L'original est ici: http://palim-psao.over-blog.fr/article-dumping-salarial-haute-technologie-et-crise-par-claus-peter-orlieb-106566846.html
Dumping salarial, haute technologie et crise
Claus Peter Ortlieb*
Voir le Fichier : C_P_OrtliebDumping_salarial_haute_technologie_et_crise_2011.pdf
De
l’avis général, le fait que l’Allemagne ait « supporté la crise mieux
que d’autres », soit à nouveau
« compétitive » et apparaisse « aujourd’hui en si bonne forme
économique », serait dû notamment à l’Agenda 2010 de la coalition
rouge-verte menée par le chancelier Schröder et
à la « restructuration de l’Etat-providence » qu’il impliquait[1].
Peut-être les données contenues dans le tableau ci-dessous nous
aideront-elles à comprendre ce que cela peut bien vouloir dire. Le site
internet du Spiegel l’a
publié à deux reprises en novembre 2011, d’abord le 9 novembre sous le
titre « Baisse des salaires réels : les Allemands ont de moins en
moins les moyens »[2],
puis à nouveau le 23, cette fois sous le titre « Salaires réels en
hausse : il reste davantage d’argent dans les poches des travailleurs »[3].
Alors que le premier article s’intéressait à l’évolution des dix
dernières années, le second traitait des perspectives censées être
offertes par diverses « options économiques » grâce
auxquelles les salaires horaires doivent augmenter de 2,7% en 2012,
l’inflation restant quant à elle aux alentours de 1,9%. Mais qui est
assez naïf pour croire ce genre de
choses ?
Salaires mensuels bruts réels moyens par déciles (en prix constants de 2005)
|
|||||
|
2000
|
2005
|
2010
|
Variation
2000-2005 |
Variation
2000-2010 |
1er décile
|
320 €
|
289 €
|
259 €
|
-9,7%
|
-19,1%
|
2ème décile
|
798 €
|
636 €
|
614 €
|
-20,3%
|
-23,1%
|
3ème décile
|
1290 €
|
1120 €
|
1048 €
|
-13,2%
|
-18,8%
|
4ème décile
|
1658 €
|
1520 €
|
1440 €
|
-8,3%
|
-13,1%
|
5ème décile
|
1958 €
|
1902 €
|
1798 €
|
-2,9%
|
-8,2%
|
6ème décile
|
2253 €
|
2245 €
|
2162 €
|
-0,4%
|
-4,0%
|
7ème décile
|
2554 €
|
2573 €
|
2485 €
|
0,7%
|
-2,7%
|
8ème décile
|
2865 €
|
2967 €
|
2845 €
|
3,6%
|
-0,7%
|
9ème décile
|
3434 €
|
3543 €
|
3440 €
|
3,2%
|
0,2%
|
10ème décile
|
5368 €
|
5340 €
|
5481 €
|
-0,5%
|
2,1%
|
Moyenne
|
2229 €
|
2201 €
|
2136 €
|
-1,3%
|
-4,2%
|
Médiane
|
2096 €
|
2087 €
|
1941 €
|
-0,4%
|
-7,4%
|
Source : SOEP v27.
L’agenda
2010 n’a pas seulement (sous le nom de code de « Hartz IV ») réduit,
comme chacun sait, de manière
spectaculaire les prestations sociales au nom de la « finançabilité
de l’Etat-providence » ; il signifia en même temps le feu vert des
parlementaires au dumping salarial. Comme
tel, il a manifestement connu un franc succès, ainsi qu’il ressort
ici du panel socioéconomique (SOEP) de l’Institut allemand pour la
recherche économique. Dans le tableau sont indiqués les
salaires mensuels bruts pour les années 2000, 2005 et 2010, exprimés
en prix constants de 2005 (autrement dit, corrigés de l’inflation) et
répartis en dix tranches de revenu. On y voit qu’en
moyenne le salaire réel en Allemagne a diminué de 4,2% entre 2000 et
2010, mais on note aussi que ce sont les revenus déjà modestes qui
supportent l’essentiel de cette baisse :
· Si
l’on excepte le premier décile, qui correspond aux emplois les moins
bien rémunérés, il s’avère que plus le salaire est bas et plus grande
est la perte de
salaire réel.
· Pour l’ensemble des sept tranches inférieures, la perte de salaire réel atteint, en 2010, 9,5% en moyenne.
· Même
les salaires des travailleurs et travailleuses qualifiés (la fameuse
industrie allemande d’exportation ! – déciles 6 à 8) ont diminué en
valeurs
réelles.
· Tandis
que les six premières tranches subissaient déjà dès 2005 une baisse de
leur salaire réel, les autres tranches ne leur ont emboîté le pas qu’au
cours de la
deuxième moitié de la décennie. La baisse a donc grignoté de bas en
haut toute l’échelle des salaires. Seul le décile supérieur fait
exception ; pour des raisons que nous n’examinerons pas
ici, il joue un rôle particulier.
Il se trouve par ailleurs que, dès 2008, la fondation Hans Böckler – s’appuyant manifestement sur des données de base et/ou une
méthodologie différentes[4]
– avait présenté une étude d’après laquelle, entre 2000 et 2008, les salaires réels auraient diminué de 0,8% en
Allemagne, tandis qu’ils augmentaient dans tous les autres pays de l’UE :
Hausse des salaires réels de 2000 à 2008
|
|||||
Allemagne
|
-0,8%
|
Pays-Bas
|
12,4%
|
Slovénie
|
40,3%
|
Autriche
|
2,9%
|
Chypre
|
12,8%
|
Slovaquie
|
48,1%
|
Portugal
|
3,3%
|
Suède
|
17,9%
|
République tchèque
|
49,1%
|
Espagne
|
4,6%
|
Finlande
|
18,9%
|
Bulgarie
|
51,9%
|
Belgique
|
7,2%
|
Pologne
|
19,0%
|
Hongrie
|
66,7%
|
Italie
|
7,5%
|
Danemark
|
19,0%
|
Lituanie
|
104,4%
|
Malte
|
7,9%
|
Royaume-Uni
|
26,1%
|
Estonie
|
132,5%
|
Luxembourg
|
8,1%
|
Grèce
|
39,6%
|
Lettonie
|
188,5%
|
France
|
9,6%
|
Irlande
|
30,3%
|
Roumanie
|
331,7%
|
Source : Böcklerimpuls, n°14, 2008.
Ajoutons également cette autre donnée empirique : selon Destatis, l’office allemand de la statistique[5],
en Allemagne la valeur ajoutée brute par heure travaillée dans les
secteurs de la production industrielle qui sont particulièrement
cruciaux pour l’exportation, hors BTP – calculée en prix
constants de 2000 – est passée de 36,64 €/h en 2000 à 45,77 €/h en
2008, soit une hausse réelle de 24,9% dans ce laps de temps.
En
résumé, le fameux « modèle » allemand, qui permit au cours de la
dernière décennie de regagner une
« compétitivité internationale » soi-disant perdue, reposerait donc
sur une combinaison de dumping salarial et de haute technologie. Les
gains de productivité sont certes toujours aussi
élevés, mais ils ont cessé d’être répercutés – comme c’était le cas à
l’ère fordiste et comme ça l’est encore dans tous les autres pays de
l’UE – sur les emplois salariés. S’ajoute à cela le fait
que la part de la production industrielle dans le PIB est nettement
plus élevée en Allemagne que chez ses voisins, et que cet écart, en
raison même du moindre coût unitaire du travail, s’est
creusé toujours plus à l’avantage de l’industrie allemande, puisque,
dans ces conditions, les industries sud-européennes (entre autres) ne
sont plus compétitives.
Les
ratés spécifiques (excédant, par conséquent, le cadre de la crise
économique globale) que connaît la zone euro, dont
les pays membres n’ont plus la possibilité de se protéger l’un de
l’autre en dévaluant leur monnaie – des ratés qui pourraient aller
jusqu’à son effondrement désormais sérieusement envisagé –,
proviennent du fait que c’est justement la nation la plus forte
économiquement, et en même temps l’une de celles où la productivité du
travail est la plus élevée, qui pratique le dumping
salarial. On eut d’ailleurs tôt fait de le souligner : la Commission
européenne et l’ex-ministre des finances française et actuelle
directrice générale du FMI Christine Lagarde, notamment,
exhortèrent les Allemands à relever les salaires et à faire preuve
de modération dans leurs exportations – bien entendu sans le moindre
écho du côté allemand. Qui laisserait de gaieté de cœur un
système qui marche aller à vau-l’eau ? On préfèrera recommander au
reste de l’Europe de s’aligner sur le modèle allemand : « Nous avons
fait nos devoirs. » Toutefois, c’est
oublier (ou passer délibérément sous silence) que ledit modèle
repose sur une asymétrie et ne peut donc fonctionner qu’aussi longtemps
que tous les autres pays ne l’utilisent pas. Le message est
à la fois banal et visiblement difficile à faire passer, mais les
balances commerciales ne sauraient être toutes positives en même temps,
puisque leur somme doit nécessairement donner
zéro.
Dans les « pays en crise » de l’Europe du Sud, on opte donc pour une politique d’austérité en comparaison de laquelle
« les réformes Hartz IV font figure de séjour de remise en forme au Sri Lanka » (dixit Georg Diez sur le site internet du Spiegel
le
02/12/2011) – et qu’en résulte-t-il ? Afin d’éviter un euro-krach,
la BCE se voit bien entendu contrainte de racheter un volume toujours
croissant de douteuses obligations d’Etat, ce qui
entraîne au minimum une tendance à l’inflation. Simultanément, l’UE
toute entière file droit vers la récession, Allemagne incluse bien sûr :
plus de 60% des exportations allemandes (578
milliards sur un total de 957 milliards d’euros) ont pour
destination l’Europe des 27, ce qui représente en 2010 quelque 23% du
PIB allemand[6],
et les exportations vers le reste du monde s’avèrent en fin de
compte tout aussi incertaines. Ce mélange de récession et d’inflation
auquel il faut s’attendre, ainsi que leur impact en termes de
paupérisation, conduiront vraisemblablement à brève échéance à des
révoltes sociales à l’échelle non seulement européenne mais mondiale –
révoltes qui, toutefois, sont condamnées à rester
impuissantes aussi longtemps que, comme persistent à le faire tous
les mouvements de contestation actuels, elles se cramponneront au
médium-argent pour en réclamer simplement une plus juste
répartition.
Etant
donné la productivité du travail que la production agricole et
industrielle ont atteinte aujourd’hui – en réalité,
dès les années 1980 – et qui ne cesse d’augmenter, une fraction
toujours plus réduite de la main d’œuvre mondiale suffit à tout
produire. Cette évolution, qu’il a lui-même déclenchée, a placé le
mode de production capitaliste – et avec lui l’humanité tributaire
de son bon fonctionnement – dans une situation difficile n’offrant, dans
le cadre du capitalisme, pas la moindre issue. Il ne
faut pas chercher ailleurs la cause profonde de la crise actuelle
qui se présente sous l’aspect d’un amoncellement de crises de la dette
de plus en plus aiguës. Ceux qui ne produisent pas
eux-mêmes – conformément au niveau de productivité atteint,
autrement dit la grande majorité – mais refusent cependant de voir leur
niveau de vie péricliter, n’ont d’autre choix que de laisser
des ardoises, c’est-à-dire de s’endetter, ne serait-ce qu’auprès des
producteurs, pour qui vraisemblablement le simple fait de pouvoir
continuer à produire constituera déjà une bonne nouvelle. A
lui seul, ce mécanisme a maintenu en marche l’économie mondiale
durant les trois dernières décennies. Rétrospectivement, le
néolibéralisme se révèle ainsi – à l’inverse de ce que prétend sa
propre idéologie – comme « le plus gigantesque plan de relance
financé par le crédit qu’on ait jamais vu » (Meinhard Miegel).
Cependant, la fête devait s’achever un jour ou l’autre, et
il semble que ce moment soit arrivé.
Revenons-en
à l’UE : à supposer même que – contre toute attente et seulement au
prix d’énormes sacrifices,
semblables à ceux auxquels on s’apprête aujourd’hui à soumettre,
entre autres, les populations grecque, portugaise et espagnole – l’UE,
voire la seule zone euro, parvienne à s’aligner sur le
modèle allemand et à retrouver sa « compétitivité au plan
international », autrement dit à rivaliser avec la Chine, y compris en
ce qui concerne les conditions de vie et de travail, où
trouverions-nous les consommateurs et consommatrices ayant encore
les moyens d’acheter tous nos beaux produits devenus si bon marché ? Du
reste, la spirale descendante qui se profile ne
concerne pas seulement la consommation de masse et le niveau de vie
qui lui correspond, mais également le but même de toute économie
capitaliste, à savoir l’extraction de profits. Au niveau de
productivité atteint, l’accumulation du capital est devenue
impossible sans consommation de masse, et celle-ci à son tour impossible
sans un endettement croissant. Le mode de production
capitaliste n’offre plus la moindre lueur au bout du tunnel, pas
même pour lui-même.
Paru dans Telepolis, décembre 2011
Traduction de l’allemand : Sînziana
*Claus Peter Ortlieb est mathématicien à l’université de Hambourg en Allemagne, il est rédacteur à Exit ! Crise et critique de la société marchande, une revue de la mouvance de la critique de la valeur.
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