jeudi 11 février 2021

Méditation de classe

Le récit matérialiste de l'histoire humaine décrit une épopée : l'épopée de la marchandise comme rapport social évoluant vers l'hégémonie absolue. La valeur d'échange, qui transforme tout objet en brume existentielle, produit sous le nom de monnaie un universel abstrait qui remplace le concret particulier. Une chemise, un tabouret ou un smartphone, ne s'échangent pas contre un pantalon, une chaise ou une tablette, mais contre une certaine quantité d'argent qui représente l'ensemble des objets ou services ayant la même valeur. La valeur abstraite se substitue à tout objet concret. 

La valeur d'échange est donc une abstraction qui investit peu à peu le champ entier de la pratique humaine. Le travail devient abstrait en se socialisant, la richesse de même. L'Etat, la nation, la production, la consommation, les rapports humains, la santé et les loisirs, tout cela devient abstrait, c'est-à-dire médiatisé par l'argent. Comme l'argent, qui n'est rien en soi qu'une marchandise choisie comme équivalent universel, et servant à échanger, devient le seul et unique objet de tous les désirs à la place des objets réels du désir auxquels il donne accès, il a cette capacité de dissoudre la matière qu'il représente et plonge celui qui le possède dans un monde abstrait, c'est-à-dire réduit à ses désirs ou fantasmes.

C'est ainsi que la valeur d'échange finit par créer un monde à son image, abstrait à souhait, où tout concret est banni. Et, puisqu'elle produit du faux à la chaîne, ce faux devient le vrai par habitude, et tout est inversé. L'esprit humain se noie dans sa création et meurt de son mensonge.

D'où les désirs récurrents et impuissants de retour au concret par tous les moyens.

Cette aspect de la réalité humaine a été théorisée par Marx dans le Livre I du Capital sous le nom de fétichisme de la marchandise. La marchandise se présentant à chacun sous la forme concrète d'objet et voyageant pourtant dans l'espace sous la forme abstraite de rapport social. Un peu comme la particule de matière apparaît à la fois comme onde et comme particule à celui qui l'observe en fonction des conditions d'expérience auxquelles il la soumet, tout se passe comme si le nuage de la marchandise se cristallisait en objet solide au moment de l'acte d'achat ou de vente, avant de reprendre sa forme de nuage (cloud) dès que l'attention est relâchée. D'où la nécessité de recommencer toujours l'expérience, compulsion d'achat, pour se sentir exister malgré tout.

De ce fétichisme de la marchandise de Marx résulte nécessairement, après un siècle d'évolution, le Spectacle de Guy Debord. Lorsque le fétichisme marchand investit le champ du social au point de former un brouillard élucubrant à la surface du monde, il devient spectacle intégral au sens de double ou de semblant. L'apparence du monde n'aura pas trop changé tandis que sa réalité sous-jacente se sera purement et simplement inversée. Le faux universel a remplacé le vrai dans un mouvement subreptice, une sorte de saut qualitatif, favorisé par le désir individuel du faux spectaculaire. Chacun voulant échapper à lui-même par l'imaginaire marchand qu'il pense libérateur. Le Spectacle selon Debord n'est pas une zone particulière de la société devenant hégémonique, son service culturel devenu fou, il est le nom même de cette société, sa vérité ontologique, son substrat. Désormais le vrai est un moment du faux. Tout est faux intégralement, et c'est le vrai qui est mis en demeure de s'expliquer devant les tribunaux populaires démocratiques tandis que le faux s'ébroue à l'abri des lumières. Comme sous Staline on devait avouer individuellement des crimes qu'on n'avait pas commis pour maintenir le mensonge social du pouvoir criminel. Le mensonge était alors scientifique et totalitaire, il est désormais scientifique et démocratique avec une propension a redevenir totalitaire.

Dans le monde actuel le concret est abstrait et l'abstrait concret. Demander du concret c'est donc vouloir le mensonge, tandis que plonger dans l'abstrait c'est entrer en vérité.

L'abstrait, c'est par exemple la contradiction interne du capital dont le mouvement tend vers la valorisation éternelle tout en détruisant nécessairement les moyens de cette valorisation. En simplifiant, je dirais que le travail produit la richesse qui détruit le travail. Qui veut comprendre le détail devra s'intéresser à la baisse tendancielle du taux de profit telle qu'expliquée par Marx dans le Livre III du Capital et à l'évolution de la plus value relative liée aux gains de productivité et à la technologie.

Ce mouvement contradictoire est le moteur de l'histoire. Il détermine notre réalité extérieure économique, politique, sociale, médiatique et culturelle et répond à nos projections intérieures. C'est un mouvement mécanique autoalimenté que nous laissons s'exprimer par ignorance de notre puissance intérieure et spirituelle autonome. Il fait bouger ses marionnettes élitistes en leur faisant croire qu'elles sont toutes-puissantes parce qu'elles s'imaginent posséder quelque chose. Elles ne possèdent rien, et dans ce processus, perdent davantage à mesure qu'elles gagnent. Leur perte ou leur chute n'est tout simplement pas aussi évidente et brutale que pour les autres. Celui qui croit maîtriser extérieurement quoi que ce soit dans ce processus est le plus aveugle de tous. Le processus fonctionne pour lui-même et se nourrit de l'ignorance quant à son principe intérieur. Il est une projection de chacun dans le tout et ne peut disparaître que dans le tout de chacun. Il est le symptôme d'une pathologie sociale qui ne peut trouver son remède que dans la conscience individuelle.

La correspondance entre microcosme et macrocosme joue encore pleinement ici. A une misère intérieure amplifiée par le nombre correspond une maladie extérieure et sociale qui, par effet d'illusion, semble indépendante. Un monstre intérieur se projette, devient autonome, grossit démesurément, et hante l'individu oublieux de sa création. Mais le mensonge devient tellement hégémonique un jour que le déni décline. Le poids du monstre l'affaiblit, ses pieds d'argile se fendent, l'individu sent vibrer en lui la force du doute. La séparation est anéantie, l'individu apprend par la maladie qu'il est cette puissance même qui l'asservit.

Le prolétaire, l'être socialement dépossédé, c'est-à-dire la quasi totalité de l 'humanité aujourd'hui, apprend la liberté par son aliénation même et crée les conditions d'abord intérieure de son émancipation. Il apprend ce qu'il est par ce qui lui revient. Il se connaît par l'extérieur et se change par l'intérieur.

L'éveillé est donc un prolétaire qui se connaît comme tel. C'est ainsi que je comprend Marx. La révolution qu'il appelait de ses vœux est une révolution de conscience. J'observe le monde pour me connaître moi-même et me connaissant je me change.

Le prolétaire n'est pas là pour abattre la bourgeoisie, elle le fait déjà elle-même. Il est là pour prendre conscience de la non-séparation et donc de l'amour. Et il ne le fait pas parce qu'il est meilleur mais parce que sa condition de dépossédé le pousse dans ses retranchements. La maladie générale qui sévit pour tous mais qui l'atteint plus durement provoque chez lui un saut de conscience et un élan d'amour. Il comprend que l'aliénation c'est lui parce qu'il est le dernier sur la liste des vainqueurs possibles. Les aristocrates avaient les bourgeois, les bourgeois les prolétaires, les prolétaires n'ont plus personne, ils sont seuls face à eux-mêmes. Soit ils disparaissent, soit ils changent. Mais ils n'ont pas à changer un système extérieur pour changer leur condition, ils ont à changer leur système intérieur pour que le monde change. C'est en ce sens que les derniers seront les premiers.

Marx avait donc raison, mais pas comme il le pensait. Les prolétaires ont bien pour mission historique d'instaurer une société sans classes, mais pas par une guerre de classe, par une médiation de classe plutôt et un non-agir.


 

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