vendredi 17 avril 2015

Du prolétarisme

Voilà déjà belle lurette que j'ai remplacé dans ce blog capitalisme par prolétarisme pour parler de la société actuelle. J'y reviens.

Contrairement à capitalisme, prolétarisme désigne immédiatement un projet social, pas seulement un ordre économique. Alors que le mot capitalisme, quoi qu'on en ait, reste sur le mode gestionnaire et participe en définitive de ce que Marx appelait le fétichisme, c'est-à-dire l'illusionisme fondamental de notre mode de production, sa manière de cacher l'essentiel, l'anthropologique et l'existentiel, derrière le masque de la marchandise, de l'objet artificiel; je parle ici du mot tel que couramment employé, pas du concept marxien lui-même que comprennent réellement quelques rares intellectuels; alors que capitalisme égare, disais-je, prolétarisme embrasse d'emblée le projet anthropologique réel de nos sociétés modernes, à savoir la création de prolétaires.

Faire de tout homme un prolétaire, voilà en effet l'alpha et l'oméga du monde tel qui va. Et un prolétaire n'est rien d'autre qu'un esclave amélioré. Amélioré du point de vue du management, cette idéologie (ou religion) de notre temps. Les différents progrès dans la manipulation des masses ayant obtenu que cet esclavage moderne soit librement consenti et même souhaité. C'est le génie de cette civilisation d'avoir su escamoter si bien l'oppression qu'elle apparaisse à celui qui la subit, à savoir presque tout le monde, comme la mesure même de la liberté.

La condition de prolétaire est moralement, pour tous ceux qui ont su garder un minimum de lucidité au milieu du carnaval ambiant, l'une des conditions les plus misérables et méprisables qu'il se puisse imaginer. Si cette vérité n'est pas plus massivement acceptée, c'est que les moyens de l'illusionnisme, du spectacle dirait Debord, ont augmenté encore plus vite que la masse des nouveaux esclaves.

J'utilise prolétarisme justement pour des raisons d'exigence morale. On peut sortir du capitalisme, tel qu'entendu généralement, sans pour cela se libérer du prolétarisme.

Lorsqu'un mot commence à sonner tellement creux que de valise il passe à container, n'hésitons-pas à le remplacer! Ainsi, rendons la baudruche capitalisme aux césars de l'économie, et reprenons possession de son contenu sous une autre appellation, moins manipulable.

Capitalisme évoque des rapports de production; prolétarisme, des rapports sociaux. Je suis surpris que des gens qui prétendent avoir compris le concept de fétichisme chez Marx, persistent à conserver néanmoins, en dépit de tout bon sens historique, une terminologie si désuète et contreproductive pour parler du système global, qui n'est pas seulement un système économique, mais aussi un système moral (dans son amoralité même) et dogmatique, au sens legendrien. Rester prisonnier de cette terminologie, c'est renoncer à comprendre jamais la complexité du système, c'est au moins se priver des moyens d'en parler avec un peu de pertinence et de force.

Les prolétaires sont des esclaves, disais-je.

Nouveaux propriétaires de leurs corps, par la grâce de la Marchandise, de la Révolution, des Droits de l'homme et des Lumières, ils ne peuvent cependant que le louer au prix du marché (au plus bas aujourd'hui) pour survivre, ayant été dépossédés par ailleurs de tout le reste. Le monde de la marchandise a fait d'eux, de nous tous, comme il est naturel, une marchandise. Le processus n'est peut-être pas totalement achevé, mais il est en bonne voie. Le monde des choses, nous chosifie. Comment pourrait-il en être autrement?

Mais aussi, dans ce monde d'ersatz, à mesure que le volume des choses, des marchandises, des pacotilles produites, augmente (justice immanente, sans doute), la quantité de valeur globale diminue, proportionnellement au travail global nécessaire à leur production. Moins de travail productif réel, à cause des gains de productivité, du progrès technologique incessant, signifie moins de survaleur, et donc moins de valeur sociale, de capital en procès d'autovalorisation. La marchandise produit donc elle-même, mécaniquement, les conditions de sa disparition. Elle voue ses suppléants humains à l'état de marchandise, ou de simple rebut de la machine, de déchet économique, mais crée par-là même les conditions de son propre anéantissement. Anéantissement qui pourrait bien être par la même occasion celui de l'humanité toute entière. L'homme, voulant se libérer, fabrique le moyen de son autodestruction.

Le prolétaire est profondément cet homme là, engagé dans une action hétéronome et suicidaire, croyant jusqu'au bout œuvrer en toute indépendance pour son émancipation.

Au stade actuel du développement de cet outil exterminateur: la fin de la valeur réelle, la fin de la croissance, il ne reste plus à la machine d'autre alternative que de jeter dans la bataille ses dernières forces, en multipliant les signes monétaires dématérialisés, propices à la spéculation et à la production d'une valeur fictive, gagée sur du travail hypothétique futur, autrement appelée dette. La dette massive et universelle, n'étant rien d'autre que la recherche désespérée du carburant valeur, devenu si rare, dans les gisements anticipées du futur, un futur imaginé, un rêve. Car la dette, c'est du futur entrant dans le présent sous forme de créance. La machine du capital réel, désormais presque entièrement nourrie par du capital fictif, gagé sur un avenir de plus en plus lointain et imaginaire, s'enfle de fiction. La fiction était déjà au cœur du système, elle prend désormais toute la place, comme le vent dans une bulle. Mais cette bulle, comme toute les bulles, ne peut manquer d'éclater avec le rêve qui la maintenait.

La bonne nouvelle: la marchandise s'autodétruit. La mauvaise: elle aura produit avant de disparaître l'homme le moins fait pour relever le défi de son dépassement: le prolétaire, cette fiction d'homme libre. Si bien qu'à supposer que la destruction générale épargne un certain nombre d'entre nous, il y a des chances pour que ces survivants reprennent joyeusement, et en toute naïveté, le chemin qui conduira derechef à cette apothéose.

C'est pourquoi il me semble si important d'insister sur la conversion spirituelle qui permet seule de sortir de l'impasse prolétarienne. En finir avec le capitalisme? La marchandise s'en charge ! La seule question qui vaille, c'est quelle société, et donc quel homme, voulons-nous construire après. Et cet homme ne peut pas être le simple produit du monde actuel, comme si la machine pouvait produire autre chose qu'une machine. Cet homme ne peut être qu'un converti, un éveillé. Converti à quoi? A la loi de l'espèce, à la soumission spirituelle (voir Simone Weil), au pouvoir de création et à l'amour de soi et des autres.

Adrien Royo

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