samedi 11 juin 2011

Tao kunique et transition

Je remercie mon ami Benoît Kubiak d’avoir attirer mon attention sur l’idée de ville en transition, ou d’initiative de transition, développée ces dernières années dans beaucoup de pays à travers le monde. Cette idée nous vient d’Angleterre, et particulièrement d’une petite ville du sud appelée Totnes. Rob Hopkins, un professeur en permaculture, en fut l’initiateur. La permaculture est la méthode d’adaptation d’un écosystème social à une logique du long terme. C’est un soin collectif en quelque sorte, une médecine, qui travaille sur l’idée de résilience, c’est-à-dire sur la capacité d’un système à retrouver l’équilibre après que celui-ci ait été perturbé. Appliquée à une communauté humaine, elle revient à diagnostiquer ses fragilités écosystémiques, notamment en matière de consommation d’énergie, d’approvisionnement, de transport et d’échange, pour corriger son aménagement global en direction d’une plus grande autonomie, d’une relocalisation de l’économie, d’un plus grand respect des ressources, d’une diminution de l’empreinte écologique, d’une réappropriation des savoirs et des techniques et d’un mieux-être collectif. Prenant en compte les conséquences du pic pétrolier déjà atteint ou en passe de l’être et du changement climatique en cours, cette méthode analyse puis réorganise le champ collectif global pour répondre aux nouveaux déséquilibres ou pour les anticiper.

Le taoïsme kunique, tel que défini dans un article précédent, semble en parfait accord avec ces principes. D’une part la résilience rejoint l’idée d’unité entre cosmique et social. Elle cherche à harmoniser ou à rétablir les liens distendus entre environnement et activités humaines, le yin cosmique et le yang social se concevant comme les deux parties en conjugaison d’un tout. D’autre part, le concept de non-agir (wu wei) s’adapte parfaitement à une forme d’action consistant à rediriger les forces sociales entropiques (se dispersant en chaleur inutile et polluante) vers le circuit néguentropique (freinant le gaspillage) des associations solidaires. Cette action ressemblerait alors à une sorte de gymnastique sociale taoïste, à un Qi-Gong politique. Ce que préconise par ailleurs la transition résiliente, c’est de faire de nécessité vertu, d’utiliser les crises environnementale, énergétique, sociale, économique et civilisationnelle comme moyen d’accélérer un processus vertueux d’adaptation des structures à une autre forme de communauté. Et cela me paraît être une bonne alternative aux mouvements qui visent seulement la conquête du pouvoir étatique en donnant de si mauvais résultats. Ils se retrouvent la plupart du temps dans l’obligation de gérer le connu en lui appliquant par la force des recettes absurdes de bonheur. Les gens de la transition résiliente pensent, au contraire de tous ceux qui répondent à la question des lendemains par le sempiternel « on verra après la révolution », qu’une vision précise des lendemains est justement la condition de réussite d’un projet et que pour basculer dans le nouveau, il faut que ce nouveau ait déjà été mis en place dans le présent. Cette façon de voir était exactement celle du philosophe écologiste André Gorz. Pour moi, cette pratique a aussi l’avantage de travailler directement le corps social et de ne pas indiquer seulement la voie d’un « salut » individuel par application de consignes privées (éteindre la lumière, prendre des douches, trier ses déchets) ou de rituels domestiques. Elle se situe d’emblée dans l’inter-individuel, la relation et les modalités du social le plus étendu.

A suivre…

Adrien Royo

jeudi 9 juin 2011

Un non sur le dos

Le ministre Wauquiez se fait un nom. Sur le dos des plus faibles, comme il se doit quand on est un puissant. Depuis les cours de récréation du primaire où les petits garçons comparent la taille de leurs pénis, jusqu’à l’Assemblée Nationale où les grands enfants comparent la grosseur de leurs portefeuilles, on voit des hommes angoissés se rassurer en cherchant noise à plus petit que soi. L’humiliation du plus faible garantirait semble-t-il la puissance des inquiets. Il faut le poids d’une civilisation pour s’opposer à une pente si naturelle. La charité, la solidarité ou la compassion furent ainsi inventées pour contrebalancer cette tendance à la barbarie. Droits sur leurs ergots, quelques réfractaires se complaisent pourtant dans un univers primitif où ils voudraient nous attirer tous. C’est le cas on dirait de Monsieur Wauquiez, qui se fait un nom à cette mesure là. Il faut dire que beaucoup de ses collègues à l’UMP partagent ces conceptions d’un autre âge. Celui des maîtres de forge du XIXe siècle par exemple, qui faisaient travailler les jeunes enfants pour les sauver de la délinquance, trouvaient impensable et ruineuse la journée de travail de moins 12 heures et voyaient dans les congés un appel à la paresse. Le travail forcé à durée illimitée et gratuit leur étant toujours apparu comme une sorte d’Eden. On a les paradis qu’on peut. Mais Wauquiez, pour le moment, se croit en enfer. Cet enfer il l'appelle assistanat. Il s’agirait d’une maladie mortelle, plus précisément d’un cancer. Voici donc les principes du Conseil National de la Résistance déclarés cancérogènes par ses héritiers déclarés. Mais c’est qu’il s’agit d’assistanat et pas de solidarité, voyez-vous. Ce n’est pas une mince victoire sémantique, en effet, que d’avoir substitué le premier mot au second. Saluons cet acharnement à nous faire prendre des vessies pour des lanternes. On ne pourrait pas dire par exemple de la lanterne fraternité qu’elle est le cancer de la société, surtout en France avec sa Révolution. On s’autorise à le clamer sans vergogne en revanche de la vessie assistanat. Un tour de passe-passe verbal ouvre la voie à toutes les manipulations et permet de proférer les pires horreurs, au moins les plus grandes absurdités, sans prendre le risque d’émouvoir le bon peuple qui ne demande qu’à se venger sur quelqu’un de ses difficultés. Difficultés augmentées par ceux-là mêmes qui lui désignent aujourd’hui ses victimes. La crise économique de 2008 aura donc été, comme prévu, bien instructive. Elle nous aura permis d'apprendre que les pauvres sont des paresseux, des profiteurs, des parasites qui ont assez vécus comme des nababs aux frais de la princesse. On croyait naïvement que les banques, les transnationales et les financiers de la planète avaient mis le monde en coupe réglée, que des milliards de dollars se perdaient (pas pour tout le monde) dans les paradis fiscaux. Eh, bien non, les vrais coupables sont ceux qui refusent de travailler (car ils n’ont jamais, bien sûr, été licenciés par les autres) et se prélassent devant leur télé en engloutissant des fortunes en aides sociales. Qui osent même s’indigner, parfois, sur les conseils d’un ancien vrai résistant. Il fallait bien le génie de monsieur Wauquiez-qui-se-fait-un-nom pour découvrir le pot aux roses. Souhaitons bien sûr, pour le bonheur des pauvres, qu’il puisse passer rapidement comme il le désire de l’enfer français de l’assistanat au paradis irlandais de la fiscalité. A moins que le modèle néo-libéral, très voyageur, se soit déjà transporté, depuis les contrées gaéliques, vers d’autres plus heureuses encore. Qu’il prenne garde quand même ne pas expédier prématurément, par l’emploi d’une thérapie trop ambitieuse de l’inégalité et de l’injustice, cette pauvre France cancéreuse vers un paradis qui n’aurait rien cette fois de fiscal. Et, j’y pense, pourquoi ne pas envoyer ce précieux médecin au chevet de l’Espagne ou de la Grèce ? Il doit y avoir là-bas une foultitude d’assistés pour que ces deux pays aillent si mal. Comme Strauss-Kahn à New York, il pourrait s’y faire une réputation internationale. Evidemment, s’il nous quittait de manière définitive comme le susnommé, nous en serions inconsolables.


Monsieur Wauquiez se fait un nom sur notre dos. Qu’à Dieu plaise que nous nous fassions un jour un NON sur le sien.


Adrien Royo

mardi 7 juin 2011

Le kunisme est un taoïsme




Pour une idiotie kunique


Le terme idiot a deux origines : l’une est grecque (idios) et veut dire particulier, singulier ; l’autre est latine (idiota) et signifie sot, ignorant. Un simple mélange des deux donnera le concept kunique. Sa définition pourrait être : singularité volontairement ignorante. Ignorante de quoi ? Eh, bien des arguties auto-justificatrices du monde tel qu’il va. « Je préfère être idiot avec Lao Tseu, qu’intelligent avec Milton Friedman ou Christine Lagarde » en serait la bonne expression. L’idiotie kunique n’a donc rien à voir avec le bons sens : ramassage des restes vulgaires d’un savoir prémâché servis par le péquin au comptoir des cafés. Rien à voir non plus avec l’idiotie ambiguë d’un Jean Edern-Hallier, l’idiot international au service de lui-même. Non, notre idiotie à nous se réclame du taoïsme le plus pur en ce qu’elle rejoint les concepts d’inutilité sociale, de vide et de non-agir qui distinguent celui-ci, de même qu’ils distinguaient déjà en Europe la philosophie d’un Diogène de Sinope, l’aboyeur athénien du IVe siècle avant notre ère.

Le cynisme pragmatique de la belle époque que nous vivons, où l’exercice le plus universellement répandu consiste à socialiser les pertes privées et à privatiser les bénéfices publics, où le personnel politique est fort logiquement sélectionné sur des critères de virtuosité dans la pratique de ce bonneteau légal, et où l’utile est associé au paiement par les pauvres de la prévarication naturelle des riches, le cynisme pragmatique donc nous oblige aujourd’hui à revoir de fond en comble le rapport inutilité-utilité sous l’angle de l’inutilité de l’utile et de l’utilité de l’inutile. A cette fin, il pourra s’avérer utile d’en revenir aux grands spécialistes de l’inutile que furent les ermites ou les moines paysans de la Chine ancienne. Par ailleurs, de la même façon que le trop plein des objets et des mots d’aujourd’hui favorise la conversion du regard aux différentes notions du vide, qu’il soit métaphysique comme pour le Tao ou ontogénétique comme pour Lacan, le trop agir actuel, qui n’est qu’une gesticulation insensée conduisant au néant (le néant étant comme on sait tout autre chose que le vide), est le promoteur paradoxal du non-agir. A condition d’entendre non-agir (wu wei) au sens d’une opposition radicale à l’agir contemporain établi.

Le kunisme se définissant comme un anti-cynisme, il était originairement destiné à promouvoir un changement de regard et d’attitude, à provoquer une conversion. Les formes présentes de la pensée et de l’action n’étaient plus en cohérence, aux yeux de son initiateur, avec cette image neuve du monde ébauchée à la fin du siècle dernier par un ensemble hétérogène de critiques émergentes. Il fallait donc dépoussiérer, selon lui, l’espace symbolique, changer radicalement les mots de la critique, sans égard pour leur grand âge le cas échéant. Les actions suivraient.

Le kunisme exige un nouveau langage, une attitude nouvelle, disais-je. Il se positionne certes sur le terrain d’une critique radicale de la société marchande, mais n’en approuve pas pour autant toutes les analyses et toutes les conclusions. Il récuse l’emploi de capitalisme par exemple pour désigner de façon définitive le mode d’existence moderne. Lui préférant prolétarisme ou cynisme addictif en raison d’une acception plus générale et moins fanatiquement économiste de ces termes. Il ne croit pas davantage dans l’individualisme libéral, mais pense au contraire que le libéralisme est un collectivisme. Il procède donc au retournement de la rhétorique conventionnelle pour laquelle collectivisme est lié au projet communiste et individualisme au projet libéral. Il réfute le partage entre spirituel et matériel. Le matériel humain étant pour lui spirituel comme le spirituel est d’emblée matériel. Il n’adhère pas non plus à la dichotomie théorie action. La théorie étant une action et l’action une théorie. Il ne voit pas dans la lutte des classes un instrument fatal ou suffisant de l’émancipation, et ne sacralise pas les forces productives. Comprenant en effet que le moteur essentiel, quoique tabou, de la machine productiviste est l’inégalité sociale, l’humanité, selon lui, n’a pas de tâche plus urgente que de s’en libérer. Quitte pour cela à sacrifier sa productivité. Car, en un choix pleinement assumé fondé sur le constat d’une impossibilité axiomatique à obtenir la richesse sans créer du même coup la pauvreté, il préfère une société moins riche pour tous à une société somptuaire pour quelques uns. Replongeant très souvent, d’autre part, dans les profondeurs marxiennes de la critique, il ne considère pas les possédants, les dominants, seulement comme des zélateurs et des promoteurs de l’hypermachine aliénante, il les regarde aussi et prioritairement comme ses victimes consentantes, au même titre que les dominés satisfaits. Enfin, et peut-être surtout, il ne dissocie pas corps individuel et corps social, et se propose même d’élaborer une théorie des trois corps (individuel, social et cosmique) qui donnerait à envisager leur harmonisation consciente comme le maître projet humain. Lequel rejoindrait volontiers ce que l’on appelle les messages de spiritualité (des systèmes d’exercices, dirait le philosophe Peter Sloterdijk), si ces derniers n’avaient pas pour fâcheuse habitude d’oublier dans leurs équations mystiques le corps social intermédiaire, tenu par eux pour extérieur et neutre, simple décor d’un théâtre de l’âme. Ce qui rend la plupart des exerçants complices de sa pathologie, en lui permettant de s’épanouir à l’abri des regards, focalisés sur l’apparence individuelle, et de fermer l’accès au savoir immanent de ce corps global qu’ils avaient pour mission initiale d’explorer.

De tout cela ressort une attitude. Pour s’opposer à l’hypermachine aliénante, il faut démonter avec précision ses rouages et dévoiler ses paradoxes. A cet effet, une grande campagne de désintoxication doit être engagée. Car l’intoxication au cynisme laisse des traces bien plus douloureuses dans le métabolisme général que tout autre substance psychotrope. Une mort sociale par overdose risque même de survenir après quelques années seulement d’utilisation massive de ses fétiches. L’accoutumance y est d’autant plus rapide et difficile à vaincre que des éléments de notre psychologie individuelle profonde, capter par elle, lui servent de soutien. La phase suivante consistera à s’engager dans l’élaboration d’un contre-discours, à s’armer d’un contre-symbolisme, pour dégager une contre-action que j’appelle un non-agir dans la mesure où elle consiste essentiellement à désigner, à porter en pleine lumière, la nature profonde de l’être social contemporain par négation en soi, puis en nous, de ses effets, et donc de ses causes.

A l’heure où j’écris ces pages, un mouvement, explorant à nouveaux frais les possibilités d’une action véritablement spontanée, se développe en Espagne : le mouvement des indignés, dont le nom fait référence au livre à succès d’un vieux résistant français toujours sur la brèche. Ces indignés souhaitent à l’évidence reprendre l’histoire à zéro. De Madrid ou d’ailleurs, ils répondent par exemple à ceux qui s’inquiètent de savoir s’ils sont ou non contre le système que c’est plutôt le système qui est contre eux. Voilà un bel exemple de retournement « kunique » d’un révolutionnairement correct devenu insupportable à force de platitude et d’auto-satisfaction puérile, pour lequel il est valorisant (ah! le grand papa 68) de s’autoproclamer rebelle et marginal face à un système exécré, tenu pour ontologiquement extérieur à soi. Ce que comprennent instinctivement les indignés, au contraire, c’est que rien dans le système n’est véritablement extérieur et que sa forme est nous.

Sont-ils dans le non-agir, alors ? Certes oui, puisqu’ils ne font en somme que prendre leur place (tomar la plaza), comme ils disent ; démontrant ainsi, s’il en était besoin, le peu de place que réserve à l’homme ordinaire l’avènement du monstre techno-social créé par lui et qui n’est que lui(on)-même s’effondrant sur lui-même, son corps social tombant sur son corps individuel. J’en déduis que le non-agir consiste à trouver le bon souffle et la bonne position pour s’installer devant soi-même et se faire honte (vergogne) d’avoir édifié un corps social aussi mal assorti à un corps individuel souverain, bien planté dans l’axe du monde.

Changer les mots de la critique pour mieux saisir les maux du corps, puis changer le corps des mots pour mieux se saisir soi-même dans le vide harmonisateur de l’être, telle est donc la voie kunique, telle est donc son idiotie.

Adrien Royo

dimanche 5 juin 2011

Conditions du regard


Projet de conférence kunique né d'une conversation de mars entre amis.


Le regard de la matière plonge dans la matière du regard, les mains en avant. Cet élan circulaire, nous l’appelons art. Pour certains, l’art ne se parle pas, il se pratique. C’est méconnaître le mouvement trilogique de la main, du regard et de la matière. Le regard est immédiatement matière parce qu’immédiatement symbole et immédiatement symbole parce que d’emblée matière. Or, il n’y a pas de symbole sans langage et l’art travaille le symbole comme le langage travaille l’art en retour. L’art est donc dans le langage à défaut d’être lui-même un langage. Et la main sert ce langage comme aussi l’oreille, l’œil et la bouche. La main ne crée pas l’outil et l’outil ne crée pas la main, mais la main et l’outil se créent ensemble et composent en une transduction indémêlable. De la même façon, le regard et la main, dans la matière du symbole, s’entortillent autour d’un vide qui contient l’énergie pure de la création et se donnent l’un à l’autre.


Mains à plumes, mains à terre, mains à couleurs, mains à plâtre ou à fer, mais toujours et avant tout mains à langage et symboles. C’est par là que le fond et la forme se conjoignent et s’indifférencient, c’est par là que la beauté s’isole comme cette indifférenciation même.


Le regard est dans l’impermanence. Il naît et il meurt. Il naît dans la matière et meurt dans la matière, c’est-à-dire dans le symbole. La main aussi. La matière n’est pas éternelle mais elle meurt plus lentement. En tout cas, le regard, d’emblée, est pris dans la matière et le langage. La main aussi. Alors, comment pourraient-ils s’échapper hors d’elle pour quérir la suspension ? Esprit, es-tu là ?


J’entends par matière le poudroiement des choses qui naissent avec mon regard. Non pas que mon regard les fasse naître, elles émergent plutôt par sensualisation : imprégnation de sens, à partir du Réel obscur dont je suis issu. Réel dont je ne peux rien faire parce qu’il est hors du champ de la main.


J’entends par regard, la projection spéculaire de la matière sur elle-même médiatisée par le langage.


J’entends par main, le rapport poïétique entre matière et regard : ce qui permet au regard de changer la matière, à la matière transformée de changer le regard.


J’appelle poïesis, l’œuvre générale de cette main, et art, la partie chamano-réflexive de cette poïésis. Réflexive parce que condamnée à la répétition et aux recommencements par l’esprit d’analyse et d’auto-critique, et chamanique parce qu’en relation avec les forces symboliques profondes de la sphère humaine élargie. Chaman désignant ici un récepteur d’ondes socio-symboliques, et pas seulement, comme dans l’acception première, un récepteur et intercesseur de forces surnaturelles, chtoniennes ou magiques. Je transferts le mot dans l’univers poïétique général pour évoquer la manière dont l’art se pose en système cognitif global pouvant intégrer la science, suivant la modalité warburguienne. Rappelons qu’Aby Warburg, historien allemand de l’art, mort en 1929, voyait en celui-ci un vecteur de connaissances symboliques et de mémoire sociale, bien plus qu’un rapport simplement esthétique et personnel au monde. En raison de quoi, les clivages contenu-forme et réalisme-abstraction disparaissent. La contemplation, ici, se déplaçant, de la sphère esthétique et muséale, vers ce que j’appellerais l’anthropologie des profondeurs. L’œuvre d’art : objet de connaissance.



La matière


La matière du monde, aujourd’hui, agit comme une enceinte de confinement interdisant l’accès de ses mains aux rayonnements symboliques directs. Tapissée de miroirs déformants, qui donnent l’illusion de la profondeur et agrandissent l’espace, ses parois sont aveugles. Ce lieu n’est pas sans évoqué la caverne de Platon. Sauf que le cinéma platonicien laissait encore passer la lumière de l’extérieur. C’est le projecteur soleil qui portait sur les murs l’ombre des hommes enchaînés. Notre cinéma à nous ressemblerait plutôt à ces labyrinthes de miroirs où nos reflets se perdent dans un infini rebondissant. Son projecteur est partout et nulle part, et surtout en nous-même. Il signe une coupure existentielle radicale: l’avènement de la fragmentation narcissique et du mouvement circulaire restreint.


Debord appelait ce cinéma, Spectacle. En langage marxien, il n’est rien d’autre que le capital devenu Sujet. Lorsque l’énergie du Capital atteint une certaine intensité, il se libère de ses maîtres humains, et, dans un grand soir invisible, se charge même un jour de les domestiquer. Il se nourrit de l’exploitation de quelques uns, toujours moins nombreux à mesure que la machine les remplace, et du service de tous les autres. Se substituant à l’homme, il s’empare du corps social en pénétrant ses réseaux les plus intimes et finit par constituer sa propre circulation vitale et son propre système immunitaire. Les hormones du Capital régulent désormais tout le métabolisme. Une évolution rapide lui a permit en quatre ou cinq siècles de passer du statut de simple tube digestif secondaire à celui d’intériorité immunitaire complexe, autonome et englobante. Non pas que les humains disparaissent complètement au sein de ce dispositif, le dispositif lui-même restant humain (trop humain peut-être), mais leur rôle n’est plus que de fonctionnalité, avec l’illusion du pilotage et de la maîtrise.


La base de ce processus est l’accumulation et le fétichisme.


Lorsqu’en un certain point du parcours historique occidental, l’étincelle de la plus-value percuta une masse critique de valeur accumulée, une réaction économique en chaîne s’enclencha, dépassant rapidement les capacités sociales de contrôle. Dans un processus quasi cosmologique, l’énergie gravitationnelle du Capital attira vers son abîme tous les objets humains à portée d’actions. Densification extrême et accumulation débridée formèrent une sorte de trou noir. Associée au fétichisme inhérent, c’est-à-dire au devenir mystique de la marchandise et de l’ensemble du processus, cette accumulation prend désormais une forme imaginaire où se projettent nos fantasmes de croissance infinie. En utilisant la grille de lecture lacanienne à trois temps, on pourrait dégager les hypothèses suivantes :

- Au plan du Réel, le capital est le monstre tapi dans la multitude des interactions humaines et machinales : les intervalles ;

- Sur le plan de l’Imaginaire, il devient, soit mécanisme créateur de richesses au service des hommes par harmonisation magique de leurs égoïsmes particuliers (libéralisme), soit tigre technologique domestiqué promenant les enfants des Lumières sur son dos (scientisme), soit objet aliénant à dépasser par le Sujet prolétariat (communisme) ;

- Au plan du Symbolique, enfin, il acquiert le statut de Sujet, dans un processus de dépassement humain lié à l’autonomisation relative et cybernétique de la sphère techno-sociale.


Au creux du capital, en tout cas, la matière se voit contaminée et divisée. Contaminée par le paradoxe et l’illusion, elle fait obstacle au regard. Elle ne se laisse plus voir à nue. Elle s’habille de vent et derrière le miroir. Divisée par lui. Vent idéologique soufflant son chant de gloire et sa geste équivoque. La matière-symbole, diffractée, devient insaisissable. Le regard glisse et se noie dans le foisonnement diapré de la marchandise. Matière et sortilège, la main travaille un spectre. Le Capital est animiste, idolâtre et iconoclaste. Les amateurs d’antéchrists pourraient même y trouver leur bonheur. N’oublions pas que son chantre le plus audacieux, quoique paradoxal, fut sans conteste, après Bernard de Mandeville et Adam Smith, bien sûr, mais d’une tout autre manière, Donatien Alphonse François de Sade, le divin marquis, l’augure et prophète des temps pervers qui s’ouvrent. Voir sur ce point : Dany-Robert Dufour et son livre « La Cité Perverse ».


Le Spectacle selon Debord permet de mieux saisir le fétichisme de Marx : la marchandise en tant qu’image fait du Capital un Spectacle. Mais en retour, le fétichisme de Marx permet de mieux appréhender le Spectacle de Debord. Car le Spectacle, synonyme de Capital, fait de l’homme lui-même un fétiche. Du spectateur passif de son propre monde, à l’image de son propre mouvement, il n’y a, pour l’homme en apesanteur (Armstrong), qu’un petit pas volant. De l’homme sans gravité à l’homme sans qualité, de l’homme sans qualité à l’homme sans substance, de l’homme sans substance à l’image de l’homme. Le rapport social entre individus se cacherait, selon l’orthodoxie marxiste, sous le rapport entre les choses. Pour des hérétiques comme moi, le secret du Capital serait plutôt qu’il cache le devenir image de l’homme sous le Spectacle. Car l’objet concret d’usage et l’homme dans sa substance disparaissent également derrière la Marchandise.


C’est pourquoi la matière manque au regard, et pas le sortilège. Le ciel du grand Autre s’effondre sous nos yeux. La texture symbolique de nos corps réunis, le langage de ce grand corps fait de tous les corps, et qui les vaut tous, et que vaut n’importe qui, se meurt tranquillement pendant que nous parlons encore, le symbole détourné. Nous vivons la séparation de la séparation, le manque du manque, comme dirait Slavoj Zizek, l’arrachement de notre subjectivité. A la séparation originelle d’avec le Réel, constitutive de celle-ci, qui nous a projeté dans l’atmosphère symbolique en même temps que dans le climat terrestre (Je parle aussi sloterdijkien), s’ajoute maintenant la séparation d’avec le symbolique même, notre peau de langage, notre matière à main. L’incubateur (car nous ne sommes pas nés encore) fuit et laisse passer la Chose dont il nous protégeait. La pulsion de mort gagne : cette jouissance dont le désir est l’antidote. Désir qui diminue dans cet incubateur qui fuit. Peau de chagrin. Jouissance contre désir. La vacuité nous pend au nez. Bouddha peut-être nous attend au terrain vague de nos pulsions. C’est cela la matière de l’art désormais: les décombres sublimes d’une demeure symbolique où nous habitons encore pour peu de temps.


On entend communément par matière les modalités de résistance du réel. Elle sera papier, peinture, bronze, pellicule, marbre, pixel, marchandise, déchet, plastique, chair, mots, etc. Mais si l’artiste s’intéresse à la matière, ce n’est pas vraiment pour elle-même. Si c’était le cas, il ne la travaillerait pas. Il cherche plutôt, dans la confrontation avec elle, la relation avec le Mystère, le Symbolique ; ce que j’appelle, moi, la Matière : la matière réelle de l’art. Car dans le travail artistique, le mystère de la main se confronte au mystère de la matière qui répond au mystère du regard. C’est uniquement dans ce sens que l’on peut parler d’une pensée de la main. Le frottement au réel à travers la matière provoque l’étincelle du symbole, ou, plus précisément, l’ouverture du symbolique. Et le symbolique étant social, il apparaît donc que l’artiste travaille aussi les fondements du social. A cette condition seule, il peut rencontrer le regard de l’autre et son mystère. C’est pourquoi, il ne peut exister de frontière réelle entre l’art et la science, l’art et la politique, ou, plus généralement, l’art et la pensée. « Car l’image est précisément (et ceci pourrait bien être le fruit suprême de l’enseignement de Warburg) le lieu où le sujet se dépouille de la mythique consistance psychosomatique que lui avait conférée, face à un objet tout aussi mythique, une théorie de la connaissance qui était en vérité une métaphysique déguisée, pour retrouver sa pureté originaire et – au sens étymologique – spéculative. » (Giorgio Agamben, essais et conférences). Etymologie de spéculer : observer, guetter.


Cette lecture singulière permet de mieux comprendre le regard duchampien ou les intuitions dadaïstes et conceptuelles. La marchandise, à partir de la fin du XIXe siècle, colonisant peu à peu le champ du symbole et du désir, il fallait utiliser la marchandise même comme symbole. Le ready-made devenait ainsi le moyen d’une sorte de captation de la captation, une tentative de rattrapage de l’expropriation en cours du désir. La danse de la marchandise prenant toute la place sur la scène du monde, il fallait la saisir en tant que telle pour en exhiber le masque. Le fétiche marchand : l’usurpateur et le semblant. La matière symbolique échappant, glissant entre les doigts, s’évaporant en nuages narcotiques, un mélange grotesque de vieille lune et de jeune escamotage tombait désormais sous la main. Au chasseur de symbole de s’en accommoder ou non. Passer outre cette matière de contrebande nécessitait assurément, ou la sublime désinvolture d’un Duchamp, ou bien l’ascèse d’un Mondrian. Entre ces deux polarités, qui ne sont pas s’en rappeler l’opposition orgiasme-mélancolie chère à Warburg, le XXe siècle de l’art ne cessa d’opérer de frénétiques allers-retours.


Pour certains, l’art contemporain atteindrait aujourd’hui l’ultime degré de la décadence et du vide, conséquence d’une erreur d’aiguillage au siècle dernier. Les provocations modernistes auraient détourné le train gentiment évolutionniste du savoir-faire artistique. Nous devrions donc maintenant reprendre l’outil du bon artisan au lieu de répéter sans fin le geste originel de rupture. Mais je crois que l’art, qui donne la fiction du réel, aussi bête soit-il, ne peut pas mentir. Contrairement au décoratif, qui s’attache à l’abstraction du Beau. La critique de cet art à partir d’une position absolue, d’un sentiment de nostalgie, d’un âge d’or, d’une frustration, ou à partir du point de vue de l’expression singulière d’un individu artiste, tombe d’elle-même. Elle sépare le domaine de l’activité artistique du reste de la poïésis et ne peut donc plus comprendre ni la main ni le regard ni la matière liés à cette poïésis. S’il existe un problème, il doit être ailleurs. Dans la figure même de l’artiste, par exemple. Aucun regard n’étant libre de fonction, l’artiste aussi doit avoir une fonction. Mais quelle instance sociale préside-t-elle à sa forme ? Voilà la question qui détermine une attitude et qui renvoie à la formation du regard comme capacité d’accueil de la vérité, c’est-à-dire de la fiction. Car la vérité, selon Lacan, aurait structure de fiction. Elle ressemblerait donc à une histoire, un conte, un mythe choisi en commun pour dire le monde. La science même, incidemment, serait en ce sens un mythe, puisque par-delà son fondement manifeste : la négation de cette forme, rien n’empêche au final d’en faire au moins le mythe de la négation ou de la répudiation du mythe. La mathématique, donc, comme nouvelle façon de conter. Regard de la science, science du regard… Regardons cela de plus près.



Le regard


Mais d’abord, on ne trouve jamais en dehors de soi-même que ce que l’on cherche. Nous ne percevons que ce que nous sommes capables d’accueillir. Dans un brouillard de symboles flottants, le regard saisit l’objet qui n’est rien d’autre que symbole, puis il organise, au-delà de la matière évidente, la surmatière essentielle, au croisement de toutes les disciplines du savoir anthropologique. « L’homme voit le monde à travers le langage », dit Agamben, et, « au commencement était le Verbe », dit Jean. Je ne parle pas de l’outil du langage qui sert à communiquer, je parle de la primo-sphère invisible des signifiants sans signification. Il ne peut exister de rapport direct au réel, parce que ni le vide que nous sommes ni le plein qui nous entoure ne sont extérieurs au langage et ne peuvent échapper à sa médiatisation. Au point d’imaginer que c’est peut-être le langage même qui médiatise les hommes.


Je pense, donc je est.
Mais alors quel est ce il en moi qui dit je ?
Et, inversement, quel est ce je en moi qui dit il ?
Si je suis je, qui est il ?
Au minimum, « Quelqu’Un dit je », (Paul Valéry). Tout un symbole !


Rappelons que le symbolon grec désigne cette médaille rompue dont les morceaux, partagés entre deux individus liés par une promesse de rencontre ou d’hospitalité, permettent la reconnaissance. L’une des deux parties ne pouvant être complétée que par l’autre attendue et uniquement par elle. Le symbole est donc ce qui établit ou concrétise un rapport de promesse. Ou plutôt, le symbole est la promesse elle-même en tant qu’il potentialise la rencontre. Tout individu se trouve donc creusé d’une absence fondamentale que l’autre vient combler. C’est pourquoi il ne peut exister d’individu isolé. C’est pourquoi aussi l’individu est immédiatement symbolique, langage et social. Le sujet barré du désir lacanien n’est pas loin en ce qu’il exprime la division fondamentale du sujet après sa castration première : le passage à la Loi, le passage par le non du père (le Nom-du-père), sa deuxième naissance en quelque sorte. Et n’oublions pas l’avertissement comique de Lacan selon lequel les non-dupes errent. Ce qui signifie que ceux qui pensent échapper au symbolique, à l’incomplétude et au social sont condamnés à errer dans les limbes du moi. Le tragique est le comble du comique, les grecs le savaient bien.


C’est dans ce creux, cette absence et ce vide que se forme le regard humain. C’est ainsi qu’il reflète la matière symbolique. Le regard porté par le langage sur le symbole prélève des images qu’il met à disposition de la main. Mais, le nouvel espace, aujourd’hui créé, revendiquant la négation du symbolique, le regard est tenu de s’adapter et de passer le premier rideau de la fiction pour atteindre la scène et ne pas risquer de se noyer dans le miroir tendu au proscenium. L’auto-négation du symbole nécessite donc un sur-regard. Je comprends mieux maintenant l’expression que Jean-Luc Godard dit emprunter à Paul, selon laquelle l’image viendrait au temps de la résurrection. Car c’est maintenant derrière le symbole mort que se cache le langage vivant. La vérité elle-même ne suffit plus et le regard doit faire détour par les enfers, avant de remonter, nouvel Orphée, son Eurydice au jour. Nous pourrions, pour imiter la topique freudienne, cartographier les espaces symboliques dont nous parlons ici en imaginant des enveloppes gigognes, des intériorités superposées. Par-dessus notre corps individuel, première enveloppe : chair-esprit, esprit-chair, matière-langage, symbole-matière, nous trouverions, en un joyeux fourre-tout, le matériel d’illusionniste appartenant en propre à la Marchandise. Sorte de premier ciel ptoléméen, cet espace est rempli de fétiches scintillants qui ressemblent à des étoiles mais qui n’en sont pas. Piège à regard, il alimente les vaines oppositions, les antagonismes factices et les combats d’arrière-garde. Pour la plupart de nos contemporains, remarquons que tout se joue dans son climat. Par-dessus, pourtant, existe encore un autre ciel, archaïque celui-ci, caché par la lumière aveuglante du premier, et qui déploie sous un dais sans limite le mouvement des symboles vivants qui permettent aussi d’ailleurs de comprendre la dynamique profonde et expropriatrice de l’espace inférieur. A ce dernier échelon, dont le rayonnement symbolique traverse l’éther des deux autres, se trame la poésie matérielle du monde. Mais comme le héros de Dante traverse les enfers pour atteindre le paradis, les héros de l’Histoire ne peuvent éluder le cercle du Capital s’ils veulent pénétrer les fondements secrets de leur propre existence.


Car les lois du Capital jettent les individus les uns contre les autres et contre eux-mêmes. Les uns et les autres enchaînés pourtant en une communauté invisible dont l’injonction coercitive est justement la séparation et la plongée en soi pour soi. Descartes pourrait bien être, c’est vrai, l’un des ouvreurs de ce désert anthropologique, lorsqu’il réduit l’individu au néant d’un soi isolé, soutenu par le seul bâton de Dieu. Supprimons alors le bâton et le je s’effondre au-dedans de lui-même. Que Dieu meurt et il emporte avec lui cette illusion du je. Mais si, faisant un pas de côté, nous regardions les choses différemment, il nous apparaîtrait peut-être à l’inverse que c’est la seule illusion de Dieu qui meurt avec celle du je. Imaginons un instant que Dieu ne soit pas ce que l’on croit. Il ne pourrait pas mourir, par exemple, si nous Lui donnions la figure du Langage. Ce ne serait pas alors l’existence de Dieu qui ferait problème, mais celle du je isolé. Ne serions-nous pas alors devant une nouvelle révolution copernicienne? Je pense, donc « j’on » suis. Le je vide appuyé sur le on du langage, pronoms personnel et impersonnel accolés (ou « on » grec désignant l’être même ?). Et nous obtiendrions la formule suivante : j’on suis Dieu. Et le regard du j’on, immanent au langage, donnerait à la main le pouvoir du savant, du poète et du sage.



La main


Mais, disons-le : depuis deux siècle, l’artiste incarne pour moi la liberté impossible. Comme artiste maudit d’abord, comme artiste de cour ensuite. Qu’il crève de faim ou se goberge confortablement aux frais de la princesse, il n’est jamais, dans cette période, que le bouffon d’une société qui le fabrique de manière évidente pour voiler le mensonge fondamental sur l’individu. Ce dernier se diluant toujours plus dans l’intériorité totalisante et englobante d’un soi techno-social automatique, il faut multiplier et intensifier son simulacre. La figure de l’artiste, invention récente, recueille en image tout ce qui, au fur et à mesure d’une croissance exponentielle, disparaît en réalité de la promesse bourgeoise d’émancipation humaine. Croyant tenir tout seul au-dessus de la mêlée et recevoir de très haut ou de très bas le fluide divin de l’inspiration, il n’est le plus souvent qu’une marionnette de luxe payée pour danser sur le volcan de nos attentes frustrées. Et ceci est valable à la fois pour l’artiste extrême-contemporain, celui qu’on prend pour cible unique, et pour l’artiste « soft », qui, lui aussi, participe à sa manière à la mascarade. Tous les deux, disant la vérité du monde par l’erreur qu’ils représentent. Le capital se nourrit de lui-même et par lui-même de manière automatique en diluant les individus dans son liquide amniotique. Et il prescrit aux artistes de décorer la salle d’accouchement tout en les exhibant comme parangons de liberté. Je crois que les plus sublimes gesticulations dadaïstes n’ont pas d’autre mobile que le désir d’échapper à cette réalité de marionnette, d’autant plus violente qu’elle apparaît voilée, en poussant le marionnettiste inconnu dans ses retranchements supposés. Ils se cognent, se faisant, à des parois invisibles : le marionnettiste, jamais rassasié, en veut toujours plus. Faute d’appréhender l’objet dans ses dimensions paradoxales, ils sont les premières dupes d’un système qui se sert d’eux pour cacher sa misère, tandis qu’ils croient le dénoncer. L’artiste contemporain est bien loin de pouvoir poser le type de question suivante au monde qui le nourrit : « Pourquoi mens-tu en me disant que tu vas à Lemberg pour me faire croire que tu vas à Cracovie, alors que tu vas vraiment à Lemberg ? » (Vieille blague juive sur la vérité, rapportée par Lacan). Les mains sales disent la vérité de l’im-monde parce qu’elles sont toujours déjà prisent dans sa matière. Simplement, elles ne la disent pas comme elles le voudraient.


Alors, l’art « traditionnel », le retour au savoir-faire, ne serait-ce pas le contre-poison idéal à cette situation? Bien sûr que non, puisque cet objet là n’a ni la substance de l’art en tant que chamanique, ni la contemporanéité. Il est dans la poïésis mais pas dans l’art. Son être lui manque et tout est dépeuplé. Que pourrait-il aller chercher dans les profondeurs anthropologiques, alors qu’il rejette la mémoire vivante incertaine qui lui fait peur, au bénéfice de la mémoire ancienne cristallisée qui le rassure ? Ses artistes sont archéologues. Ils reconstituent le mort, ils ne se noient jamais dans les fleuves du vivant. Ce travail, sans être méprisable, n’est tout simplement pas de l’art. Ce n’est pas l’expression d’une idiosyncrasie individuelle, aussi belle soit-elle, qui fait l’art, mais l’expression d’une singularité mnémonique sociale à travers un individu ou un groupe d’individus particuliers. Bien sûr que le nouveau pour le nouveau, la dictature de la nouveauté, ce que Peter Sloterdijk appelle la néophilie, fait problème, que la révolution permanente en art répond trop mécaniquement à la révolution permanente des technologies productives et sociales. Mais l’ancien est ce qui a enfanté le présent. Or, par retour à la mère on ne se débarrasse pas de l’enfantement. Et puis, à quel passé revenir ? Où commence le détour qui nous amène ici ?


Il n’est pas moins vrai, cependant, d’un autre point de vue, que l’art contemporain piétine dans une impasse. Un cul de sac, un filet, un piège. Il dit la vérité, mais cette vérité n’est plus humaine. Elle est vérité d’un dispositif panoptique rehaussé de miroirs où le regard est perdu. Une vérité de machine à broyer l’individu qui exalte l’image de ce qu’elle broie, devenant ainsi artiste elle-même: un hyperartiste de l’hyperindustrie. Un surmâle hégémonique et narcissique, Un hyper-Ubuvard qui boit le sang des hommes et les fait artistes en leur ôtant la vie. Cet hyperartiste ubuesque absorbant exige en réponse un méta-artiste. Un artiste à propos de l’artiste pour période de crise d’ubuïsme aiguë. Un artiste capable de s’élever au-delà de lui-même, au-delà de son masque de bouffon et de son décor personnel, au-delà du visage invisible de l’hyperartiste panoptisant. Un artiste au regard redoublé, incandescent, porté sur le symbole d’un réel médusé, c’est-à-dire possédé par la gorgone Méduse, aux yeux qui pétrifient.


Parmi toutes les innocences perdues sur le chemin de l’histoire récente, l’innocence de la main est peut-être la perte la plus cruelle. Nous en consolerons-nous jamais ? Car si perdre la tête n’interdit pas de la garder haute ni même de semer la vie, il se mouchera du pied, en revanche, celui qui perd la main. La fréquentation de l’immonde rend ignoble. A la lanterne de la Révolution, il vaudrait mieux de pas avoir pendu la noblesse avec l’aristocratie ni brûlé la carte du monde avec les châteaux.


Le regard perdu dans les lointains du simulacre et la matière stagnant dans les marais du Capital, c’est ainsi que la poïésis s’automatise et que le chaman s’endort.


Il était une fois…


Adrien Royo