vendredi 1 avril 2011

J’il, J’Il, j’elles, j’on.

Ramené à son expression la plus simple, un corps vivant est une intériorité immunologique (je m’inspire ici de Peter Sloterdijk), c’est-à-dire un objet enveloppé, séparé, voué à sa pérennisation et à sa propagation. Séparé, il ne l’est cependant qu’imparfaitement, puisque son immunologie même nécessite l’interaction avec un milieu. En précisant donc la définition, nous dirons qu’un corps vivant est une intériorité immunologique en milieu (comme on dit « en situation »). Par extension (suivant encore Sloterdijk), nous parlerons d’immunologie sociale, technologique ou symbolique. D’ailleurs, le corps vivant peut être vu à l’extrême comme une société de cellules, les cellules comme des sociétés de molécules, les molécules comme des sociétés d’atomes, etc... Les cellules associées forment le corps vivant et les corps vivants associés forment un corps social plus ou moins complexe et plus ou moins harmonieux. Le corps social humain ajoute à la physique, la chimie et la biologie, des dimensions psychologiques, technologiques et symboliques d’une grande complexité interagissante. Les sociétés vivantes sont donc au final une immense concaténation d’immunologies gigognes imbriqués les unes dans les autres et en interaction permanente. De l’atome à la galaxie, et de la cellules à la Communauté Européenne, des superpositions d’immunologies ayant chacune sa logique et entrant en résonance avec l’ensemble. Un corps n’est jamais seul, un corps n’est jamais séparé. Il ne l’est faussement que pour lui-même, dans une réflexivité déterminée. La conscience et le regard ayant été bâtis pour répondre aux besoins immédiats du corps individuel, ils reconnaissent en priorité les signes de distinction et les reliefs discriminants. Mais l’illusion d’autonomie, pour être naturelle, n’en devient pas moins dangereuse lorsque l’homme acquiert la capacité d’intervenir sur les structures vivantes fondamentales. A ce moment de l’évolution, il creuse sa propre tombe en renforçant la frontière organologique, et l’action qui augmentait jusqu’à présent ses chances de survie se retourne en tsunamis dévastateurs. Un feed-back négatif se met en place et chaque pas effectué dans l’espace de cette autonomie arrogante le rapproche d’une disparition définitive. Sa vision du monde, le produit de sa conscience séparée, entre en contradiction avec les nouvelles nécessités de son être ensemble. Il doit alors changer sa vie et d’abord son regard.


La vision immunologique des choses, que je dois à Peter Sloterdijk, philosophe allemand à qui j’avais déjà emprunté le mot « kunique », permet de penser la liaison des intériorités physiques, biologiques et sociales, et leur profonde unité. Elle ouvre le chemin vers un nouvel holisme non naïf et nécessaire. La théorie unifiée des intériorités, voilà à quoi nous travaillons.


Une première ébauche de cette théorie nous permet déjà de considérer la société humaine, non plus comme un agrégat d’individus se donnant des règles pour vivre ensemble, mais comme une sorte de milieu associé (Bernard Stiegler), constituant un prolongement organique, un système immunologique supérieur, capable, pour le meilleur ou pour le pire, de s’autonomiser par absorption et dilution de ses constituants vivants. Un nouvel être en gestation, en somme, dont nous serions les éléments. Pourquoi n’existerait-il pas en effet une loi universelle de la gravité immunologique pouvant aller jusqu’à la constitution d’un être techno-social autonome à l’échelle monde ? Cet être ne serait peut-être pas viable. Il se verrait peut-être condamné par une trop grande réussite adaptative, comme ces êtres qui, s’étant si parfaitement moulés dans un milieu, finissent par périr au moindre changement extérieur. Ou bien, son immunologie propre étant incompatible avec les ressources terrestres, Peut-être qu’il s’autodétruirait. Quoi qu’il en soit de son avenir, j’affirme que déjà cet être bouge dans nos entrailles communes. J’aurais l’air ici d’un délirant si des projections récentes ayant connus quelques succès sous le nom de posthumanismes n’apportaient du crédit à cette affirmation. Comme Teilhard de Chardin en son temps, mais pour d’autres raisons, les posthumanistes se réjouissent de la fusion prochaine entre l’homme et la machine. Mais si l’anthropologue jésuite attendait de cette fusion l’avènement de l’Esprit, les posthumanistes n’en espèrent que la confirmation de leur optimisme. Pour l’un comme pour les autres, pas d’amélioration individuelle à espérer, seulement l’amélioration mécanique et déterministe d’une mégamachine hybride. Les optimismes chrétien (la création de Dieu ne saurait être mauvaise) et scientiste (la technoscience fait le bien) se rejoignent finalement dans une même idolâtrie cybernétique. Dans les deux cas, il s’agit de privilégier l’intériorité sociale en formation au détriment de l’intériorité individuelle, et donc d’adapter l’individu à un milieu nouveau en révolution permanente et pourtant créé par lui. On s’échine en conséquence, et paradoxalement, à jouer la naturalisation du milieu social associé, au lieu d’en assumer l’artificialité et d’imaginer de le changer en fonction d’un projet humain général. En ce sens, l’anthropotechnique actuelle (encore Sloterdijk), techniques d’amélioration humaine, consciente ou non, rejoint celle du siècle dernier, quand il était question de créer de l’extérieur un homme nouveau. Sloterdijk a raison d’insister, dans son dernier livre traduit en français (« Tu dois changer ta vie » éditions Libela-Maren Sell) sur les systèmes d’exercices despiritualisés comme formes de dressage collectif, avec dompteur unique le plus souvent. Et Nietzsche avait bien annoncé la question essentielle pour les humains théocides de son époque et d’après, quand il forgea en son crépuscule solitaire le concept trop mal connu de surhomme. Surhomme : celui qui s’élève au-dessus de lui-même, l’acrobate, selon Sloterdijk, l’exerçant, l’artiste de la suspension.


Le kunisme en appelle donc à un changement radical passant par une rupture de perspective d’abord, une rupture éthique ensuite. Rupture de perspective en décrivant les choses depuis l’intériorité étendue. Rupture éthique en s’inscrivant dans une ascèse personnelle et donc politique et sociale.


La rupture de perspective, ou rupture épistémologique (esthétique aussi), commence avec le regard sur l’intériorité immunologique, ou les intériorités immunologiques articulées (architecture). Il s’agit d’un regard intérieur qui rompt avec le surplomb réaliste-cynique. Au lieu de situer chaque être humain en observateur extérieur de la réalité, y compris celle de ses propres moyens immunologiques, elle inscrit le regard dans l’observé et ne s’éloigne jamais de la densité corporelle, de la chaleur du Soi immunitaire. Soi avec une majuscule parce qu’il dépasse l’illusion de solitude individuelle et de limite épidermique ou identitaire. Et lorsque ce regard s’exprime, il est obligé d’opérer une révolution des pronoms personnels. Dans le je, il doit saisir la nuance d’indéfini ou de multiple, et dans le il, la nuance d’implication personnelle. J’on ou de j’il pour traduire en langage courant le passage (clandestin tout d’abord) des frontières existentielles. Car pour parler de mon corps social, de l’intériorité immunologique large, enveloppe artificielle immédiatement supérieure à l’intériorité du moi restreint, je ne peux dire, dans le système des pronoms actuel, qu’un je, un on, un il ou un nous. (Je) serait plus exact mais ne dirait rien des autres, (il) ou (on) ne m’impliqueraient pas suffisamment, et (nous) oublierait le milieu associé technologique. Par souci de précision, de vérité, et de renouveau esthético-symbolique, je propose donc les pronoms « j’il », « j’on », « j’Il » et « j’elles » pour référer à un locuteur passe-murailles qui voudrait rompre avec l’illusion native du moi isolé et s’avancer fièrement vers la responsabilité immuno-logique. Ce locuteur ne serait plus, ou plus seulement, dans un espace social, politique, technologique ou cosmique, il serait aussi cet espace même. Responsabilité inouïe, scandaleuse même. Presque aussi haute que celle du Christ rachetant tout seul les pêchés humains. A ceci près que tous les humains seraient Christ et plus seulement en Christ. Imitatio Christi réinterprétée ? Qui sait ? Cette généralisation, cette épidémie christique, ou cette conversion au Soi immunologique, est la seule manière en tout cas de construire un corps social nouveau sans risque d’hécatombes propitiatoires, un homme nouveau sans Goulag ou Stalag ou pogromes ou Inquisitions. Puisqu’il s’agirait toujours de moi partout et toujours, et que tous le sauraient, puisqu’il s’agirait d’un soi, plutôt, qui contiendrait d’emblée tous les autres, la création de l’homme nouveau commencerait toujours par mon autocréation, et donc par une rupture éthique individuelle sans déni du corps social. Comme toute rupture, celle-ci se décompose en trois temps :


1- Le constat, 2- Le refus, 3- L’adoption de ce que Sloterdijk appelle un système d’exercices.


Constat : le système immunitaire général est atteint d’une maladie auto-immune qui menace de détruire ses éléments constitutifs, au moins de leur enlever toute substance personnelle. La méga-machine fonctionne désormais dans une logique autoréférentielle où l’individu n’a plus d’autre place que celle d’instrument. J’appelle ailleurs ce mouvement : collectivisme libéral. Dans le nouveau langage kunique : j’on suis atteint d’une maladie auto-immune sur laquelle il devient urgent de se pencher. Mon Soi est malade. Cette maladie porte aussi les noms de prolétarisme ou (ex)Croissance. Elle menace l’individu restreint avec tout son écosystème.


Le refus découle de ce diagnostique. Je ne considère pas ce déséquilibre comme naturel ou extérieur. Il est mon déséquilibre. Celui que je dois résoudre pour moi-même. Je n’y vois pas non plus un avatar bénin de ce genre de déséquilibres répétitifs ou de fatalités universelles que le principe stoïco-bouddhiste d’impermanence décrit comme illusion. Je crois en un saut qualitatif du déséquilibre qui instaure un nouveau défi spirituel.


L’adoption, enfin, ou conversion, consiste à s’investir dans une série d’exercices concrets d’élévation et de soin. Entre souci de soi, exercices thérapeutiques sociaux et spirituels, il s’agit de s’engager dans la pratique de ce que j’avais nommé ailleurs un « yoga » social. Cette pratique, sorte de thérapie kunique, reste à élaborer.


Adrien Royo

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