samedi 9 juin 2012

Crédit je t'aime, crédit je t'adore

L'original est ici: http://palim-psao.over-blog.fr/article-dumping-salarial-haute-technologie-et-crise-par-claus-peter-orlieb-106566846.html

 

Dumping salarial, haute technologie et crise

  

Claus Peter Ortlieb*

 
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Voir le Fichier : C_P_OrtliebDumping_salarial_haute_technologie_et_crise_2011.pdf
 
De l’avis général, le fait que l’Allemagne ait « supporté la crise mieux que d’autres », soit à nouveau « compétitive » et apparaisse « aujourd’hui en si bonne forme économique », serait dû notamment à l’Agenda 2010 de la coalition rouge-verte menée par le chancelier Schröder et à la « restructuration de l’Etat-providence » qu’il impliquait[1]. Peut-être les données contenues dans le tableau ci-dessous nous aideront-elles à comprendre ce que cela peut bien vouloir dire. Le site internet du Spiegel l’a publié à deux reprises en novembre 2011, d’abord le 9 novembre sous le titre « Baisse des salaires réels : les Allemands ont de moins en moins les moyens »[2], puis à nouveau le 23, cette fois sous le titre « Salaires réels en hausse : il reste davantage d’argent dans les poches des travailleurs »[3]. Alors que le premier article s’intéressait à l’évolution des dix dernières années, le second traitait des perspectives censées être offertes par diverses « options économiques » grâce auxquelles les salaires horaires doivent augmenter de 2,7% en 2012, l’inflation restant quant à elle aux alentours de 1,9%. Mais qui est assez naïf pour croire ce genre de choses ?
 
 
 
L’agenda 2010 n’a pas seulement (sous le nom de code de « Hartz IV ») réduit, comme chacun sait, de manière spectaculaire les prestations sociales au nom de la « finançabilité de l’Etat-providence » ; il signifia en même temps le feu vert des parlementaires au dumping salarial. Comme tel, il a manifestement connu un franc succès, ainsi qu’il ressort ici du panel socioéconomique (SOEP) de l’Institut allemand pour la recherche économique. Dans le tableau sont indiqués les salaires mensuels bruts pour les années 2000, 2005 et 2010, exprimés en prix constants de 2005 (autrement dit, corrigés de l’inflation) et répartis en dix tranches de revenu. On y voit qu’en moyenne le salaire réel en Allemagne a diminué de 4,2% entre 2000 et 2010, mais on note aussi que ce sont les revenus déjà modestes qui supportent l’essentiel de cette baisse :
 
·   Si l’on excepte le premier décile, qui correspond aux emplois les moins bien rémunérés, il s’avère que plus le salaire est bas et plus grande est la perte de salaire réel.
·   Pour l’ensemble des sept tranches inférieures, la perte de salaire réel atteint, en 2010, 9,5% en moyenne.
·   Même les salaires des travailleurs et travailleuses qualifiés (la fameuse industrie allemande d’exportation ! – déciles 6 à 8) ont diminué en valeurs réelles.
·   Tandis que les six premières tranches subissaient déjà dès 2005 une baisse de leur salaire réel, les autres tranches ne leur ont emboîté le pas qu’au cours de la deuxième moitié de la décennie. La baisse a donc grignoté de bas en haut toute l’échelle des salaires. Seul le décile supérieur fait exception ; pour des raisons que nous n’examinerons pas ici, il joue un rôle particulier.
 
Il se trouve par ailleurs que, dès 2008, la fondation Hans Böckler – s’appuyant manifestement sur des données de base et/ou une méthodologie différentes[4] – avait présenté une étude d’après laquelle, entre 2000 et 2008, les salaires réels auraient diminué de 0,8% en Allemagne, tandis qu’ils augmentaient dans tous les autres pays de l’UE :
Ajoutons également cette autre donnée empirique : selon Destatis, l’office allemand de la statistique[5], en Allemagne la valeur ajoutée brute par heure travaillée dans les secteurs de la production industrielle qui sont particulièrement cruciaux pour l’exportation, hors BTP – calculée en prix constants de 2000 – est passée de 36,64 €/h en 2000 à 45,77 €/h en 2008, soit une hausse réelle de 24,9% dans ce laps de temps.

En résumé, le fameux « modèle » allemand, qui permit au cours de la dernière décennie de regagner une « compétitivité internationale » soi-disant perdue, reposerait donc sur une combinaison de dumping salarial et de haute technologie. Les gains de productivité sont certes toujours aussi élevés, mais ils ont cessé d’être répercutés – comme c’était le cas à l’ère fordiste et comme ça l’est encore dans tous les autres pays de l’UE – sur les emplois salariés. S’ajoute à cela le fait que la part de la production industrielle dans le PIB est nettement plus élevée en Allemagne que chez ses voisins, et que cet écart, en raison même du moindre coût unitaire du travail, s’est creusé toujours plus à l’avantage de l’industrie allemande, puisque, dans ces conditions, les industries sud-européennes (entre autres) ne sont plus compétitives.

Les ratés spécifiques (excédant, par conséquent, le cadre de la crise économique globale) que connaît la zone euro, dont les pays membres n’ont plus la possibilité de se protéger l’un de l’autre en dévaluant leur monnaie – des ratés qui pourraient aller jusqu’à son effondrement désormais sérieusement envisagé –, proviennent du fait que c’est justement la nation la plus forte économiquement, et en même temps l’une de celles où la productivité du travail est la plus élevée, qui pratique le dumping salarial. On eut d’ailleurs tôt fait de le souligner : la Commission européenne et l’ex-ministre des finances française et actuelle directrice générale du FMI Christine Lagarde, notamment, exhortèrent les Allemands à relever les salaires et à faire preuve de modération dans leurs exportations – bien entendu sans le moindre écho du côté allemand. Qui laisserait de gaieté de cœur un système qui marche aller à vau-l’eau ? On préfèrera recommander au reste de l’Europe de s’aligner sur le modèle allemand : « Nous avons fait nos devoirs. » Toutefois, c’est oublier (ou passer délibérément sous silence) que ledit modèle repose sur une asymétrie et ne peut donc fonctionner qu’aussi longtemps que tous les autres pays ne l’utilisent pas. Le message est à la fois banal et visiblement difficile à faire passer, mais les balances commerciales ne sauraient être toutes positives en même temps, puisque leur somme doit nécessairement donner zéro. 

Dans les « pays en crise » de l’Europe du Sud, on opte donc pour une politique d’austérité en comparaison de laquelle « les réformes Hartz IV font figure de séjour de remise en forme au Sri Lanka » (dixit Georg Diez sur le site internet du Spiegel le 02/12/2011) – et qu’en résulte-t-il ? Afin d’éviter un euro-krach, la BCE se voit bien entendu contrainte de racheter un volume toujours croissant de douteuses obligations d’Etat, ce qui entraîne au minimum une tendance à l’inflation. Simultanément, l’UE toute entière file droit vers la récession, Allemagne incluse bien sûr : plus de 60% des exportations allemandes (578 milliards sur un total de 957 milliards d’euros) ont pour destination l’Europe des 27, ce qui représente en 2010 quelque 23% du PIB allemand[6], et les exportations vers le reste du monde s’avèrent en fin de compte tout aussi incertaines. Ce mélange de récession et d’inflation auquel il faut s’attendre, ainsi que leur impact en termes de paupérisation, conduiront vraisemblablement à brève échéance à des révoltes sociales à l’échelle non seulement européenne mais mondiale – révoltes qui, toutefois, sont condamnées à rester impuissantes aussi longtemps que, comme persistent à le faire tous les mouvements de contestation actuels, elles se cramponneront au médium-argent pour en réclamer simplement une plus juste répartition.

Etant donné la productivité du travail que la production agricole et industrielle ont atteinte aujourd’hui – en réalité, dès les années 1980 – et qui ne cesse d’augmenter, une fraction toujours plus réduite de la main d’œuvre mondiale suffit à tout produire. Cette évolution, qu’il a lui-même déclenchée, a placé le mode de production capitaliste – et avec lui l’humanité tributaire de son bon fonctionnement – dans une situation difficile n’offrant, dans le cadre du capitalisme, pas la moindre issue. Il ne faut pas chercher ailleurs la cause profonde de la crise actuelle qui se présente sous l’aspect d’un amoncellement de crises de la dette de plus en plus aiguës. Ceux qui ne produisent pas eux-mêmes – conformément au niveau de productivité atteint, autrement dit la grande majorité – mais refusent cependant de voir leur niveau de vie péricliter, n’ont d’autre choix que de laisser des ardoises, c’est-à-dire de s’endetter, ne serait-ce qu’auprès des producteurs, pour qui vraisemblablement le simple fait de pouvoir continuer à produire constituera déjà une bonne nouvelle. A lui seul, ce mécanisme a maintenu en marche l’économie mondiale durant les trois dernières décennies. Rétrospectivement, le néolibéralisme se révèle ainsi – à l’inverse de ce que prétend sa propre idéologie – comme « le plus gigantesque plan de relance financé par le crédit qu’on ait jamais vu » (Meinhard Miegel). Cependant, la fête devait s’achever un jour ou l’autre, et il semble que ce moment soit arrivé.

Revenons-en à l’UE : à supposer même que – contre toute attente et seulement au prix d’énormes sacrifices, semblables à ceux auxquels on s’apprête aujourd’hui à soumettre, entre autres, les populations grecque, portugaise et espagnole – l’UE, voire la seule zone euro, parvienne à s’aligner sur le modèle allemand et à retrouver sa « compétitivité au plan international », autrement dit à rivaliser avec la Chine, y compris en ce qui concerne les conditions de vie et de travail, où trouverions-nous les consommateurs et consommatrices ayant encore les moyens d’acheter tous nos beaux produits devenus si bon marché ? Du reste, la spirale descendante qui se profile ne concerne pas seulement la consommation de masse et le niveau de vie qui lui correspond, mais également le but même de toute économie capitaliste, à savoir l’extraction de profits. Au niveau de productivité atteint, l’accumulation du capital est devenue impossible sans consommation de masse, et celle-ci à son tour impossible sans un endettement croissant. Le mode de production capitaliste n’offre plus la moindre lueur au bout du tunnel, pas même pour lui-même.
 
Paru dans Telepolis, décembre 2011
Traduction de l’allemand : Sînziana
 
*Claus Peter Ortlieb est mathématicien à l’université de Hambourg en Allemagne, il est rédacteur à Exit ! Crise et critique de la société marchande, une revue de la mouvance de la critique de la valeur.

jeudi 17 mai 2012

Au-delà du capitalisme

Introduction à la Wertkritik dans le blog suivant : http://palim-psao.over-blog.fr/categorie-11025961.html

Très kunique, non?

 

Qu'est-ce que la wertkritik ?

Avec d'une part le travail magistral de Moishe Postone, et  d'autre part les groupes allemands et autrichiens comme Krisis, Exit, Streifzüge ou le groupe 180 ° avec des théoriciens comme Roswitha Scholz, Norbert Trenkle, Robert Kurz, Anselm Jappe, Gérard Briche, Ernst Lohoff, et plusieurs autres auteurs, «  une réinterprétation de la théorie critique de Marx » comme l'a appelée Postone, est apparue durant les deux dernières décennies. A la différence des lectures traditionnelles de Marx avec lesquelles elle rompt, cette approche parfois étiquetée comme mouvance de la « critique de valeur » (wertkritik), a des intérêts principaux divers :  cette nouvelle critique s'est en grande partie faite remarquée pour avoir articulé une approche théorique qui porte une attention particulière au caractère fétichiste de la production de marchandises, à la dimension abstraite (travail abstrait) de tout travail, à la distinction entre valeur et richesse matérielle et à la nature du capital comme  « sujet automate ». Ainsi, à la différence des marxismes traditionnels les sujets principaux du capitalisme ne sont ni le prolétariat, ni la bourgeoisie, mais plutôt le capital lui-même (la valeur qui s'autovalorise). La valeur n'est pas limitée à la seule " sphère économique ", mais impose sa structure à toute la société, la valeur est une forme sociale de vie et de socialisation, un " fait social total ".
 
Un des points centraux de ce nouveau travail théorique est de développer une critique du capitalisme qui ne s'arrête pas au niveau des antagonismes de classes sociologiques, à la question des rapports de distribution et de propriété privée des moyens de production. La classe capitaliste gère un processus de production de marchandises à son propre profit, mais n'en est pas l'auteur ni le maître. Travailleurs et capitalistes ne sont que les comparses d'un processus qui les dépasse, la lutte des classes si elle existe bien, n'est en réalité qu'une lutte d'intérêts à l'intérieur des formes de vie et de socialisation capitalistes. Ainsi à l'inverse de l'anticapitalisme tronqué, la critique de la valeur ose enfin critiquer le système dans sa totalité, et d'abord critiquer pour la première fois son principe de synthèse sociale, le travail en tant que tel, dans ses deux dimensions concrète et abstraite, comme activité socialement médiatisante et historiquement spécifique au seul capitalisme, et non comme simple activité instrumentale, naturelle et transhistorique, comme si le travail était l'essence générique de l'homme qui serait captée extérieurement par le capital. C'est le double caractère de cette forme de vie sociale et sphère séparée de la vie qu'est le travail et non le marché et la propriété privée des moyens de production, qui constitue le noyau du capitalisme. Dans la société capitaliste seulement, le travail abstrait se représente dans la valeur, la valeur est l'objectivation d'un lien social aliéné. La valeur d'échange d'une marchandise n'est que l'expression, la forme visible, de la valeur " invisible ". 
 
Un mouvement d'émancipation du fétichisme de la valeur, ne peut plus critiquer ce monde à partir du point de vue du travail. Il ne s'agit donc plus de libérer le travail du capital, mais de se libérer du travail en tant que tel, non pas en faisant travailler les machines à la place car le mode industriel de production est intrinsèquement capitaliste (la technologie n'est pas neutre), mais en abolissant une activité posée au centre de la vie comme socialement médiatisante. Cependant la critique n'a pas à fournir en pièce jointe, un mode d'emploi pour une organisation alternative de l’emploi de la vie. Elle développe une explication possible du monde présent, des souffrances réelles de nos propres vies et des exigences sociales qui leurs sont imposées, mais ce n'est pas un mode d'emploi expliquant comment construire correctement une " société idéale ". Le seul critère proposé par la wertkritik c'est qu'aucun medium fétichiste (comme aujourd'hui le travail) ne s'interpose désormais entre les individus sociaux et entre les individus sociaux et le monde. Et comme cela n'a jamais existé, cela reste à inventer. Mais il n’y a pas de compromis possible avec l’économie, c’est-à-dire avec le travail comme forme capitaliste du métabolisme avec la nature, et comme médiation sociale entre les humains. On ne peut privilégier à côté de l'économique, d'autres dimensions (le don, l'entraide, le care, etc.) qui pourraient exister parallèlement, car la valeur est une forme sociale totale fétichiste qui envahit tout : il faut sortir carrément de l’économie en inventant d’autres formes de médiation sociale entre nous, que celles du travail, de la marchandise, de l’argent, du capital qui branche nos « capacités de travail » sur ses agencements sociaux et ses machines. D'autres points forts de ce nouveau travail théorique a été de fournir une structure qui permette de comprendre le processus de crise économique qui a commencé dans les années 1970 et dont les considérables effets actuels sont souvent compris comme une simple «  crise financière », ou encore un autre apport a été l'élaboration d'une théorie socio-historique de la connaissance et de la subjectivité qui rompt avec l'épistémologisme contemporain, tout en permettant de comprendre autrement l'antisémitisme, le racisme, la politique, l'Etat, le droit, la domination patriarcale, etc. Pour faire plus ample connaissance avec ce nouveau travail théorique rompant avec le marxisme, on pourra aller voir dans la partie " présentation de la wertkritik ".

mercredi 2 mai 2012

A Seux qui nous nargue

Le mois de mai commence fort. Tous autour de la valeur travail, syndicats et politiques, anarchistes et sarkozystes, la gauche et la droite.

Tous célèbrent sans le savoir le travail de la valeur en eux et par eux. Le Capital, dans son mouvement d'auto-valorisation travaille tout seul en vérité à la création de la valeur et supprime à cet effet, paradoxalement, mais nécessairement et suicidairement à la fois, les travailleurs eux-mêmes, dont il a pourtant besoin, qu'il remplace par des machines. Et ce que demandent les travailleurs, c'est de se faire toujours plus machines pour sauver leur vie. La fête du travail, c'est la fête du Capital. Ni la gauche ni la droite, ne peut comprendre cela.

Quant à Dominique Seux, de France Inter et des Echos, que comprend-il ? Rien. Que le courage est l'apanage des matamors de cour de récréation, toujours prêts à s'attaquer aux plus faibles pour se faire valoir aux yeux des médiocres. C'est le courage des Versaillais pendant la Commune, le courage de Thiers massacrant la plèbe pour soutenir la Banque de France. C'est le courage des multinationales et de la BCE, celui de Goldmann Sachs ou de Tepco, le courage des puissants dans l'exercice de leur concussion, le courage des intérêts particuliers dressés contre l'intérêt général. Il n'a pas dit ce matin sur France Inter que la CMU (la couverture maladie universelle) était une mauvaise mesure votée par la gauche, non, mais il a dit que la mesure était peu courageuse puisqu'elle défendait les pauvres. Tandis que la baisse des impôts des plus riches, ça oui, c'est du courage. Est courageux pour ce monsieur, visiblement, tout ce qui va aux puissants, et un peu lâche tout ce qui va aux faibles. Curieux tout de même que la vertu politique devienne le monopole des privilégiés. Aux âmes bien nées évidemment le vrai sens des responsabilités nationales, comme toute l'histoire nous en montre des traces insignes, le vrai courage qui consiste toujours bizarrement à sacrifier les autres sur l'autel de la nécessité. N'est-ce pas merveilleux que l'intérêt général se confonde toujours si parfaitement avec les intérêts privés bien pensés ? Quels sont les intérêts privés de ce monsieur, d'ailleurs?

Ce qu'il dit sans même s'en rendre compte, c'est qu'il n'y a plus de morale ou de solidarité qui vaille sous la tempête. Chacun pour soi et Dieu pour tous. Certains pourraient alors en tirer la conclusion fort fâcheuse qu'il serait temps de rétablir la guillotine pour tous les privilégiés. Au nom de quelle valeur, dans ce cas, sauverait-il sa tête? Au nom de la loi du plus fort?

Le peuple est sauvage, c'est bien connu.

Adrien Royo

jeudi 26 avril 2012

Perspectives européennes d'après élections

Par François Leclerc

"Le désendettement est pris en Europe dans un cercle vicieux qu’il faudrait briser. Mais comment ? La détérioration des conditions économiques et le poids des problèmes non résolus pèsent sur le système bancaire européen, aboutissant au final à une diminution du crédit et au maintien d’une croissance globalement atone. Les banques sont confrontées à la baisse de leurs revenus et à la dépréciation de leurs actifs, ce qui accentue leurs besoins de désendettement et diminue encore leurs encours de crédit. Le tout associé au dysfonctionnement du marché interbancaire, qui se poursuit.

Les dérèglements du système financier sont plus que jamais le principal moteur de la poursuite de la crise et leur résolution devrait être au cœur de toute stratégie. Ils vont appeler une nouvelle intervention de la BCE, mais celle-ci ne réglera pas ses problèmes de solvabilité, toujours niés, jamais réglés et plus que jamais présents.

Le dernier « rapport sur la stabilité financière globale » du FMI a dressé le décor en annonçant que les 58 plus importantes banques européennes allaient devoir – suivant l’hypothèse modérée – réduire leurs bilans de 2.000 milliards d’euros d’ici à la fin 2013 (le FMI compte 2.600 milliards en dollars). L’impact en termes de crédit à l’économie est de -7 % pour la zone euro et en points de PIB de -1,4 %, selon cette même hypothèse.

Eurostat, l’institut statistique européen, a de son côté mesuré l’impact de la dette privée sur la dette publique en additionnant seulement ce qui traîne sous les tapis. Il est arrivé à un total de 603 milliards d’euros, l’Allemagne se détachant en tête avec une contribution de près de la moitié de ce montant, reconnue par la Bundesbank, devançant nettement le Royaume Uni, l’Irlande et les Pays-Bas. Il ne faut pas chercher bien loin les données à l’origine de ces calculs : elles proviennent des bilans des bad banks créées dans ces pays. En Allemagne, ce sont les actifs toxiques de Hypo Real Estate et de WestLB qui y sont parqués, avec la garantie de facto de l’État. D’après Handelsblatt, le quotidien économique allemand, 100 milliards d’euros d’actifs toxiques supplémentaires devraient être ajoutés prochainement à ce compte, en provenance de WestLB.

La mode est à nouveau aux bad banks, le gouvernement autrichien venant de réinjecter 1,27 milliards d’euros dans KA Finanz, dont l’État est l’unique actionnaire, où sont retenus les actifs toxiques de Kommunalkredit, nationalisé dès 2008. Sans compter les garanties qui vont aller avec et dont le montant n’a pas été communiqué.

Mais Eurostat ne s’est pas arrêté à ce constat général et vient de sévir en Irlande. L’institut a intégré dans les comptes publics 5,8 milliards d’euros consacrés par le gouvernement au sauvetage des banques, et contesté le traitement comptable de 32 milliards d’euros de dette détenue par NAMA (la bad bank irlandaise), faisant à l’arrivée plonger le déficit 2011 à -13,1 %, bien au-dessus de l’objectif de -10,6 % fixé par la Troïka. Rappel : le gouvernement irlandais a injecté 64 milliards d’euros ces trois dernières années dans ses banques.

La situation en Irlande apparaît comme préfigurant ce qui attend l’Espagne, en beaucoup plus grand pour cette dernière. Ce qui explique que la gravité et l’ampleur de la situation n’y est reconnue qu’à reculons, faute de disposer d’une solution. Les analyses sur la bulle immobilière espagnole n’en finissent pas de démontrer qu’elle est loin d’avoir encore produit tous ses effets dévastateurs sur le système bancaire espagnol, acculant le gouvernement et les autorités européennes à finir par trouver une solution afin de le renflouer et d’éviter son écroulement. Une fois de plus, des centaines de milliards d’euros sont évoqués.

La part des logements vides s’accroit désespérément, terminés, en cours de construction ou bien en attente d’acheteurs après expulsion des occupants n’ayant pu payer leurs mensualités de remboursement de prêt. Selon le New York Times qui a dernièrement consacré une enquête fouillée au sujet, des professionnels de l’immobilier chiffrent à 1,9 million de logements le parc d’invendus et à 3,9 millions le nombre de ceux qui pourraient être mis sur le marché dans les années à venir. Par rapport à leur pic de 2007, les prix seraient destinés à chuter de 60 %… Les chiffres donnent le tournis, d’autres estimations concluant à l’existence de 21.000 promoteurs immobiliers devant 126 milliards d’euros aux banques, selon un consultant immobilier interrogé par Reuters. Les promoteurs seraient artificiellement maintenus en vie par leurs créanciers afin que ces derniers n’aient pas à constater leurs pertes.

Les banques ne sont pas uniquement menacées par cette situation, les Espagnols aussi, dans un pays où les patrimoines reposent sur 80 % de valeurs immobilières. La baisse du marché représente un appauvrissement généralisé du pays, un de plus.

Un éclairage inédit a également été apporté par l’enquête du New York Times. Suivant l’exemple donné par les banques américaines, leurs consoeurs espagnoles n’ont pas manqué d’évacuer de leurs bilans à destination du marché européen beaucoup de leurs crédits immobiliers en les titrisant après les avoir packagés. Afin de préserver leur crédit sur le marché, les banques espagnoles ont dans un premier temps rachetés ces actifs à leurs acquéreurs, lorsqu’ils étaient particulièrement douteux. Mais elles doivent désormais les racheter avec une décote de 10 à 30 %, n’ayant plus les moyens de payer plein pot.

La bulle immobilière n’est pas dans les moyens de l’Espagne ; sera-t-elle dans ceux des dirigeants européens qui vont devoir se faire violence ? Tout du moins une fois évacués les bricolages du gouvernement espagnol qui évalue encore deux montages possibles : la création de bad banks déguisées en sociétés immobilières, et des emprunts aux banques de l’État pour que celui-ci en retour les finance…

Les dirigeants européens seront placés devant un dilemme, car leurs accords actuels ne permettent pas au FESF (fonds européen de stabilité financière) de financer directement les banques, les aides devant passer par les États. Ce qui reviendrait, si une telle décision était prise, à accroître le déficit public espagnol…

La seconde grande question qui monte est celle de la croissance. D’autant que le Royaume-Uni vient officiellement d’entrer en récession, confirmant s’il en était besoin que la stratégie de David Cameron – réaffirmée faute d’alternative par George Osborne – est un échec total.

Mais, une fois admis que sans croissance le désendettement des États est mal parti, il reste à en dégager le financement. Car c’est sous cet angle que la question est prioritairement abordée, sans remettre en cause la priorité accordée au désendettement, en se contentant d’énumérer les secteurs d’activité qui pourraient être porteurs de croissance et donc de revenus fiscaux, comme s’il s’agissait d’une simple formalité.

Mais comment faire, si les banques ne peuvent pas et les États non plus ?

Mario Draghi, le président de la BCE, a admis de son côté que la BCE n’y parvenait pas davantage. Il a procédé aujourd’hui à l’analyse des résultats de l’injection de 1.000 milliards d’euros dans le système bancaire, pour reconnaitre qu’ils n’avaient pas produit tous les effets escomptés, car « la demande [de l'économie] est contenue, donc la demande de crédit est contenue ». « Nous ne pouvons pas suppléer au manque de demande » a-t-il déploré, faisant valoir toutefois que du temps avait été gagné, « ce qui n’est pas négligeable »… On n’était pas habitué à un langage aussi direct, faut-il que les choses ne tournent pas rond ?
Il a ensuite été nettement plus loin, en déclarant devant le Parlement européen : « Nous avons un pacte budgétaire (…) nous devons revenir en arrière afin de faire un pacte de croissance ». Tout en réaffirmant la nécessité de la politique d’austérité actuelle et les bienfaits des réformes structurelles, pour retomber sur ses pieds. Estimant qu’il faut persévérer et que « nous sommes au milieu du gué », Mario Draghi n’en a pas moins affirmé son attachement au « modèle social européen », tout en considérant qu’il ne peut être fondé sur l’endettement… Il y en a donc pour tout le monde.

Angela Merkel a ainsi pu réaffirmer : « Nous avons besoin de croissance, de croissance sous forme d’initiatives pérennes, pas juste de programmes de conjoncture – qui creuseraient encore la dette publique – mais de croissance comme Mario Draghi l’a dit aujourd’hui, sous forme de réformes structurelles ». Jean-Claude Juncker a repris la balle au bond : « Il est évident qu’il faut compléter la politique européenne par une stratégie de croissance », ajoutant en négociateur accompli : « Ce n’est pas nécessairement une affaire de traité, mais c’est une affaire à traiter. »

Dans ce contexte très évolutif et contradictoire, François Hollande a trouvé du champ pour exprimer les quatre points du mémorandum qu’il envisage d’adresser aux chefs d’États s’il est élu. Il propose de créer des eurobonds ayant pour objet de financer « des projets industriels d’infrastructure », d’accroître les moyens de la Banque européenne d’investissement, de mobiliser les reliquats inutilisés des fonds structurels européens et de créer une taxe sur les transactions financières.

Est-ce que ces mesures fondent une alternative à une stratégie en déroute ? Sont-elles susceptibles de déclencher une croissance salvatrice et miraculeuse ? Il est permis de ne les considérer que comme l’expression prudente de la base de négociations difficiles avec l’équipe allemande au pouvoir, tout au plus. Si cet obstacle devait être franchi, peut-on croire que l’équation du désendettement européen pourrait alors être résolue ? Le silence qui subsiste sur les mesures à prendre en direction du système financier – une taxe financière n’étant somme toute qu’une mesure aussi symbolique que ne l’est la taxation des revenus les plus élevés – montre que le compte n’y est pas. Tout un volet essentiel de la crise reste dans l’ombre.

Une dynamique peut-elle néanmoins s’enclencher, qui conduirait à des remises en cause nécessaires ? Les nouveaux épisodes de la crise seront sans conteste le moteur le plus puissant.