mardi 20 octobre 2015

Prolétarisme d'Etat versus prolétarisme national

Parmi toutes les absurdités auxquelles nous a habituée la lutte politique ordinaire, il en est une qui dépasse en ridicule toutes les autres, pour la raison qu'elle se prend vraiment au sérieux, c'est la lutte des antifas contre tout ce qui ressemble selon eux à du fascisme. C'est-à-dire tout ce qui sort du menu habituel de la cantine idéologique séculaire.

La nation serait le repoussoir ultime, le gros mot qu'on ne saurait prononcer en leur présence, le terme maudit, la bête immonde, opposée à cet internationalisme abstrait dont ils veulent appliquer les principes au niveau de l’État. L'État contre la nation en somme ! Mais qu'est-ce qu'un État sans nation ? Rien d'autre qu'un rêve de technocrate, d'expert, d'idéologue ou d'ingénieur. L’État, comme simple cabine de pilotage d'une machinerie socio-économique indifférenciée, changeant de nom en passant les frontières artificielles, s'appelant France ici, Espagne là, ou Suisse ailleurs. Qu'importe aux citoyens de la Marchandise en effet d'être français plutôt qu'allemand ? L’État en revanche, serait le garant des libertés et de la justice universelles. Entre les mains des bonnes personnes, extension neutre de la volonté générale prolétarienne, l’État, débarrassé de la propriété privée, deviendrait un père ou une mère pour ses administrés. Un petit père des peuples.

Les antifas voient des apprentis dictateurs partout sauf dans leurs rangs, puisque ces rangs sont du bon côté de l'avenir, à défaut de l'avoir toujours été du passé. Pourtant, entre prolétarisme d’État et prolétarisme national, il n'y a que l'épaisseur d'un petit livre rouge.

Les guerres fratricides sont les plus acharnées et les plus sanglantes, c'est bien connu. La guerre entre « fas » et « antifas », car il existe de vrais fas bien sûr, n'échappe pas à la règle. Pour en voir les véritables contours, il suffit de recontextualiser le clivage, en lui appliquant les mots adéquats. Prolétarisme pour exprimer l'aliénation de base à laquelle personne n'échappe, et national ou d’État pour décrire sa forme particulière, le faux choix « aliénatoire » (comme dirait Cousin). Avec cette simple correction sémantique, il apparaît que les deux groupes se bagarrent en fait pour préserver la même chose fondamentale : le prolétarisme. C'est-à-dire l'esclavage.

Ce prolétarisme, à gauche on le glorifie, à droite, on pense qu'il n'existe pas. Polétarisme d’État sans nation, d'un côté ; nation prolétarisée sans prolétariat, de l'autre. Comment prendre au sérieux, après les leçons historiques du 20e siècle et les pensées géantes de la même époque (je pense à Simone Weil, par exemple), cette vaste blague réchauffée ?

Pour ma part, je laisse volontiers la place à ceux que ce combat de cirque amuse encore. Ils en ont pour un moment avant de comprendre la structure du mille feuilles dans lequel ils vivent. Gardons-nous de les contrarier, l'heure de la conscience en serait encore reculée. Qu'au moins ils me laissent libre de penser ce que je veux avant de prendre le pouvoir.

La marchandise est fondamentalement internationale et libérale, au sens social ou sociétal du terme. Quiconque souscrit d'une manière ou d'une autre au libéralisme internationaliste devrait savoir qu'il participe de l'avant-garde spectaculaire, ou marchande, ou fétichiste. C'est tout le drame de la gauche, depuis la 1ère Internationale. Même dans ses formes les plus conscientes, elle constitue le bras armé idéal (parce que caché) de la Marchandise, dans sa lutte contre toute forme d'enracinement moral, familial ou territorial, et principalement dans son combat contre la droite conservatrice qui, elle, freine des quatre fers devant le monstre libéral, tout en lui vouant un culte secret. Car, comme je l'ai déjà dit ici, les conservateurs veulent tout conserver, y compris ce qui sape les bases de leur société rêvée : le prolétarisme lui-même. C'est pourquoi, en ce qui me concerne, il ne saurait y avoir de rapport binaire en politique. Ce n'est pas parce que je critique en priorité la gauche, mon espace idéologique de base, que je cautionne automatiquement la droite. Comprenne qui pourra !

A partir de cette grille d'analyse, on peut déduire assez facilement les causes de l'apparition d'une extrême droite. Il s'agit d'une réaction naturelle et légitime, quoique erronée, au fondamentalisme marchand, avec sa liberté sans limite au service de la création de valeur, c'est-à-dire au service du reniement achevé de l'homme. Ce qui motive en profondeur, même à leur insu, les partisans de la droite dite dure, c'est l'affolement devant certaines conséquences du fonctionnement normal de la société prolétariste à son apogée : la destruction des nations, avec la protection relative qu'elles assuraient ; le confusionnisme intellectuel et moral ; l'abolition du langage et de la pensée ; le reniement du père (fondement symbolique de toute la civilisation occidentale, et même au-delà) ; la déréliction, avec le divertissement compensatoire qui va avec ; l'abolition paradoxale de la petite propriété privée ; la reféodalisation planétaire ; la déification de l'argent ; le matérialisme prosaïque ; le déclin des communautés et le communautarisme hystérique qui l'accompagne ; etc. Toutes choses que la gauche, pensant être à la pointe de la contestation, non seulement approuve, mais promeut sans relâche, même malgré elle, en prenant le parti de ce progrès dogmatique qui divinise l'égalité supposée entre le nouveau et le bien. La gauche devance l'appel de la Marchandise, alors que la droite lui colle aux basques avec réticence. C'est cette contradiction là que la majorité de nos contemporains, et surtout ceux de gauche, n'arrivent pas à comprendre, préférant, plutôt que de perdre leurs illusions, persister dans la guerre des masques.

Lutter contre l'extrême-droite sans prendre en considération sa source fondamentale, et sans se remettre soi-même en question face au prolétarisme dans toute sa complexité paradoxale, revient à renforcer ce qui en est à l'origine, et donc à la promouvoir sans fin. Rien n'est plus difficile que de faire comprendre à un militant, surtout à gauche, son idiotie utile, le fait que son action est le principal levier de la société qu'il veut renverser. L'extrême-droite et l'extrême-gauche sont les instruments les plus précieux du Spectacle. Celui-ci peut les manipuler à loisir en les lançant le plus souvent l'une contre l'autre, assurant ainsi sa continuité, en organisant son invisibilité. Comme chacun sait, il n'est pas pire aveugle que celui qui ne veut pas voir. Le système peut compter à cet égard sur toute une armée d'intellectuels borgnes pour aboyer le plus fort possible depuis l'un ou l'autre camp.

Tous ceux qui tenteront plus ou moins maladroitement de se frayer un chemin intelligent entre ces Charybde et Scylla modernes, prendront automatiquement la mauvaise place dans ce théâtre d'ombres. Ils seront les sacrifiés. Au mieux socialement, au pire physiquement. Ils auront très peu d'amis et devront vouloir et choisir la marginalité, ou la disparition sociale, pour espérer vivre, sinon heureux, du moins dignement, malgré tout.

Adrien Royo 


samedi 29 août 2015

Le spectre de la liberté

« Partout où règne le spectacle, les seules forces organisées sont celles qui veulent le spectacle. Aucune ne peut donc plus être ennemie de ce qui existe, ni transgresser l'omerta qui concerne tout. » (Guy Debord)

Le concept de liberté repose sur l'idée de la pré-existence d'un support individuel à partir duquel une certaine culture forge des identités.

Ainsi de la liberté féministe, républicaine, prolétarienne, libérale, anarchiste, etc.

Il y aurait un individu vrai d'abord, quoique indéterminé, porteur de potentialités sexuelles, sociales, culturelles, physiques, comportementales, qui subirait ensuite les déterminations culturelles et sociales de son milieu. Cet individu vrai serait capable à l'âge adulte de reprendre la main, par décision consciente, au point de pouvoir dépasser ses déterminations. Suite à quoi, il deviendrait l'individu réellement libre que le monde actuel ne cesse d'exalter comme son but et son mensonge.

Mais les constructions sociales, l'institutionnalité chère à Legendre, réduites pour la pensée actuelle à des éléments rationnels et presque quantifiables, pour que la conscience positiviste puisse s'y introduire tranquillement, possèdent une réalité bien plus complexe qu'il n'y paraît à première vue, et se servent de modèles plus mélangés. Ce qui fait tenir debout une communauté humaine ne se résume pas à des équations statistiques fournies par l'ingénierie sociale. Il y entre des éléments imaginaires et symboliques dont l'insaisissabilité au moyen des seuls instruments cognitifs superficiels n'a d'égal que leur fragilité. Si bien que lorsque l'on échappe à un conditionnement évident, on tombe généralement dans l'abîme obscur et mystérieux des causes profondes et insoupçonnées de ce même conditionnement.

L'idée d'un individu dans une société est une idée moderne complètement conditionnée par la forme prolétariste de cette société. L'individu n'a jamais été cela. Il a toujours été un produit complexe de la communauté toute entière, prise dans toutes ses dimensions : matérielles, symboliques, cognitives, politiques, etc. De ce point de vue, il n'y a jamais d'individu libre. Il ne peut y avoir que des individus conscients de leurs conditionnements. La vraie liberté se résume à la connaissance des conditions de sa non-liberté et du choix conscient de son conditionnement. L'individu n'est pas dans une société, il est la société même.

On juge toujours des choses en occident comme s'il s'agissait de petites machines démontables tissées de rationnel. Ce qui est réel est rationnel, ce qui est rationnel est réel. Nous sommes tous Hégéliens, d'une certaines manière. On juge du Coran par exemple, comme de tout autre objet religieux, en analysant les versets, comme on ferait en classe de littérature, pour savoir si l'islam est véritablement une religion pacifique. Et l'on veut croire que la religion elle-même est un produit accessoire de la culture humaine. Que c'est une affaire individuelle. Mais le Coran, comme n'importe quel autre objet de culte, n'est là que pour faire image et conforter une certaine communauté dans son individuation. C'est le moyen qu'elle s'est donnée pour tenir debout et affronter les monstres universels indissolublement liés à son humanité. Sa forme particulière n'a d'importance que pour autant qu'elle conserve la puissance évocatrice, la force fétichiste qu'elle assume pour cette communauté. Que peut faire contre ça la petite analyse brillante et satisfaite d'un intellectuel en déshérence, doutant de tout parce que le système qui le justifie et le nourrit, qui lui fournit les éléments de sa propre lutte intérieure contre les monstres qu'il ne voit plus, qu'il pense peut-être avoir vaincus, lui enjoint de tout remettre en cause, hors le système lui-même, qui n'est même plus un système pour lui, mais une nature ?

Il ne s'agit pas ici de l'affrontement d'une rationalité contre une croyance, mais celui de deux croyances reposant sur des bases antinomiques.

Cela ne veut pas dire que l'exercice de la raison est superflu mais qu'il faut savoir que la raison elle-même doit-être fondée, et pas en raison. Que nul, en cette matière, n'est légitime pour prendre la place du neutre au-dessus de la mêlée. De cette mêlée, nous ne sortons et ne sortirons jamais, car elle nous est consubstantielle. La faute occidentale est justement de vouloir usurper cette place. Il faudrait pour conter cela un nouvel Homère ou un Eschyle. Nous n'avons à notre disposition, malheureusement, que de petits œdipes aveugles et arrogants.

Une émancipation est certes possible, mais elle suppose la pleine connaissance de l'aliénation. Toute volonté de libération pour elle-même est vouée non seulement à l'échec, mais au pire. On ne joue pas avec les éléments constitutifs humains ou simplement vivants comme on s'amuse avec un Lego, par essais empiriques successifs. Ces éléments, on les respecte et on les craint.

Il est d'usage aujourd'hui de rendre l'individu seul responsable de ce qui appartient en fait au corps social. Ainsi de l'art contemporain ou de la philosophie structuraliste négatrice d'homme, d’œuvre, et d'histoire, que ne cesse de pourfendre un Michel Onfray par exemple, fier de représenter le bon sens populaire lorsqu'il fustige les traducteurs sans voir la réalité traduite.

La négativité de l'art contemporain, comme celle du structuralisme ou de la psychanalyse, est directement liée à la forme sociale moderne, le prolétarisme fétichiste d’État, et non à un quelconque délire individuel. L'art contemporain parle de son époque. Si son époque chosifie et déshumanise, pourquoi condamner l'artiste qui n'en est que le relais sensible en même temps que le produit. De même pour la philosophie et pour toute autre discipline particulièrement exposée au rayonnement létal de la machine cybernétique lancée à plein régime vers l'inhumanité structurelle.

On accuse là encore le thermomètre au lieu de s'intéresser à la fièvre. Comment continuer de peindre des portraits ou des paysages impressionnistes lorsque l'abstraction domine jusqu'aux relations intimes ? Ce n'est pas l'art contemporain qui devrait choquer ou déplaire, c'est l'époque où il sévit. Mais comme d'habitude, on essaye de sauver l'époque en lynchant ses photographes. Ou bien, de manière aussi absurde, en en faisant des héros de la liberté.

De même que c'est la lune qu'il faut voir et non pas le doigt qui la montre, de même c'est l'argent et la marchandise qu'il faut observer et pas leurs effets sous forme d'évolution des mœurs, d'excès financiers, ou de politiques anti-sociales.

Dans cette mise au point indispensable et urgente, on ne peut guère compter sur les adeptes des méthodes de développement personnel, qui eux aussi se croient hors communauté, quoique de manière différente. Ils respectent les formes cultuelles, les poésies exploratrices d'inconscient, mais c'est pour mieux échapper au questionnement, pour mieux retrouver le petit moi éternel réincarné, l'image de ce rêve d'individu hors sol que la société à laquelle ils pensent si fort avoir échapper leur a mis dans la tête. Le corps n'étant jamais pour eux, dans son exaltation même, opposé à ce qui leur paraît être un excès d'intellectualité, qu'un support de fuite. Ils partent à la recherche, généralement vers des territoires lointains et exotiques, de relations individuelles à la nature ou au divin, sans savoir que la relation à la nature ou au divin est tout sauf individuelle et qu'elle ne peut être que médiatisée par une communauté entière forgeant spontanément les outils nécessaires à la survie individuelle, psychique ou corporelle. Ils ont beau en inventer tous les jours de ces communautés nouvelles censées faire sens par-delà le non-sens, ils n'arrivent qu'à reproduire à petite échelle ce qui les aliénait déjà auparavant, à savoir l'esprit de séparation. A chacun son petit nécessaire de spiritualité d'occasion, fabriqué à la va-vite à partir des multiples débris exogènes ramassés en chemin, selon l'injonction d'époque qui veut que la spiritualité soit une affaire individuelle et que chacun, dans une concurrence libre et non-faussée, puisse choisir la sienne parmi les offres promotionnelles du supermarché international de l'éveil ou du salut.

De même, on choisira son sexe, sa manière d'être au monde, sa forme d'individualité, non pas, comme on le croit, au nom de la liberté, mais par obligation marchande de choisir sur les étals de l'épanouissement monnayable, un modèle, parmi d'autres équivalents, d'un petit moi aliéné et fier de l'être.

Adrien Royo 

mercredi 19 août 2015

Le bal des maudits

De ce que la gauche n'a pas su exprimer concrètement tout ce qu'elle semblait historiquement promettre, on tire généralement la conclusion (comme Michel Onfray, par exemple) qu'il faut plus de gauche. Plus de gauche, c'est-à-dire plus de partage des richesses. Plus de partage des richesses, mais dans une situation acceptée de productivisme et de croissance où le volume global de valeur diminue à mesure que s'accroît celui des marchandises et où régresse le volume de travail vivant nécessaire à leur production ; où donc la possibilité de partage disparaît inexorablement. Plus de gauche, dans ces conditions, et la gauche n'en cherche pas d'autres, c'est donc au final plus de croissance, plus de prolétarisme, et donc logiquement moins de partage. Ceux qui nous gouvernent connaissent cela. Pas leurs électeurs, semble-t-il.

De l'autre côté, de ce que la droite n'a pas su préserver certains soubassements d'ordre et de morale, on conclut qu'il faut plus de droite. Ce qui signifie plus de tout ce qui détruit déjà les bases conservatrices de la droite classique. Car la droite, comme la gauche, non seulement accepte par essence le monde de la valeur dont elle déplore avec tant de hargne parfois les inévitables conséquences, mais elle le soutient de toutes ses forces. Que nous restions dans un cadre libre-échangiste ou pas (la concurrence ne serait pas supprimée avec le protectionnisme, ni la nécessité d'augmenter la productivité), plus de production, de croissance, d'industrie, veut dire immédiatement plus de débouchés pour écouler les marchandises nouvellement fabriquées, et donc plus de libéralisation des mœurs et des structures sociales. Car après avoir atteint les limites extérieures (colonialisme, néo-colonialisme, impérialisme de marché), la croissance marchande s'attaque aux intériorités humaines, transformant les individus en outils de consommation. Vendre plus de gadgets à des citoyens isolés, infantilisés et dégagés de tout esprit de responsabilité, voilà la finalité prolétariste. Car la vérité de l'individuation actuelle, c'est que le gadget décide de la personnalité des acheteurs, et non pas que des citoyens responsables créent des gadgets à leur mesure. Nulle part dans le monde, la production ne répond à des besoins réels. Depuis longtemps déjà, mais avec une accélération étonnante depuis 40 ans, les besoins sont au contraire purement et simplement créés pour répondre aux nécessités de la production. La morale actuelle est la morale de la marchandise. Et on ne peut la respecter en même temps qu'une autre. Il faut choisir. C'est ce que se refusent à faire tous nos beaux(bo)-penseurs. Par ignorance, parfois. Par cynisme, souvent.

Quant à ceux qui veulent dépasser la gauche et la droite par la nation, ou les fusionner, en continuant d'accepter la marchandise, la croissance et l’État, ils se retrouvent dans la même impasse que leurs pareils du début du siècle dernier. La marchandise crée la droite et la gauche, mais aussi le désir de les dépasser. La nation confondue avec l’État n'est qu'un autre avatar du système. Que cet État s'appelle Empire, Reich, Royaume, République Soviétique, ou République tout court.

De l'extrême-gauche à l'extrême-droite, nous n'avons par conséquent affaire qu'à des productivistes, croissancistes, étatistes, prolétaristes, ce qui veut dire au final à des fossoyeurs d'humanité. Le PS n'a pas trahi en 1983, contrairement à ce qu'une certaine gauche veut croire pour se rassurer. Il était depuis toujours plongé dans une contradiction insoluble : prolétarisme et justice sociale, dont il est sorti en abandonnant comme il était prévisible la justice sociale. Tout comme le Parti Communiste, le NPA, Lutte Ouvrière etc., l'auraient fait à sa place. Comme l'URSS et la Chine l'avaient déjà fait, ainsi que tous les autres partis progressistes, pour lesquels la propriété privée seule donnait la clé de l'avenir. Comme si la propriété collective des moyens de l'esclavage signifiait son abolition. Même les anarchistes rentrent dans cette logique aberrante de libération par généralisation ou collectivisation de l'oppression. Quant à la droite, elle est uniquement occupée à justifier l'injustifiable et à s'extasier des magnifiques richesses apportées par la main invisible du marché qui fait si bien son travail et qui conduit l'humanité, même malgré elle, vers son plein épanouissement. A condition d'y travailler tout de même d'arrache-pied, quitte à instaurer pour cela le travail obligatoire, et bientôt non-rémunéré, faute de valeur.

Ce progrès tant vanté, dont on se glorifie d'adopter le mouvement, ressemble davantage à cet objet mythologique : le Juggernaut, qu'évoque Marx pour parler de l'inexorabilité du Capital s'auto-alimentant, machine destructrice et implacable, qu'au déploiement pacifique d'un éventail de solutions technologiques.

Une parfaite illustration de cette tragédie est d'ailleurs visible aujourd'hui avec ce conflit sur la viande de porc, et plus largement avec les difficultés que connaissent les agriculteurs. Voilà une catégorie bien particulière de citoyens manipulés et fiers de l'être. Libéraux en majorité, mais révoltés contre les effets sur eux-mêmes de la concurrence qu'ils promeuvent, peu leur chaut en général que les ouvriers perdent leurs emplois, ou voient leurs conditions de travail se dégrader à la suite de massives délocalisations, mais quand le prix de leur viande baisse trop, alors rien ne va plus. Comme tout le monde, ils sont pour la privatisation des profits et la socialisation des pertes. Ils sont contre l'Europe, mais pour ses subventions, contre l’État, mais pour son intervention en leur faveur, pour le libre-marché, mais contre ses conséquences. Ils sont pour la conservation du patrimoine, la tradition, l'ordre et la morale, mais aussi, sans le savoir, pour tout ce qui les détruit : le mouvement de la Valeur livrée à elle-même. Bref, ils sont prolétaristes, croissancistes, étatistes, productivistes, mais s'insurgent contre tout ce que ces logiques provoquent. Ils veulent, comme tout le monde, le beurre, l'argent du beurre, et si possible la crémière. En 1914, on les a envoyé se faire massacrer dans les tranchées. Après la guerre, ils ont du fuir leurs campagnes, pas assez rentables. Maintenant qu'il n'en reste qu'un tout petit nombre, le mouvement se poursuit vers toujours plus de technologie et moins de main-d’œuvre, avec leur assentiment enthousiaste et leurs révoltes de mauvaise foi. Le sort de leurs animaux est pourtant une préfiguration du leur. Dans un monde où seule la Valeur importe, où l'homme qui la produit ne compte que pour autant qu'il peut en produire davantage, toute personne improductive ou consom'inactive, est déclarée surnuméraire, superfétatoire et presque nuisible, qu'il travaille ou pas. Un déchet vivant en somme qui encombre la terre. Il ne s'agit pas là d'un principe décidé par quelques uns, mais du résultat d'un mouvement implacable auto-alimenté, un mouvement mécanique et aveugle. Une partie de plus en plus importante de l'humanité se voit ainsi jetée dans cette zone grise de la vie moderne où se rencontrent les exilés de partout, de l'intérieur et de l'extérieur, qui se font la guerre. Les camps de concentration du passé ont toujours été une préfiguration à petite échelle de ce qui attend la grande masse dans un avenir plus ou moins proche.

Ainsi va la roue politique contemporaine où s'agitent la quasi totalité des animaux de laboratoire que nous sommes tous en train de devenir, et qui forme la loi démoniaque de notre temps. Loi qui permet de dire avec assurance que la structure générale du chaos est installée. Surtout grâce à ceux qui voudraient l'éviter.

Tout le monde a pris sa place aux premières loges. L'extrême-gauche est prête à faire la guerre à l'extrême-droite, l'extrême-droite s'est choisie son bouc-émissaire, le bouc-émissaire lui-même s'est choisi le sien. Tout est en ordre (de bataille). Les boucs-émissaires d'hier montent aux créneaux.

Davantage de droite ou de gauche, davantage d’État ou de nation, cela veut seulement dire plus de prolétarisme. Car tant que le système n'est pas vue dans toute sa profondeur individuante, rien ne peut lui échapper. Et l'on n'est même jamais mieux piégé par lui que lorsque l'on s'en croit libéré.

La réalité d'aujourd'hui est souterraine, inconsciente, sociale, quasi invisible au regard individuel. Conséquence de l'hégémonie illusionniste, que Marx appelait fétichisme et Debord Spectacle, née avec le prolétarisme et qui ne s'éteindra qu'avec lui.

La majeure partie de ce qui sort de la bouche de nos élites n'est jamais que du bavardage d'arrière-boutique en comparaison de ce qui serait exigé par la tragédie que nous vivons.

Il est naturel dans une telle situation, de chercher de la sécurité, des repères et des fraternités. Seuls les nomades privilégiés, les oligarques satisfaits, peuvent imaginer, en se référant à leur petite expérience de patriciens, que l'on puisse vivre confortablement déraciné et isolé. Et puis les élites républicaines ont fait preuve d'une présomption insondable en imaginant qu'elles amenaient la vérité au monde. Comme des Saint Georges terrassant le dragon, elles se sont crues définitivement les avant-gardes d'un nouveau monde débarrassé de ce qu'elles croyaient être des vieilleries caduques. Elles ne savaient pourtant pas plus ce qu'elles amenaient vraiment que ce qu'elles s'efforçaient de supprimer. Quelle légèreté ! Quelle morgue, surtout ! Le résultat, nous le voyons aujourd'hui par exemple avec ces scientifiques manipulateurs de nature, qui prennent à bras le corps la totalité du vivant comme s'il s'agissait d'une vulgaire culture de laboratoire, et projettent leurs minuscules certitudes sur l'ensemble du biotope avec une foi de charbonnier et un sans vergogne que le plus parfait obscurantiste ne renierait pas.

Que la raison elle-même dût être fondée ne leur vient pas à l'esprit. Encore moins que ses fondations soient d'ordre imaginaire et emblématique (voir Pierre Legendre).

Quoi que nous fassions, nous évoluons dans un certain cadre. Ce cadre porte un nom. Marx disait capitalisme et Debord Spectacle, moi je préfère prolétarisme (qui produit des prolétaires, comme l'esclavagisme produisait des esclaves). Il s'agit d'un cadre normatif, induisant un certain nombre de comportements. Ce cadre est une machine, en ce sens qu'il auto-produit son mouvement et qu'il s'individue, pour parler comme Simondon, aux dépens des individus qui le constituent et qui se constituent aussi à travers lui. Ce cadre machine s'émancipe, et il crée en s'émancipant des frustrations et des vides. Frustrations et vides psychiques et sociaux. Des éléments essentiels à la vie humaine, c'est-à-dire sociale, sont négligés ou niés.

L'homme, selon ce cadre-machine, serait transparent, mobilisable dans toutes ses dimensions pour la guerre cybernétique de tous contre tous. Il devient machine lui-même, désirante ou pulsionnelle. La machine lui enjoint de se fonder lui-même en se recomposant. Comme un programme informatique. Elle part du principe qu'il peut ainsi se reconfigurer à volonté ; reconfigurer sans médiatisation communautaire ou symbolique, de manière purement rationnelle et individuelle, toutes ses manières d'être au monde.

Ce cadre machine normatif possède une logique. Il évolue dans une direction bien précise. Cette direction, c'est le plus de valeur. Comme l'illustre cette formule marxienne : AMA' (argent-production de marchandise-plus d'argent). Aujourd'hui ce serait plutôt, avec le développement exponentiel du capital fictif (l'argent dette) : AA' (argent-plus d'argent). Ce qui pourrait donner aussi cette autre formule : A (MA' futurs) A' (MA''fururs) A'', etc. Et donc au présent : AA'A''A'''A''''A'''''A'''''', à l'infini. Une impossibilité logique comme on voit. Mais acceptée néanmoins avec zèle par tous les progressistes et tous les réactionnaires réunis. Acceptation qui signifie que l'on peut prélever à l'infini, sur une richesse future anticipée, de quoi alimenter l'économie présente. Logique illogique du cadre machine, contradiction interne constitutive qui devrait être au centre des interrogations contemporaines, puisque tout le reste en découle, alors que rien n'est moins discuté.

Comme souligné plus haut, ce mouvement inexorable et contradictoire, oxymore matérialisé, transforme les intériorités humaines. L'auto-mouvement de la valeur crée de plus en plus de valeur fictive pour éviter son effondrement (voir Norbert Trenkle et Ernst Lohoff, « La Grande Dévalorisation »), et détruit les constructions intérieures et sociales humaines pour écouler ses pacotilles marchandes, déchets de l'industrie de la valeur. Car les marchandises, en tant que valeurs d'usage, ne sont que des nécessités dérisoires pour la Valeur s'autovalorisant, un mal nécessaire, un passage obligé. Ce qui compte réellement c'est ce que les objets permettent de créer comme abstraction valorisable, pas comme matériel concret et utile. De même que ce qui compte pour elle n'est pas le confort humain, qui est une donnée accidentelle, mais les capacités humaines à produire de la valeur ou à absorber ses produits. C'est ainsi que les déchets de la valeur se consomment entre eux. Les marchandises fabricants des hommes toujours plus inutiles qui consomment des marchandises toujours plus futiles. Ou inversement.

Pour la logique de la valeur en mouvement, la richesse sociale et le confort individuel ne sont que des contingences collatérales, toujours provisoires. Sa réalité, la nôtre, est abstraite, anonyme et impersonnelle. Le réel, c'est la valorisation elle-même, le mouvement d'accumulation. Tout le reste est anecdotique. Si cette valorisation nécessite pendant un temps que les hommes vivent mieux, c'est égal ; si elle exige au contraire qu'ils vivent plus mal, c'est égal aussi. Comme un rouage ne s'émeut pas de broyer accidentellement une main humaine, la machine socio-économique ne s'émeut pas davantage de la misère psychologique ou physique de ses serviteurs. Ce qui compte, c'est le chiffre.

Et c'est sur ce fond là, dans cette situation précise et pas une autre, que s'inscrit tout clivage politique.

Une quelconque vraie gauche voit-elle la situation comme elle est ? Une vraie droite la voit-elle davantage ? Pourtant, cette situation réelle détermine les comportements ; elle provoque des réactions plus ou moins conscientes ; elle suscite des crispations, des inquiétudes, des malaises ; elle induit parfois des violences et des rejets. Violences d'autant plus intenses et désordonnées qu'elles méconnaissent leurs causes. Le reniement achevé de l'homme ne se produit pas impunément.

Replis identitaire, accès de colère, meurtres, suicides, crises de démence, provocations, comportements ordaliques ou guerriers, narcissismes, sadismes, fuites en avant. Ces expressions d'un mal-être général peuvent prendre la forme d'un salut nazi ou d'un poing levé en fonction de la sensibilité de chacun. Elles peuvent prendre la forme d'un cynisme revendiqué, ou d'une indifférence hautaine et provocatrice. Ou encore d'un conformisme allant jusqu'à la dénégation.

Une chose est certaine, vouloir combattre ce que l'on déclare extrême sans se préoccuper de ce qui le détermine en profondeur, à savoir les conséquences du prolétarisme à son acmé, c'est vouloir combattre la peste sans connaître le germe qui la cause, et donc être assuré de la voir ressurgir un jour ou l'autre. Combattre les extrêmes, c'est commencer par se combattre soi-même en tant que l'on est aveugle au cadre-machine et à son propre anéantissement. C'est percer le secret de la marchandise et de la valeur pour en voir tous les effets. C'est passer derrière le miroir et découvrir que ces extrêmes ne sont que des conséquences nécessaires, des expressions de la douleur du reniement. Et que c'est le reniement qu'il faudrait faire cesser. Car si la racine du mal n'est pas extirpée, le mal ne le sera pas non plus.

Ce que ne savent ni les gauchistes ni leurs ennemis fascistes, c'est qu'ils font partie du problème en tant qu'ils ne comprennent pas le cadre-machine qui les amène à se faire une guerre stérile. Quant aux autres qui les vouent trop facilement et avec trop d'empressement à l'enfer politique et moral, ils devraient chercher au-delà des apparences ce manque humain existentiel que ces maudits expriment ; la critique profonde de ce cadre si parfait qu'ils défendent. Sans quoi leur destin sera semblable au Sisyphe de la mythologie. Ils glisseront sans cesse sur la même pente, accrochés au même rocher et accuseront toujours les mêmes tortionnaires des mêmes tortures, sans comprendre que ces tortionnaires sont leurs enfants, ou les enfants de ce cadre-machine qu'ils soutiennent de toute leur force, n'en voyant que les reflets brillants à la surface des choses.

Adrien Royo