dimanche 5 juin 2011

Conditions du regard


Projet de conférence kunique né d'une conversation de mars entre amis.


Le regard de la matière plonge dans la matière du regard, les mains en avant. Cet élan circulaire, nous l’appelons art. Pour certains, l’art ne se parle pas, il se pratique. C’est méconnaître le mouvement trilogique de la main, du regard et de la matière. Le regard est immédiatement matière parce qu’immédiatement symbole et immédiatement symbole parce que d’emblée matière. Or, il n’y a pas de symbole sans langage et l’art travaille le symbole comme le langage travaille l’art en retour. L’art est donc dans le langage à défaut d’être lui-même un langage. Et la main sert ce langage comme aussi l’oreille, l’œil et la bouche. La main ne crée pas l’outil et l’outil ne crée pas la main, mais la main et l’outil se créent ensemble et composent en une transduction indémêlable. De la même façon, le regard et la main, dans la matière du symbole, s’entortillent autour d’un vide qui contient l’énergie pure de la création et se donnent l’un à l’autre.


Mains à plumes, mains à terre, mains à couleurs, mains à plâtre ou à fer, mais toujours et avant tout mains à langage et symboles. C’est par là que le fond et la forme se conjoignent et s’indifférencient, c’est par là que la beauté s’isole comme cette indifférenciation même.


Le regard est dans l’impermanence. Il naît et il meurt. Il naît dans la matière et meurt dans la matière, c’est-à-dire dans le symbole. La main aussi. La matière n’est pas éternelle mais elle meurt plus lentement. En tout cas, le regard, d’emblée, est pris dans la matière et le langage. La main aussi. Alors, comment pourraient-ils s’échapper hors d’elle pour quérir la suspension ? Esprit, es-tu là ?


J’entends par matière le poudroiement des choses qui naissent avec mon regard. Non pas que mon regard les fasse naître, elles émergent plutôt par sensualisation : imprégnation de sens, à partir du Réel obscur dont je suis issu. Réel dont je ne peux rien faire parce qu’il est hors du champ de la main.


J’entends par regard, la projection spéculaire de la matière sur elle-même médiatisée par le langage.


J’entends par main, le rapport poïétique entre matière et regard : ce qui permet au regard de changer la matière, à la matière transformée de changer le regard.


J’appelle poïesis, l’œuvre générale de cette main, et art, la partie chamano-réflexive de cette poïésis. Réflexive parce que condamnée à la répétition et aux recommencements par l’esprit d’analyse et d’auto-critique, et chamanique parce qu’en relation avec les forces symboliques profondes de la sphère humaine élargie. Chaman désignant ici un récepteur d’ondes socio-symboliques, et pas seulement, comme dans l’acception première, un récepteur et intercesseur de forces surnaturelles, chtoniennes ou magiques. Je transferts le mot dans l’univers poïétique général pour évoquer la manière dont l’art se pose en système cognitif global pouvant intégrer la science, suivant la modalité warburguienne. Rappelons qu’Aby Warburg, historien allemand de l’art, mort en 1929, voyait en celui-ci un vecteur de connaissances symboliques et de mémoire sociale, bien plus qu’un rapport simplement esthétique et personnel au monde. En raison de quoi, les clivages contenu-forme et réalisme-abstraction disparaissent. La contemplation, ici, se déplaçant, de la sphère esthétique et muséale, vers ce que j’appellerais l’anthropologie des profondeurs. L’œuvre d’art : objet de connaissance.



La matière


La matière du monde, aujourd’hui, agit comme une enceinte de confinement interdisant l’accès de ses mains aux rayonnements symboliques directs. Tapissée de miroirs déformants, qui donnent l’illusion de la profondeur et agrandissent l’espace, ses parois sont aveugles. Ce lieu n’est pas sans évoqué la caverne de Platon. Sauf que le cinéma platonicien laissait encore passer la lumière de l’extérieur. C’est le projecteur soleil qui portait sur les murs l’ombre des hommes enchaînés. Notre cinéma à nous ressemblerait plutôt à ces labyrinthes de miroirs où nos reflets se perdent dans un infini rebondissant. Son projecteur est partout et nulle part, et surtout en nous-même. Il signe une coupure existentielle radicale: l’avènement de la fragmentation narcissique et du mouvement circulaire restreint.


Debord appelait ce cinéma, Spectacle. En langage marxien, il n’est rien d’autre que le capital devenu Sujet. Lorsque l’énergie du Capital atteint une certaine intensité, il se libère de ses maîtres humains, et, dans un grand soir invisible, se charge même un jour de les domestiquer. Il se nourrit de l’exploitation de quelques uns, toujours moins nombreux à mesure que la machine les remplace, et du service de tous les autres. Se substituant à l’homme, il s’empare du corps social en pénétrant ses réseaux les plus intimes et finit par constituer sa propre circulation vitale et son propre système immunitaire. Les hormones du Capital régulent désormais tout le métabolisme. Une évolution rapide lui a permit en quatre ou cinq siècles de passer du statut de simple tube digestif secondaire à celui d’intériorité immunitaire complexe, autonome et englobante. Non pas que les humains disparaissent complètement au sein de ce dispositif, le dispositif lui-même restant humain (trop humain peut-être), mais leur rôle n’est plus que de fonctionnalité, avec l’illusion du pilotage et de la maîtrise.


La base de ce processus est l’accumulation et le fétichisme.


Lorsqu’en un certain point du parcours historique occidental, l’étincelle de la plus-value percuta une masse critique de valeur accumulée, une réaction économique en chaîne s’enclencha, dépassant rapidement les capacités sociales de contrôle. Dans un processus quasi cosmologique, l’énergie gravitationnelle du Capital attira vers son abîme tous les objets humains à portée d’actions. Densification extrême et accumulation débridée formèrent une sorte de trou noir. Associée au fétichisme inhérent, c’est-à-dire au devenir mystique de la marchandise et de l’ensemble du processus, cette accumulation prend désormais une forme imaginaire où se projettent nos fantasmes de croissance infinie. En utilisant la grille de lecture lacanienne à trois temps, on pourrait dégager les hypothèses suivantes :

- Au plan du Réel, le capital est le monstre tapi dans la multitude des interactions humaines et machinales : les intervalles ;

- Sur le plan de l’Imaginaire, il devient, soit mécanisme créateur de richesses au service des hommes par harmonisation magique de leurs égoïsmes particuliers (libéralisme), soit tigre technologique domestiqué promenant les enfants des Lumières sur son dos (scientisme), soit objet aliénant à dépasser par le Sujet prolétariat (communisme) ;

- Au plan du Symbolique, enfin, il acquiert le statut de Sujet, dans un processus de dépassement humain lié à l’autonomisation relative et cybernétique de la sphère techno-sociale.


Au creux du capital, en tout cas, la matière se voit contaminée et divisée. Contaminée par le paradoxe et l’illusion, elle fait obstacle au regard. Elle ne se laisse plus voir à nue. Elle s’habille de vent et derrière le miroir. Divisée par lui. Vent idéologique soufflant son chant de gloire et sa geste équivoque. La matière-symbole, diffractée, devient insaisissable. Le regard glisse et se noie dans le foisonnement diapré de la marchandise. Matière et sortilège, la main travaille un spectre. Le Capital est animiste, idolâtre et iconoclaste. Les amateurs d’antéchrists pourraient même y trouver leur bonheur. N’oublions pas que son chantre le plus audacieux, quoique paradoxal, fut sans conteste, après Bernard de Mandeville et Adam Smith, bien sûr, mais d’une tout autre manière, Donatien Alphonse François de Sade, le divin marquis, l’augure et prophète des temps pervers qui s’ouvrent. Voir sur ce point : Dany-Robert Dufour et son livre « La Cité Perverse ».


Le Spectacle selon Debord permet de mieux saisir le fétichisme de Marx : la marchandise en tant qu’image fait du Capital un Spectacle. Mais en retour, le fétichisme de Marx permet de mieux appréhender le Spectacle de Debord. Car le Spectacle, synonyme de Capital, fait de l’homme lui-même un fétiche. Du spectateur passif de son propre monde, à l’image de son propre mouvement, il n’y a, pour l’homme en apesanteur (Armstrong), qu’un petit pas volant. De l’homme sans gravité à l’homme sans qualité, de l’homme sans qualité à l’homme sans substance, de l’homme sans substance à l’image de l’homme. Le rapport social entre individus se cacherait, selon l’orthodoxie marxiste, sous le rapport entre les choses. Pour des hérétiques comme moi, le secret du Capital serait plutôt qu’il cache le devenir image de l’homme sous le Spectacle. Car l’objet concret d’usage et l’homme dans sa substance disparaissent également derrière la Marchandise.


C’est pourquoi la matière manque au regard, et pas le sortilège. Le ciel du grand Autre s’effondre sous nos yeux. La texture symbolique de nos corps réunis, le langage de ce grand corps fait de tous les corps, et qui les vaut tous, et que vaut n’importe qui, se meurt tranquillement pendant que nous parlons encore, le symbole détourné. Nous vivons la séparation de la séparation, le manque du manque, comme dirait Slavoj Zizek, l’arrachement de notre subjectivité. A la séparation originelle d’avec le Réel, constitutive de celle-ci, qui nous a projeté dans l’atmosphère symbolique en même temps que dans le climat terrestre (Je parle aussi sloterdijkien), s’ajoute maintenant la séparation d’avec le symbolique même, notre peau de langage, notre matière à main. L’incubateur (car nous ne sommes pas nés encore) fuit et laisse passer la Chose dont il nous protégeait. La pulsion de mort gagne : cette jouissance dont le désir est l’antidote. Désir qui diminue dans cet incubateur qui fuit. Peau de chagrin. Jouissance contre désir. La vacuité nous pend au nez. Bouddha peut-être nous attend au terrain vague de nos pulsions. C’est cela la matière de l’art désormais: les décombres sublimes d’une demeure symbolique où nous habitons encore pour peu de temps.


On entend communément par matière les modalités de résistance du réel. Elle sera papier, peinture, bronze, pellicule, marbre, pixel, marchandise, déchet, plastique, chair, mots, etc. Mais si l’artiste s’intéresse à la matière, ce n’est pas vraiment pour elle-même. Si c’était le cas, il ne la travaillerait pas. Il cherche plutôt, dans la confrontation avec elle, la relation avec le Mystère, le Symbolique ; ce que j’appelle, moi, la Matière : la matière réelle de l’art. Car dans le travail artistique, le mystère de la main se confronte au mystère de la matière qui répond au mystère du regard. C’est uniquement dans ce sens que l’on peut parler d’une pensée de la main. Le frottement au réel à travers la matière provoque l’étincelle du symbole, ou, plus précisément, l’ouverture du symbolique. Et le symbolique étant social, il apparaît donc que l’artiste travaille aussi les fondements du social. A cette condition seule, il peut rencontrer le regard de l’autre et son mystère. C’est pourquoi, il ne peut exister de frontière réelle entre l’art et la science, l’art et la politique, ou, plus généralement, l’art et la pensée. « Car l’image est précisément (et ceci pourrait bien être le fruit suprême de l’enseignement de Warburg) le lieu où le sujet se dépouille de la mythique consistance psychosomatique que lui avait conférée, face à un objet tout aussi mythique, une théorie de la connaissance qui était en vérité une métaphysique déguisée, pour retrouver sa pureté originaire et – au sens étymologique – spéculative. » (Giorgio Agamben, essais et conférences). Etymologie de spéculer : observer, guetter.


Cette lecture singulière permet de mieux comprendre le regard duchampien ou les intuitions dadaïstes et conceptuelles. La marchandise, à partir de la fin du XIXe siècle, colonisant peu à peu le champ du symbole et du désir, il fallait utiliser la marchandise même comme symbole. Le ready-made devenait ainsi le moyen d’une sorte de captation de la captation, une tentative de rattrapage de l’expropriation en cours du désir. La danse de la marchandise prenant toute la place sur la scène du monde, il fallait la saisir en tant que telle pour en exhiber le masque. Le fétiche marchand : l’usurpateur et le semblant. La matière symbolique échappant, glissant entre les doigts, s’évaporant en nuages narcotiques, un mélange grotesque de vieille lune et de jeune escamotage tombait désormais sous la main. Au chasseur de symbole de s’en accommoder ou non. Passer outre cette matière de contrebande nécessitait assurément, ou la sublime désinvolture d’un Duchamp, ou bien l’ascèse d’un Mondrian. Entre ces deux polarités, qui ne sont pas s’en rappeler l’opposition orgiasme-mélancolie chère à Warburg, le XXe siècle de l’art ne cessa d’opérer de frénétiques allers-retours.


Pour certains, l’art contemporain atteindrait aujourd’hui l’ultime degré de la décadence et du vide, conséquence d’une erreur d’aiguillage au siècle dernier. Les provocations modernistes auraient détourné le train gentiment évolutionniste du savoir-faire artistique. Nous devrions donc maintenant reprendre l’outil du bon artisan au lieu de répéter sans fin le geste originel de rupture. Mais je crois que l’art, qui donne la fiction du réel, aussi bête soit-il, ne peut pas mentir. Contrairement au décoratif, qui s’attache à l’abstraction du Beau. La critique de cet art à partir d’une position absolue, d’un sentiment de nostalgie, d’un âge d’or, d’une frustration, ou à partir du point de vue de l’expression singulière d’un individu artiste, tombe d’elle-même. Elle sépare le domaine de l’activité artistique du reste de la poïésis et ne peut donc plus comprendre ni la main ni le regard ni la matière liés à cette poïésis. S’il existe un problème, il doit être ailleurs. Dans la figure même de l’artiste, par exemple. Aucun regard n’étant libre de fonction, l’artiste aussi doit avoir une fonction. Mais quelle instance sociale préside-t-elle à sa forme ? Voilà la question qui détermine une attitude et qui renvoie à la formation du regard comme capacité d’accueil de la vérité, c’est-à-dire de la fiction. Car la vérité, selon Lacan, aurait structure de fiction. Elle ressemblerait donc à une histoire, un conte, un mythe choisi en commun pour dire le monde. La science même, incidemment, serait en ce sens un mythe, puisque par-delà son fondement manifeste : la négation de cette forme, rien n’empêche au final d’en faire au moins le mythe de la négation ou de la répudiation du mythe. La mathématique, donc, comme nouvelle façon de conter. Regard de la science, science du regard… Regardons cela de plus près.



Le regard


Mais d’abord, on ne trouve jamais en dehors de soi-même que ce que l’on cherche. Nous ne percevons que ce que nous sommes capables d’accueillir. Dans un brouillard de symboles flottants, le regard saisit l’objet qui n’est rien d’autre que symbole, puis il organise, au-delà de la matière évidente, la surmatière essentielle, au croisement de toutes les disciplines du savoir anthropologique. « L’homme voit le monde à travers le langage », dit Agamben, et, « au commencement était le Verbe », dit Jean. Je ne parle pas de l’outil du langage qui sert à communiquer, je parle de la primo-sphère invisible des signifiants sans signification. Il ne peut exister de rapport direct au réel, parce que ni le vide que nous sommes ni le plein qui nous entoure ne sont extérieurs au langage et ne peuvent échapper à sa médiatisation. Au point d’imaginer que c’est peut-être le langage même qui médiatise les hommes.


Je pense, donc je est.
Mais alors quel est ce il en moi qui dit je ?
Et, inversement, quel est ce je en moi qui dit il ?
Si je suis je, qui est il ?
Au minimum, « Quelqu’Un dit je », (Paul Valéry). Tout un symbole !


Rappelons que le symbolon grec désigne cette médaille rompue dont les morceaux, partagés entre deux individus liés par une promesse de rencontre ou d’hospitalité, permettent la reconnaissance. L’une des deux parties ne pouvant être complétée que par l’autre attendue et uniquement par elle. Le symbole est donc ce qui établit ou concrétise un rapport de promesse. Ou plutôt, le symbole est la promesse elle-même en tant qu’il potentialise la rencontre. Tout individu se trouve donc creusé d’une absence fondamentale que l’autre vient combler. C’est pourquoi il ne peut exister d’individu isolé. C’est pourquoi aussi l’individu est immédiatement symbolique, langage et social. Le sujet barré du désir lacanien n’est pas loin en ce qu’il exprime la division fondamentale du sujet après sa castration première : le passage à la Loi, le passage par le non du père (le Nom-du-père), sa deuxième naissance en quelque sorte. Et n’oublions pas l’avertissement comique de Lacan selon lequel les non-dupes errent. Ce qui signifie que ceux qui pensent échapper au symbolique, à l’incomplétude et au social sont condamnés à errer dans les limbes du moi. Le tragique est le comble du comique, les grecs le savaient bien.


C’est dans ce creux, cette absence et ce vide que se forme le regard humain. C’est ainsi qu’il reflète la matière symbolique. Le regard porté par le langage sur le symbole prélève des images qu’il met à disposition de la main. Mais, le nouvel espace, aujourd’hui créé, revendiquant la négation du symbolique, le regard est tenu de s’adapter et de passer le premier rideau de la fiction pour atteindre la scène et ne pas risquer de se noyer dans le miroir tendu au proscenium. L’auto-négation du symbole nécessite donc un sur-regard. Je comprends mieux maintenant l’expression que Jean-Luc Godard dit emprunter à Paul, selon laquelle l’image viendrait au temps de la résurrection. Car c’est maintenant derrière le symbole mort que se cache le langage vivant. La vérité elle-même ne suffit plus et le regard doit faire détour par les enfers, avant de remonter, nouvel Orphée, son Eurydice au jour. Nous pourrions, pour imiter la topique freudienne, cartographier les espaces symboliques dont nous parlons ici en imaginant des enveloppes gigognes, des intériorités superposées. Par-dessus notre corps individuel, première enveloppe : chair-esprit, esprit-chair, matière-langage, symbole-matière, nous trouverions, en un joyeux fourre-tout, le matériel d’illusionniste appartenant en propre à la Marchandise. Sorte de premier ciel ptoléméen, cet espace est rempli de fétiches scintillants qui ressemblent à des étoiles mais qui n’en sont pas. Piège à regard, il alimente les vaines oppositions, les antagonismes factices et les combats d’arrière-garde. Pour la plupart de nos contemporains, remarquons que tout se joue dans son climat. Par-dessus, pourtant, existe encore un autre ciel, archaïque celui-ci, caché par la lumière aveuglante du premier, et qui déploie sous un dais sans limite le mouvement des symboles vivants qui permettent aussi d’ailleurs de comprendre la dynamique profonde et expropriatrice de l’espace inférieur. A ce dernier échelon, dont le rayonnement symbolique traverse l’éther des deux autres, se trame la poésie matérielle du monde. Mais comme le héros de Dante traverse les enfers pour atteindre le paradis, les héros de l’Histoire ne peuvent éluder le cercle du Capital s’ils veulent pénétrer les fondements secrets de leur propre existence.


Car les lois du Capital jettent les individus les uns contre les autres et contre eux-mêmes. Les uns et les autres enchaînés pourtant en une communauté invisible dont l’injonction coercitive est justement la séparation et la plongée en soi pour soi. Descartes pourrait bien être, c’est vrai, l’un des ouvreurs de ce désert anthropologique, lorsqu’il réduit l’individu au néant d’un soi isolé, soutenu par le seul bâton de Dieu. Supprimons alors le bâton et le je s’effondre au-dedans de lui-même. Que Dieu meurt et il emporte avec lui cette illusion du je. Mais si, faisant un pas de côté, nous regardions les choses différemment, il nous apparaîtrait peut-être à l’inverse que c’est la seule illusion de Dieu qui meurt avec celle du je. Imaginons un instant que Dieu ne soit pas ce que l’on croit. Il ne pourrait pas mourir, par exemple, si nous Lui donnions la figure du Langage. Ce ne serait pas alors l’existence de Dieu qui ferait problème, mais celle du je isolé. Ne serions-nous pas alors devant une nouvelle révolution copernicienne? Je pense, donc « j’on » suis. Le je vide appuyé sur le on du langage, pronoms personnel et impersonnel accolés (ou « on » grec désignant l’être même ?). Et nous obtiendrions la formule suivante : j’on suis Dieu. Et le regard du j’on, immanent au langage, donnerait à la main le pouvoir du savant, du poète et du sage.



La main


Mais, disons-le : depuis deux siècle, l’artiste incarne pour moi la liberté impossible. Comme artiste maudit d’abord, comme artiste de cour ensuite. Qu’il crève de faim ou se goberge confortablement aux frais de la princesse, il n’est jamais, dans cette période, que le bouffon d’une société qui le fabrique de manière évidente pour voiler le mensonge fondamental sur l’individu. Ce dernier se diluant toujours plus dans l’intériorité totalisante et englobante d’un soi techno-social automatique, il faut multiplier et intensifier son simulacre. La figure de l’artiste, invention récente, recueille en image tout ce qui, au fur et à mesure d’une croissance exponentielle, disparaît en réalité de la promesse bourgeoise d’émancipation humaine. Croyant tenir tout seul au-dessus de la mêlée et recevoir de très haut ou de très bas le fluide divin de l’inspiration, il n’est le plus souvent qu’une marionnette de luxe payée pour danser sur le volcan de nos attentes frustrées. Et ceci est valable à la fois pour l’artiste extrême-contemporain, celui qu’on prend pour cible unique, et pour l’artiste « soft », qui, lui aussi, participe à sa manière à la mascarade. Tous les deux, disant la vérité du monde par l’erreur qu’ils représentent. Le capital se nourrit de lui-même et par lui-même de manière automatique en diluant les individus dans son liquide amniotique. Et il prescrit aux artistes de décorer la salle d’accouchement tout en les exhibant comme parangons de liberté. Je crois que les plus sublimes gesticulations dadaïstes n’ont pas d’autre mobile que le désir d’échapper à cette réalité de marionnette, d’autant plus violente qu’elle apparaît voilée, en poussant le marionnettiste inconnu dans ses retranchements supposés. Ils se cognent, se faisant, à des parois invisibles : le marionnettiste, jamais rassasié, en veut toujours plus. Faute d’appréhender l’objet dans ses dimensions paradoxales, ils sont les premières dupes d’un système qui se sert d’eux pour cacher sa misère, tandis qu’ils croient le dénoncer. L’artiste contemporain est bien loin de pouvoir poser le type de question suivante au monde qui le nourrit : « Pourquoi mens-tu en me disant que tu vas à Lemberg pour me faire croire que tu vas à Cracovie, alors que tu vas vraiment à Lemberg ? » (Vieille blague juive sur la vérité, rapportée par Lacan). Les mains sales disent la vérité de l’im-monde parce qu’elles sont toujours déjà prisent dans sa matière. Simplement, elles ne la disent pas comme elles le voudraient.


Alors, l’art « traditionnel », le retour au savoir-faire, ne serait-ce pas le contre-poison idéal à cette situation? Bien sûr que non, puisque cet objet là n’a ni la substance de l’art en tant que chamanique, ni la contemporanéité. Il est dans la poïésis mais pas dans l’art. Son être lui manque et tout est dépeuplé. Que pourrait-il aller chercher dans les profondeurs anthropologiques, alors qu’il rejette la mémoire vivante incertaine qui lui fait peur, au bénéfice de la mémoire ancienne cristallisée qui le rassure ? Ses artistes sont archéologues. Ils reconstituent le mort, ils ne se noient jamais dans les fleuves du vivant. Ce travail, sans être méprisable, n’est tout simplement pas de l’art. Ce n’est pas l’expression d’une idiosyncrasie individuelle, aussi belle soit-elle, qui fait l’art, mais l’expression d’une singularité mnémonique sociale à travers un individu ou un groupe d’individus particuliers. Bien sûr que le nouveau pour le nouveau, la dictature de la nouveauté, ce que Peter Sloterdijk appelle la néophilie, fait problème, que la révolution permanente en art répond trop mécaniquement à la révolution permanente des technologies productives et sociales. Mais l’ancien est ce qui a enfanté le présent. Or, par retour à la mère on ne se débarrasse pas de l’enfantement. Et puis, à quel passé revenir ? Où commence le détour qui nous amène ici ?


Il n’est pas moins vrai, cependant, d’un autre point de vue, que l’art contemporain piétine dans une impasse. Un cul de sac, un filet, un piège. Il dit la vérité, mais cette vérité n’est plus humaine. Elle est vérité d’un dispositif panoptique rehaussé de miroirs où le regard est perdu. Une vérité de machine à broyer l’individu qui exalte l’image de ce qu’elle broie, devenant ainsi artiste elle-même: un hyperartiste de l’hyperindustrie. Un surmâle hégémonique et narcissique, Un hyper-Ubuvard qui boit le sang des hommes et les fait artistes en leur ôtant la vie. Cet hyperartiste ubuesque absorbant exige en réponse un méta-artiste. Un artiste à propos de l’artiste pour période de crise d’ubuïsme aiguë. Un artiste capable de s’élever au-delà de lui-même, au-delà de son masque de bouffon et de son décor personnel, au-delà du visage invisible de l’hyperartiste panoptisant. Un artiste au regard redoublé, incandescent, porté sur le symbole d’un réel médusé, c’est-à-dire possédé par la gorgone Méduse, aux yeux qui pétrifient.


Parmi toutes les innocences perdues sur le chemin de l’histoire récente, l’innocence de la main est peut-être la perte la plus cruelle. Nous en consolerons-nous jamais ? Car si perdre la tête n’interdit pas de la garder haute ni même de semer la vie, il se mouchera du pied, en revanche, celui qui perd la main. La fréquentation de l’immonde rend ignoble. A la lanterne de la Révolution, il vaudrait mieux de pas avoir pendu la noblesse avec l’aristocratie ni brûlé la carte du monde avec les châteaux.


Le regard perdu dans les lointains du simulacre et la matière stagnant dans les marais du Capital, c’est ainsi que la poïésis s’automatise et que le chaman s’endort.


Il était une fois…


Adrien Royo

lundi 23 mai 2011

Action théoriste



Projet d'intervention lors d'une prochaine réunion bio dans le Morvan.





J’aimerais apporter à la dissidence générale, incarnée ici par les actionnistes du bio local, la modeste contribution d’un théoriste convaincu. Nous verrons à la fin de cet exposé la raison de ce terme.


J’ai dit actionnistes. Oui, en effet, car vous êtes des gens d’action impliqués les uns et les autres dans des associations, des structures de contestation ou des contre-modèles d’organisation et de production. Des militances, par conséquent. Vous agissez quotidiennement par nécessité personnelle, mais aussi pour prouver par votre action qu’un autre monde est possible. Et pour beaucoup d’entre vous, je le sais, nous avons assez de théories, assez de discours, assez de bavardages, pour mille ans. Mais outre que l’action est toujours une théorie en acte, une théorie véritable est toujours aussi une action en pensée. Et savoir qui de l’acte ou de la pensée arrive d’abord revient à poser la vieille question de la poule et de l’œuf. Car il faut la pensée pour poser l’acte et le comprendre, mais il faut l’acte pour continuer de penser. Les deux éléments se nourrissent en quelque sorte l’un de l’autre.


Mais d’abord, de quoi parle-t-on exactement lorsque l’on dit action ? Certainement pas de cet agir quotidien et banal qui s’exprime dans le cadre d’un travail ou d’un loisir. L’action peut prendre la forme d’un travail, mais le travail n’est pas forcément une action. Ce qui distingue une action, telle qu’ici nous l’entendons, c’est donc la militance, l’engagement qu’elle manifeste. Distribuer le courrier chaque matin est un travail, distribuer des tracts pour le NPA le soir est une action. Les deux, parfois, se confondent, il est vrai. Les cultivateurs bio, par exemple, travaillent dans leur militance et militent par leur travail. Mais ce sont des exceptions. Or, si l’engagement suffit à définir l’action, il apparaît non seulement que tout acte socialement engagé est immédiatement éligible au rang d’action, y compris l’acte de penser, mais plus encore que toute action est d’abord une pensée. Car comment devient-on militant ? sinon en choisissant un projet parmi tous les possibles. Et qu’est-ce qu’un projet ? sinon d’abord un rêve, un fantasme, une utopie. Ce qui est projeté ne prenant d’abord consistance qu’en imagination. Un projet, dans l’espace critique dont nous parlons, est donc toujours d’abord un contre-projet : le refus d’un ordre et l’imagination d’un autre. Par paradoxe, un supplément de vide et d’absence dans l’existant.


Bien sûr qu’une action spontanée répondant à une pression extérieure n’a pas besoin de concept pour s’engager. Une grève sauvage, une jacquerie, un mouvement de révolte face à l’injustice, au départ, se suffisent à eux-mêmes. Sauf qu’un minimum d’organisation et de stratégie doit rapidement s’ajouter si l’on veut que le mouvement s’élargisse et perdure. Une action spontanée s’exprime dans l’éphémère, un projet s’inscrit dans la durée. A moins de considérer l’engagement initial dans un proto-projet comme mécaniquement lié à la situation historique et sociale de celui qui le forme (le prolétaire ne pouvant faire autre chose que de reconnaître son oppression et de se révolter, auquel cas il suffit d’attendre que ça se passe, puisque c’est mécanique), ou comme guidé, ce qui revient au même, par une force divine, ou réflexe de masse, il faut bien admettre la nécessité au moins provisoire de la réflexion et de la pensée. Nous pourrions dire que le processus de l’action militante (ici un pléonasme) imite les trois mouvements de la psyché lacanienne : elle prend racine dans le sentiment réel de l’injustice, se déploie dans l’imaginaire de la révolte et se cristallise dans le symbolique du projet. Passé le bref moment de l’origine, et encore, toute action finit par exprimer une pensée. Mais elle peut l’exprimer ou en pleine conscience, ou naïvement, par oubli du discours qui la soutient, ou métaphysiquement, par négation de ses fondements. Elle peut aussi la rejeter avec cynisme par refoulement des origines. La pensée sous-jacente dans ce cas, n’apparaîtra qu’en négatif dans un symptôme de mauvaise conscience.


Mais plutôt que de pensée, je devrais parler de théorie. Car si la pensée organise le foisonnement des sensations et des concepts, la théorie n’est rien d’autre selon moi que l’espace-temps symbolique dans lequel s’inscrit nécessairement une action et que l’action informe en continu.


Vous agissez dans la filière bio. Votre activité repose sur un héritage mélangé d’actions et de pensées anciennes. Vos gestes, dirais-je, travaillent des mots avant que de travailler la matière, ou du moins les travaillent tous les deux en même temps. Je veux dire qu’en tant qu’humains, vous travaillez le mot bio au moins autant que vous travaillez la terre et recueillez ses fruits. Vous oeuvrez dans le symbolique avant de vous ébattre dans le réel. Quoiqu’on en pense, on n’a jamais fait de bio avant que le mot existe. Pourquoi ? parce qu’il fallait que le non-bio d’abord émerge. Les cultivateurs qui travaillaient sans pesticides, de façon très locale et non industrielle ne faisaient pas du bio. Ils cultivaient la terre, c’est tout. Il a fallu que l’agriculture intensive existe pour que le bio, son contraire, voie le jour. Le bio existe donc d’emblée en tant que contre-projet. Il s’oppose au projet d’agriculture intensive généralisé qui s’inscrit lui-même dans un projet global de maîtrise et possession de la nature par l’homme. Certes, nous vivons avant que de penser, mais nous vivons dans le symbolique et le langage avant que d’agir. Qu’est-ce à dire ? Sinon qu’aujourd’hui plus que jamais, consciemment ou non, toute action se situe dans l’espace-temps d’une théorie. Il s’agit donc pour chaque action, d’examiner présentement la vérité de sa théorie, je veux dire son exhaustivité critique et sa puissance de projection. Au moins d’en cerner les limites. L’objectif n’étant pas de créer en imagination un système de remplacement idéal qu’on n’aurait plus qu’à construire selon des plans - une sorte de maison-monde en préfabriqué - mais de soulever les fondements ultimes du projet social existant pour découvrir ensuite les principes fondamentaux d’un projet global alternatif. Car l’actionnisme (contre-actionnisme) « conservateur » ne peut pas échapper non plus aux lois fondamentales de la théorie-action. C’est-à-dire que lui aussi forme un projet ; qu’il n’est pas, comme il se voudrait, l’incarnation naturelle d’un mouvement spontané. A tout le moins, il exprime le projet de conservation des lois conscientes de ce mouvement. Ce qui signifie que nous vivons déjà en pleine théorie. Une théorie se donnant pour le contraire d’une théorie (ce qui en fait une idéologie), que la plupart nomment capitalisme et que je préfère appeler prolétarisme, ou cynisme addictif, pour sortir des limites de l’économie et passer dans la sphère plus générale de l’anthropologie. Théorie dont il reste encore à tirer les fondements psychologiques, symboliques et moraux, avant que de tenter l’aventure du dépassement. Car c’est un mythe, en vérité, que cette histoire-là. Non pas au sens où elle serait spécialement fausse, toutes les histoires sont fausses, mais au sens ou elle construit sa vérité par la fiction. Analyser la vérité du mythe, c’est donc refuser préalablement de se laisser piéger par la matière. L’homme n’est pas seulement un animal rationnel ou politique, contrairement à ce que pensent les libéraux, bizarrement d’accord sur ce point avec certains de leurs opposants les plus farouches (mais est-ce si bizarre ?) ; il est aussi, et surtout, un animal mytho-logique, se racontant à lui-même des histoires qu’il matérialise et jouant avec une matière qu’il dissout dans la fiction. C’est pourquoi il est si important de travailler les mots de cette mythologie en même temps que sa terre. Les deux exercices ne s’opposant pas. D’une certaine façon, vous travaillez la matière des mots, par exemple, pendant je remue les mots de la matière.


Certains ne manqueront pas de considérer tout cela comme un retour d’idéalisme. Les idées placées avant la pratique sociale et ses antagonismes. Il n’en est rien. Nous avons appris au siècle dernier que le vécu lui-même était directement symbolique et que nier le symbolique revenait par conséquent à oblitérer le vécu. J’en prends acte, tout simplement. La mécanique sociale laissée à son inertie nous a mené là où nous sommes. Pour certains, au bord de l’abîme, pour d’autres au pinacle du progrès humain. En tout cas, nous savons maintenant que la lutte des classes ne suffit pas, qu’au matérialisme historique, il manquait des éléments, et que le rapport de propriété ne constitue pas à lui seul un point de bascule. Avec beaucoup d’autres aujourd’hui, fort heureusement, je veux m’appuyer sur Marx pour dépasser le marxisme et pousser un pont plus loin l’assaut donné à la satisfaction de soi, au narcissisme social d’une ère ouverte précisément par la première blessure narcissique de l’homme occidental, constitutive de la modernité : la découverte de son excentricité cosmologique et de l’héliocentrisme Copernicien. Dans la grande histoire que nous nous racontons à nous-même depuis lors, le projet consiste à trouver les articulations narratives fondamentales, pour établir une contre-histoire, préalable à l’élaboration d’une suite alternative. Je m’écarte donc ainsi, il est vrai, d’un certain marxisme fossilisé servant de théorie d’urgence, ou de secours, à beaucoup d’actions contemporaines. Le champ qu’il occupe encore masque le jardin d’hiver de la création critique vivante. A mon grand regret, la fleur d’une théorie générale capable d’enclencher le processus du vrai changement n’est pas encore éclose, et je suis bien certain malheureusement qu’aucune action d’envergure, dans les conditions théoriques existantes, ne permettrait d’instaurer un ordre bien différent. En bref, si la pression révolutionnaire, multiple et désordonnée par essence, donne l’impulsion du mouvement, l’agitation qui en résulte ne saurait à elle seule indiquer le chemin. Voyons-nous nous-mêmes, les acteurs de ce mouvement, subissant l’oppression sans bien la comprendre, courant ici ou là, nous cognant aux limites du monde, limites symboliques, au demeurant, que nous créons nous-mêmes. La précipitation nous fait croire aux mirages. Des passages sans issue forment provisoirement des boulevards de libération. Ce sont ces passages que redessinent à l’envi la plupart des théories disponibles. C’est pourtant l’expérience même, le plus souvent, qui nous les donne comme sans issue. Je comprends qu’une situation aussi dramatique incite les uns à courir plus vite et les autres à rester couchés. Mais pourquoi aussi ne pas s’asseoir un instant au bord du chemin pour réfléchir ?...


Je ne veux pas dire qu’il faille tout arrêter. La résistance écologique et sociale est d’une extrême importance au contraire. Ne laissons pas aux zélateurs du néant le monopole du monde. Que ceux qui veulent continuer d’agir dans le cadre des théories existantes agissent. Mais qu’ils prennent soin quand même de ne pas étouffer dans l’œuf, par activisme fanatique, peur affolante du doute ou mépris pour la pensée, tout effort critique. La frénésie du mouvement pour le mouvement, après tout, n’est pas plus pertinente que l’immobilité paresseuse et résignée. Et puisque l’action exprime une théorie, qu’ils tachent de savoir, dans leurs instants de pause, quelle théorie sous-jacente exprime chaque action et qu’elle type d’action implique chaque théorie.


D’autre part, il est de mode aujourd’hui de rejeter a priori toute idée de grand récit. Cette forme aurait été disqualifiée au siècle dernier. J’ai la conviction qu’il s’agissait surtout pour les promoteurs de ce renoncement, de laisser le champ libre au seul grand récit acceptable pour eux : celui de la marchandise et de son fétichisme : cette épopée qu’on nous raconte chaque jour à travers la publicité. On pourrait dire d’ailleurs d’un publicitaire actuel qu’il est un équivalent dégradé du conteur ancien. Les histoires cathartiques, ou d’identification, sont narrées par la télévision et non plus par les aèdes ou les griots. Mais leur fonction reste la même : unifier le champ mythologique. La gloire pour une savonnette. Achille : la chaussure de sport à la mode ; ou Hector : le nouvel I-Pod. A qui voudra comprendre notre temps, il faudra présenter les œuvres d’Euro-RSCG (la grande agence européenne de publicité) ou de Séguéla, plutôt que celles de Proust ou de Joyce. La Chanson de Rollex plutôt que la Chanson de Roland, et Wall-Street plutôt que Roncevaux. Le tort des révoltés d’aujourd’hui c’est justement de croire à cette légende de la fin des grands récits. Ils ont cessé de chercher et bien sûr ils trouvent. Mais pas à la manière de Picasso qui se racontait à lui-même sa propre légende. Bien plus à la manière des brocanteurs qui ramassent ce qu’ils trouvent : des débris d’histoires anciennes sans plus de rapport avec ce qu’ils vivent. Pour le Capital, l’homme a deux fonctions : producteur et consommateur, qui peuvent se ramener à une seule : serviteur de l’hypermachine. Tout le reste est superfétatoire. La poésie ne lui est utile que pour autant qu’elle sert à le valoriser. Le pragmatisme cynique est son credo. Or, nous sommes tous élevés à ce lait-là et recouvrons volontiers la poésie par le design. La poésie réinvente les histoires tandis que le design aménage le mythe. Si la première invite à la création, le second impose la récréation. Et si la première largue les amarres, l’autre ne fait que décorer la salle d’attente.


Je vous appelai, au début de mon discours, actionnistes, et non activistes ; et je me définis moi-même comme théoriste et non comme théoricien. C’est que je vous crois dans l’action et pas dans l’activité, et que je me veux dans l’action théorique et non pas dans la pensée. A la question que faire? vous répondez agir. A la question quoi penser? je réponds l’action. L’entreprise théoriste à laquelle je me livre au sein d’un collectif invisible : la communauté internationale des théoristes, vise donc essentiellement à penser les expériences et à fournir des outils symboliques appropriés ; à dévoiler la théorie globale sous-jacente (critique radicale) pour forger les éléments d’une autre théorie, plus consciente et plus large. Une théorie générale de l’aliénation en lieu et place de la théorie restreinte de l’exploitation. Un grand récit alternatif d’émancipation humaine. La mythologie de l’homme sage-femme accoucheur de lui-même. L’histoire, donc, d’un accouchement : celui du serviteur social de la naissance.


Adrien Royo

samedi 21 mai 2011

Les vices privés font le bien public et l’affrontement des égoïsmes particuliers fonde l’harmonie sociale. Voici les deux piliers du credo libéral sur lesquels nous bâtissons l’avenir de nos sociétés. Fort de ce constat, je demande solennellement au ministre de l’éducation nationale d’intégrer au plus vite les éléments de ce credo dans les programmes scolaires et d’en finir ainsi avec l’injustice et l’inefficacité. Il est gravement attentatoire à l’égalité des chances et à l’intégrité psychique des enfants, de cacher à l’école la vérité des fondements sociaux. Dommageable par surcroît de les placer devant un dilemme insurmontable à leur âge consistant à choisir entre les injonctions contradictoires d’une morale ancienne désuète et d’une morale économique seule en vigueur. Ne vaut-il pas mieux donner à nos enfants le plus tôt possible les outils dont ils auront besoin dans leur pratique sociale réelle, au lieu de les endormir avec de belles phrases dont ils seront bien en peine de vérifier plus tard le bien fondé ? Sauf à vouloir faire des victimes de ceux qui se laisseraient bercer par ces dernières, il paraît urgent de corriger les programmes d’éducation civique dans le sens d’une plus grande adéquation avec les vertus, ou les vices, réellement exigés. De même qu’il faudrait développer très tôt, chez ceux qui en manqueraient trop cruellement, les capacités d’égoïsme et de compétition. Une détection en bas âge pourrait s’avérer nécessaire. Avec des tests d’évaluation dès la première année de maternelle. Dans un contexte de concurrence internationale toujours plus dur, des adultes bien formés aux exigences et aux rigueurs de la morale économique seraient un atout considérable pour la France. Il faudrait seulement éviter que l’égoïsme des salariés pauvres ne s’exprimât avec trop de force en cette occasion. S’ils s’avisaient tout à coup d’exiger de leurs employeurs ce que demandent poliment les gros actionnaires à leurs dirigeants d’entreprise, cela aurait un effet déplorable sur le partage des richesses, et, au final, sur la compétitivité française. Mais je fais confiance aux services de police et à l’armée pour parer à cet inconvénient.

Après des siècles de rabâchages chrétiens ou humanistes, et malgré les efforts de la publicité, il ne sera bien sûr pas évident de développer chez nos enfants des qualités si décriées. L‘irresponsabilité de la plupart des parents en ces matières ne fera qu’ajouter à nos difficultés. Mais je ne veux pas désespérer par avance de l’anti-vertu française innée. Cultivons les vices dès le plus jeune âge avec toute la force que nous avions mise auparavant à les supprimer, stimulons les égoïsmes avec cette opiniâtreté qui distingue nos professeurs, et je ne doute pas de l’émergence rapide de générations d’adultes enfin adaptées aux réalités mondiales.


Certaines mesures récentes en matière de sélection et d’évaluation précoce vont dans le bon sens. Mais tout ceci reste insuffisant dans un contexte d’urgence économique. Le progrès n’attend pas. J’en appelle donc au sens des responsabilités, au réalisme et à l’intégrité de nos dirigeants actuels pour qu’ils aient le courage d’entreprendre les réformes nécessaires. Ne laissons pas nos enfants se noyer lentement dans des considérations morales d’un autre âge. J’en appelle aussi aux différentes institutions religieuses, et notamment à l’institution catholique, habituellement garantes de la plus haute exigence morale, pour adapter leurs discours théologiques au défi séculier contemporain. Qu’ils résolvent enfin leur contradiction fondamentale en alignant le curseur de la moralité sur celui de leur soumission multiséculaire au principe de réalité économique et aux pouvoirs en place. Puisque cette réalité est l’œuvre de Dieu, ses conséquences ne le sont pas moins. Et si Dieu se sert effectivement des vices de ses créatures imparfaites pour créer une harmonie générale, alors sachons aimer nos vices plus que nous-mêmes pour célébrer Son œuvre. Que ceux, parmi les chrétiens (et ils sont nombreux), qui n’acceptent pas sa logique avec tous ses effets, qui refusent de voir la perfection dans ses injustices mêmes, sachent bien qu’ils compromettent ainsi gravement leur salut par un défaut de confiance, et donc d’espérance. Qu’ils comprennent aussi que les vertus sur lesquelles s’appuyaient nos aïeux, représentent, pour nous qui sommes mieux pénétrés des intentions divines, le principal obstacle à l’avènement d’une société parfaite.


Je finirai par des extraits évocateurs de la « Fable des Abeilles » (1714), encore trop méconnue, de Bernard de Mandeville :


«Cessez donc de vous plaindre: seuls les fous veulent rendre honnête une grande ruche. Jouir des commodités du monde, être illustres à la guerre, mais vivre dans le confort sans de grands vices, c’est une vaine utopie installée dans la cervelle. Il faut qu’existe la malhonnêteté, le luxe et l’orgueil, pour en retirer les fruits.»


Ou encore : « Le vice est aussi nécessaire à l’Etat que la faim pour le faire manger. »


Et enfin : « C’est ainsi que, chaque partie étant pleine de vices, le tout était cependant un paradis. »


On ne peut mieux dire. Alors, je vous le demande : ne faudrait-il pas enseigner aux enfants cette Fable des Abeilles plutôt que celles, lénifiantes, de Monsieur de La Fontaine ?