L'histoire
n'apprend rien à la plupart de ceux qui nous abreuvent
quotidiennement de leur savoir académique, estampillé Grandes
Écoles ou Université. Il n'y a pas pire aveugle que celui qui ne
veut pas voir. Ils ont même inventé un mot pour désigner n'importe
quel adversaire de leur fumeuses théories: populisme. Dès que
quelque chose les gêne, ils sortent la pancarte populisme et la
discussion s'arrête. Pourquoi perdre son temps avec des ignorants
puisque eux seuls détiennent les droits sur la vérité éternelle?
Cooptés une fois pour toute après avoir fait de vagues études sur
le vide, ils peuvent désormais pérorer à longueur d'antennes et de
papiers sur le même vide dont ils se plaisent à décrire les plus
fines anfractuosités. Comme interdiction est faite aux autres de
parler, ils héritent d'une rente éternelle sur le savoir et sa
diffusion. Non pas que toute contestation soit absolument bannie,
mais cette contestation qui pourrait encore exister sera tellement
maquillée avant de passer devant les caméras de surveillance, ou
tellement isolée lorsqu'elle se présentera devant le monde, qu'elle
paraîtra, aux regards pressés du grand public, insignifiante ou
inepte en comparaison avec la grande pensée unique, bruyante et
superbe.
Un exemple
d'élément historique récurrent et sous-interprété: l'émergence
régulière de marionnettes gauchistes ou droitistes pour drainer le
poison contestataire vers les zones politiques acceptables.
Podemos et
Ciudadanos en Espagne, Syriza en Grèce, Front de Gauche en France,
autant de créations spontanées du système, du dispositif
prolétariste, pour capter l'énergie négative en crue au profit de
l'ordre national ou international. Le NPA et Lutte Ouvrière, dans
notre pays, étant les arrière-arrière-gardes de l'armée
trotskyste lancée dans les pattes du Parti communiste en son temps
pour le désactiver, comme le Front National fut l'outil de division
des droites entre les mains du PS. Mais au-delà de l'instrumentation
politicienne, il y a l'échappatoire machinique.
Je ne parle
pas ici des militants, et ne remets pas en cause leur sincérité. Je
décris une situation objective qui se répète par delà leur
volonté particulière. Je fais allusion à une conjoncture qui se
met en place mécaniquement à partir d'un certain seuil de
négativité accumulée.
A une
certaine température, les éléments de la surface sociale se
mettent à vibrionner. Un ras-le-bol, une lassitude, une
incompréhension, une défiance, un dégoût, une envie diffuse de
tout bouleverser, un sentiment de frustration, qui n'ont pas
d'expression politique, au sens politicien du terme, s'accumulent
dans les tuyaux comme un gaz en expansion. Retour du concret refoulé.
Le désordre grandit, les mouvements s'accélèrent. Le système
menace de perdre le contrôle. Automatiquement, selon une procédure
dont l'efficacité n'est plus à démontrer, des partis apparaissent,
qui reprennent à leur compte quelques revendications exprimées
spontanément, les plus inoffensives, et se présentent en recours,
en structures providentielles. Ces partis arrivent tout neufs dans
l'arène médiatique, et au bout de quelques mois ou de quelques
années, disparaissent ou se fondent dans le paysage à force de
compromis, d'alliances contre-natures, de luttes intestines pour le
pouvoir, de communication. En attendant, la pression redescend, les
mouvements se ralentissent, le système se refroidit et échappe au
collapsus annoncé. Reste quelques têtes brûlées par-ci par-là,
mais le gros des troupes a été capturé et le bloc de contestation
divisé. La grande digestion est achevée, tout peut repartir comme
avant avec quelques changements de façade parfois.
Ce processus
est quasiment organique. Il ne s'agit pas de dénoncer un
organisateur global conscient. Je veux seulement mettre en lumière
le fonctionnement naturel de la mécanique sociale fétichiste ou
spectaculaire, pour parler comme Debord, qui organise la paix des
structures pour mieux alimenter la guerre mondiale du commerce et de
l'argent.
Podemos veut
protéger les pauvres sans sortir de l'Union européenne, ou même de
l'Euro. Tout comme Syriza, au demeurant. C'est-à-dire qu'il veut le
beurre et l'argent du beurre, sans se salir la langue. Il veut la
puissance américaine sans le libéralisme que cette puissance a pour
vocation d'exporter. Il veut l'impuissance de l'Europe et l'argent de
la croissance, l'extension du commerce sans la concurrence, bref, il
veut tout et son contraire. C'est pourquoi ce parti n'a pas d'autre
avenir que celui d'un sous parti socialiste ayant trouvé une seconde
jeunesse dans le rappel des cendres de la Guerre Civile et la braise
du sociétal à la mode. Et s'il parvenait quand même à planter
quelques mesures autres que symboliques, à imposer un semblant de
partage des richesses, ce serait pour donner immédiatement naissance
à un contre-mouvement nationaliste, manipulé par les puissances
d'argent contre lui; puissances d'argent que par ailleurs il
s'interdit de remettre en cause en profondeur, car accepter l'Europe
telle qu'elle se construit, c'est accepter le libéralisme
mondialisé. Et vouloir qu'elle se transforme de l'intérieur, c'est
aussi stupide que de croire aux vertus cachées de la jungle
économique. Il n'y a, et il n'y aura jamais d'État européen. Du
moins pacifiquement. On ne pourrait l'imposer que par la force, à la
manière dont la République française s'est imposé en Bretagne ou
en Vendée. Et cette force ne pourrait être qu'américaine. C'est un
déni de l'histoire de penser le contraire, ou un aveuglement
intéressé. La légitimité démocratique n'existe qu'au niveau des
États, qui se sont créés sur des centaines d'années, avec une
langue commune, une religion commune, des mœurs communes, etc, au prix d'épouvantables guerres. On
peut toujours s'essayer à l'expérimentation sociale et faire de
l'Europe un laboratoire historique. Encore faut-il avouer que l'on
part à l'aveugle sur la base d'une hypothèse arbitraire. La messe
qu'on nous chante tous les jours pour nous faire avaler la feuille de
route décidée en haut lieu, n'est rien d'autre que l'incantation
tragique d'une élite expérimentatrice désireuse d'amener les
manants à croire comme elle en la transsubstantiation magique des
peuples. D'où le succès du mot populisme, qui désigne en vérité
la réaction spontanée de la bête soumise à vivisection. Le rat de
laboratoire que nous sommes tous devenus ne se comporte pas comme
prévu par la théorie, c'est donc, en toute logique folamourienne,
le rat qu'il faut changer.
L'histoire
n'apprend rien à ceux qui pensent avoir tout compris. J'ai déjà
dit que la conjoncture actuelle ressemblait fort à celle des années
trente, mais qu'il ne fallait pas tirer de ce constat banal les
conclusions communes.
Que dit-on
en général? Qu'il faut utiliser les mêmes recettes pour lutter
contre l'extrémisme et éviter la guerre; à savoir promouvoir le
combat de chaque instant contre l'un des deux camps (celui qui fut
déjà vaincu), le camp nationaliste, ce qui revient à choisir
l'autre et donc à pérenniser la guerre. Pour moi, aussi scandaleux
que cela paraisse, il n'y a pas de meilleur camp, il n'y a de part et
d'autre que des guerriers stupides prêts à en découdre au profit
de la machine qui domine l'ensemble et attend le massacre et la
destruction comme une composantes nécessaires de son fonctionnement.
Les deux camps répondent aussi bien l'un que l'autre à ses
exigences. Peu importe d'ailleurs qui vaincra. Dans les années
trente, il y avait une diversité incroyable dans la pensée
politique, mais la simplification a prévalue et a posteriori seuls
les représentants des deux camps officiels eurent droit de cité, à
l'exclusion d'un grand nombre d'indépendants qui voulaient conserver
leur liberté de penser et dont quelques uns ont été rangé depuis
sous le nom de non-conformistes des années trente.
Je ne veux
pas dire ici qu'ils avaient raison contre les autres. Je veux
simplement attirer l'attention sur la vraie répétition, qui est à
mon sens la répétition de l'absurde. La première victime de cette
répétition, c'est la liberté d'expression. Combien de vrais
chercheurs parmi nous? Je parle de gens capables de partir à
l'aventure en prenant le risque d'errer, pas des individus qui s'en
vont explorer les clôtures de leur parc à bestiaux en s'imaginant
qu'ils découvrent les limites naturelles de leur liberté, et qui
s'empressent de les renforcer contre les ennemis de l'intérieur.
L'exercice de la liberté est des plus malaisés et dangereux, c'est
pourquoi si peu s'y essayent réellement. La plupart ne faisant que
la mimer maladroitement, lançant des anathèmes sur tous ceux qui
avancent un pied dans une autre direction.
La
surveillance des camps de la pensée, voilà ce qu'on appelle
aujourd'hui la lutte contre le mal. A ce tarif là, nul doute que la
claustrophobie naissante poussera nos contemporains vers les théories
les plus éculées et les plus violentes. Justement ce qu'était
censée éviter l'organisation de ces camps.
Pour sortir
du piège, pas d'autre solution que de s'élever un peu au-dessus de
la mêlée et d'essayer d'analyser à nouveaux frais l'ensemble du
dispositif. En prenant le risque de l'inconnu, ou du négligé.
On ne peut
pas vouloir l'indépendance et la marchandise, le partage des
richesses et la croissance, le divin et le spectacle, la justice et
le fétichisme marchand, l'égalité et la Valeur, la liberté et le
prolétarisme, la fraternité et la concurrence, les droits de
l'homme et l'homme des machines. Ces contradictions si évidentes et
rédhibitoires sont cependant portées avec la plus parfaite
inconscience par nos élites propagandistes, et elles n'émeuvent
personne parce que personne ne les voit et que ceux qui les voient
sont ou bien inaudibles ou bien muets.
Adrien Royo
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