et au bout de quelques mois ou de quelques années, disparaissent ou se fondent dans le paysage à force de compromis, d'alliances contre-natures, de luttes intestines pour le pouvoir, de communication. En attendant, la pression redescend, les mouvements se ralentissent, le système se refroidit et échappe au collapsus annoncé. Reste quelques têtes brûlées par-ci par-là, mais le gros des troupes a été capturé et le bloc de contestation divisé. La grande digestion est achevée, tout peut repartir comme avant avec quelques changements de façade parfois.

Ce processus est quasiment organique. Il ne s'agit pas de dénoncer un organisateur global conscient. Je veux seulement mettre en lumière le fonctionnement naturel de la mécanique sociale fétichiste ou spectaculaire, pour parler comme Debord, qui organise la paix des structures pour mieux alimenter la guerre mondiale du commerce et de l'argent.

Podemos veut protéger les pauvres sans sortir de l'Union européenne, ou même de l'Euro. Tout comme Syriza, au demeurant. C'est-à-dire qu'il veut le beurre et l'argent du beurre, sans se salir la langue. Il veut la puissance américaine sans le libéralisme que cette puissance a pour vocation d'exporter. Il veut l'impuissance de l'Europe et l'argent de la croissance, l'extension du commerce sans la concurrence, bref, il veut tout et son contraire. C'est pourquoi ce parti n'a pas d'autre avenir que celui d'un sous parti socialiste ayant trouvé une seconde jeunesse dans le rappel des cendres de la Guerre Civile et la braise du sociétal à la mode. Et s'il parvenait quand même à planter quelques mesures autres que symboliques, à imposer un semblant de partage des richesses, ce serait pour donner immédiatement naissance à un contre-mouvement nationaliste, manipulé par les puissances d'argent contre lui; puissances d'argent que par ailleurs il s'interdit de remettre en cause en profondeur, car accepter l'Europe telle qu'elle se construit, c'est accepter le libéralisme mondialisé. Et vouloir qu'elle se transforme de l'intérieur, c'est aussi stupide que de croire aux vertus cachées de la jungle économique. Il n'y a, et il n'y aura jamais d'État européen. Du moins pacifiquement. On ne pourrait l'imposer que par la force, à la manière dont la République française s'est imposé en Bretagne ou en Vendée. Et cette force ne pourrait être qu'américaine. C'est un déni de l'histoire de penser le contraire, ou un aveuglement intéressé. La légitimité démocratique n'existe qu'au niveau des États, qui se sont créés sur des centaines d'années, avec une langue commune, une religion commune, des mœurs communes, etc, au prix d'épouvantables guerres. On peut toujours s'essayer à l'expérimentation sociale et faire de l'Europe un laboratoire historique. Encore faut-il avouer que l'on part à l'aveugle sur la base d'une hypothèse arbitraire. La messe qu'on nous chante tous les jours pour nous faire avaler la feuille de route décidée en haut lieu, n'est rien d'autre que l'incantation tragique d'une élite expérimentatrice désireuse d'amener les manants à croire comme elle en la transsubstantiation magique des peuples. D'où le succès du mot populisme, qui désigne en vérité la réaction spontanée de la bête soumise à vivisection. Le rat de laboratoire que nous sommes tous devenus ne se comporte pas comme prévu par la théorie, c'est donc, en toute logique folamourienne, le rat qu'il faut changer.

L'histoire n'apprend rien à ceux qui pensent avoir tout compris. J'ai déjà dit que la conjoncture actuelle ressemblait fort à celle des années trente, mais qu'il ne fallait pas tirer de ce constat banal les conclusions communes.

Que dit-on en général? Qu'il faut utiliser les mêmes recettes pour lutter contre l'extrémisme et éviter la guerre; à savoir promouvoir le combat de chaque instant contre l'un des deux camps (celui qui fut déjà vaincu), le camp nationaliste, ce qui revient à choisir l'autre et donc à pérenniser la guerre. Pour moi, aussi scandaleux que cela paraisse, il n'y a pas de meilleur camp, il n'y a de part et d'autre que des guerriers stupides prêts à en découdre au profit de la machine qui domine l'ensemble et attend le massacre et la destruction comme une composantes nécessaires de son fonctionnement. Les deux camps répondent aussi bien l'un que l'autre à ses exigences. Peu importe d'ailleurs qui vaincra. Dans les années trente, il y avait une diversité incroyable dans la pensée politique, mais la simplification a prévalue et a posteriori seuls les représentants des deux camps officiels eurent droit de cité, à l'exclusion d'un grand nombre d'indépendants qui voulaient conserver leur liberté de penser et dont quelques uns ont été rangé depuis sous le nom de non-conformistes des années trente.

Je ne veux pas dire ici qu'ils avaient raison contre les autres. Je veux simplement attirer l'attention sur la vraie répétition, qui est à mon sens la répétition de l'absurde. La première victime de cette répétition, c'est la liberté d'expression. Combien de vrais chercheurs parmi nous? Je parle de gens capables de partir à l'aventure en prenant le risque d'errer, pas des individus qui s'en vont explorer les clôtures de leur parc à bestiaux en s'imaginant qu'ils découvrent les limites naturelles de leur liberté, et qui s'empressent de les renforcer contre les ennemis de l'intérieur. L'exercice de la liberté est des plus malaisés et dangereux, c'est pourquoi si peu s'y essayent réellement. La plupart ne faisant que la mimer maladroitement, lançant des anathèmes sur tous ceux qui avancent un pied dans une autre direction.

La surveillance des camps de la pensée, voilà ce qu'on appelle aujourd'hui la lutte contre le mal. A ce tarif là, nul doute que la claustrophobie naissante poussera nos contemporains vers les théories les plus éculées et les plus violentes. Justement ce qu'était censée éviter l'organisation de ces camps.

Pour sortir du piège, pas d'autre solution que de s'élever un peu au-dessus de la mêlée et d'essayer d'analyser à nouveaux frais l'ensemble du dispositif. En prenant le risque de l'inconnu, ou du négligé.

On ne peut pas vouloir l'indépendance et la marchandise, le partage des richesses et la croissance, le divin et le spectacle, la justice et le fétichisme marchand, l'égalité et la Valeur, la liberté et le prolétarisme, la fraternité et la concurrence, les droits de l'homme et l'homme des machines. Ces contradictions si évidentes et rédhibitoires sont cependant portées avec la plus parfaite inconscience par nos élites propagandistes, et elles n'émeuvent personne parce que personne ne les voit et que ceux qui les voient sont ou bien inaudibles ou bien muets.

Adrien Royo