samedi 29 août 2015

Le spectre de la liberté

« Partout où règne le spectacle, les seules forces organisées sont celles qui veulent le spectacle. Aucune ne peut donc plus être ennemie de ce qui existe, ni transgresser l'omerta qui concerne tout. » (Guy Debord)

Le concept de liberté repose sur l'idée de la pré-existence d'un support individuel à partir duquel une certaine culture forge des identités.

Ainsi de la liberté féministe, républicaine, prolétarienne, libérale, anarchiste, etc.

Il y aurait un individu vrai d'abord, quoique indéterminé, porteur de potentialités sexuelles, sociales, culturelles, physiques, comportementales, qui subirait ensuite les déterminations culturelles et sociales de son milieu. Cet individu vrai serait capable à l'âge adulte de reprendre la main, par décision consciente, au point de pouvoir dépasser ses déterminations. Suite à quoi, il deviendrait l'individu réellement libre que le monde actuel ne cesse d'exalter comme son but et son mensonge.

Mais les constructions sociales, l'institutionnalité chère à Legendre, réduites pour la pensée actuelle à des éléments rationnels et presque quantifiables, pour que la conscience positiviste puisse s'y introduire tranquillement, possèdent une réalité bien plus complexe qu'il n'y paraît à première vue, et se servent de modèles plus mélangés. Ce qui fait tenir debout une communauté humaine ne se résume pas à des équations statistiques fournies par l'ingénierie sociale. Il y entre des éléments imaginaires et symboliques dont l'insaisissabilité au moyen des seuls instruments cognitifs superficiels n'a d'égal que leur fragilité. Si bien que lorsque l'on échappe à un conditionnement évident, on tombe généralement dans l'abîme obscur et mystérieux des causes profondes et insoupçonnées de ce même conditionnement.

L'idée d'un individu dans une société est une idée moderne complètement conditionnée par la forme prolétariste de cette société. L'individu n'a jamais été cela. Il a toujours été un produit complexe de la communauté toute entière, prise dans toutes ses dimensions : matérielles, symboliques, cognitives, politiques, etc. De ce point de vue, il n'y a jamais d'individu libre. Il ne peut y avoir que des individus conscients de leurs conditionnements. La vraie liberté se résume à la connaissance des conditions de sa non-liberté et du choix conscient de son conditionnement. L'individu n'est pas dans une société, il est la société même.

On juge toujours des choses en occident comme s'il s'agissait de petites machines démontables tissées de rationnel. Ce qui est réel est rationnel, ce qui est rationnel est réel. Nous sommes tous Hégéliens, d'une certaines manière. On juge du Coran par exemple, comme de tout autre objet religieux, en analysant les versets, comme on ferait en classe de littérature, pour savoir si l'islam est véritablement une religion pacifique. Et l'on veut croire que la religion elle-même est un produit accessoire de la culture humaine. Que c'est une affaire individuelle. Mais le Coran, comme n'importe quel autre objet de culte, n'est là que pour faire image et conforter une certaine communauté dans son individuation. C'est le moyen qu'elle s'est donnée pour tenir debout et affronter les monstres universels indissolublement liés à son humanité. Sa forme particulière n'a d'importance que pour autant qu'elle conserve la puissance évocatrice, la force fétichiste qu'elle assume pour cette communauté. Que peut faire contre ça la petite analyse brillante et satisfaite d'un intellectuel en déshérence, doutant de tout parce que le système qui le justifie et le nourrit, qui lui fournit les éléments de sa propre lutte intérieure contre les monstres qu'il ne voit plus, qu'il pense peut-être avoir vaincus, lui enjoint de tout remettre en cause, hors le système lui-même, qui n'est même plus un système pour lui, mais une nature ?

Il ne s'agit pas ici de l'affrontement d'une rationalité contre une croyance, mais celui de deux croyances reposant sur des bases antinomiques.

Cela ne veut pas dire que l'exercice de la raison est superflu mais qu'il faut savoir que la raison elle-même doit-être fondée, et pas en raison. Que nul, en cette matière, n'est légitime pour prendre la place du neutre au-dessus de la mêlée. De cette mêlée, nous ne sortons et ne sortirons jamais, car elle nous est consubstantielle. La faute occidentale est justement de vouloir usurper cette place. Il faudrait pour conter cela un nouvel Homère ou un Eschyle. Nous n'avons à notre disposition, malheureusement, que de petits œdipes aveugles et arrogants.

Une émancipation est certes possible, mais elle suppose la pleine connaissance de l'aliénation. Toute volonté de libération pour elle-même est vouée non seulement à l'échec, mais au pire. On ne joue pas avec les éléments constitutifs humains ou simplement vivants comme on s'amuse avec un Lego, par essais empiriques successifs. Ces éléments, on les respecte et on les craint.

Il est d'usage aujourd'hui de rendre l'individu seul responsable de ce qui appartient en fait au corps social. Ainsi de l'art contemporain ou de la philosophie structuraliste négatrice d'homme, d’œuvre, et d'histoire, que ne cesse de pourfendre un Michel Onfray par exemple, fier de représenter le bon sens populaire lorsqu'il fustige les traducteurs sans voir la réalité traduite.

La négativité de l'art contemporain, comme celle du structuralisme ou de la psychanalyse, est directement liée à la forme sociale moderne, le prolétarisme fétichiste d’État, et non à un quelconque délire individuel. L'art contemporain parle de son époque. Si son époque chosifie et déshumanise, pourquoi condamner l'artiste qui n'en est que le relais sensible en même temps que le produit. De même pour la philosophie et pour toute autre discipline particulièrement exposée au rayonnement létal de la machine cybernétique lancée à plein régime vers l'inhumanité structurelle.

On accuse là encore le thermomètre au lieu de s'intéresser à la fièvre. Comment continuer de peindre des portraits ou des paysages impressionnistes lorsque l'abstraction domine jusqu'aux relations intimes ? Ce n'est pas l'art contemporain qui devrait choquer ou déplaire, c'est l'époque où il sévit. Mais comme d'habitude, on essaye de sauver l'époque en lynchant ses photographes. Ou bien, de manière aussi absurde, en en faisant des héros de la liberté.

De même que c'est la lune qu'il faut voir et non pas le doigt qui la montre, de même c'est l'argent et la marchandise qu'il faut observer et pas leurs effets sous forme d'évolution des mœurs, d'excès financiers, ou de politiques anti-sociales.

Dans cette mise au point indispensable et urgente, on ne peut guère compter sur les adeptes des méthodes de développement personnel, qui eux aussi se croient hors communauté, quoique de manière différente. Ils respectent les formes cultuelles, les poésies exploratrices d'inconscient, mais c'est pour mieux échapper au questionnement, pour mieux retrouver le petit moi éternel réincarné, l'image de ce rêve d'individu hors sol que la société à laquelle ils pensent si fort avoir échapper leur a mis dans la tête. Le corps n'étant jamais pour eux, dans son exaltation même, opposé à ce qui leur paraît être un excès d'intellectualité, qu'un support de fuite. Ils partent à la recherche, généralement vers des territoires lointains et exotiques, de relations individuelles à la nature ou au divin, sans savoir que la relation à la nature ou au divin est tout sauf individuelle et qu'elle ne peut être que médiatisée par une communauté entière forgeant spontanément les outils nécessaires à la survie individuelle, psychique ou corporelle. Ils ont beau en inventer tous les jours de ces communautés nouvelles censées faire sens par-delà le non-sens, ils n'arrivent qu'à reproduire à petite échelle ce qui les aliénait déjà auparavant, à savoir l'esprit de séparation. A chacun son petit nécessaire de spiritualité d'occasion, fabriqué à la va-vite à partir des multiples débris exogènes ramassés en chemin, selon l'injonction d'époque qui veut que la spiritualité soit une affaire individuelle et que chacun, dans une concurrence libre et non-faussée, puisse choisir la sienne parmi les offres promotionnelles du supermarché international de l'éveil ou du salut.

De même, on choisira son sexe, sa manière d'être au monde, sa forme d'individualité, non pas, comme on le croit, au nom de la liberté, mais par obligation marchande de choisir sur les étals de l'épanouissement monnayable, un modèle, parmi d'autres équivalents, d'un petit moi aliéné et fier de l'être.

Adrien Royo 

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