mercredi 16 décembre 2015

Le millefeuille ventriloque

Par-delà les conjonctures particulières, la société prolétariste considère sa créature humaine comme une mine à ciel ouvert, une mine à survaleur, qui ne mérite de vivre que pour autant qu'elle est en capacité de fournir son minerai. C'est l'erreur de tous les contestataires de croire qu'il existe des catégories d'humains qui échappent ou pourraient échapper à cette logique.

Bien sûr, la lutte des classes est un fait social incontestable. Mais c'est un fait de surface. Dans l'épaisseur réelle du monde de la marchandise, au niveau le plus radical, au niveau anthropologique, le riche est logé à la même enseigne que le pauvre. Lui aussi n'est qu'une pompe à valeur, placée à un niveau supérieur de confort, à un degré de l'échelle prolétariste globale lui permettant seulement de nier sa condition d'esclave. Il est l'esclave direct de la machine, les autres sont ses esclaves, les esclaves d'esclaves. Cela étant précisé, je ne dis pas que la force ne soit jamais nécessaire pour imposer au riche une nouvelle loi générale qui ne soit pas basée sur l'extraction minière de la survaleur. Je ne suis pas pacifiste au point de nier les rapports de force. II y a simplement plusieurs niveaux de lecture qu'il faut apprendre à considérer en même temps.

La vérité sociale est essentiellement composite et stratifiée. A ne considérer qu'un ou plusieurs strates sans les insérer dans une vision d'ensemble claire et cohérente, on prend le risque de la répétition inconsciente, du bégaiement dialectique. Le négatif profond n'ayant pas été découvert, le négatif superficiel : le prolétariat par exemple, se présente comme la rayure d'un microsillon, un bug de retour, qui, au lieu du dépassement, instaure la répétition du même sous une forme différente. Le disque rayé du prolétarisme hyper-industriel revient ainsi périodiquement, après la crise, à son dernier point de lecture. A la façon d'un logiciel caché, il restaure continuellement le système.

La lutte ne se mène pas au bon niveau, c'est ce qui donne cet effet de boucle infinie, d'éternel retour du même sous les dehors du plus grand changement. On ne dépasse rien si l'on n'est pas situé au point central de la rencontre dialectique entre les deux pôles de la contradiction fondamentale. Celle qui détermine tout le reste.

Le pauvre qui combat uniquement le riche conforte le mensonge de la richesse. Il doit se combattre lui-même d'abord, en tant qu'outil et serviteur volontaire de la machine. Alors seulement il ne se contentera pas de prendre la place du riche, mais créera une nouvelle place pour tous.

Jusqu'ici on n'a fait que théoriser les différents types d'aménagement du prolétarisme. Ce qu'il faut maintenant, c'est le théoriser lui-même pour fournir le cadre général d'une alternative réelle. Il s'agit de se débarrasser du logiciel pirate pour intervenir directement sur le système.

Au niveau très superficiel de lecture, il y a l'autosatisfaction, le cynisme, l'inquiétude inexplicable, ou la croyance sans fondements en un avenir prometteur. Au niveau juste en-dessous, il y a la lutte des classes, avec des propriétaires et des non-propriétaires de l'outil de production. Au niveau encore inférieur, il y a l'homme en face de cette créature sociale qui lui a échappé. La résolution du problème posé à un seul niveau, ou aux deux premiers seulement, ne règle rien. C'est le dernier niveau, le plus profond, qui détermine le reste. C'est par la solution au problème de la création collective d'un monstre (le Frankenstein global invisible), et des raisons profondes qui l'ont rendu nécessaire à un certain moment de l'histoire humaine, que passe le salut. A ce niveau-là, les considérations politiques, économiques et sociétales ne suffisent pas. Il faut surtout plonger au cœur des invariants humains en matière de construction existentielle, au centre des conditions mêmes de la naissance à l'autre, et de l'autre, du petit d'homme en formation, des relais institutionnels et collectifs nécessaires au bon développement psychique de l'individu doué de parole. Et dans cette zone de la pratique humaine, il n'y a pas de différence profonde entre le riche et le pauvre, entre le propriétaire et le non-propriétaire. Seul compte ici la conscience d'une aliénation fondamentale humaine et la manière de la contrôler. Faute de cette conscience, il sera vain de changer quoi que ce soit à la forme actuelle de civilisation. Un changement partiel ne ferait que déplacer le problème sans le résoudre, nous laisserait prisonnier d'une répétition, d'un éternel retour des produits collectifs de cette aliénation individuelle non-comprise. La démonstration en a été faite durant tout le XXe siècle avec les révolutions rouges, brunes ou noires.

Pour entrer résolument dans le nouveau millénaire, nous devons accepter d'abandonner les vieilles lumières, les pièges prolétaristes, pour nous diriger dans l'obscurité vers les soubassements du monde, là où règne la peur des monstres, mais où gît aussi la possibilité de leur échapper. Nous devons muer au lieu de muter. Le monstre prolétariste voudrait justement nous faire muter, c'est tout le projet transhumaniste. Muons pour ne pas avoir à muter en devenant muet. Ne laissons pas le monstre parler et agir pour nous. Saisissons-nous de nous-mêmes avant qu'il ne soit trop tard, avant que la Machine ne nous broie de l'intérieur et ne nous ventriloque.

Adrien Royo

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