dimanche 5 février 2012

De la liberté (suite)

La liberté individuelle est en général conçue comme éloignement du corps social. Pour les libertariens, par exemple, moins il y a de social, mieux c’est. Le rêve de ces rousseauistes modernes : une constitution minimale, et pour le reste, un laisser-faire maximum. La nature, ou Dieu, s’occupant de tout. Pas de corps social pour eux, seulement des individus libres par nature et bons par décret divin. Il suffit de supprimer la gangue sociale qui nous enferme pour retrouver l’Age d’Or. On procède par élimination, par élagage, par dégraissage de mammouths collectifs. En langage kunique, nous dirions qu’ils partent du corps individuel comme essence pour arriver à l’origine comme finalité.

Presque toutes les théories d’émancipation empruntent le même chemin. L’individu étant identifié à son corps individuel, c’est-à-dire, pour nous, limité à son enveloppe la plus évidente, la plus intuitivement perceptible, mais aussi, la plus illusoire.

L’originalité du kunisme, qui n’a encore trouvé aucun écho ni aucun prolongement, c’est qu’il considère l’individu dans ses trois états à la fois : corps individuel, corps social, corps cosmique, et qu’il ne voit aucune libération possible sans harmonisation de ces états.

Le corps individuel n’est pas plongé dans un corps social, il est ce corps social même. Tout comme il est d’emblée corps cosmique. Bien sûr, la relation qu’il entretient avec lui-même dans son corps social est complexe. Il s’agit de la relation avec ses prothèses, qu’elles soient symboliques ou matérielles. L’Homme, pour nous, est intrinsèquement cette relation même. Ce qui veut dire qu’aucun être humain ne peut s’envisager constitutivement comme séparé de son corps social, qui inclue le langage et les connaissances, même les plus rudimentaires. Ce qu’il a dans la tête dès avant sa première naissance, sa chute maternelle, appartenant déjà à la sphère sociale. Ce que j’appelle aussi son immunologie sociale. Si bien que lorsque l’on voit un Homme se promener dans les bois, on perçoit toujours plus qu’un corps individuel. Car voilà un individu qui emmène avec lui toute une société, ou une société qui emmène avec elle tout un individu. Et pas seulement la société vivante tout autour, mais aussi la société morte des ancêtres. Et plus encore, voilà un individu qui marche avec son corps cosmique accroché aux basques.

Comment, alors, un Homme pourrait-il être libre au dépend d’une partie de lui-même ? Comme pourrait-il être libre « dans » un corps social enchaîné ? Ou encore, comment un corps social pourrait-il être sain en asservissant les corps individuels ?

Les corps individuels ne font pas l’individu. L’individu, c’est l’ensemble des trois corps réunis dans une conscience individuelle. C’est pourquoi, la liberté sera conçue par nous comme projet de deuxième naissance, d’élévation individuelle, non entravé. La liberté est donc essentiellement pour nous une liberté de naissance et non d’essence. Ce qu’il faut protéger, c’est la potentialité d’émancipation d’un corps individuel concret, et non un individu abstrait (puisque séparé de lui-même) déjà né. Dans cette perspective, les Droits de l’homme ne sont qu’une blague permettant au corps social de s’émanciper au dépend des corps individuels. Ce n’est pas la même chose de dire que tous les Hommes naissent libres et égaux en droit, et de dire que le corps social, à travers le droit, doit permettre et favoriser leur naissance. Dans le premier cas, il faut garantir à un individu abstrait certains droits (ces droits étant énoncés, et assurés formellement, le corps politique n’a plus d’autre responsabilité et peut agir à sa guise), dans l’autre, il faut garantir et accompagner la naissance d’un individu concret (et là le corps politique reçoit une mission qu’il ne peut éluder). Liberté formelle ici, liberté concrète là.

Je ne développe pas ici des arguties fuligineuses pour le plaisir de la complexité ou pour noyer les problèmes dans une viscosité artificielle. Je développe l’argumentaire d’une nouvelle constitution humaine, au croisement de la mystique et de la politique, sur un fond purement matérialiste et rationnel.

Je propose une analyse, une vision anthropologique globale et un projet d’émancipation sur des bases toutes différentes de ce qui existe jusqu’ici.

Le problème n’est pas de libérer un individu mais de l’inventer. Chacun doit se faire l’inventeur de lui-même en disciplinant son corps social. C’est pourquoi, la politique pour moi s’apparente à un yoga du corps social. Tous ceux qui nient le corps social ou le méprisent, ne font que soumettre l’individu à son inconsistance première. Nier ou mépriser le corps social, c’est nier ou mépriser l’individu même. Mais nier le corps individuel ou le corps cosmique, c’est lâcher la bride et donner libre cours à la Bête, c’est-à-dire au corps social pathologique.

Tout ceci mériterait un livre, je le sais.

Adrien Royo

Aucun commentaire: