vendredi 23 janvier 2015

Au-delà du réel

Dans le film Matrix des frères Wachovski, les êtres humains vivent une vie imaginaire d'hommes libres, avatars numériques, et une vie réelle de larves en couveuses que la Machine utilise comme sources d'énergie électrique. Quelques uns seulement échappent à ce destin de pile électrique en choisissant d'avaler une pilule rouge qui les sort d'un sommeil troublé et les confronte à leur réalité d'esclaves. Parmi les nombreuses interprétations dont ce scénario apparemment futuriste a fait l'objet, je choisi celle-ci : la Machine est le monde déjà existant et les ectoplasmes en batterie rêvant qu'ils sont des hommes, sont déjà la multitude des contemporains sur cette terre. Je propose l'hypothèse suivante: si Matrix, entre autres choses, mettait également en scène cette fameuse société du spectacle décrite par Guy Debord il y a cinquante ans, dans laquelle des spectateurs fascinés par le monstre qu'ils ont eux-mêmes fabriqué, attendent indéfiniment de commencer à vivre?

A observer notre civilisation au plus près de sa technique, c'est-à-dire en lui retirant le voile d'illusion, d'idéologie, qui masque sa véritable nature : le maelström d'images rassurantes ou au contraire catastrophiques formant sa croute ou son vernis, force est d'admettre que nous sommes réduits en effet à cela : au rôle peu enviable de mines individuelles à ciel ouvert dont on extrait chaque jour l'aliment de la Valeur, à savoir la force de travail et de consommation.

Comme je l'ai expliqué souvent dans ce blog, la Valeur est cet élément civilisationnel, ou anti-civilisationnel, fonctionnant pour lui-même dans un mouvement spiraloïde vers l'abîme, et qui doit pour survivre digérer tout le vivant, à commencer par les hommes qui l'ont créé. Lorsque les ressources nécessaires à son expansion sont épuisées au présent, elle se met à grignoter l'avenir comme un rat insatiable son fromage, faisant de chacun son propre débiteur. Notre nous en quelque sorte, projeté dans le futur, revient sucé le sang de notre je suis. Si bien que ce n'est plus seulement le travail mort qui, à l'instar du vampire des contes fantastiques, exploite le travail vivant, mais le travail futur (sous la forme d'une dette) qui déjà nous asservit. Comme si le passé et l'avenir se donnaient la main pour empêcher tout présent, ou du moins pour le réduire à la fonction exclusive de turbine productrice de valeur. Le principal matériau de cette Machine aveugle, son carburant, c'est donc l'homme lui-même. En ce sens, on peut dire que nous sommes effectivement cultivés en vue d'une exploitation intensive de nos capacités de production et de consommation. Et les différents ersatz qui nous sont distribués pour notre consolation ne sont que des vapeurs d'oubli, des hochets pour enfant, des somnifères ou des stupéfiants. Nous vivons, nous aussi, une vraie vie d'esclave et une fausse vie d'hommes libres.

Mais il est évident qu'aujourd'hui les gens se sentent de plus en plus mal dans cette double vie imposée qu'ils perçoivent confusément, et que le voile d'illusions tend à se déchirer de plus en plus. Une énergie toujours plus grande, dirigée vers ce que Zbigniew Brzezinski appelle le tittytainment (le lolo médiatique en quelque sorte) doit donc être déployée, augmentant encore le degré d'exploitation général et rendant les tenanciers de cet immense lupanar toujours plus paranoïaques et sociopathes. D'où les imprécations incessantes, les menaces et les excommunications. Il est des mots aujourd’hui qui ne servent qu'à retarder une prise de conscience possible en faisant peur, à prévenir une fuite trop massive en dehors du système. Parmi ces mots, il en est quatre qui sont particulièrement efficaces, quoique pour peu de temps encore : fasciste, antisémite, populiste et complotiste. Toute personne essayant de sortir de la « Matrice » prolétariste, désireuse d'exercer sa véritable liberté de pensée (avec tous les dangers que cela comporte, mais quoi! la liberté est à ce prix.), en remettant en cause le sacré actuel, c'est-à-dire en blasphémant, prend le risque de se voir coller sur le front en signe infamant l'un des ces quatre mots, voire les quatre. Est fasciste, celui qui ne se laisse plus prendre au piège des simplifications gauchisantes, est antisémite celui qui refuse le chantage à l'antisémitisme, est populiste celui qui dénonce la fausse démocratie, est complotiste celui qui met en doute les versions étatiques des évènements, ne serait-ce que dans un esprit de curiosité et de méfiance légitimes. Non qu'il ne puisse exister de vrais antisémites, de vrais populistes (encore faudrait-il s'entendre sur le sens réel de ce vocable) ou de vrais complotistes, c'est-à-dire des obsessionnels de la falsification, mais n'est-il pas préférable de les laisser librement s'exprimer plutôt que de prendre le risque de stigmatiser avec eux tout effort légitime et sincère de réflexion sans arrières pensées génocidaires?

« Dans le monde à l'envers, la vérité est un moment du faux », disait Debord dans ses Commentaires sur la Société du Spectacle. Il serait désigné aujourd'hui avec cette phrase comme le prince du complotisme. Tout comme Pasolini se verrait taxer de populisme pour son évocation de mai 68 décrivant des fils de bourgeois jetant des pavés sur la tête des fils d'ouvriers sous uniforme.

De cette nouvelle prison nommée démocratie participative, où l'on demande au citoyen de confirmer par le suffrage universel une cooptation, et où les élus ne sont que des clients et des débiteurs de créanciers sinon anonymes, du moins cachés, beaucoup cherchent à s'évader. Certains, parmi ceux qui se sentent les dupes d'un tel système, ont vu la lumière quelque part et poussé une porte. L'ayant franchie, ils ne peuvent plus revenir en arrière, ils sont comme éveillés d'un rêve ou d'un cauchemar. Et ceci divise désormais le monde en deux parties irréconciliables: celle des endormis et celle des éveillés. Parmi ces éveillés, pour autant que je puisse le savoir, car je ne me reconnais dans aucun de leurs groupes, si ce n'est peut-être dans celui que constitue à lui tout seul Etienne Chouard, aucune homogénéité, il y a de tout : des anarchistes, des chrétiens, des musulmans, des juifs, des libre-penseurs, des nationalistes, des gauchistes, des royalistes, des sans-étiquettes, des décroissants et des paranos. Mais c'est qu'on ne peut pas à la fois exiger la liberté d'expression et se plaindre de ce que tout le monde ne pense pas la même chose. Qui est le plus fasciste? Celui qui interdit aux fascistes de s'exprimer, ou celui qui exprime son fascisme fondamental? Et si, pour faire advenir une société de liberté, je dois supprimer d'abord tous ceux qui la contestent, qu'en est-il de cette liberté et qu'en est-il de cette société?

Pour ma part, je préfère une société où je peux parler avec des fascistes à une société vraiment fasciste qui se donnerait des allures dégagées de démocratie. D'autre part, les extrêmes non seulement se rejoignent parfois, mais encore ils se nourrissent mutuellement, je veux dire qu'ils n'existent pas l'un sans l'autre. Qui veut la paix, n'exige pas en préalable la mort de son adversaire, même s'il doit risquer la sienne. La paix se noue en conciliant les contraires non en les opposant interminablement. Sous les oppositions de façade sur lesquels les enragés de tous bords fondent leur commerce de guerre, il existe entre des factions rivales des compositions souterraines. Ces compositions, il est possible de les mettre au jour à condition d'accepter de faire un pas de côté.

Qu'est-ce qu'un fascisme: un régime autoritaire, souvent autocratique, policier et sans liberté. Nous en connaissons des formes anciennes qui nous servent de repères et de repoussoirs, des formes nationalistes. Mais prenons garde de ne pas créer, pour échapper à ce danger, une société fasciste 2.0, une société fasciste nouvelle manière, supprimant toute liberté sans les signes extérieurs du fascisme ordinaire, et par exemple sans les signes nationalistes et autocratiques. Ne pouvons-nous imaginer une sorte de bio-techno-fascisme, un pouvoir dictatorial invisible et dilué, se payant le luxe de la fausse démocratie actuelle? Est-ce si inimaginable et saugrenu? N'y serions-nous pas déjà? Qui ne voit qu'un tel fascisme serait mille fois plus dangereux et efficace qu'un quelconque fascisme à l'ancienne mode, un fascisme à la papa avec uniformes et salut romain ? Et si nous dénoncions un fascisme au nom d'un autre fascisme méconnu! Il arrive que la réalité sociale glisse sous nos pas sans que nous nous en rendions compte et que nous continuions de la décrire avec de vieux outils idéologiques devenus obsolètes, alors qu'elle en exigerait de nouveaux.

Quoiqu'il en soit, deux mondes sont devenus parfaitement étanches et inconciliables, le monde des anciens paradigmes, avec ses définitions autorisées et convenues, sa télévision et ses journaux au pluralisme bien circonscrit dans les limites de la bonne pensée, et le monde de la liberté de conscience, avec ses risques de dérapages, son Internet, mais aussi et surtout sa possibilité réelle d'un renouvellement épistémologique complet, et donc sa capacité à forger de nouvelles armes critiques.

Un jour, j'ai poussé la porte, j'ai choisi la pilule rouge et je suis tombé de l'autre côté du miroir. Plus question maintenant que je retourne dans l'enfer des rêves obligatoires. Dans le désordre induit, il y a danger, certes, mais dans la pensée unique, il y a la mort !

Adrien Royo 

lundi 19 janvier 2015

Au pas, citoyens!

Nous, objecteurs de conscience dans cette guerre du bien contre le mal, car je veux ici m'associer à tous les réfractaires, à tous ceux qui refusent un enrôlement forcé dans l'armée de la liberté et de la paix, nous souviendrons de ces quatre millions de personnes soudées en ce 11 janvier 2015 pour la défense des valeurs républicaines, marchant contre l'obscurantisme aux côtés de Cameron, Merkel, Hollande, Netanyahou et consorts, capitaines valeureux de la démocratie outragée. Nous nous souviendrons de l'exigence de liberté exprimée de vive voix par tout ce que la planète compte de héros pacifiques. Nous nous souviendrons de l'hommage unanime rendu par l'establishment à la subversion. Nous nous souviendrons de cet appel à la guerre sainte contre la barbarie. Nous nous souviendrons de ces brevets d'impertinence distribués par l'État, de cet anticonformisme d'élevage dressé contre la pensée unique, sous l'autorité des quatre pouvoirs rassemblés. Nous nous souviendrons de cette allégeance au système déguisée en fière révolte. Nous nous souviendrons de l'esprit de vengeance élevé au rang de vertu. Nous nous souviendrons de ces rodomontades de cour de récréation. Nous nous souviendrons de ces caricatures subversives achetées par millions et transformées en armes de guerre. Nous nous souviendrons du feu attisé consciencieusement. Nous nous souviendrons de la peur. Nous nous souviendrons de ce besoin d'identification au pouvoir. Nous nous souviendrons de la célébration obligatoire d'un racisme ordinaire et mondain sous couvert d'antiracisme. Nous nous souviendrons de l'injonction d'identification à une feuille de comptoir muée en étendard de la liberté menacée. Si un jour, à Dieu ne plaise, venait à sévir en France une dictature, nous le devrions d'abord à cette confusion des valeurs, à ces renversements sémantiques, et à ces manipulations conceptuelles. Quand une fausse liberté s'érige en modèle sublime et définitif de l'organisation sociale, il faut s'attendre à ce qu'une vraie tyrannie la remplace inexorablement.

Le 11 janvier, des masques sont tombés, rendez-vous dans le monde réel. « Subversion ou propagande, il faut choisir! », disait un marcheur, mettant la subversion au crédit de Charlie Hebdo. Voilà bien le paradoxe: qu'est-ce qu'une subversion qui s'exhibe dans tous les médias, dans tous les cabinets ministériels unanimes, et à laquelle le plus rétrograde des socialistes acquiesce sans barguigner ? Récupération! S'indignent quelques uns. Je ne crois pas : seulement des masques qui tombent à la faveur d'un massacre.

Je suis peut-être Cabu, ou n'importe laquelle des victimes du 11 janvier, mais assurément pas Charlie. La liberté d'expression n'avait pas besoin d'être assassinée pour la raison qu'elle était déjà mourante. Quant à la liberté tout court, elle disparaît un peu plus chaque jour avec les mesures prises pour assurer la sécurité du monde « libre »; l'État et les terroristes, ici comme ailleurs, et aujourd'hui comme hier, sont alliés objectifs dans une guerre universelle contre l'individu potentiel. En ce qui concerne les deux autres termes de la triade républicaine: égalité-fraternité, inutile d'insister, chacun peut voir leur application quotidienne, surtout parmi les classes dangereuses (dangereuses, oui, il faut le croire, puisque les pauvres se retrouvent beaucoup plus souvent en prison que les riches). Reste la laïcité! La belle affaire! Quand elle entre en croisade, cette laïcité, on le voit bien, ne vaut pas mieux que les autres intégrismes. Ne serait-elle pas le faux-nez et l'alibi d'un impérialisme coupable et honteux? Si elle est le cadre légal de la tolérance, très bien, si elle devient religion elle-même, il faut que les citoyens observent attentivement où elle se place: à la fin de l'histoire, pour regarder toutes les autres en arrière avec la suffisance des nouveaux convertis.

Certains naïfs pensent que la France n'est pas en guerre. Que font alors nos militaires partout sur la planète? Ils chassent le renard? A moins que certains de nos compatriotes pensent que ces militaires ne sont pas français, qu'ils ne sont pas ces bras armés pour lesquels ils ont indirectement voté aux dernières présidentielles.

Adrien Royo 

lundi 1 septembre 2014

Corpus ex machina



Corpus ex Machina
Concertférence

Adrien Royo
(Kunique System Incorporated)




Introduction



Il y a plusieurs manières d’appréhender l’adresse individuelle à un public. J'ai choisi pour ma part le chœur à chœur. Chœur avec un h. Une sorte d’auto-spectacle.

Considérant que je suis moi-même le spectacle, non pas parce que je me présente ici devant vous, mais parce que je participe comme vous tous d’un monde qui est intégralement spectacle, je ne peux que me laisser glisser dans vos regards pour essayer de me connaître, tandis que vous vous connaîtrez peut-être vous-mêmes en vous glissant dans le mien.

Car ce n’est pas, contrairement à ce qu’il croit, de l’intérieur de lui-même que l’individu s’exprime, du moins sous la forme que l’on donne généralement à cet intérieur, mais depuis la matrice invisible d’un corps social (et aussi plus que social) dont il n’est qu’un moment. Son discours ressemblera donc toujours davantage à l’écume verbale d’un océan supra individuel, qu’à une élaboration consciente à partir d’un simple héritage culturel.

Ce que je veux dire, c’est que je me fais, ici et maintenant, le porte-voix d’un chœur d’objets avant de me vouloir explorateur d’un corps objet. Et je me fais porte-voix parce que je crois qu’il n’y pas d’autre choix pour un être humain réellement conscient que de laisser parler ce qui le traverse de part en part.

Ce n’est pas de la modestie, c’est la simple expression d’un réalisme conséquent. Je suis toujours parlé en même temps que je parle. Nous sommes les enfants d’un texte, dirait Pierre Legendre. Nous sommes les enfants de la Technique, dirait Jacques Ellul. Nous sommes les enfants de la Valeur, dirait Karl Marx.

Le monde n’est pas seulement hors de moi, il est moi aussi. Pour en exprimer la forme possible, je n’ai donc pas à chercher plus loin qu’au bout de mon nez, au bout de ma langue, au bout de mes doigts, dans mon activité réelle et celle de mes voisins immédiats. Un regard sincère sur nos actes quotidiens devrait suffire à en éclairer l’architecture.

Alors, commençons par un portrait, le portrait de l’homme moderne, de l'homme industriel, mon portrait et le vôtre par la même occasion, dessiné par un artiste de la révolte au milieu du XXe siècle: Guy Debord. Celui-là même qui fit paraître en 1967 « La Société du Spectacle ».


Plaçons-nous dans la situation. Nous voici dans une salle de cinéma. Un film commence, les lumières s’éteignent. Le titre apparaît : In girum imus nocte et consumimur igni. C’est un palindrome : une phrase qui se lit à l’endroit et à l’envers de la même manière, lettre après lettre. Une phrase circulaire, une phrase qui tourne en rond. Traduite en français, cela donne d'ailleurs : nous tournons en rond dans la nuit et nous sommes consumés par le feu… Nous tournons en rond dans la nuit et nous sommes consumés par le feu…


Voix off  :


[« Je ne ferai dans ce film aucune concession au public. Plusieurs excellentes raisons justifient, à mes yeux, une telle conduite ; et je vais les dire. Tout d’abord, il est assez notoire que je n’ai nulle part fait de concession aux idées dominantes de mon époque, ni à aucun des pouvoirs existants. Par ailleurs, quelle que soit l’époque, rien d’important ne s’est communiqué en ménageant un public, fût-il composé des contemporains de Périclès ; et, dans le miroir glacé de l’écran, les spectateurs ne voient présentement rien qui évoque les citoyens respectables d’une démocratie. Voilà bien l’essentiel : ce public, si parfaitement privé de liberté, et qui a tout supporté, mérite moins que tout autre d’être ménagé. Les manipulateurs de la publicité, avec le cynisme traditionnel de ceux qui savent que les gens sont portés à justifier les affronts dont ils ne vengent pas, lui annoncent aujourd’hui tranquillement que « quand on aime la vie, on va au cinéma ». Mais cette vie et ce cinéma sont également peu de chose ; et c’est par là qu’ils sont effectivement échangeables avec indifférence. Le public du cinéma, qui n’a jamais été très bourgeois et qui n’est presque plus populaire, est désormais presque entièrement recruté dans une seule couche sociale, du reste devenue large : celle des petits agents spécialisés dans les divers emplois de ces « services » dont le système a si impérieusement besoin : gestion, contrôle, entretien, recherche, enseignement, propagande, amusement, et pseudo-critique. C’est là suffisamment dire ce qu’ils sont. Il faut compter aussi, bien sûr, dans ce public qui va encore au cinéma, la même espèce quand, plus jeune, elle n’en est qu’au stade d’un apprentissage sommaire de ces diverses tâches d’encadrement. Au réalisme et aux accomplissements de ce fameux système, on peut déjà connaître les capacités personnelles des exécutants qu’il a formés. Et, en effet, ceux-ci se trompent sur tout, et ne peuvent que déraisonner sur des mensonges. Ce sont des salariés pauvres qui se croient des propriétaires, des ignorants mystifiés qui se croient instruits, et des morts qui croient voter. »]  


[« De progrès en promotion, ils ont perdu le peu qu’ils avaient, et gagné ce dont personne ne voulait.

Ils collectionnent les misères et les humiliations de tous les systèmes d’exploitation du passé. Ils n’en ignorent que la révolte.

Ils ressemblent beaucoup aux esclaves, parce qu’ils sont parqués en masse, et à l’étroit, dans de mauvaises bâtisses malsaines et lugubres.

Mal nourris d’une alimentation polluée et sans goût.

Mal soignés dans leurs maladies toujours renouvelées.

Continuellement et mesquinement surveillés.

Entretenus dans l’analphabétisme modernisé et les superstitions spectaculaires qui correspondent aux intérêts de leurs maîtres.

Ils sont transplantés loin de leurs provinces ou de leurs quartiers, dans un paysage nouveau et hostile, suivant les convenances concentrationnaires de l’industrie présente.

Ils ne sont que des chiffres dans des graphiques que dressent des imbéciles. Ils meurent par série sur les routes.

A chaque épidémie de grippe…

A chaque vague de chaleur…
A chaque erreur de ceux qui falsifient leurs aliments…

A chaque innovation technique profitable aux multiples entrepreneurs d’un décor dont ils essuient les plâtres.

Leurs éprouvantes conditions d’existence entraînent leur dégénérescence physique, intellectuelle, mentale.

On leur parle toujours comme à des enfants obéissants, à qui il suffit de dire : « il faut … »

Et ils veulent bien le croire.

Mais surtout, on les traite comme des enfants stupides, devant qui bafouillent et délirent des dizaines de spécialisations paternalistes…

Improvisées de la veille.

Leur faisant admettre n’importe quoi en le leur disant n’importe comment…

Et aussi bien le contraire le lendemain.

Séparés entre eux par la perte générale de tout langage adéquat aux faits…

Perte qui leur interdit le moindre dialogue…

Séparés par leur incessante concurrence…

Toujours pressés par le fouet…

Dans la consommation ostentatoire du néant…

Et donc séparés par l’envie la moins fondée et la moins capable de trouver quelque satisfaction…

On leur enlève, en bas âge, le contrôle de ces enfants…

Déjà leurs rivaux…

Qui n’écoutent plus du tout les opinions informes de leurs parents…

Et sourient de leur échec flagrant…

Méprisent, non sans raisons, leur origine, et se sentent bien davantage les fils du spectacle régnant que ceux de ses domestiques qui les ont par hasard engendrés.

Ils se rêvent les métis de ces nègres là. Derrière la façade du ravissement simulé, dans ces couples comme entre eux et leur progéniture, on n’échange que des regards de haine.

Cependant, ces travailleurs privilégiés de la société marchande accomplie ne ressemblent pas aux esclaves en ce sens qu’ils doivent pourvoir eux-mêmes à leur entretien. Leur statut peut être plutôt comparé au servage, parce qu’ils sont exclusivement attachés à une entreprise et à sa bonne marche, quoique sans réciprocité en leur faveur ; et surtout parce qu’ils sont étroitement astreints à résider dans un espace unique : le même circuit des domiciles, bureaux, autoroutes, vacances et aéroports toujours identiques.

Mais ils ressemblent aussi aux prolétaires modernes par l’insécurité de leurs ressources, qui est en contradiction avec la routine programmée de leurs dépenses. Il leur faut acheter des marchandises, et l’on a fait en sorte qu’ils ne puissent garder de contact avec rien qui ne soit une marchandise.

Où pourtant, leur situation économique s’apparente plus précisément au système particulier du « péonage », c’est en ceci que, cet argent autour duquel tourne toute leur activité, on ne leur en laisse même pas le maniement momentané. Ils ne peuvent que le dépenser, le recevant en trop petite quantité pour l’accumuler. Ils se voient obligés de consommer à crédit ; et l’on retient sur leur salaire le crédit qui leur est consenti, dont ils auront à se libérer en travaillant encore. Comme toute l’organisation de la distribution des biens est liée à celle de la production et de l’Etat, on rogne sans gêne sur leurs rations, de nourriture comme d’espace, en quantité et en qualité. Quoique restant formellement des travailleurs et des consommateurs libres, ils ne peuvent s’adresser ailleurs, car c’est partout que l’on se moque d’eux. Ceux qui n’ont jamais eu de proie, l’on lâchée pour l’ombre.

Le caractère illusoire des richesses que prétend distribuer la société actuelle, s’il n’avait pas été reconnu en toutes les autres matières, serait suffisamment démontré par cette seule observation que c’est la première fois qu’un système de tyrannie entretient aussi mal ses familiers, ses experts, ses bouffons. Serviteurs surmenés du vide, le vide les gratifie en monnaie à son effigie.

Autrement dit, c’est la première fois que des pauvres croient faire partie d’une élite économique, malgré l’évidence contraire. Non seulement ils travaillent, ces malheureux spectateurs, mais personne ne travaille pour eux…

Et moins que personne les gens qu’ils payent : car leurs fournisseurs mêmes se considèrent plutôt comme leurs contremaîtres, jugeant s’ils sont venus assez vaillamment au ramassage des ersatz qu’ils ont le devoir d’acheter. Rien ne saurait cacher l’usure véloce qui est intégrée, dès la source, non seulement pour chaque objet matériel, mais jusque sur le plan juridique, dans leurs rares propriétés. De même qu’ils n’ont pas reçu d’héritages, ils n’en laisseront pas. »]


Fin de la voix off.


(Réf. musicales en passant): Missa brevis – J.S.Bach (BWV 233) ; Different trains - Steve Reich; Bugge Wesselstof, Red Snaper, Magma.



I



« Eternels passagers de nous-mêmes, il n’est pas d’autre paysage que ce que nous sommes. Nous ne possédons rien, car nous ne nous possédons pas nous-mêmes. Nous n’avons rien parce que nous ne sommes rien. Quelles mains pourrais-je tendre, et vers quel univers ? Car l’univers n’est pas à moi : c’est moi qui suis l’univers. »


Il s’agit du corps, du corps, du corps, du corps agi.
Il s’agit du corps, du corps, du corps, du corps agi.
Il s'agit du corps... agi.


Corps texte.
Corps à faire/ à défaire.
Corps épris
Corps esprit.
Corps d’état.
Corps machine.
Corps obstacle/ élément/ paradoxe/ étalon.
Corps miroir/ disposé/ exposé.
Corps mystère.
Corps temple/ éperdu/ effacé.
Corps espace.
Corps temps.
Corps abîme/ dépensé/ dispensé.
Corps simple/ ex-pensé/ digressé/ digressant.
Corps aveugle.

Corps à naître/ évanoui/ existant/ simulé/ constitué/ exagéré/ dissimulé/
Symbolique/ évènement/ diabolique.
Corps à voir/ à savoir.
Corps pur/ impur/ souillé.
Corps fait/ imaginé.
Corps sage/ langage/ bagage/ individuel/ sans individu.
Corps coulé/ écoulé/ avalé/ juridique/ évadé/ égaré/ transmué.
Corps saisi/ dessaisi.

Corpus ex machina.

Il s’agit du corps, du corps, du corps, du corps agi.
Il s’agit du corps, du corps, du corps, du corps agi.
Il s'agit du corps... agi.

Corps marché/ marchant/ démarchant.
Corps technique/ hypothétique/ prothétique.
Corps social/ monstrueux/ cybernétique.
Corps système/ logiciel.
Corps diffus/ éclaté/ dilaté.
Corps obscur/ négatif/ matériel/ immatériel/ atomique/ subatomique.
Corps sans fil/ relatif/ réifié.
Corps réseau/ du réseau.
Corps échantillon/ mondialisé.
Corps copié/ copié collé/ échantillonné/ téléchargé.
Corps avatar.
Corps mémoire/ mémorisé/ intériorisé/ sublimé.
Corps outil/ instrument/ émergent.

Corpus ex machina.

Corps bulle.
Corps promis.
Corps promesse.
Corps projet.
Corps kunique.
Corps cynique.
Corps cimetière.
Corps monnaie.
Corps échange.
Corps valeur.
Corps action.
Corps croissance.
Corps fossile.
Corps interdit/ sans interdits.
Corps pulsion/ affection/ désaffection.
Corps affecté/ désaffecté/ sans affection.
Corps donné/ repris/ volé.
Corps humain/ inhumain/ extra-humain.
Corps virtuel/ inorganique/ électronique.
Corps libéral/ collectif/ libéré/ délibéré/ shivaïque/ extatique/ chimérique/
à venir/ à finir.
Corps à deux.
Corps à trois.
Corps à quatre.
Corps à mille.
Corps à tous.
Corps à moi.
Corps peste.

Corpus ex machina.

Il s’agit du corps, du corps, du corps, du corps agi.
Il s’agit du corps, du corps, du corps, du corps agi.
Il s'agit du corps... agi.

Corps abeille.
Corps des cimes/ décimal.
Corps du mal.
Corps sans corps.
Corps empreinte/ exutoire.
Corps sans trace.
Corps écho/ symphonie
Corps létal.
Corps pour soi.
Corps passion.
Corps en soi.
Corps émoi.
Corps banal.
Corps total.
Corps totalisant.
Corps totalitaire/ asocial/ associé.
Corps inné/ inéluctable.
Corps acquis.
Corps à toi.
Corps à moi.
Corps à nous.
Corps à corps.
Corps peste.

Corpus ex machina.



II



L’extension prothétique de l’homme, ce que j’appelle son corps social : l’ensemble des machines collectives, symboliques ou réelles, interconnectées en une hypermachine autosuffisante, hypertrophiée désormais, déstabilise aujourd'hui le soma primordial constitué d’un corps individuel, d’un corps social et d’un corps cosmique; trois corps séparés ne faisant qu’un. L’immunologie sociale gagnant sur l’individuelle au fil de l’évolution, un équilibre fragile est rompu et la naissance de l’individu, qui n’a encore jamais existé en tant que conscience trinitaire, se trouve entravée. Or, cette naissance identifiant le projet humain, c’est l’humanité elle-même, comme promesse, qui disparaît devant cet obstacle.

Il paraît qu’à la fin de sa vie, Pasteur, désabusé, donna finalement raison à Claude Bernard, son rival de toujours : le microbe n’est rien, dit-il, le milieu est tout. Manière de dire que c’est l’adaptation immunologique à un milieu qui fait la santé.

Ceci nous aide à mieux comprendre la relation nécessaire entre corps individuel et corps social. Si le corps social ne compose pas correctement avec les corps individuels dont il est fait, et dont l’adaptation immunologique demande un temps incomparablement plus long que son évolution technologique à lui, alors ce que nous pourrions appeler l'hypermaladie survient, et la médecine industrielle, avec les instruments du corps social, s’engage dans une fuite en avant désespérée pour combler un fossé qui ne cesse de s’élargir du fait même de ces instruments. Il n’y a déjà plus pour elle d’autre alternative que d'adapter toujours mieux les individus au corps prothétique en expansion. Les corps individuels devenant ainsi progressivement les prothèses de leurs machines.

Mais souvenons-nous que le prolétariage, notre forme de civilisation actuelle, que d’autres appellent de façon moins heureuse capitalisme, contient depuis toujours cet élément de négation individuelle au profit du collectif, caché seulement par la prodigieuse faculté d’illusion que le système entretient comme sa principale ressource. Le Capital abstrait s’auto-valorisant en un processus toujours plus massif et universel au dépens des hommes concrets, ce que j’appelle développement du corps social pathologique, transforme les individus en prolétaires d'abord, puis en parasites. Et, les parasites, soit on les domestique, soit on les détruit.



«Toujours le mystère du fond aussi évident que le sommeil du mystère de la surface ...»


Des gestes abandonnés nous traversent qu’il faut se réapproprier.



Maîtriser son corps individuel ne suffit pas. Il faudrait inventer un yoga du corps social.







III





Frères humains qui après nous vivez
N'ayez les cœurs contre nous endurcis,
Car, si pitié de nous pauvres avez,
Dieu en aura plutôt de vous
merciz.
Vous nous voyez ci attachez cinq, six
Quant de la chair, que trop avons
nourrie,
Elle est pieça
dévorée et pourrie,
Et nous les os, devenons cendre et
poudre.
De notre mal personne ne s'en rie:
Mais priez Dieu que tous nous veuille absoudre!


Naissance in-mercatus.
Rétro-naissance.
Rétroversion.
Vivre et laisser naître.
Mouvement imaginaire.
Sens interdit.
Nous invisible et pourtant hégémonique.
Je partout, et moi nulle part.
Ou bien l’inverse.
Obscur en moi sans nous.
Mobilisation générale.
L’espace de la marchandise est courbe.
La marchandise me pense donc je suis la marchandise.
Après ta dernière mort, tu renaîtras machine.
Peaux liées par la peau invisible.
Je-tu-il-nous.
Inconscients collectivisés.
Souterrain mythologique sans mythologie.
Crypto-mythologie.
Mythologie ex-machina.
Dévotion de chaque instant, sans croyance.
Ou bien croyance en l’absence de croyance.
Religion de pratiquants sans foi.
Naissance d’un nouveau soleil.
Trou noir déjà.
La lumière cessant à sa frontière gravitationnelle, tout près de son sol.
Le ciel s’abattit sans bruit sur la terre. Resta le feu dernier de ses étoiles mortes.


Frères humains qui après nous vivez
N'ayez les cœurs contre nous endurcis,
Car, si pitié de nous pauvres avez,
Dieu en aura plutôt de vous
merciz.
Et la machine s’émancipa.
Son règne parmi nous.
Et la forme du nous était la machine même.
Corps social-maison.
Économie.
Liberté, égalité, fraternité, progrès.
Corps magnifique se détachant sur l’horizon.
Corps sur un cheval, galopant vers l’ouest.
Débris du corps dans la tranchée.
Travail, famille, patrie.
Esprit dans sa coquille.
Suspendu à l’abîme sans fond.
Regardant le monde par hublot.
Connaissez-vous vous-mêmes!
Et l’esprit-corps se heurtant à la pierre de son inconcevable.
En son [fort] intérieur, sa mesure.
Vrai, beau, bon.
Et le corps du je danse au théâtre.
Exhibition.
Seul face à Elle.
Cérémonie du libre-échange.
Au rendez-vous des solitudes.


Frères humains qui après nous vivez
N'ayez les cœurs contre nous endurcis,
Car, si pitié de nous pauvres avez,
Dieu en aura plutôt de vous
merciz.

Et l’autre, aux mille bras, coincé dans ses interactions.
Fasciné par l’écran qu’il prend pour son miroir.
Ne voyant que lui toujours en lui.
N’ayant appris que lui jamais.
Pas autrement.
Son ego satisfait de se voir si entier.
Photographiable.
À l’image du père.
Père-Projecteur.
Marchandise-Père.
Op[è]rable.
LE Marchandise.
Pourquoi pas ?
Les images peuplent les rues.
Image de soi devenue soi.
Et la chair n’est plus triste puisqu’elle n’est plus.
Et la chair n’est plus rien.
Et moins elle existe comme séparée, plus elle doit se revendiquer comme solitude.
Intensification du fantôme.
Collectivisme libéral par réduction du champ d’individu.
Sous microscope idéologique, un isolat.
Égalité devant le monstre.
Fraternité à son service.
Liberté dans sa mesure à lui.
Croissance pour la croissance.
Marchandise pour elle-même.
Toute énergie sociale dirigée vers son centre.
Big bang économique.
L’individu s’éloignant de lui-même à la vitesse de la lumière.
Au commencement même de sa création.
Intervalle entropique.
La masse par la vitesse des échanges au carré.
Silence.
Capit[u]lisme.
Adaptation.
Tempo des choses.
En rangs serrés.
Plus de bourgeois.
La prolétarisation du monde est accomplie.
Le bourgeois, en tant qu’être-pour-la-marchandise, était prédestiné au sacrifice.
Être-pour-la-marchandise s’appelle maintenant tout individu.
Dictature du prolétariat.
Société sans classes.
Involution.
Réinvolution finale.
Bourgeois prolétaire.
Prolétaire bourgeois.
Serviteur.
Exilé volontaire dans sa propre maison.
Quasi-individu.
Quasi-néant.
Dans la fraternité obligatoire des richesses misérables.
Crevant à lui-même dans le confort de son image.
Et le riche plus que le pauvre.
Le premier, déjà le dernier.
Ici et maintenant.
Tous les derniers, main dans la main.
Ronde sévère.


Frères humains qui après nous vivez
N'ayez les cœurs contre nous endurcis,
Car, si pitié de nous pauvres avez,
Dieu en aura plutôt de vous
merciz.


Le libéralisme est un collectivisme,
Et le mouvement du capital un nihilisme.
Pratique de la machine aveugle au destin de machine.
Monstre gravitationnel au carrefour des chemins.
Serrant les dents sur l’ombre.
Étourdissant tapage.
Volière en émoi.
Et [moi] qui panique.
Homme de peu.
À genoux, fidèles!
De peu de foi.
Liturgie des valeurs.
Prières jetables.
À quoi sert le dimanche de hanter les églises?
Puisque tout le monde sait que la messe est ailleurs.
Partout ailleurs.
Là où elle n’est pas.


Frères humains qui après nous vivez
N'ayez les cœurs contre nous endurcis,
Car, si pitié de nous pauvres avez,
Dieu en aura plutôt de vous
merciz.
Vous nous voyez ci attachez cinq, six
Quant de la chair, que trop avons
nourrie,
Elle est pieça
dévorée et pourrie,
Et nous les os, devenons cendre et
poudre.
De notre mal personne ne s'en rie:
Mais priez Dieu que tous nous veuille absoudre!



Il faut encore avoir du chaos en soi pour mettre au monde une étoile dansante.”

samedi 19 juillet 2014

Il faut encore avoir du chaos en soi...

"Il faut encore avoir du chaos en soi pour accoucher d'une étoile dansante."

L'anarchie pour moi, en tant qu'élan, projection de soi vers soi et vers l'autre, répond exactement à cette phrase de Nietzsche. L'anarchie, telle que je la comprends, loin du folklore habituel, a pour fonction de créer du chaos dans un ordre sclérosé (et tout ordre tant à la sclérose) en soi et hors de soi. Elle met en mouvement, elle déstabilise et interroge, pour faire brèche, pour ouvrir un chemin social ou individuel. Alors seulement, dans la clairière nouvelle ainsi ouverte peut naître une étoile dansante.



samedi 28 juin 2014

Soumission par la révolte

On dit beaucoup de bêtises au sujet de la marginalité, et nombre de sociopathes ou de pervers narcissiques se donnent à eux-mêmes des brevets de contestation en exhibant des apparences rebelles qui impressionnent les adolescents plus ou moins attardés que nous sommes tous devenus.

Observons d'abord que les marges se trouvent sur la feuille elle-même, pas à côté d'elle. Ceci devrait déjà nous mettre en garde contre toute velléité d'expression à partir d'un dehors. Il n'y a pas de dehors. Il n'y a que de l'intérieur. Et justement « on ne comprend absolument rien à la civilisation moderne si l'on admet pas d'abord qu'elle est une conspiration universelle contre toute espèce de vie intérieure » (Bernanos – « La France contre les Robots »)

Il y a deux sortes de soumission à un ordre établi quel qu'il soit: une première, classique banale, visible, pratiquée par la plupart d'entre nous quotidiennement, que je qualifierais de satisfaite ou résignée; et une deuxième, le plus souvent ignorée au contraire, parce que paradoxale, se donnant pour ce qu'elle n'est pas, que j'appellerais la soumission par la révolte, une certaine révolte induite par le système lui-même pour se maintenir, qui procède à la manière de ces soupapes de sécurité permettant au gaz, ou aux énergies négatives en surcharge, de s'évacuer. Car un ordre, pour se pérenniser, certes à besoin de soumission, mais aussi d'un certain degré de révolte contrôlée, partie intégrante de son être, et qui prend les apparences de l'extériorité pour mieux intégrer, soit par effet de répulsion, soit au contraire de fascination. La répulsion provoque une soumission plus grande, et la fascination permet d'augmenter encore l'effet de répulsion au moyen de la peur suscitée et manipulée. La fascination rend fanatique, et les fanatiques sont des auxiliaires parfaits de l'ordre, manipulables à souhait.

Or, il est tout à fait clair pour moi qu'à peu près tous les mouvements révolutionnaires, et a fortiori réformistes de ces 150 dernières années, entrent dans cette catégorie de la révolte soumise. Soit qu'ils renforcent l'État, l'instrument de la Valeur fonctionnant pour elle-même, au détriment des individus, soit qu'ils renforcent le pseudo individu, l'individu abstrait tel qu'inventé par la marchandise, au dépend de la communauté et de l'individu réel lui-même qui est trinitaire (individuel, social et cosmique ou divin).

C'est pourquoi, je n'en appelle pas à la marginalité, mais à l'idiotie, c'est-à-dire à la singularité. Car idiotie vient du grec idiotès qui signifie quelque chose comme particulier, singulier, original. Est donc idiot pour moi, celui qui s'avère incapable de circuler sur les autoroutes de la pensée moderne, et qui explore son intimité singulière, avec tout ce qu'elle a de trinitaire et donc d'anti individuel au sens d'individuel de marché.

Adrien Royo

mercredi 2 avril 2014

En haut à gauche

Quelle utilité peut bien avoir aujourd’hui la sempiternelle critique du Front National sur le terrain du racisme, de la xénophobie, de l’intolérance et de l’anti-républicanisme, lorsque ce parti, après 30 ans de ce bavardage, accroît chaque jour son influence directe ou indirecte, au fil des trahisons de la gauche, des affaires de la droite, ou l’inverse ?

Ne serait-il pas temps d’en finir avec le symptôme pour s’intéresser aux causes profondes de son succès. Causes profondes bien autres que celles généralement avancées par nos experts politologues, qui n’ont fait jusqu’ici qu’embrouiller les esprits sans apporter aucune lumière.

Le FN est un parti nationaliste, autoritaire et libéral, au sens économique du terme, même s’il prétend depuis peu assumer une sorte de socialisme national à la Hugo Chavez, c’est entendu. Il se place, comme tous les partis nationalistes avant lui, sur le terrain de la tradition, de la cohésion nationale, de la famille, de la force et du père, sans pour autant remettre sérieusement en cause ce qui détruit tout cela, à savoir le capitalisme total et totalitaire. Il constitue bien toutefois et paradoxalement, contrairement à ce que veulent continuer de croire ses opposants de gauche, une forme critique de ce capitalisme, une forme parcellaire, aussi parcellaire que celle du camp d’en face, choisissant un de ses côtés, se désintéressant des autres. Il critique le capitalisme mondialisateur, destructeur d’identité, scientiste, relativiste et permissif, mais veut revenir à une phase précédente de ce même capitalisme. Il ne voit pas que cette phase était la matrice de la suivante, et déjà le produit logique de celle qui la précédait. Les nationalistes ont toujours un métro de retard et veulent toujours revenir une station en arrière. Ils voudraient cesser de courir après un train dont ils assurent pourtant eux-mêmes la maintenance et la promotion.

Car ce que l’on appelle capitalisme est un système complexe et autonome dont il n’est pas possible d’analyser les différentes facettes séparément les unes des autres, et qu’il est aussi illusoire de vouloir circonscrire qu’une inondation à la suite d’un tsunami. C’est un système cohérent et total. Il se présente par exemple comme destructeur de norme et de communauté, c’est ce qui lui vaut la haine des droites traditionalistes et nostalgiques ; mais, il est aussi créateur de richesses, ce qui lui assure le soutien inconditionnel de ces mêmes droites, comme s’il y avait deux systèmes au lieu d’un.

A l’inverse, la gauche progressiste admire sans se l’avouer ce même système qui détruit les repères passés, qui déifie le mouvement, le progrès et la révolution permanente en tout domaine, tandis qu’elle rejette son fondement inégalitaire.

Les deux oppositions se caractérisent donc par leur incapacité à approuver ou à renier radicalement le système dans sa totalité cohérente, et par leur façon abstraite et partielle de regarder la réalité. Rien ne naîtra jamais de telles prémisses et la guerre entre l’une et l’autre de ces façons de voir sera aussi stérile qu’éternelle. Les deux se renvoyant la responsabilité du blocage idéologique sans se remettre en question.

Sortons donc du piège biface qui nous est tendu depuis deux siècles en prenant un peu de hauteur grâce par exemple à un éclaireur contemporain comme Pierre Legendre.

Nous avons dit que le capitalisme, ce que j’appelle, moi, le prolétarisme, avec sa manière de tout uniformiser pour tout marchandifier, fonctionnait comme un rouleau compresseur, rompant avec toutes les traditions, tous les particularismes et toutes les identités, ne laissant sur sa route que des reconnaissances de façade profitables à l’industrie, des sous-groupes artificiels en forme de cibles marketing, des ersatz de communautés. Ce qui est atteint ici, c’est le cœur de ce que Legendre appelle l’institutionnalité, c’est-à-dire la manière pour un groupe humain de se tenir debout. Ce qui est bousculé, c’est la source même de cette capacité à inventer son propre langage justificateur, sa poésie de fondation, sa structure-texte, son tissu social, sa boussole fondamentale, sur la base d’une coupure existentielle, d’une scission native inconsciente, d’une instabilité angoissante et meurtrière, d’un réel non-dit ou inter-dit. Car le réel n’est jamais supprimé, il est seulement reconstruit et plus ou moins domestiqué. L’homme est le dompteur de son propre réel. Il vit à la seule condition de pouvoir « langagifier » sur le réel et grâce à lui, sans plus jamais avoir à le regarder en face. Sur le réel, se fabrique le symbolique, l’espace socio-politique, l’espace de la durée qui rompt avec l’éternel présent de l’inceste et du meurtre et qui ouvre la possibilité du vrai. Vrai qui n’est jamais rien d’autre que l’arbitraire consensuel soutenu par l’image, le mythe. Logos et muthos étant indissociables.

Et voilà qu’une forme socio-économique nouvelle fouaille les rouages organiques de ce mystère fragile, qu’elle s’ébat comme un enfant maladroit au sein même de sa source élémentaire. Et les liens longuement tissés dans la matière invisible tombent les uns après les autres, à la grande joie destructive des parvenus de la connaissance. Ivresse de la nouveauté ! Insouciance des premiers ébats de la raison avec elle-même ! Et voici l’angoisse que l’on n’attendait pas. On ne fait pas table rase de son être même, on le repousse, on le recouvre, on l’escamote. Un ciment social porteur, et justificateur d’individu, ayant été détruit, et celui qui le remplace, car il ne saurait manquer, n’étant pas suffisant, l’enveloppe individuelle et collective craque de partout. C’est le sauve-qui-peut général. Chacun, ramené à son petit être injustifié, trouve où il peut les moyens de se soutenir lui-même. Il « gagne » en retour un certain confort matériel et la diaprure marchande. Mais il l’échange contre la déréliction. D’où le succès croissant des recettes de « développement personnel » qui jurent de rendre à l’individu, par l’individu lui-même, et souvent contre monnaie sonnante et trébuchante, ce que l’individu a perdu dans cette marchandise que par ailleurs nos nouveaux gourous ne veulent pas connaître. Trop salissante pour eux, sans doute. La marchandise crasseuse leur gâcherait un joli rêve de monade isolée, affranchie du terreau social, et perchée en un paradis artificiel, qu’il soit de fumée ou de paroles (non-mentales, bien sûr). Le sujet idéal de Sa Majesté le Capital en somme.

Dans ce chaos, un certain groupe humain peut choisir de se raccrocher à la planche pourrie du capitalisme de naguère, le capitalisme juste avant lui, qui, rétrospectivement, lui apparaît comme un havre de stabilité. Il voit l’agitation brownienne d’hier, par rapport à celle d’aujourd’hui qui lui fait peur, comme une mer d’huile, une garantie contre le présent et l’avenir. Il trouve que quand même il secoue un peu fort désormais ce capitalisme, sans voir que la secousse est précisément son essence. Ne le comprenant pas dans toute sa profondeur paradoxale, il pense en maîtriser les effets en lui réimposant une de ses formes passées, voire en revenant à son âge d’or supposé, quand il n’avait pas déployé encore ses ailes d’Icare technologico-mystique sur le monde. Ah ! Vivement le capitalisme de papa, où l’on avait des re-pères ! Ce groupe revêt le système-tigre d’une peau de substitution et finit par croire vraiment qu’il chevauche un mouton. Le vrai danger avec les nationalistes, bien plus grave que les catastrophes que leur gouvernement provoquerait, même danger somme toute qu’avec leurs opposants radicaux, c’est qu’ils perpétuent l’illusion et l’ignorance, qu’ils éternisent le symptôme, et reculent les possibilités d’un vrai diagnostique et, par suite, d’une guérison.

La source du FN n’est pas la haine mais la peur. Et on ne combat pas la peur par la haine opposée, encore moins par la peur elle-même. La peur ne s’éteint qu’avec l’image unificatrice, le sens et la solidarité, ou bien avec le sang du défoulement libidinal. « On ne se pose qu’en s’opposant » dit quelqu’un. Si on ne peut pas s’opposer à la machine invisible déstructurante, on s’oppose à son voisin ou à soi-même. Mais aussi, lorsque l’on sent confusément que quelque chose d’important pour son identité échappe, on se raccroche à ce qu’on trouve, n’importe quoi pourvu qu’on tienne debout sur ses deux pieds au sein du langage. Et ce détail qui n’en est pas un ne doit pas être méprisé, ne doit pas donner lieu à dépréciation avec l’arrogance et la morgue du parvenu, ainsi que je le vois faire tous les jours, comme si cette inquiétude appartenait à une époque révolue et manifestait simplement un retard mental, intellectuel ou politique, qu’elle ne pouvait être que le fait d’un non-civilisé haineux pris dans les rets du passé. La gauche bien-pensante se rengorge d’habitude devant de telles angoisses légitimes. Elle les prend de haut, comme si elle était elle-même garantie contre de telles misères.

Observons les bagarres autour de la question du « mariage pour tous ». Il semblerait à première vue, depuis la position d’expert de laboratoire, ou de simple pilier de comptoir plein de bon sens, que la raison soit du côté de la tolérance et de la « liberté », du progrès sociétal. Mais à y regarder de plus près, il s’agit de questions graves et indécidables. Qu’en sera-t-il de l’avenir des sociétés réellement soumises à ces évolutions mécaniques ? Nul ne le sait vraiment. On ne transforme pas le texte social, l’assise généalogique d’une communauté, le processus d’individuation et d’identification collectif, impunément. Bien malin, ou bien prétentieux, ou bien insouciant, celui qui pourrait dire aujourd’hui la vérité de demain sur des points qui remettent en cause de manière si profonde les lois de la construction symbolique et psychique humaine. Il ne suffit pas de déclarer nouveau, progressiste et juste, un changement de paradigme pour que nous soyons garantis de tout retour du refoulé collectif. En ces matières, la modestie la plus prudente s’impose.

Pourtant, tout le monde y va de sa petite certitude, de sa petite satisfaction. La gauche pousse au changement et une certaine droite regimbe. Mais la gauche est incapable de voir que ce changement qu’elle préconise de façon si enthousiaste, vient du capitalisme lui-même, qu’elle ne fait que répondre à l’injonction du système qui veut justement que tout change tout le temps dans un mouvement obligatoire et permanent, qui suscite l’inquiétude et la peur pour faire que chacun se retrouve seul devant la marchandise et n’ait pas d’autre choix que d’acheter sa tranquillité tout en buvant avidement les images du marketing comme autant de petites vérités révélées, garanties es-science.

Le FN est le réceptacle de toutes ces peurs désordonnées, comme la gauche protestataire est le réceptacle paradoxal de la révolution marchande permanente. Qui est le plus haineux ? Je n’en déciderais pas moi-même. Qui est le plus dans l’erreur ? Je vous en laisse juge. Ce qui est certain pour moi, c’est que la vérité est ailleurs.

Le sympathisant FN s’accroche au passé pour essayer d’échapper au mouvement de la Marchandise autonome, et le sympathisant Front de Gauche ou NPA, épouse ce même mouvement en croyant qu’il pourrait s’en rendre maître. Les deux font fausse route et soutiennent tant qu’ils peuvent, à leur façon différente, un système dont ils disent vouloir sortir. En parole, ils sont révolutionnaires, en actes ils sont les principaux piliers du Capital, empêchant par leur occupation hégémonique du terrain contestataire la naissance de toute nouvelle pensée politique, morale et spirituelle. Leur rôle objectif est de placer une barrière de bruit entre la réalité monstrueuse du prolétariage et le citoyen lambda, purement et simplement, de faire diversion.

Les deux groupes préparent la guerre en persistant dans leur impasse respective. Tout plutôt que de revoir les fondements de leur idéologie. Devant le mur, il n’y a plus qu’un recours alors, se choisir un adversaire complice et s’entretuer dans une sorte de sauvage ordalie. Sauf qu’à la fin, Dieu ne choisira aucun des deux, même vainqueur.

Alors, corriger la gauche par la droite et la droite par la gauche? Ce serait ajouter l'erreur à l'erreur, un regard partiel à un autre, sans arriver au total marchand. Car cette totalité de l'ordre, ou du désordre actuel, ne peut pas s'observer par petites tranches séparées. les morceaux du puzzle ne s'agencent pas aussi facilement que dans nos jeux en carton. Le tout donne leur logique aux détails, et c'est la vision d'ensemble qu'il faut privilégier.

Je sais que chacun des deux camps croit percevoir cette totalité. Mais l'histoire, en ce qui les concerne, a déjà démontré leur fourvoiement. Seule une inertie intellectuelle, idéologique et culturelle massive, un conformisme de toujours, peut expliquer un tel bégaiement.

Adrien Royo