vendredi 22 mai 2015

Robert Kurz. Trop peu traduit en France.

Qui est Big Brother ? George Orwell et la critique de la modernité


(Texte paru dans la revue Krisis, repris en français dans Archipel n°103)


Dans l'histoire de la littérature, sont apparues, régulièrement, certaines "œuvres universelles" ou "œuvres du siècle", métaphores de toute une époque et dont l'effet fut si important que leur écho continue de résonner jusqu'à nos jours. Ce n'est absolument pas le fruit du hasard si la forme littéraire de telles œuvres a souvent été la parabole. Cette forme permet de représenter des pensées philosophiques fondamentales de sorte qu'elles soient également lisibles comme des histoires colorées et captivantes. Une telle nature double n'apprend pas la même chose à celui qui est formé théoriquement et à l'enfant ou à l'adolescent, mais les deux peuvent dévorer ce même livre pareillement. C'est justement cela qui nourrit l'impression profonde laissée par de telles œuvres dans la conscience mondiale, jusqu'aux topiques de la pensée quotidienne et de l'imagination sociale.

Au XVIIIème siècle, Daniel Defoe et Jonathan Swift fournissaient, avec leurs grandes paraboles, des paradigmes au monde naissant de la modernité capitaliste. Le Robinson de Defoe devint le prototype de l'homme appliqué, optimiste, rationnel, blanc et bourgeois, créant, d'après un plan strict, sur l'île "sauvage" du monde d'ici-bas, en tant que concierge de son âme et de son existence économique, une place agréable à partir du néant, tout en élevant en outre par le "travail" les hommes de couleur "sous-développés" vers de merveilleux comportements civilisés.

Les utopies négatives

Le Gulliver de Swift, par contre, erre à travers des mondes fabuleux aussi bizarres qu'effrayants, dans lesquels la modernisation capitaliste se reflète en tant que satire mordante et comme parodie de ces "vertus de l'homme moderne" de Defoe.

On pourrait comprendre le Gulliver de Swift comme la première utopie négative de la modernité. Disparaissant complètement pendant un XIXème siècle positiviste et de foi dans le progrès, ce genre revit une floraison insoupçonnée au XXème. Le roman de H.G. Wells (1866 – 1946), "La machine à explorer le temps" en a été un précurseur. Wells y pousse la société de classes victorienne jusqu'au stade de sa dégénérescence complète, où les descendants des capitalistes d'antan, devenus des nains beaux, mais bêtes et distraits, vivent sur la croûte terrestre tandis que les descendants de l'ancienne classe ouvrière, s'étant mués en êtres souterrains, s'engraissent cannibalistiquement de leurs antipodes.

Sous l'influence des guerres mondiales, de la crise économique généralisée et des dictatures industrielles, le genre de l'utopie négative n'a pas seulement réapparu, il a aussi déplacé son sujet du terrain sociologique de l'affrontement des classes à la vision d'un système unique et totalitaire. Les noires paraboles de Franz Kafka appartiennent à ce contexte, tout comme les œuvres d'une "science-fiction" populaire négative . Ce sont les romans "Nous autres" de Evgueni Zamiatine (1884 – 1963), écrit dès 1920 mais édité en anglais en 1925; "Le meilleur des mondes" d'Aldous Huxley (1894 – 1963) de 1932; et surtout les deux livres se reliant à ce sujet de George Orwell (1903 – 1950), dont nous fêtons cette année le centième anniversaire: "La ferme des animaux", publié en 1945, et l'utopie négative peut-être la plus célèbre: "1984", publiée en 1949.

On peut aisément imaginer de quelle façon, à l'occasion de ce jubilé, l'œuvre d'Orwell sera "honorée" par les panégyristes conformistes de l'actuel monde du capitalisme globalisé. On reconnaîtra à Orwell d'avoir été un grand démocrate de l'avertissement et de la mise en garde face à la terreur totalitaire des dictatures de Staline et d'Hitler. On le remerciera et l'on prétendra que ses paraboles fameuses ont aidé à mener l'humanité vers l'avenir libre, marchand et démocratique, aujourd'hui pratiquement réalisé. Et pour finir, on nous dira que l'œuvre d'Orwell appelle à toujours se méfier des tentations totalitaires qui surgissent du "Mal" de ce monde pour s'emparer de l'humanité. Et l'on pointera du doigt le fondamentalisme islamique, Saddam Hussein ou Milosevic.

Les démocratiques orateurs de la cérémonie en l'honneur d'Orwell ne soupçonneront certainement pas que ses utopies négatives sont déjà devenues réalité depuis longtemps et que nous vivons aujourd'hui dans le système le plus totalitaire de tous, dont le centre est l'Occident démocratique. Il est certain qu'Orwell lui-même ne pensait pas ainsi. Il semble évident que dans la perspective des années quarante du siècle passé, il ne visait véritablement, en écrivant ses paraboles, que l'expérience immédiate des nazis et du stalinisme; un peu d'ailleurs comme la philosophe Hannah Arendt avec son œuvre majeure, quelques années plus tard, dans les années cinquante. De grandes œuvres philosophiques et d'autres paraboles littéraires disent souvent davantage que ce qu'en savent leurs auteurs, et éclaircissent parfois de façon surprenante des situations futures qui du temps de leur conception n'entraient même pas en considération.

La première parabole orwellienne, "La ferme des animaux", est déjà instructive en ce sens. A première vue il s'agit d'une fable sur l'inutilité de toute révolution sociale, au motif que l'essence de la domination sociale, la structure du "pouvoir", resterait toujours la même. Cet argument anticipe une idée de base de la pensée post-moderne de Foucault entérinant de la même façon une sorte d'"ontologie du pouvoir" positiviste. En ce sens, Orwell est plus un pessimiste de la nature humaine qu'un idéologue enthousiaste de l'ordre établi, même si, comme tous les pessimistes, il a finalement défendu la société existante, dans son cas anglo-saxonne, comme étant la meilleure possible. Ce n'est pas pour rien que l'on a souvent comparé Orwell à Swift.

Une parabole peut en cacher une autre

Comme parodie brillante de l'histoire de la révolution russe, avec les cochons en tant qu'élite bureaucratique et le Premier Cochon Napoléon dans le rôle de Staline, "La ferme des animaux" nous livre bien sûr tous les clichés de la pensée bourgeoise sur l'inutilité et le caractère criminel de l'émancipation sociale. Mais la parabole contient une toile de fond différente, dont Orwell n'a apparemment pas pris conscience lui-même. Premièrement, on peut y lire, au moment où les cochons trahissent l'égalité animale, que le problème n'est pas l'idée de l'émancipation, mais la "révolution trahie" (Isaac Deutscher). Deuxièmement, cette toile de fond en cache encore une autre: ce n'est même plus cette "trahison" de la révolution animale par les cochons qui fait échouer l'émancipation, mais le fait que la nature de l'oppression soit expliquée par la volonté subjective du fermier humain Jones d'exploiter les animaux et non pas par la forme d'organisation de la ferme. Ainsi les brebis étouffent régulièrement toute discussion sur le sens de l'action commune par un grand bêlement de 15 minutes du slogan "quadrupèdes bon, bipèdes mauvais", qui sera finalement démenti quand les cochons eux-mêmes deviennent "bipèdes".

Involontairement Orwell arrive ainsi dans sa parabole à la conclusion implicite que ce n'est pas le changement sociologique du pouvoir et de ses détenteurs qui représente l'émancipation, mais le dépassement de la forme sociale, donc de ce système moderne de production de marchandises auquel participent toutes les classes sociales. On y trouve même un soupçon de l'idée que le "travail" n'est ni un principe ontologique, ni surtout pas un principe d'émancipation, mais au contraire celui du pouvoir répressif soumettant les animaux à cette fin en soi irrationnelle de "produire pour produire", symbolisée par la figure du cheval de trait abruti, Boxer, une sorte de travailleur Stakhanov voulant résoudre tous les problèmes par la devise: "Je veux et je vais travailler encore plus durement!" – pour finalement être vendu au boucher par Napoléon, quand, épuisé, il ne peut plus travailler.

Big Brother is watching you

Au-delà de la "lutte des classes" sociologique immanente, le problème de la forme du contexte social du système, en tant que forme commune de toutes les classes, devient encore plus explicite dans "1984", un livre rappelant fortement le roman "Nous autres" de Zamiatine (et qui a été peut-être inspiré par celui-ci). Au premier plan, autant chez Zamiatine que chez Orwell, on trouve la figure de guide surpuissant et au-delà du vivant, nommée dans le premier cas simplement "le Bienfaiteur", et dans le deuxième "Big Brother", bien sûr tous les deux inspirés par les dictatures étatiques totalitaires et politiques de l'époque de l'entre-deux-guerres. Mais ici aussi apparaît une toile de fond allant largement plus loin que les faits explicités. Derrière le pouvoir personnifié apparaît le caractère anonyme, "objectivé", du totalitarisme. Le Bienfaiteur de Zamiatine se révèle être une véritable machine intelligente, et le Big Brother d'Orwell peut être facilement interprété comme la métaphore d'une matrice de commande systémique fonctionnant de façon beaucoup plus contraignante dans l'actuel totalitarisme que dans les dictatures politiques de la première moitié du XXème siècle.

Ce qui inquiète dans "1984" est moins la contrainte extérieure que l'intériorisation de celle-ci, apparaissant finalement comme impératif du moi propre. La fin en soi irrationnelle de l'interminable "valorisation de la valeur" par le "travail" abstrait exige un homme autorégulateur s'opprimant lui-même au nom des lois anonymes du système. L'idéal, c'est l'auto-observation et l'autocontrôle de cet "entrepreneur de soi-même" par son surmoi capitaliste: "suis-je assez efficace, assez adapté ? Suis-je dans la tendance, suis-je concurrentiel?". La voix de "Big Brother" est celle du marché mondial anonyme, et la "police de la pensée" – les rapports démocratiques de concurrence – fonctionne de façon beaucoup plus raffinée que l'intervention
de n'importe quelle police secrète.

Big Brother, nous t'aimons

Il en est de même concernant la fameuse "langue orwellienne", la "Novlangue" qui, avec ses interversions des significations, se trouve finalement, depuis déjà plus de 200 ans, être la langue du libéralisme économique. Quand, au nom de Big Brother, il est dit: "la liberté c'est l'esclavage", cela signifie aussi, à l'inverse: "l'esclavage c'est la liberté", notamment l'auto-soumission joyeuse aux prétendues "lois naturelles" de la physique sociale de l'économie de marché. La même chose est vraie pour les autres slogans de la Novlangue: "la guerre c'est la paix" – nul ne sait mieux cela que l'OTAN, comme police mondiale auto-proclamée; "l'ignorance c'est la force" – qui d'autre que le consommateur de masse ou le manager, dont le succès à tous deux dépend de l'ignorance sociale, ne signeraient en toute bonne conscience cette maxime? Remettre en question, même en pensée, le système délirant et clos de la "liberté" déterminée économiquement, c'est être out ou, comme il est dit dans "1984": "Le crime de pensée n'engendre pas la mort: le crime de pensée est la mort", c'est-à-dire la mort sociale.

On peut démissionner d'une secte politique, et, dans un Etat totalitaire, on peut au moins se réfugier dans "l'émigration intérieure"; mais il est aussi impossible pour l'homme capitaliste devenu auto-régulateur de démissionner du marché totalitaire que de son propre "moi", devenu "capital humain". La conscience est reliée au mécanisme omniprésent de la concurrence, obligeant à se mentir sans cesse à soi-même en raisonnant dans les termes de la Novlangue économique néo-libérale: "productivité déchaînée est expérience de soi", "l'auto-soumission c'est l'autoréalisation", "la peur sociale est l'auto-libération" etc. Cent ans plus tôt, Rimbaud avait déjà formulé de manière inégalée la schizo-devise de l'homme moderne: "Je est un autre".
"Etre libre" ne signifie dans ce monde rien d'autre que de savoir ce que Big Brother ou Le Bienfaiteur, c'est-à-dire le marché totalitaire, pourrait demander aux hommes, de le prédire et de s'y conformer dans une obéissance zélée et inconditionnelle – ou alors de rester sur le bord de la route, de perdre son existence sociale et de mourir prématurément. Il n'y a plus besoin de système de surveillance bureaucratique pour que ces sanctions s'exercent sur les "perdants". C'est parfaitement réglé par ce lugubre pouvoir anonyme de la machine sociale du capital devenu rapport mondial total. Le pouvoir des lois systémiques aveugles, violant les ressources naturelles et humaines, s'est émancipé de toute volonté sociale – et donc aussi de la subjectivité du management.

D'une certaine façon, le monde est devenu une unique "ferme des animaux" gigantesque, dans laquelle il est sans importance que ce soit le fermier Jones ou le Premier Cochon Napoléon qui commande, parce que les "décideurs" subjectifs ne sont rien d'autre que les agents d'un mécanisme autonomisé qui ne cessera de tourner avant d'avoir transformé le monde, par le "travail", en un désert sans vie. Dans cette ferme-monde automatisée, toute pensée critique s'interrogeant sur le sens et le but de cette folle manifestation est immédiatement étouffée par le bêlement assourdissant des brebis démocratiques aux paroles "objectivées": "travail bon, chômage mauvais", "capacité de concurrence bon, exigences sociales mauvais", etc. Si nous brossons un peu les paraboles orwelliennes à l'inverse du sens du poil, nous pouvons nous y reconnaître nous-mêmes comme prisonniers d'un système à un stade de mûrissement avancé, d'un totalitarisme faisant paraître presque anodins "La ferme des animaux" et "1984".

Robert Kurz

jeudi 14 mai 2015

Probablement un crypto-nazi!

Trêve de plaisanterie! Là nous sommes à l’essentiel, au tuf des choses. Je suis d'accord à 90% avec tout ce que dit notre ami Francis. Nous nous séparons seulement sur le matérialisme historique. Du moins pour ce qui concerne l'avenir. Je veux bien l'accepter pour l'évolution passée, mais je crois, à la différence de Cousin, que le prolétarisme représente un défi lancé à l'espèce humaine qui pourrait être résumé ainsi: jusqu'à présent, le mouvement historique était quasi mécanique et les concepts marxiens en rendaient parfaitement compte, mais aujourd'hui, après un saut qualitatif qu'il est difficile d'expliquer en peu de mots ici, ce qui demandé, c'est une conversion, et pas seulement une adaptation. Le premier échange néolithique contenait effectivement en germe toute l'organisation industrialo-financière moderne, mais ce qu'il nous faut savoir aussi, pour ne pas reparcourir le même chemin après que les contradictions internes du système auront provoqué l'effondrement inévitable, c'est pourquoi le premier échange eu lieu, au sens psycho-social ou anthropologique. Et là, nous bifurquons vers le travail de Pierre Legendre, qui me semble un complément indispensable au grand œuvre marxien. C'est tout le projet kunique.



mardi 12 mai 2015

Dieu est mort, vive Dieu!


C'est une affaire entendue, notre civilisation marque le passage définitif de l'ère théologique à l'ère rationnelle, scientifique, positiviste. Sommet de l'évolution humaine, elle observe avec condescendance les groupes d'attardés qui la rejoindront peut-être un jour, ou les groupes de passéistes qui se complaisent dans l'ignorance et le déni. Cette civilisation est neutre et ce n'est pas de sa faute si elle exprime la vérité du monde. Les autres auparavant avaient des opinions ou des croyances, elle a les preuves et la connaissance. La liberté, l'égalité, le bonheur, c'est elle. La victoire sur des maladies endémiques, l'augmentation des richesses, la progression de l'espérance de vie, c'est encore elle. La médecine, le libre-marché, les nouvelles technologies, la nourriture en abondance, les transports rapides, les loisirs, les droits de l'homme, la démocratie, la liberté d'expression, l'égalité homme-femme, les droits sociaux, etc.; tout cela, c'est elle: notre civilisation neutre et véridique, sans cesse exposée à des hordes barbares assoiffées du sang bleu des aristocrates modernes que nous sommes tous devenus à l'échelle du monde. Hordes barbares qui peuvent même surgir en son sein par effet de régression psycho-sociale et perte du sens commun.

Que cette civilisation puisse avoir, comme toutes les autres, des velléités hégémoniques ne vient pas naturellement à l'esprit de ses représentants. Du moins de ceux du quotidien. Si elle consacre aux budgets militaires des sommes astronomiques, c'est que les barbares guettent ses moindres faiblesses. Si sa police est pléthorique, c'est qu'en son sein même trop d'insanes désirent sa perte. Elle se défend, elle n'attaque pas. Pourquoi s'abaisserait-elle à conquérir puisque qu'elle est la vérité et le bien, et que la vérité et le bien finissent toujours par l'emporter. Elle doit seulement se protéger.

Cet état d'esprit n'a pu se développer que parce que les fondements dogmatiques de la société en général (pas seulement la nôtre) sont dans une large mesure incompris et même inexplorés, tant domine le préjugé du progrès et l'idée que nous vivons une apothéose. A ma connaissance, seul Pierre Legendre porte un regard éclairant sur une question si cruciale.

Finalement, si l'on veut schématiser à l'extrême, on pourrait dire que la société actuelle fait du christianisme sans Dieu, et que ce faisant elle finit par couper l'individu de toute possibilité de justification hors la Marchandise.

Le christianisme instaura le rapport direct de la personne à Dieu. Il y avait auparavant la Loi d'un peuple pour un peuple. En s'émancipant de ce peuple et de cette loi, il inventa le monothéisme universel, et, par imitation de Jésus, la rédemption des péchés et le salut individuel. Une nouvelle communauté naissait, mélangeant la nouvelle théologie avec des éléments juridiques issus du monde ancien, essentiellement romain. Une individualisation avait certes émergé, mais elle s'établissait sur fond de justification sociale bien architecturée. Les liens symboliques, bien que transformés, étaient maintenus. L'individu savait pourquoi il naissait, pourquoi il mourait et d'où il venait. Ce savoir n'était pas scientifique, mais en cette matière, le code lui-même est important, pas son origine.

Le libéralisme, qui est l'idéologie nouvelle, a franchi un pas supplémentaire. A l'individu, il a retiré tout son espace de justification. Certes, l'individu est affranchi des anciens codes, mais en retour il doit s'autojustifier, c'est-à-dire s'inventer pour lui-même les réponses aux pourquoi? et aux d'où? Si bien qu'en définitive, il est sommé de se créer sa propre petite communauté, et devient une mini entreprise de fabrication de lois et de morales portatives et adaptables. Cela n'apparaît pas encore de manière évidente parce qu'il vit sur l'acquis des civilisations antérieures dont il a hérité certains principes, qui même contredits massivement par le monde qu'il organise désormais, gardent une certaine prégnance; et parce que la Marchandise installe une interface d'illusions qui semblent compenser provisoirement le manque.

A première vue, le libéralisme est un individualisme. A y regarder de plus près, on découvre que le libéralisme, sous ses dehors émancipateurs d'individus, est un collectivisme comme il n'en a jamais existé d'équivalent dans l'histoire. Un collectivisme paradoxal qui agit en isolant d'abord les individus pour mieux les ressaisir ensuite. Sorti de son troupeau d'origine, l'individu se croit libéré de tout troupeau, alors qu'il est immédiatement immergé dans un troupeau plus vaste, et donc moins visible, qui relie les différents individus pseudo-libérés. La chaîne est plus longue et plus légère, presque invisible, ce qui fait croire qu'elle n'existe pas. Le Marché réunit des individus isolés sous sa férule sévère. Le Marché ou le Management, comme dirait Legendre, se constitue en gardien d'un immense troupeau de nomades en rupture d'identité, un méta-troupeau pourrait-on dire.

Mais aussi, le libéralisme, et le positivisme qu'il porte comme son complément idéologique, sont des armes puissantes d'identification dirigées contre les autres et en vue de les dominer. Comme toute civilisation, elle se construit sur une série de dogmes, de références identificatoires, d'images fédératrices et d'emblèmes unificateurs. Elle ne peut éviter cela, car cette nécessité de la Référence absolue et des emblèmes, est inscrite dans notre code de socialisation humaine comme notre forme propre est inscrite dans notre génome. L'être doué de parole que nous sommes doit impérativement trouver sur son chemin de développement les soutènements sociaux pour une construction favorable de son individualité parlante. Il doit trouver les relais sociaux, sous la forme de la loi et de l'inscription emblématique, de l'interdit psychique qui le projette dans le monde humain. Sans interdit, pas d'humanisation, sans emblèmes, pas d'humanité. C'est pourquoi, bien que nous nous en cachions, nous sommes tous, nous occidentaux prolétaristes, bel et bien rangés en bataillons derrière des drapeaux. Drapeaux que nous brandissons comme des vérités scientifiques et donc comme des drapeaux blancs, neutres, paisibles, laïques et raisonnables. Drapeaux qui perturbent néanmoins autant les autres que nous-mêmes; les autres se doutant qu'ils ne sont pas si blancs que nous les voudrions, nous-mêmes ne comprenant pas la réaction violente des autres devant des drapeaux si immaculés et lumineux.

Et puis derrière les drapeaux blancs, il y a aussi la marchandise à vendre et le confort à acheter.

Le libéralisme est donc un christianisme sans Christ, mais non pas tout à fait sans Dieu, car sans Dieu, au sens de Référence absolu, de cadre symbolique pour la raison et le langage, il ne saurait subsister de société. Le Dieu du libéralisme c'est la Marchandise ou la Valeur ou le Management ou la Science, cachés derrière l'État. Et c'est un Dieu plus jaloux encore que celui de l'Ancien Testament. Il demande des sacrifices humains par millions, des holocaustes à chaque génération et en plus il se donne comme anti-dieu. C'est donc un dieu hypocrite par "dessous" le marché.

Et c'est là que l'analyse de Pierre Legendre prend tout son sens. Si nous vivons dans une théocratie nouvelle se donnant comme positiviste, il est urgent de connaître les conditions d'existence de toute théocratie et ses relais à l'intérieur de chaque individu. Comme il est important de savoir ce qui, dans l'évolution natale de l'individu humain, nécessite et détermine ces relais. Faute de quoi, ne saurait se concevoir aucune vraie liberté.

Adrien Royo