lundi 23 mai 2011

Action théoriste



Projet d'intervention lors d'une prochaine réunion bio dans le Morvan.





J’aimerais apporter à la dissidence générale, incarnée ici par les actionnistes du bio local, la modeste contribution d’un théoriste convaincu. Nous verrons à la fin de cet exposé la raison de ce terme.


J’ai dit actionnistes. Oui, en effet, car vous êtes des gens d’action impliqués les uns et les autres dans des associations, des structures de contestation ou des contre-modèles d’organisation et de production. Des militances, par conséquent. Vous agissez quotidiennement par nécessité personnelle, mais aussi pour prouver par votre action qu’un autre monde est possible. Et pour beaucoup d’entre vous, je le sais, nous avons assez de théories, assez de discours, assez de bavardages, pour mille ans. Mais outre que l’action est toujours une théorie en acte, une théorie véritable est toujours aussi une action en pensée. Et savoir qui de l’acte ou de la pensée arrive d’abord revient à poser la vieille question de la poule et de l’œuf. Car il faut la pensée pour poser l’acte et le comprendre, mais il faut l’acte pour continuer de penser. Les deux éléments se nourrissent en quelque sorte l’un de l’autre.


Mais d’abord, de quoi parle-t-on exactement lorsque l’on dit action ? Certainement pas de cet agir quotidien et banal qui s’exprime dans le cadre d’un travail ou d’un loisir. L’action peut prendre la forme d’un travail, mais le travail n’est pas forcément une action. Ce qui distingue une action, telle qu’ici nous l’entendons, c’est donc la militance, l’engagement qu’elle manifeste. Distribuer le courrier chaque matin est un travail, distribuer des tracts pour le NPA le soir est une action. Les deux, parfois, se confondent, il est vrai. Les cultivateurs bio, par exemple, travaillent dans leur militance et militent par leur travail. Mais ce sont des exceptions. Or, si l’engagement suffit à définir l’action, il apparaît non seulement que tout acte socialement engagé est immédiatement éligible au rang d’action, y compris l’acte de penser, mais plus encore que toute action est d’abord une pensée. Car comment devient-on militant ? sinon en choisissant un projet parmi tous les possibles. Et qu’est-ce qu’un projet ? sinon d’abord un rêve, un fantasme, une utopie. Ce qui est projeté ne prenant d’abord consistance qu’en imagination. Un projet, dans l’espace critique dont nous parlons, est donc toujours d’abord un contre-projet : le refus d’un ordre et l’imagination d’un autre. Par paradoxe, un supplément de vide et d’absence dans l’existant.


Bien sûr qu’une action spontanée répondant à une pression extérieure n’a pas besoin de concept pour s’engager. Une grève sauvage, une jacquerie, un mouvement de révolte face à l’injustice, au départ, se suffisent à eux-mêmes. Sauf qu’un minimum d’organisation et de stratégie doit rapidement s’ajouter si l’on veut que le mouvement s’élargisse et perdure. Une action spontanée s’exprime dans l’éphémère, un projet s’inscrit dans la durée. A moins de considérer l’engagement initial dans un proto-projet comme mécaniquement lié à la situation historique et sociale de celui qui le forme (le prolétaire ne pouvant faire autre chose que de reconnaître son oppression et de se révolter, auquel cas il suffit d’attendre que ça se passe, puisque c’est mécanique), ou comme guidé, ce qui revient au même, par une force divine, ou réflexe de masse, il faut bien admettre la nécessité au moins provisoire de la réflexion et de la pensée. Nous pourrions dire que le processus de l’action militante (ici un pléonasme) imite les trois mouvements de la psyché lacanienne : elle prend racine dans le sentiment réel de l’injustice, se déploie dans l’imaginaire de la révolte et se cristallise dans le symbolique du projet. Passé le bref moment de l’origine, et encore, toute action finit par exprimer une pensée. Mais elle peut l’exprimer ou en pleine conscience, ou naïvement, par oubli du discours qui la soutient, ou métaphysiquement, par négation de ses fondements. Elle peut aussi la rejeter avec cynisme par refoulement des origines. La pensée sous-jacente dans ce cas, n’apparaîtra qu’en négatif dans un symptôme de mauvaise conscience.


Mais plutôt que de pensée, je devrais parler de théorie. Car si la pensée organise le foisonnement des sensations et des concepts, la théorie n’est rien d’autre selon moi que l’espace-temps symbolique dans lequel s’inscrit nécessairement une action et que l’action informe en continu.


Vous agissez dans la filière bio. Votre activité repose sur un héritage mélangé d’actions et de pensées anciennes. Vos gestes, dirais-je, travaillent des mots avant que de travailler la matière, ou du moins les travaillent tous les deux en même temps. Je veux dire qu’en tant qu’humains, vous travaillez le mot bio au moins autant que vous travaillez la terre et recueillez ses fruits. Vous oeuvrez dans le symbolique avant de vous ébattre dans le réel. Quoiqu’on en pense, on n’a jamais fait de bio avant que le mot existe. Pourquoi ? parce qu’il fallait que le non-bio d’abord émerge. Les cultivateurs qui travaillaient sans pesticides, de façon très locale et non industrielle ne faisaient pas du bio. Ils cultivaient la terre, c’est tout. Il a fallu que l’agriculture intensive existe pour que le bio, son contraire, voie le jour. Le bio existe donc d’emblée en tant que contre-projet. Il s’oppose au projet d’agriculture intensive généralisé qui s’inscrit lui-même dans un projet global de maîtrise et possession de la nature par l’homme. Certes, nous vivons avant que de penser, mais nous vivons dans le symbolique et le langage avant que d’agir. Qu’est-ce à dire ? Sinon qu’aujourd’hui plus que jamais, consciemment ou non, toute action se situe dans l’espace-temps d’une théorie. Il s’agit donc pour chaque action, d’examiner présentement la vérité de sa théorie, je veux dire son exhaustivité critique et sa puissance de projection. Au moins d’en cerner les limites. L’objectif n’étant pas de créer en imagination un système de remplacement idéal qu’on n’aurait plus qu’à construire selon des plans - une sorte de maison-monde en préfabriqué - mais de soulever les fondements ultimes du projet social existant pour découvrir ensuite les principes fondamentaux d’un projet global alternatif. Car l’actionnisme (contre-actionnisme) « conservateur » ne peut pas échapper non plus aux lois fondamentales de la théorie-action. C’est-à-dire que lui aussi forme un projet ; qu’il n’est pas, comme il se voudrait, l’incarnation naturelle d’un mouvement spontané. A tout le moins, il exprime le projet de conservation des lois conscientes de ce mouvement. Ce qui signifie que nous vivons déjà en pleine théorie. Une théorie se donnant pour le contraire d’une théorie (ce qui en fait une idéologie), que la plupart nomment capitalisme et que je préfère appeler prolétarisme, ou cynisme addictif, pour sortir des limites de l’économie et passer dans la sphère plus générale de l’anthropologie. Théorie dont il reste encore à tirer les fondements psychologiques, symboliques et moraux, avant que de tenter l’aventure du dépassement. Car c’est un mythe, en vérité, que cette histoire-là. Non pas au sens où elle serait spécialement fausse, toutes les histoires sont fausses, mais au sens ou elle construit sa vérité par la fiction. Analyser la vérité du mythe, c’est donc refuser préalablement de se laisser piéger par la matière. L’homme n’est pas seulement un animal rationnel ou politique, contrairement à ce que pensent les libéraux, bizarrement d’accord sur ce point avec certains de leurs opposants les plus farouches (mais est-ce si bizarre ?) ; il est aussi, et surtout, un animal mytho-logique, se racontant à lui-même des histoires qu’il matérialise et jouant avec une matière qu’il dissout dans la fiction. C’est pourquoi il est si important de travailler les mots de cette mythologie en même temps que sa terre. Les deux exercices ne s’opposant pas. D’une certaine façon, vous travaillez la matière des mots, par exemple, pendant je remue les mots de la matière.


Certains ne manqueront pas de considérer tout cela comme un retour d’idéalisme. Les idées placées avant la pratique sociale et ses antagonismes. Il n’en est rien. Nous avons appris au siècle dernier que le vécu lui-même était directement symbolique et que nier le symbolique revenait par conséquent à oblitérer le vécu. J’en prends acte, tout simplement. La mécanique sociale laissée à son inertie nous a mené là où nous sommes. Pour certains, au bord de l’abîme, pour d’autres au pinacle du progrès humain. En tout cas, nous savons maintenant que la lutte des classes ne suffit pas, qu’au matérialisme historique, il manquait des éléments, et que le rapport de propriété ne constitue pas à lui seul un point de bascule. Avec beaucoup d’autres aujourd’hui, fort heureusement, je veux m’appuyer sur Marx pour dépasser le marxisme et pousser un pont plus loin l’assaut donné à la satisfaction de soi, au narcissisme social d’une ère ouverte précisément par la première blessure narcissique de l’homme occidental, constitutive de la modernité : la découverte de son excentricité cosmologique et de l’héliocentrisme Copernicien. Dans la grande histoire que nous nous racontons à nous-même depuis lors, le projet consiste à trouver les articulations narratives fondamentales, pour établir une contre-histoire, préalable à l’élaboration d’une suite alternative. Je m’écarte donc ainsi, il est vrai, d’un certain marxisme fossilisé servant de théorie d’urgence, ou de secours, à beaucoup d’actions contemporaines. Le champ qu’il occupe encore masque le jardin d’hiver de la création critique vivante. A mon grand regret, la fleur d’une théorie générale capable d’enclencher le processus du vrai changement n’est pas encore éclose, et je suis bien certain malheureusement qu’aucune action d’envergure, dans les conditions théoriques existantes, ne permettrait d’instaurer un ordre bien différent. En bref, si la pression révolutionnaire, multiple et désordonnée par essence, donne l’impulsion du mouvement, l’agitation qui en résulte ne saurait à elle seule indiquer le chemin. Voyons-nous nous-mêmes, les acteurs de ce mouvement, subissant l’oppression sans bien la comprendre, courant ici ou là, nous cognant aux limites du monde, limites symboliques, au demeurant, que nous créons nous-mêmes. La précipitation nous fait croire aux mirages. Des passages sans issue forment provisoirement des boulevards de libération. Ce sont ces passages que redessinent à l’envi la plupart des théories disponibles. C’est pourtant l’expérience même, le plus souvent, qui nous les donne comme sans issue. Je comprends qu’une situation aussi dramatique incite les uns à courir plus vite et les autres à rester couchés. Mais pourquoi aussi ne pas s’asseoir un instant au bord du chemin pour réfléchir ?...


Je ne veux pas dire qu’il faille tout arrêter. La résistance écologique et sociale est d’une extrême importance au contraire. Ne laissons pas aux zélateurs du néant le monopole du monde. Que ceux qui veulent continuer d’agir dans le cadre des théories existantes agissent. Mais qu’ils prennent soin quand même de ne pas étouffer dans l’œuf, par activisme fanatique, peur affolante du doute ou mépris pour la pensée, tout effort critique. La frénésie du mouvement pour le mouvement, après tout, n’est pas plus pertinente que l’immobilité paresseuse et résignée. Et puisque l’action exprime une théorie, qu’ils tachent de savoir, dans leurs instants de pause, quelle théorie sous-jacente exprime chaque action et qu’elle type d’action implique chaque théorie.


D’autre part, il est de mode aujourd’hui de rejeter a priori toute idée de grand récit. Cette forme aurait été disqualifiée au siècle dernier. J’ai la conviction qu’il s’agissait surtout pour les promoteurs de ce renoncement, de laisser le champ libre au seul grand récit acceptable pour eux : celui de la marchandise et de son fétichisme : cette épopée qu’on nous raconte chaque jour à travers la publicité. On pourrait dire d’ailleurs d’un publicitaire actuel qu’il est un équivalent dégradé du conteur ancien. Les histoires cathartiques, ou d’identification, sont narrées par la télévision et non plus par les aèdes ou les griots. Mais leur fonction reste la même : unifier le champ mythologique. La gloire pour une savonnette. Achille : la chaussure de sport à la mode ; ou Hector : le nouvel I-Pod. A qui voudra comprendre notre temps, il faudra présenter les œuvres d’Euro-RSCG (la grande agence européenne de publicité) ou de Séguéla, plutôt que celles de Proust ou de Joyce. La Chanson de Rollex plutôt que la Chanson de Roland, et Wall-Street plutôt que Roncevaux. Le tort des révoltés d’aujourd’hui c’est justement de croire à cette légende de la fin des grands récits. Ils ont cessé de chercher et bien sûr ils trouvent. Mais pas à la manière de Picasso qui se racontait à lui-même sa propre légende. Bien plus à la manière des brocanteurs qui ramassent ce qu’ils trouvent : des débris d’histoires anciennes sans plus de rapport avec ce qu’ils vivent. Pour le Capital, l’homme a deux fonctions : producteur et consommateur, qui peuvent se ramener à une seule : serviteur de l’hypermachine. Tout le reste est superfétatoire. La poésie ne lui est utile que pour autant qu’elle sert à le valoriser. Le pragmatisme cynique est son credo. Or, nous sommes tous élevés à ce lait-là et recouvrons volontiers la poésie par le design. La poésie réinvente les histoires tandis que le design aménage le mythe. Si la première invite à la création, le second impose la récréation. Et si la première largue les amarres, l’autre ne fait que décorer la salle d’attente.


Je vous appelai, au début de mon discours, actionnistes, et non activistes ; et je me définis moi-même comme théoriste et non comme théoricien. C’est que je vous crois dans l’action et pas dans l’activité, et que je me veux dans l’action théorique et non pas dans la pensée. A la question que faire? vous répondez agir. A la question quoi penser? je réponds l’action. L’entreprise théoriste à laquelle je me livre au sein d’un collectif invisible : la communauté internationale des théoristes, vise donc essentiellement à penser les expériences et à fournir des outils symboliques appropriés ; à dévoiler la théorie globale sous-jacente (critique radicale) pour forger les éléments d’une autre théorie, plus consciente et plus large. Une théorie générale de l’aliénation en lieu et place de la théorie restreinte de l’exploitation. Un grand récit alternatif d’émancipation humaine. La mythologie de l’homme sage-femme accoucheur de lui-même. L’histoire, donc, d’un accouchement : celui du serviteur social de la naissance.


Adrien Royo

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