mercredi 29 mai 2013

La double impasse


Gauche-droite (radicale ou pas) : la double impasse.

Le prolétariage (je préfère ce mot à capitalisme ; voir plus loin dans ce blog) est un système cohérent quoique imbu de contradictions. On ne peut le diviser à son gré, l’aborder par petits bouts, le corriger partiellement. Former en trois étapes successives au cours du dernier millénaire, 12e-13e siècle pour sa dogmatique générale, 15e-16e pour son montage économique, et 18e-19e pour sa clôture institutionnelle, rien ne saurait l’atteindre qui ne soit une critique globale prenant sa totalité en compte d’un point de vue à la fois moral, matériel, mythographique et politique. Or, aucune critique de ce genre n’a encore vu le jour, malgré la tentative marxienne.

A ceux qui déplorent les effets dévastateurs d’un tel système, s’offrent depuis deux siècles deux perspectives complémentaires et aveugles : le progressisme et le conservatisme, la gauche et la droite. Aujourd’hui encore, malgré les dénégations, un militantisme puéril autant qu’universel cristallise la situation horizontalement, excluant toute appréhension verticale. Progressiste ou conservateur, chacun est tenu de choisir son camp. « There is no alternative ». Si on n’est pas dans l’un, on est dans l’autre.

Qu’est-ce qu’un conservateur ? Quelqu’un qui veut geler le mouvement incompris. Qu’est-ce qu’un progressiste ? Quelqu’un qui n’entend pas le mouvement qu’il accompagne. Leur point commun ? Choisir les conséquences qui les dérangent pour fonder leur contestation en s’aveuglant sur les causes. Le conservateur déplorera la disparition de ses repères institutionnels, le progressiste, la dégradation de ses conditions d’existence ; l’un en appellera par exemple au retour de la famille en acceptant les richesses, l’autre au partage de ces mêmes richesses en acceptant la disparition de la famille. Jusqu’au bout, opiniâtrement, ils s’entrégorgeront pour conserver le droit de s’entrégorger, refusant en détail tout ce qu’ils acceptent en bloc.

Le prolétariage est une totalité. Une totalité contradictoire, mais une totalité quand même. Ses valeurs sont comptables et ses principes quantitatifs. Sa fin est son mouvement même, sa raison d’être l’accumulation illimitée. Sa vocation est de faire des prolétaires avec les hommes, des marchandises (et donc de l’argent) avec la nature et du néant avec Dieu. « On ne comprend absolument rien à la civilisation moderne si l'on n'admet pas d'abord qu'elle est une conspira­tion universelle contre toute espèce de vie intérieure », Georges Bernanos.

Mais le moteur de son mouvement est aussi la cause de sa déchéance. L’image de la bicyclette peut encore servir : dans un tel système, si on ne pédale pas, on tombe. Pédaler, en l’occurrence, signifie produire toujours plus et moins cher. La pédale s’appelle « gain de productivité ». Or, pour produire toujours plus et moins cher, il faut soit indexer les salaires et le temps de travail sur la concurrence, soit remplacer les hommes par des machines, soit faire les deux en même temps. Sachant que la baisse des salaires et le temps de travail sont tous deux limités par les capacités de subsistance des travailleurs, la logique interne du système pousse à la surenchère technologique et donc à la suppression du travail humain. Cependant, les machines ne produisant aucune richesse supplémentaire par elles-mêmes, le volume global de valeur ne peut que s’effondrer inexorablement avec le nombre des travailleurs réellement productifs. Ainsi obtenons-nous le paradoxe suivant : le prolétariage crée en même qu’il les détruit les prolétaires, ces producteurs de valeur (d’argent), qui n’auront vu le jour que pour produire et à qui on enlève les moyens de cette production. Le système, en vérité, dépouille les hommes de tout ce qui n’est pas force de travail pure, tout en leur ôtant petit à petit toute possibilité de l’utiliser.

Dans un tel pandémonium, que veulent donc conserver les conservateurs, et faire progresser les progressistes ? S’agit-il d’arrêter cette machine à un point donné de son évolution, que ce point s’appelle De Gaulle, Napoléon, Louis XIV ou Robespierre ? S’agit-il de payer en monnaie de singe ce qui ne peut plus être racheté, à savoir l’institutionnalité humaine ? Comment arrêter une machine sans cesser de l’alimenter ? Et comment payer quoi que ce soit avec autre chose que la monnaie en vigueur ?

Ce que nous apprend ce détour par les fondements de l’économie prolétariste, c’est qu’il ne saurait y avoir de salut au sein d’un quelconque salariat. Le salariat, alpha et oméga du système, est le nom du carrefour analytique que doivent impérativement atteindrent les athéniens du refus, s’ils veulent tenter véritablement de comprendre quelque chose.

Loin d’envisager le problème sous cet angle, la gauche et la droite les plus radicales s’écharpent au contraire pour savoir qui défendra le mieux le salariat, c’est-à-dire pour savoir en réalité qui s’agenouillera avec le plus de ferveur devant l’idole d’un système qu’ils disent refuser.

Heureusement, ou malheureusement, le système lui-même se charge de sa disparition, sans qu’il ait besoin d’aucune opposition de façade, aussi radicale fût-elle. Sa financiarisation même, dénoncée partout à grands cris, ressemble fort à un baroud d’honneur. Si la valorisation industrielle agonise effectivement, comme prévu par la théorie marxienne (baisse tendancielle du taux général de profit), reste seulement à la classe possédante les domaines variés de la spéculation pour tenter de se « refaire », sans plus aucune contrepartie réelle cependant. La financiarisation, en ce sens, s’apparente à une lévitation désespérée du système. Désespérée, parce que cette machinerie ne peut échapper longtemps à la loi de gravitation. Sa brutale retombée sur la terre productive est donc aussi prévisible que celle d’une fusée ayant perdu sa force de propulsion. Et depuis une quarantaine d’année, on assiste en effet à une sorte de ruée vers le sapin. La tombe du système se creuse, tandis que la spéculation sur le bois des cercueils bat son plein. Sautant de bulle en bulle, tentant de gonfler toujours plus la dernière après que les autres ont éclaté, les apprentis sorciers de la finance s’ébaudissent devant leurs propres exploits, gagés pourtant sur la vie de leurs « semblables », dans la mesure où sont désormais déclarés systémiques, et donc intouchables, les structures maffieuses de leur casino. A la bulle Internet succédera la bulle immobilière, puis la bulle des actifs en général, puis celle des dettes publiques, qui finira elle aussi par éclater joyeusement à la surface de nos illusions.

N’oublions pas nonobstant qu’il ne s’agit, là aussi, que de la conséquence logique d’un processus cohérent et global. Si la spéculation en est arrivée à ce stade, c’est qu’il n’y avait pas d’autre solution à l’intérieur du système. Son enflure démoniaque, comme une mousse létale en extension, doit trouver une issue, quelle qu’elle soit. Comprenons bien que la valorisation, son mouvement intrinsèque, ne peut s’arrêter longtemps, sous peine de ruine. Il lui faut toujours augmenter la quantité de valeur et donc passer si nécessaire de la valeur fondée sur le réel à une valeur fondée sur le néant, ou sur la pure confiance. Je t’achète cela qui ne vaut rien parce que je sais que tu m’achèteras en retour ceci qui ne vaut pas davantage. C’est comme si on voulait éviter la noyade en s’attachant une pierre au cou.

Les gens du groupe Pièces et Main d’Oeuvre, qui luttent depuis plus de dix ans contre la technofolie galopante dans les environs de Grenoble, notre Sili(conne)Valley à nous, sont les seuls à être un peu cohérent parmi les dissidents, pointant la technologie actuelle comme ennemie du genre humain, quels que soient les supposés bienfaits qu’elle amène accessoirement.

Le christianisme, comme les autres religions, pourraient aussi devenir support critique et point d’appui d’une nouvelle alliance de l’homme avec lui-même. Mais il faudrait pour cela qu’il s’émancipe de sa propre glose et qu’il trouve dans l’exemple nazaréen la force de révolte nécessaire contre les jouets modernes, qu’ils soient matériels ou spirituels. Qu’il cesse en somme de faire alliance avec l’existant comme si le diable n’y était pour rien. A se concentrer sur les effets de moeurs, en suivant la direction que lui désigne l’index du marketing légiférant, il manque la cause du mal intrinsèque. Entre le Léviathan et Jésus, il a choisi le Léviathan. Car on ne peut servir deux maîtres à la fois.

La gauche et la droite radicales ont donc pour vocation aujourd’hui d’empêcher l’émergence de toute nouvelle critique un peu globale en captant l’énergie sociale de la révolte. Ce clivage, désormais, se dresse devant nous comme le premier rempart du système.

Pour trouver la liberté, le rêve d’un prolétarisme sain, passé ou futur, doit être aboli. Le prolétarisme n’est rien d’autre qu’une maladie de civilisation. De son intérieur en décomposition naîtra, ou pas, une nouvelle forme. Et à l’intérieure de cette forme nouvelle, aucune place, soyez-en sûrs, ne sera faite au salariat.

Mais j’ai l’air de mettre dans le même sac la gauche et la droite. Je m’empresse de corriger cette impression. La gauche est beaucoup plus incohérente que la droite, et c’est ce qui jouera toujours en sa défaveur. Car la droite, même si elle déplore des conséquences dont la cause la dépasse, ne doute pas au fond de la « naturalité » du système, œuvre de Dieu, et ne prétend pas sortir du cadre prolétariste. Son propos est de faire marcher droit au milieu du chaos. Elle alimente certes chaque jour ce chaos qu’elle redoute, en lui trouvant des causes externes, mais elle préconise l’ordre et le retour éternel à la séquence d’avant, au stade précédent. Toute chose que chacun peut comprendre et souhaiter lorsqu’il assiste impuissant à la révolution prolétariste permanente, détruisant chaque matin les acquis de la veille avec une désinvolture toute diabolique. Comment ne pas avoir la nostalgie de l’enfance, du képi, de l’uniforme viril de papa, de la grande silhouette du Général, d’une époque où la France savait encore dire non, quand tout s’emballe et s’accélère, et paraît hors de contrôle ?

Tandis que la gauche proclame à tous vents sa volonté de rupture, de changement. L’avenir seul la satisfait. Avancer, toujours, voilà son credo. Vers quoi ? L’égalité, la fraternité, la liberté, les droits de l’homme, le Progrès. Pour les plus radicaux : la propriété collective et le régime sans classes. La propriété collective de quoi ? De la machine à faire des prolétaires. L’égalité, la fraternité, la liberté de qui ? Des prolétaires. Son idéal en somme se réduirait à une généralisation du salariat. Que de mots gigantesques, alors, pour une si petite souri !

Et voilà la ruse finale du prolétarisme ! Faire en sorte que ses ennemies mêmes expriment ses injonctions souterraines les plus péremptoires. Faire de son opposant le plus irréductible un parfait symbiote, semblable à ces êtres vivants qui transportent sans le savoir le bagage vital d’une autre espèce, pareil à ces oiseaux qui couvent avec les leur, sans s’en douter, les œufs d’un autre ; faire de ses adversaires des porte-voix, voilà en dernier ressort le talent le plus sublime de notre monde à l’envers. La gauche s’y prête merveilleusement depuis toujours. C’est en cela qu’elle est une impasse aussi close qu’est clos le chemin de la droite.

Dans ces conditions, le populisme, tant décrié actuellement, ne serait-il pas l'expression du sûr instinct du peuple ne se laissant pas prendre avec le vinaigre du progrès et rejoignant le giron faussement protecteur du passé ? Une impasse pour une autre, certes, mais inévitable, faute de proposition nouvelle. La bêtise du peuple, quoiqu’on dise, serait alors beaucoup moins bête que celle de nos prétendues élites, qui elles se précipitent aveuglément vers l’avenir en carton-pâte, comme les moutons de Panurge plongeaient l'un après l'autre dans l’abîme.

Adrien Royo

mercredi 1 mai 2013

Dans quel Etat j'erre !



L’État est donc au centre des questions. État versus marchés, État versus lobbies, État versus communautés, etc. L'État serait pour les uns la victime des élites financières internationales apatrides, pour les autres le vecteur de toutes les injustices et de tous les préjudices moraux.

Quoi qu’il en soit l’État est d’abord une production. Je veux dire qu’il a une histoire ; l’histoire de l’institution, au sens que donne Pierre Legendre à ce mot, dispositif de transmission des codes de fabrication du sujet, des codes généalogiques. Car il ne suffit pas de secouer les gênes biologiques pour fabriquer de l’humain, il faut aussi et surtout, puisqu’il s’agit d’un être parlant, mitonner (mythonner peut-être) de la Loi, de la légalité généalogique, des rapports de langage, des entre-dits, dirait Lacan.

En ce sens, tout État est théocratique, ou mythocratique. Il s’appuie sur le vide et le manque, et donc sur des absolus imaginaires, ou sur des imaginations d’absolu.

Il y a le code génétique d’un côté et le code généalogique de l’autre. Le mélange des deux, forme un être pleinement humain. C’est ce que j’appelle dans mon jargon, naissance au corps social, et que Freud et Lacan appellent rupture ou castration symbolique. Le code génétique est le support des caractères biologiques, le code généalogiques ou symbolique est le support des caractères sociaux propres à l’espèce humaine, parlante, et, par suite, tissée d’inconscient.

L’État est l’un des outils de cette transmission.

Envisagé sous cet angle, il ne peut être sérieusement question de s’en débarrasser comme on se débarrasserait d’un costume ou d’un uniforme. S’il n’est pas déjà vidé de sa substance mythologique, devenu obsolète, nul n’en peut venir à bout.

Or une opération de phagocytage intensif ou de siphonnage du flux sotériologique, a justement été engagée. Cette opération, certains la nomme capitalisme. Moi, je préfère prolétariage, ou cynisme addictif ou relativisme nihiliste.

Rongé de l’intérieur par un dispositif pathologique auto-immune, l’État est en train de perdre petit à petit toute l’énergie de sa fonction, suscitant les conditions de sa propre disparition.

Je ne veux donc pas supprimer l’État en tant que pouvoir, mais ce pouvoir là en tant que caduc. Obsolescence aussi programmée d’ailleurs que celle des pacotilles marchandes dont il devient l’otage, et qui font de lui une pacotille idéologique.

En Europe, L’État christiano-romano-monarchiste, puis christiano-romano-républicain, s’est construit sur la base d’une féodalité militaro-agricole. Aujourd’hui, celui-ci disparaît sous les coups d’une néo-féodalité industrielle et financière qui bricole un code généalogique qu’elle voudrait dans le même temps nier. Fantasme de toute-puissance.

Ce code ne pouvant disparaître sans que disparaissent avec lui les derniers vestiges d’une humanité résiduelle, le néo-féodalisme essaie de le cacher sous un tapis d’argent en attendant l’aboutissement de ses expériences transhumanistes. Tranhumanisme qui n’est rien d’autre que l’expérience d’une robotisation universelle. L’avenir n’étant pas à l’humanisation des machines, mais plutôt, à la robotisation des humains. C’est pourquoi le véritable enjeu de cette crise de civilisation, n’est pas État ou non-État, mais humain ou non-humain.

Cependant, si l’État crève de l’intérieur, par accès d’une pathologie appelée capitalisme ou industrialisme, ce n’est évidemment pas seulement en le réindustrialisant qu’il guérira. A moins que l’on ne préconise une réindustrialisation homéopathique. De même, si l’être humain est en grave danger de désymbolisation, livrant le corps entier à la folie et au suicide, ce n’est pas en supprimant les supports de cette symbolisation qu’il survivra. Ainsi, les étatistes nationaux ou internationaux, comme les anti-étatistes sans maître ni Dieu, empruntent une route commune lorsqu’ils croient pour les uns à l’État sans histoire, et pour les autres à l’histoire sans symbole. Car l’histoire européenne moderne est justement l’histoire d’une désymbolisation passant par des États désubstantialisés. Or, on ne resubstantialise rien en cette matière sans atteindre le magma symbolisateur incandescent. Qui n’accepte pas de descendre à ces distances souterraines, chtoniennes, ne peut prétendre à rien d’autre qu’à la cosmétique.

La tentation est grande de vouloir arrêter le flux historique à un instant donné, rétrospectivement mieux assorti à nos attentes, un instant passé et donc supposément connu. Tout comme la tentation inverse, consistant à se précipiter aveuglément vers un avenir forcément radieux puisque nouveau. Mais la tentation la mieux partagée est encore celle qui voudrait éterniser le présent sur la foi d’un « tiens » vaut mieux que deux « tu l’auras ». Présent qui n’existe pas, puisqu’il est toujours déjà passé quand on le comprend, et qui surtout, contaminé par le Grand Passé, contient en germe d’effrayants possibles.

Quoi qu’on fasse, le flux ne s’arrête pas, quoi qu’on fasse, la Loi nous institue, quoi qu’on fasse, l’histoire nous passe par le corps.

Mais si l’histoire ne s’arrête pas, nous pouvons infléchir son cours, si le passé nous hante nous pouvons l’exorciser, et si la Loi nous construit, nous pouvons essayer de la comprendre. Tout ceci à la condition de respecter une seule consigne : ne jamais oublier l’ombre du mystère à midi.

Ce qu’on appelle le capitalisme n’est pas un état ou une série d’états indépendants les uns des autres, il est un mouvement, un mouvement autodestructeur qui plus est. Et l’énergie de ce mouvement ne s’éteint pas avec mon seul désir de la voir s’éteindre. Si je voulais revenir à un moment antérieur de ce mouvement, quel qu’il soit, je trouverais le contre-courant fort énervant. Si je me précipitais vers le futur radieux en pensant tout inventer, j’assisterais au retour du Grand Passé avant même d’avoir franchi le pas de la première porte. Quant à rester immobile, je peux toujours courir.

Et ce n’est pas une protestation d’impuissance. Je conserve mon libre-arbitre, mais dans le cadre naturel d’un corps parlant.

Je ne méconnais pas non plus les forces agissantes et incarnées d’ici bas, les hommes qui tirent les ficelles ou qui croient les tirer. Que ça intéresse beaucoup en tout cas de le croire. Mais je méconnais encore moins les structures profondes qu’ils méprisent et dont ils sont les jouets.  

Alors, quoi ? Comprendre un minimum de la Loi du Corps et du corps de la Loi, avant de se lancer dans l’inconnu, appuyé à l’épaule du mystère. 


Adrien Royo  

lundi 8 avril 2013

Apostasie politique



Ainsi donc, la superstructure politico-étatique française se délite inexorablement. Les affaires succèdent aux affaires et les mauvaises nouvelles aux mauvaises nouvelles. Le cours de l’histoire s’accélère. Le chômage s’aggrave, la récession menace, la pauvreté s’étend, la crise n’en finit pas, les frustrations s’accentuent et l’insatisfaction perdure. Le gouvernement « normal » du redressement productif, de l’apaisement et de la concertation, n’enflammant guère pourtant, se transforme en torche vivante. Qu’il approche de la paille du ras le bol général, et nous aurons un bel incendie.

Que ceux, néanmoins, qui attendent avec impatience une désagrégation par le haut ne se réjouissent pas trop vite. Ce qu’il est convenu d’appeler « le système » a encore de beaux jours devant lui. Son dispositif à double enceinte fonctionnant toujours à merveille malgré les expériences catastrophiques du siècle dernier.

Pour contrecarrer les velléités révolutionnaires, l’ordre politico-économique se sert dans un premier temps d’un appareil classiquement « démocratique » opposant en une guerre factice deux entités jumelles qui se partagent le pouvoir en alternance. Par la grâce d’élections carnavalesques, où le cynisme le dispute à la démagogie, le personnel de maison change de livrée. Du rose triste il passe au bleu délavé, par exemple, ou bien, laissant tomber le bleu soutenu, il endosse le rose-vert. Le frottement du mensonge et de la manipulation, de toute façon, usant prématurément le costume multicolore des histrions à maroquins.

Le bon peuple, quant à lui, pour peu que l’on veuille bien lui concéder un minimum de pain et de jeux, fait semblant d’y croire, ou y croit vraiment, selon son degré d’hébétude. L’hébétude étant d’ailleurs plutôt l’apanage des classes cultivées. Les classes réputées incultes ayant depuis longtemps et rationnellement cessé de voter.

La gauche et la droite « de gouvernement » s’utilisent donc mutuellement, à cette étape de la représentation, comme repoussoir pour assurer leur tour de figuration. En surjouant leurs différences de détail sur la scène médiatique, elles ont tout loisir de s’arranger sur l’essentiel en coulisse.

Mais il arrive parfois que le spectacle échoue. Soit que les comédiens sont mauvais, soit que l’intrigue ennuie par sa répétition ou son inanité, soit que des circonstances extérieures viennent malencontreusement arracher les masques ; le spectateur n’y croit plus.

C’est alors qu’une deuxième vague de marionnettes à fil renverse le décor et se jettent sur la scène. Divisée comme la précédente en deux équipes antagonistes et néanmoins complémentaires, on ne change pas une formule qui gagne, elle est chargée d’assurer la transition entre le médiocre et le minable. Se décalant d’un cran vers l’extérieur, centrifugé, le jeu « anti » politique reprend avec plus d’exaltation mais autant de mensonges. La gauche « radicale » affronte la droite « extrême ». En une passe d’arme aussi brutale que désespérée, se joue alors la comédie de la révolution, nationale ou internationale, qui n’a pour fonction que d’épuiser les forces réellement contestataires et de régénérer l’ordre du pire.

Une expression désigne assez bien les acteurs de ce deuxième tableau. Cette expression, c’est « idiots utiles ». Les idiots utiles s’entr’égorgent pendant que du haut de la pyramide, leurs patrons invisibles assistent au spectacle en attendant l’issue. D’où vient l’argent ? Voilà la question qu’il faut toujours poser en cette occurrence comme en toutes.

Dans le rôle de ces idiots utiles, voici aujourd’hui les caciques du Front National et du Front de Gauche. Front contre Front, que la machine s’amuse !

Tout est verrouillé depuis longtemps ; la scène est prête ; on n’attend que l’occasion qui fait le larron, ou le dindon de la farce. Deuxième écran de fumée quand le premier s’est par trop dissipé, deuxième rempart du capital lorsque l’autre a été percé, l’empoignade des subalternes peut recommencée sur un air nouveau qui fait croire au changement.

On votera en masse à la prochaine mascarade pour élire l’un ou l’autre des laquais, plutôt l’un que l’autre d’ailleurs, en pensant avoir accompli le geste d’ultime dissidence. Grand coup de balais ! Quelle audace ! Les commentateurs feront semblant de s’étonner et retourneront leur veste. Les populistes au pouvoir ! Pensez donc ! Et alors ? Et alors rien, la machine continuera de fonctionner toute seule avec d’autres mécaniciens pour la faire tourner. Plus ou moins autoritaires, plus ou moins égalitaires ; mécaniciens avant tout, esclaves d’une machine qu’ils ne comprendront pas mais dont ils respecteront scrupuleusement les consignes tacites.  

La population sera-t-elle assez stupide pour entrer prochainement dans cette danse de Saint Guy obligatoire ? Je pense que oui, rien n’ayant été fait pour anticiper l’ornière.

Comment ne pas voir aujourd’hui, pourtant, après deux siècles d’échecs répétés, la parfaite insanité de ces clivages présentés comme intangibles et définitifs ? Gauche-droite ; national-international ; étatisme-libéralisme ; etc. Alors que le clivage essentiel est sans doute autonomie-hétéronomie. La question étant de savoir combien de temps encore une relative autonomie individuelle tiendra face à la techno-structure. Techno-structure qu’aucun des opposants traditionnels au système ne remet sérieusement en cause. Techno-structure qui commence par l’échange marchand et qui finit par le brevetage du vivant et la biologie de synthèse.

Qu’il soit de gauche ou de droite, c’est l’Etat qui pose problème, en tant qu’organisation structurelle de la domination, et avec lui le salariat, en tant que produit de cette même domination. Ce n’est donc pas une victoire dans la gestion de l’Etat qui compte, mais l’affranchissement des individus. Et cet affranchissement ne peut venir que de l’exercice d’une démocratie véritable, c’est-à-dire non représentative et non-partisane, où les sociêtres que nous sommes se saisissent un à un de la chose publique pour la modeler selon leur propre volonté collective et autonome, exprimée sans intermédiaires, et ce quel que soit le périmètre culturel considéré : pays, région, commune, continent.

J’appelle donc mes concitoyens à ne pas entrer dans la danse, à se retirer du jeu, à déserter l’armée protéiforme du luxe misérable, de l’asservissement humain par stimulation pulsionnelle, à s’éloigner des Pavlov en cessant de baver sur commande, et à objecter de leur humanité spirituelle face à l’ordre mécanique de l’humanité matérielle.

J’appelle mes concitoyens à s’organiser en micro-sociétés autonomes, politiques au sens noble du terme, c’est-à-dire non partisanes. Ce qui ne consiste pas à nier les conflits, mais à les dépasser dans une volonté générale directement exprimée, et non statistique. Cette volonté étant nécessairement la volonté des pauvres, objectivement plus nombreux que les riches. Nous avons pris l’habitude d’identifier richesse matérielle et bonheur, richesse et vérité, richesse et beauté, richesse et bien, richesse et santé. Ceci est faux. Ce beau, ce bien, ce vrai, n’est rien d’autre que le beau, le vrai, le bien de la richesse elle-même, nécessitant la pauvreté comme antithèse constitutive. Non seulement la richesse ne fait pas le bonheur, mais elle fabrique la pauvreté.

J’appelle mes concitoyens à adopter le cas échéant des constitutions draconiennes établissant les règles de contrôle d’un pouvoir quelconque sur les principes du mandat court, résiliable à tout moment et non renouvelable, faisant de l’exercice de ce pouvoir un réel service public. Voir les propositions d’Etienne Chouard sur le tirage au sort et la vraie démocratie.

J’appelle mes concitoyens à refuser la guerre avec adversaires désignés d’office sur un terrain décidé d’avance. Le vrai combat est celui de l’émancipation individuelle par construction d’un corps social adapté. J’appelle à refuser les fausses alternatives. Fas-antifas, etc. Le vrai ennemi n’est ni l’étranger, ni le musulman, ni le juif, ni le frontiste, ni le communiste, ni le « fa » ou supposé tel, ni le chrétien, mais le commanditaire de toutes les exactions, celui à qui profite tout crime.

J’appelle aussi mes concitoyens à voir le monstre en face, et d’abord en eux-mêmes.

Sans consommateurs politiques, plus de marché politique. Cessons de consommer de la politique dégradée comme on cesse de consommer de la nourriture frelatée. Halte à la politique de synthèse !

Il n’y a pas d’autre révolution que spirituelle, et pas d’autre spiritualité que sociale. Ce n’est pas parce que le christianisme institutionnel est sorti du ventre de l’Empire Romain que le christianisme existentiel a définitivement perdu son potentiel révolutionnaire. J’en veux pour preuve les incessantes réactualisations de ce potentiel à travers les âges, y compris dans le communisme. L’Eglise romaine, en ce sens, peut être définie comme anti-chrétienne, de même que l’Eglise réformée. Distinguons bien entre Eglise et chrétienté ; ce n’est pas la même chose. Tout chrétien véritable est un hérétique et un apostat, et doit d’abord rejeter l’Eglise pour gagner l’amour. L’amour est à ce prix, c’est le message du Christ.

De même, toute politique véritable doit d’abord rejeter la politique spectaculaire, et de ce fait commence aussi par une apostasie.

C’est ainsi que peuvent se rejoindre dans l’amour du frère, l’apostat politique et l’apostat religieux, pour fabriquer ensemble un corps social qui convienne à tout individu réellement libre.

Adrien Royo

dimanche 26 août 2012

Situation 2012 (meilleur résumé)

Voir la revue Krisis (lien ci contre)

 

Sur l’immense décharge du capital fictif 

Les limites de l’ajournement de la crise par le capital financier et le délire des programmes d’austérité.


Par Ernst Lohoff et Norbert Trenkle


1.

Au cours des trente dernières années, le capitalisme a changé dramatiquement de visage: jamais dans son histoire le secteur financier n’a pris autant d’importance par rapport à l’ensemble de l’économie qu’à l’époque actuelle. Dans les années 1970, les produits financiers dérivés étaient encore quasiment inconnus. Aujourd’hui, d’après les estimations fournies par la Banque des Règlements Internationaux, la somme totale de ce seul outil financier arriverait à six cent mille milliards de dollars, c’est-à-dire environ 15 fois la somme de tous les produits intérieurs bruts. En 2011, le volume quotidien des transactions financières était de 4,7 milliers de milliards de dollars. Moins d’1% de cette somme provenait des transactions de marchandises. L’achat et la vente d’actions, de titres et autres promesses de paiements sont devenus centraux dans l’accumulation du capital et “l’économie réelle” est devenue un accessoire de “l’industrie financière”.

Ce développement est critiqué de tous les côtés depuis que l’éclatement de la bulle immobilière aux Etats-Unis a fait plonger l’économie mondiale à une vitesse vertigineuse comme on ne l’avait plus vu depuis les années 1930. La cause de ce malaise serait le gonflement de la superstructure financière. Après le krach de 2008, la colère s’était retournée essentiellement contre les banques et contre d’autres acteurs financiers privés qui, dans leur cupidité, seraient devenus aveugles et insensés. Depuis, le regard s’est focalisé sur l’endettement étatique, et ce sont les gouvernements emprunteurs, prétendument irresponsables et dépensiers, qui sont pointés du doigt. Mais là comme ici, l’idée de base est la même: tout le monde rêve d’un capitalisme “sain”, basé sur “le travail honnête”, un capitalisme dans lequel “l’économie réelle” dicterait la marche, et où l’économie financière jouerait ce rôle secondaire, de service, s’alignant sur ce qu’essaient aujourd’hui de nous faire croire les manuels scolaires de l’économie nationale.

Le capitalisme est un système profondément absurde, et c’est dans la crise que ses contradictions criantes et sa folie se manifestent le plus ouvertement. Mais la pensée dominante ne veut rien savoir, elle admet tout au plus des “erreurs” ou des “abus spéculatifs” dans certains domaines du système. De cette manière, elle prétend non seulement qu’il n’y a pas d’alternative à l’économie de marché, mais elle personnifie en plus les maux de la société en les projetant sur “les banquiers et les spéculateurs”, ou, de manière encore plus générale, sur “la côte ouest américaine”. La critique simpliste du capital spéculatif et de l’endettement croissant qu’on retrouve partout est idéologiquement absurde et dangereuse, et renverse, en outre, le contexte économique réel. Ce n’est pas parce que les manifestations de crises auxquelles nous sommes confrontés aujourd’hui prennent leurs origines dans la sphère financière que c’est là qu’il faut chercher les causes fondamentales et structurelles de ces crises. La confusion entre déclencheur et cause ne date pas d’aujourd’hui. En 1857, lors du premier grand krach mondial, de telles explications erronées avaient déjà été avancées. Un certain Karl Marx se moquait à l’époque: “Si, au bout d’une certaine période de commerce, la spéculation apparaît comme annonciatrice d’un effondrement, il ne faudrait pas oublier que cette spéculation est née auparavant dans cette même période de commerce et qu’elle représente donc un résultat, une apparence et non pas une cause ou une essence. Les représentants de l’économie politique qui tentent d’expliquer les soubresauts de l’industrie et du commerce en les attribuant à la spéculation ressemblent à l’école défunte des philosophes de la nature qui considéraient la fièvre comme la cause fondamentale de toutes les maladies.”  (En allemand : Marx Engels Werke, tome 12, page 336)


2.

La production capitaliste ne connaît qu’un seul but: la transformation d’argent en plus d’argent. Si le capital n’a plus la valorisation en perspective, il cesse d’être capital. C’est pour cela que le système capitaliste est condamné à l’expansion. Il doit perpétuellement investir de nouveaux domaines pour réaliser la valorisation, absorber toujours plus de travail vivant, et empiler toujours plus de marchandises. Déjà, au cours du 19ème siècle, on constatait régulièrement des interruptions dans ce processus d’expansion. En comparaison de la quantité de capital accumulé, on se retrouvait périodiquement confronté à l’absence de possibilités d’investissements rentables dans “l’économie réelle”. A l’approche de ces crises de suraccumulation, les capitaux avaient tendance à se déplacer vers la superstructure financière où, sous la forme de “capital fictif” (Marx), ils pouvaient se reproduire pendant un certain temps à travers l’accumulation de créances monétaires. Et c’était uniquement au moment où cette reproduction de capital, sans passer par la valorisation, atteignait ses limites qu’on assistait à de véritables épisodes de crises.

C’est ce schéma de base qui se reproduit actuellement, à une échelle tout à fait nouvelle, lors des processus de crises. Sa durée est déjà éloquente. A l’époque, l’accroissement du capital fictif était un phénomène de courte durée, tout au plus un ou deux ans, qu’on retrouvait à l’aube des crises cycliques. Aujourd’hui, la multiplication du capital fictif est devenue la caractéristique principale de toute une période. Depuis le début des années 1980, le volume total des titres échangés sur les marchés financiers croît sans arrêt et de manière exponentielle. Et même si le support de cette dynamique change régulièrement (emprunts d’Etats, actions, crédits hypothécaires, produits dérivés, etc.), ce n’est pas un hasard si c’est toujours “l’industrie financière” qui constitue le centre dont dépend l’accumulation du capital. A la différence des stades de développement capitaliste antérieurs, le déplacement vers les structures financières, lors des dernières trente années, n’est pas juste le résultat d’une absence momentanée de possibilités de valorisation dans l’économie réelle. Depuis la fin des trente glorieuses et du fordisme, une accumulation auto-entretenue dans l’économie réelle est devenue définitivement impossible. L’énorme gain de productivité qui a suivi la troisième révolution industrielle entraîne une éviction massive de la force de travail hors des secteurs produisant de la valeur et mine ainsi la seule base de la valorisation de la valeur: l’utilisation de force de travail vivante dans la production de marchandises. Depuis plusieurs décennies, le mouvement global d’accumulation ne peut se poursuivre que grâce à la sphère financière qui, en produisant inlassablement de nouvelles créances monétaires, est devenue le moteur central de l’accroissement du capital. Si ce “processus de production” de l’industrie financière s’enraye, l’effondrement catastrophique de l’économie mondiale devient inéluctable.


3.

Dans le jargon boursier, on dit toujours que le cours des actions serait “nourri” par des attentes et que les marchés financiers font commerce avec “l’avenir”. A travers de telles formules, même si elles ne sont pas bien comprises, on peut apercevoir le secret de base du capitalisme contemporain. Lors de la création de nouveaux titres de propriété, une chose incroyable se produit qui serait impensable dans le monde des biens réels et de la richesse matérielle et sensible. La richesse matérielle et sensible doit avoir une existence en amont de sa consommation. Jamais par exemple on ne pourra s’assoir sur une chaise dont la construction est en projet. Pour la richesse produite par l’industrie financière, cette logique temporelle est renversée. De la valeur qui n’est pas encore produite, et qui ne verra éventuellement jamais le jour, se transforme à l’avance en capital, en capital fictif. Lorsque quelqu’un achète des parts d’emprunts d’Etat ou d’entreprises, lors de l’émission d’actions ou de nouveaux produits financiers dérivés, on voit de l’argent-capital qui était dans les mains d’un acheteur s’échanger contre une promesse de paiement. L’acheteur se lance dans cette transaction avec l’espoir que dans le futur, la revente de cette promesse de paiement lui rapportera plus que ce qu’il lui en a coûté aujourd’hui pour l’acheter. C’est grâce à cette perspective que la promesse de paiement devient la forme actuelle de son capital.

Pour le bilan global de la richesse du capitalisme, ce n’est pas tant la question de la conversion des promesses qui est importante. Ce qui est particulier, c’est une bizarrerie qui se produit dans le laps de temps entre l’émission et la vente d’un titre de propriété. Aussi longtemps que cette promesse de paiement est valable et crédible, elle constitue un capital supplémentaire, à côté du capital de départ. Par la simple création d’une créance monétaire écrite, on dédouble le capital. Ce capital supplémentaire n’existe pas uniquement sur le papier comme simple écriture dans le bilan d’un capitaliste monétaire, il mène une vie autonome, participe en tant que titre de propriété au circuit économique et au processus de valorisation, tout comme un capital monétaire provenant de la valorisation réelle l’aurait fait. En tous points semblable, il peut être utilisé pour l’achat de biens de consommation ou être investi, sa provenance ne se reconnaît pas.


4.

A l’ère de la troisième révolution industrielle, le capitalisme ne peut survivre que s’il réussit à ramener toujours plus de valeur future vers le présent. C’est pour cela qu’aujourd’hui les produits financiers sont devenus le type de marchandises le plus important. Alors que la production de valeur se rétrécit, c’est la mutation du capitalisme vers un système basé sur l’anticipation de valeur future qui lui a permis de se créer de nouvelles marges de développement. Mais l’expansion de l’industrie financière se heurte de plus en plus à ses limites. La “ressource avenir” n’est pas aussi inépuisable qu’elle en a l’air. Au niveau logique, l’accumulation du capital fictif par ce processus de duplication au sein de l’industrie financière possède des particularités par rapport à l’accumulation du capital provenant de la production de valeur. L’une parmi d’autres a déjà été citée: la durée de vie limitée de ce procédé de multiplication de capital. A l’échéance d’un titre de propriété (remboursement, terme d’une créance, etc.), la somme de capital fictif supplémentaire qu’il incarnait rejoint le royaume d’Hadès. Pour qu’il puisse y avoir expansion, il doit d’abord être remplacé par de nouveaux titres. Pour que la production de titres puisse jouer le rôle de moteur pour relancer l’ensemble du fonctionnement capitaliste, son débit d’émission doit croître beaucoup plus rapidement que la production dans les secteurs clefs de l’économie réelle des périodes précédentes. Elle est soumise à une obligation de croissance exponentielle, car elle doit en permanence transformer en capital de la nouvelle valeur future tout en trouvant, sans répit, un remplacement pour les anticipations de valeur précédentes qui arrivent à échéance. Le fait que la multiplication de capital fictif ait explosé durant les dernières décennies n’est pas une erreur de parcours sur laquelle on pourrait juste revenir. Ce développement était obligatoire pour un système capitaliste qui est basé sur l’anticipation de la production de valeur future.

Mais plus le poids de l’avenir capitaliste, déjà consommé, pèse lourd, plus il devient difficile de maintenir en vie la dynamique de création de capital fictif. Ce qui aggrave le problème, c’est que la ponction de valeur future ne peut marcher que si les titres de propriété proposés se réfèrent à un secteur de l’économie réelle promettant des gains futurs. A l’ère de Reagan, ce secteur était constitué par les bons du trésor américain (emprunts d’Etat); à l’ère de la nouvelle économie, c’étaient les start-up dans le domaine de l’Internet, et dans les années 2000, c’était l’immobilier dont les prix semblaient pouvoir monter jusqu’au ciel. Mais si de tels secteurs prometteurs viennent à manquer, le capitalisme maintenu en vie par la perfusion de valeur future parvient à ses limites. Dorénavant, ce point critique a été atteint. Depuis la crise de 2008, l’expansion des produits financiers a pu continuer, mais cette dynamique n’est portée par aucune perspective de gains dans aucun secteur croissant de l’économie privée. Cette expansion n’est alimentée que par les budgets des Etats et des banques centrales. Afin d’éviter l’effondrement immédiat du système financier, c’est la puissance publique, traditionnellement le débiteur le plus fiable, qui a repris les crédits pourris. Les banques centrales ont même franchi un pas supplémentaire. Non seulement elles proposent aux banques d’affaires des montants de crédits, à des niveaux jamais atteints et à des taux d’intérêts proches de zéro, mais en plus elles se sont transformées en des “Bad Banks”, des sortes de décharges pour déchets toxiques de l’avenir capitaliste déjà consumé. Elles acceptent des titres de propriété qui ne trouvent plus preneur sur le marché comme garantie pour accorder des crédits, et en plus elles achètent, pour refinancer la puissance publique, des emprunts de leurs propres Etats. Il est clair qu’à terme on ne peut pas enrayer un processus de crise avec de telles mesures: on ne fait que le déplacer tout en lui attribuant une nouvelle qualité.


5.

La mutation des banques centrales en “Bad Banks” est déterminante pour l’avenir. Les gardiens monétaires peuvent, momentanément, en rachetant des titres de propriété pourris, maintenir à flot la création de capital fictif, mais en ce faisant, ils créent un énorme potentiel inflationniste. Tôt ou tard, la dévalorisation du capital fictif va entraîner, aux Etats-Unis comme en Europe, une dévalorisation du médium argent. En Chine, ce processus se manifeste déjà.

Mais ce qui est plus caractéristique de la situation actuelle, c’est la double politique paradoxale de rigueur et d’endettement. Afin d’entretenir leur crédibilité sur les marchés financiers et de pouvoir continuer à trouver de l’argent frais, les Etats mettent en place des programmes d’austérité pour l’avenir. Le cas de l’Allemagne est symptomatique: en pleine année de crise 2009, tous les partis ont décidé de la mise en place, à partir de 2016, d’un programme de “frein à l’endettement”. Depuis, cette politique a été exportée vers la moitié de l’Europe. On sait déjà pertinemment que le moment venu, ces programmes seront abandonnés, ou alors “suspendus temporairement” comme ce fut le cas l’année dernière aux Etats-Unis lors du conflit budgétaire. Toute autre attitude aurait des répercussions catastrophiques sur l’économie. Dans un premier temps, l’annonce que l’on va  faire des économies calme les esprits sur les marchés financiers, apaise l’opinion inquiète et garantit à l’Allemagne sa notation AAA, ce qui lui permet de contracter de nouveaux crédits à des conditions favorables.

Mais évidemment, la politique d’austérité proclamée ne reste pas sans conséquences. La volonté de faire des économies est mise en ?uvre de manière pédagogique sur le dos de ceux qui sont considérés comme “inutiles pour le système”. Ce n’est pas pour rembourser les dettes de l’Etat qu’on leur enlève les dernières miettes, mais pour garder un peu plus longtemps un semblant de crédibilité face aux marchés financiers, dans le but de pouvoir continuer à emprunter. C’est le caractère cynique des programmes d’austérité mis en place dans les pays du sud de la zone Euro et en Irlande. C’est uniquement pour que la zone Euro puisse maintenir encore un temps le simulacre de la capacité de rembourser ses dettes que la majorité des populations sont poussées dans la misère.


6.

La manière de légitimer ces programmes de paupérisation est bien connue. L’idéologie d’austérité arrache jusqu’aux dernières miettes de pain de la bouche de la retraitée grecque, en proclamant que la société vit “au dessus de ses moyens”. L’absurdité de cet argument dépasse même son insolence. Elle renverse le problème de base auquel la société mondiale est confrontée aujourd’hui. Depuis longtemps notre société vit, quantitativement comme qualitativement, loin en dessous des possibilités qu’offrirait une utilisation sensée du potentiel de production engendré par le capitalisme. Avec moins de cinq heures hebdomadaires d’activité productive par personne, on pourrait produire une richesse permettant une vie décente à tous les habitants de la planète, et vraiment à tous, et cela sans détruire les bases naturelles de la vie. Si cette possibilité ne s’est pas réalisée, c’est que, sous les conditions du capitalisme, les richesses matérielles ne possèdent de raison d’existence que si elles se soumettent au but de l’accumulation du capital en adoptant la forme de la richesse abstraite.

Avec l’avènement de la troisième révolution industrielle, la société a atteint un tel niveau qu’elle est devenue trop productive pour le but auto-référentiel et misérable de la valorisation de la valeur. Ce n’est que l’anticipation grandissante sur de la future valeur produite ainsi que la pré-capitalisation de valeur qui ne sera jamais produite qui ont permis pendant trois décennies de maintenir la dynamique capitaliste. Mais depuis, cette stratégie d’ajournement délirante est elle-même tombée dans une crise profonde. Ceci n’est pas une raison de se “serrer la ceinture”, ni de se complaire dans des fantaisies régressives au sujet d’un capitalisme “sain” basé sur du “travail honnête”. Un mouvement émancipateur contre “l’austérité” et la gestion répressive de la crise devrait viser à rompre, consciemment, le lien obligatoire entre la production de richesses sensibles et la production de valeur. Il s’agit de refuser de manière offensive la question de la “viabilité financière”. Savoir si des logements seront construits, des hôpitaux entretenus, de la nourriture produite ou des lignes de chemin de fer maintenues ne peut pas dépendre du fait de savoir s’il y a assez d’argent. Le seul et unique critère doit être la satisfaction des besoins concrets. S’il a été décidé, par “manque d’argent”, d’abandonner des ressources, il faut se les réapproprier et les transformer à travers une opposition consciente à la logique fétichiste de la production de marchandises. Une vie décente pour tous ne peut exister qu’au-delà de la forme de richesse abstraite.

(Traduction Paul Braun)

dimanche 15 juillet 2012

Initiation

Le niveau de conscience actuellement requis pour espérer atteindre à l'émancipation véritable, implique le franchissement d'un espace initiatique de dessaisissement, de "désillusion". Une sorte de parcours de pré-baptême à trois niveaux :

Au premier, nous cesserions de croire que les médias officiels nous informent;

Au deuxième, que le système politique représentatif est une démocratie;

Au troisième (le plus élevé), que l'argent, l'Etat et le travail sont nécessaires.


Adrien Royo

Ne travaillez jamais!

Je ne connais rien de plus salutairement vrai sur la condition de salarié que ces phrases de Guy Debord tirées de son film "In girum imus nocte et consumimur igni": 

"Ils ressemblent beaucoup aux esclaves, parce qu’ils sont parqués en masse, et à l’étroit, dans de mauvaises bâtisses malsaines et lugubres. Mal nourris d’une alimentation polluée et sans goût, mal soignés dans leurs maladies toujours renouvelées, continuellement et mesquinement surveillés, entretenus dans l’analphabétisme modernisé et les superstitions spectaculaires qui correspondent aux intérêts de leurs maîtres. Ils sont transplantés loin de leurs provinces ou de leurs quartiers, dans un paysage nouveau et hostile, suivant les convenances concentrationnaires de l’industrie présente. Ils ne sont que des chiffres dans des graphiques que dressent des imbéciles. Ils meurent par série sur les routes, à chaque épidémie de grippe, à chaque vague de chaleur, à chaque erreur de ceux qui falsifient leurs aliments, à chaque innovation technique profitable aux multiples entrepreneurs d’un décor dont ils essuient les plâtres. Leurs éprouvantes conditions d’existence entraînent leur dégénérescence physique, intellectuelle, mentale. On leur parle toujours comme à des enfants obéissants, à qui il suffit de dire : « il faut … », et ils veulent bien le croire, mais surtout, on les traite comme des enfants stupides, devant qui bafouillent et délirent des dizaines de spécialisations paternalistes improvisées de la veille, leur faisant admettre n’importe quoi en le leur disant n’importe comment, et aussi bien le contraire le lendemain. 

"Séparés entre eux par la perte générale de tout langage adéquat aux faits, perte qui leur interdit le moindre dialogue, séparés par leur incessante concurrence, toujours pressés par le fouet dans la consommation ostentatoire du néant, et donc séparés par l’envie la moins fondée et la moins capable de trouver quelque satisfaction, on leur enlève, en bas âge, le contrôle de ces enfants, déjà leurs rivaux, qui n’écoutent plus du tout les opinions informes de leurs parents et sourient de leur échec flagrant, méprisent, non sans raisons, leur origine, et se sentent bien davantage les fils du spectacle régnant que ceux de ses domestiques qui les ont par hasard engendrés. Ils se rêvent les métis de ces nègres là. Derrière la façade du ravissement simulé, dans ces couples comme entre eux et leur progéniture, on n’échange que des regards de haine.

"Cependant, ces travailleurs privilégiés de la société marchande accomplie ne ressemblent pas aux esclaves en ce sens qu’ils doivent pourvoir eux-mêmes à leur entretien. Leur statut peut être plutôt comparé au servage, parce qu’ils sont exclusivement attachés à une entreprise et à sa bonne marche, quoique sans réciprocité en leur faveur ; et surtout parce qu’ils sont étroitement astreints à résider dans un espace unique : le même circuit des domiciles, bureaux, autoroutes, vacances et aéroports toujours identiques. Mais ils ressemblent aussi aux prolétaires modernes par l’insécurité de leurs ressources, qui est en contradiction avec la routine programmée de leur dépenses. Il leur faut acheter des marchandises, et l’on a fait en sorte qu’ils ne puissent garder de contact avec rien qui ne soit une marchandise. "Où pourtant, leur situation économique s’apparente plus précisément au système particulier du « péonage », c’est en ceci que, cet argent autour duquel tourne toute leur activité, on ne leur en laisse même pas le maniement momentané. Ils ne peuvent que le dépenser, le recevant en trop petite quantité pour l’accumuler. Ils se voient obligés de consommer à crédit ; et l’on retient sur leur salaire le crédit qui leur est consenti, dont ils auront à se libérer en travaillant encore. Comme toute l’organisation de la distribution des biens est liée à celle de la production et de l’Etat, on rogne sans gêne sur leurs rations, de nourriture comme d’espace, en quantité et en qualité. Quoique restant formellement des travailleurs et des consommateurs libres, ils ne peuvent s’adresser ailleurs, car c’est partout que l’on se moque d’eux. Ceux qui n’ont jamais eu de proie, l’on lâchée pour l’ombre. Le caractère illusoire des richesses que prétend distribuer la société actuelle, s’il n’avait pas été reconnu en toutes les autres matières, serait suffisamment démontré par cette seule observation que c’est la première fois qu’un système de tyrannie entretient aussi mal ses familiers, ses experts, ses bouffons. Serviteurs surmenés du vide, le vide les gratifie en monnaie à son effigie. Autrement dit, c’est la première fois que des pauvres croient faire partie d’une élite économique, malgré l’évidence contraire. Non seulement ils travaillent, ces malheureux spectateurs, mais personne ne travaille pour eux, et moins que personne les gens qu’ils payent : car leurs fournisseurs mêmes se considèrent plutôt comme leurs contremaîtres, jugeant s’ils sont venus assez vaillamment au ramassage des ersatz qu’ils ont le devoir d’acheter. Rien ne saurait cacher l’usure véloce qui est intégré, dès la source, non seulement pour chaque objet matériel, mais jusque sur le plan juridique, dans leurs rares propriétés. De même qu’ils n’ont pas reçu d’héritages, ils n’en laisseront pas."

samedi 9 juin 2012

Fondamentale critique

L'original ici : http://palim-psao.over-blog.fr/article-l-innocence-perdue-de-la-productivite-par-claus-peter-orlieb-89588399.html

L’Innocence perdue de la productivité
Par Claus Peter Ortlieb[1]
  
« Le capital est lui-même la contradiction en procès, en ce qu'il s'efforce de réduire le temps de travail à un minimum, tandis que d'un autre côté il pose le temps de travail comme seule mesure et source de la richesse. »
Karl Marx, Manuscrits de 1857-1858 « Grundrisse »[2]
 
On nous présente régulièrement le progrès dit technique et l’augmentation constante de la productivité comme une voie censée conduire l’humanité vers le bonheur et la résolution de tous ses problèmes. Attendu que ladite productivité a doublé au cours des trois ou quatre dernières décennies, autrement dit que la même quantité de temps-travail permet de produire aujourd'hui deux fois plus de biens que dans les années 1970, il s’ensuit que nous nous sommes probablement rapprochés du paradis annoncé de quelques bonnes enjambées. Pourtant, évidemment, à l’heure où les crises économique, écologique, financière et énergétique montent simultanément en puissance, quiconque affirmerait une chose pareille se verrait immédiatement taxé de doux rêveur. Il y a donc quelque chose qui cloche dans les calculs et leurs promesses.
Où est l’erreur ? Un mot d’ordre qui revient souvent dans ce contexte nous fournit un premier élément de réponse : compétitivité. C’est d’abord et avant tout au moment de la mise en concurrence que la productivité prend toute son importance : l’entreprise jouissant de la plus grande capacité de production, en fabriquant ses produits à moindre coût et en les vendant moins cher que ses concurrents, expulse ceux-ci du marché. La région où règne la plus forte productivité peut devenir la première exportatrice mondiale tandis que les moins productives devront se contenter de regarder dépérir leur tissu industriel. De ce point de vue, il est donc évident qu’en règle générale, l’inégale augmentation des forces productives non seulement engendre des profits inégaux pour les acteurs économiques, mais ruine même nombre d’entre eux. En outre, en situation de concurrence, il apparaît clairement que ces mêmes gains de productivité, loin de conduire à une réduction du temps de travail au bénéfice de tous les travailleurs, mènent plutôt à une situation où un nombre plus restreint d’employés produisent davantage.
Mais cela ne nous dit toujours pas quels effets exerce sur l’ensemble du système capitaliste mondialisé cette augmentation de la productivité sur le long terme induite par la concurrence. Selon l'idéologie libérale du progrès, qui cite volontiers la « survie des plus adaptés » chère à Darwin ou le principe de « destruction créatrice » de Schumpeter, la dynamique compétitive constituerait le moteur des avancées techniques, certes, mais aussi sociales. Que cette idéologie ait été discréditée par la tournure des affaires du monde est en ce début du XXIème siècle — si ce n’était pas déjà le cas — un fait patent. Mais les raisons en sont peut-être moins simples à discerner, et cet article se propose de les mettre en lumière.
Productivité, valeur et richesse matérielle
On parle de gain de productivité lorsque la même quantité de temps-travail permet d’obtenir davantage de produits ou — ce qui revient au même — lorsque la même quantité de biens matériels peut être produite pour un coût de travail moindre, d’où il s’ensuit que la valeur de ces biens diminue. La productivité est ainsi le rapport d’une quantité de biens matériels par le temps-travail nécessaire à leur fabrication. Pour bien comprendre la productivité et ses transformations, il est indispensable de faire la distinction entre valeur et richesse matérielle.[3] Quand Marx écrit (dans l'extrait cité plus haut) que le capital pose le temps de travail comme seule mesure et source de la richesse, il entend le mot richesse dans le sens de valeur, cette forme de richesse historiquement spécifique qui n'a de sens que dans une société capitaliste et représente son essence même.[4] La richesse matérielle, quant à elle, est constituée de valeurs d’usage pouvant prendre ou non la forme de marchandises. Cinq cents tables, quatre mille paires de pantalons, deux cents hectares de terre, quatorze conférences sur les nanotechnologies ou trente bombes à fragmentation représenteront ainsi de la richesse matérielle, seule l’utilité pratique du produit ou service en question entrant en considération.
Ce qui distingue le capitalisme de toute autre forme sociale est le fait qu’une forme de richesse spécifique y règne : la richesse abstraite ou valeur, qui revêt la forme de l’argent et se mesure par le temps-travail nécessaire à la production des marchandises. La richesse matérielle est un accessoire dont, certes, l'économie capitaliste ne peut se passer mais ce n'est pas son but. Celui-ci réside dans le procès de valorisation, l’accroissement démesuré de la richesse abstraite : j’investis de l’argent dans le procès de production dans la perspective de récolter au final davantage d’argent (la plus-value ou survaleur). Une activité économique qui n’aurait pas pour but, a minima, cette augmentation de richesse abstraite est une chose qui ne peut tout simplement pas exister.
Il n’y a rien d’intuitif dans cette distinction entre les deux formes de richesse. Elle ne joue aucun rôle dans les transactions quotidiennes où l’on n'évoque guère que la pure et simple « richesse ». Les critiques adressés au capitalisme se focalisent alors pour la plupart sur la question de la redistribution de la richesse. La critique marxienne de l’économie politique, en revanche, s’intéresse avant tout à cette forme précise de richesse, inédite, absurde, excessive, et du bon fonctionnement de laquelle nous avons fait en sorte que nos vies dépendent. Par malheur, ce fonctionnement se révèle, de façon lente mais régulière, de moins en moins bon, même mesuré à l’aune de ses propres critères.
La notion de productivité met l’accent sur les rapports quantitatifs entre deux formes de richesse créées lors de la production d’une marchandise. Marx souligne que, bien que déterminées à chaque instant du procès de production, elles participent d’un mouvement incessant :
« Une plus grande quantité de valeur d'usage représente en soi une plus grande richesse matérielle : deux habits en représentent plus qu'un seul. Avec deux habits, on peut habiller deux personnes, contre une seule avec un seul habit, etc. Pourtant on peut avoir une baisse de la grandeur de valeur de la richesse matérielle, alors même que la masse de celle-ci augmente. Ces mouvements contraires proviennent du caractère bifide du travail. La force productive est naturellement toujours force productive d'un travail concret, utile, […] elle ne peut évidemment plus toucher le travail dès lors qu'on fait abstraction de la forme utile concrète de celui-ci. C'est pourquoi dans les mêmes laps de temps, le même travail donne toujours la même grandeur de valeur, quelles que soient les variations de la force productive. »[5]
Il faut relire attentivement la dernière phrase si l’on veut comprendre qu’un accroissement de la productivité
 n’altère pas la valeur (mesurée en temps-travail) des biens produits au cours d’une journée de travail donnée,
 accroît, en revanche, la richesse matérielle créée au cours d'une journée de travail donnée,
 et entraîne par conséquent une diminution de la valeur de n’importe quel produit pris indépendamment.
 
Les contraintes de la création de richesse abstraite
Pour les raisons que nous avons vues, la tendance historique (empiriquement constatée) du capitalisme à une augmentation sans fin de la productivité conduit à une dévaluation de la richesse matérielle tout aussi dépourvue de terme. Par ailleurs, on peut démontrer qu’à partir d’un certain point de l’évolution du capitalisme — point que nous avons d’ores et déjà atteint et dépassé —, la contribution apportée à la survaleur sociale totale par une marchandise donnée devient de plus en plus réduite.[6]
Par cette augmentation sans fin de la force productive, le capital, dont l’unique intérêt réside dans l’accumulation maximale de survaleur, se tire une balle dans le pied puisque la dépense matérielle nécessaire à l’obtention d’une survaleur donnée augmente régulièrement. La question est : comment se fait-il que le capital agisse à l’encontre de ses propres « intérêts » ? Pour trouver la réponse, il nous faut cesser de raisonner en termes d'acteurs économiques. Ceux-ci, à travers le jeu de la concurrence (entre entreprises, entre économies régionales ou nationales), augmentent leur capital et gagnent des parts de marché, ce qui leur confère un avantage par rapport à leurs adversaires. Il en résulte ce paradoxe que les acteurs économiques qui élargissent le plus leur part du gâteau constitué par la survaleur sociale totale, sont ceux-là même qui contribuent le plus à réduire la taille du gâteau. D’où la « contradiction en procès » qu’identifia Marx il y a 160 ans, contradiction en vertu de laquelle le capital, se contentant d'obéir à sa propre logique, détruit précisément la forme de richesse qui se trouve être indispensable à son existence. Quiconque échoue à prendre une part active à l’expulsion du travail hors du procès de production est lui-même éjecté du marché.
Dans la mesure où, sous le capitalisme, l’objectif de toute activité économique consiste à obtenir une survaleur, autrement dit à faire en sorte que la somme d’argent investie dans le procès de production ait augmenté au terme de celui-ci, une économie de marché sans croissance est tout bonnement impossible, car sans perspective de croissance personne n’investirait le moindre centime. C’est ce que devraient garder à l’esprit, en particulier, tous ces gens bien intentionnés qui prônent, pour le bien de l’environnement et de l’humanité, des économies nationales fonctionnant à l’avenir avec une croissance nulle… mais qui se gardent bien d’évoquer une sortie du capitalisme.
Qu'est-ce donc qui s'accroît de façon si compulsive ? Du point de vue du capital, c’est la richesse abstraite qui doit croître, et avec elle la survaleur, qui représente, au fur et à mesure de l’accumulation capitaliste, un stock de capital toujours plus démesuré. Cependant, si la productivité augmente, cela suppose que la quantité de biens produits croisse plus vite que la survaleur. Car pour seulement maintenir la création de survaleur à un niveau constant, la production devra croître au même rythme que la productivité.
La création de richesse abstraite est ainsi astreinte à la double nécessité d’augmenter à la fois la survaleur et la productivité, ce qui en retour suppose un taux de croissance encore plus élevé en termes de richesse matérielle. Historiquement, le capitalisme a résolu le problème de sa soif immanente de croissance en se lançant dans deux gigantesques vagues d’expansion[7] :
 expansion « extérieure » à travers la conquête progressive de tous les secteurs d’activité productive préexistant au capitalisme, la conversion forcée des êtres humains à la dépendance salariale et la conquête de l’espace géographique ;
 expansion « intérieure » à travers la création de nouveaux secteurs de production (et, corrélativement, de nouveaux besoins), le développement de la consommation de masse et la pénétration du royaume « féminin » dissocié de la reproduction.[8]
Ces espaces conquis sont de nature concrète ; par suite, ils sont finis. Il était donc à prévoir que l’accroissement inconsidéré de la richesse abstraite finisse par en rencontrer les limites. Ce moment est arrivé, et les limites sont atteintes de deux façons :
 
Limites internes et externes du mode de production capitaliste
Se penchant sur la question de l’expansion du capital, Robert Kurz établit dès le milieu des années 1980 quel sera l’un des impacts de la « révolution microélectronique » :
« Les deux principales formes ou moments du processus d’expansion capitaliste se heurtent aujourd’hui à des limites concrètes absolues. La capitalisation atteignit son point de saturation dans les années 1960 ; elle a depuis lors complètement cessé d'absorber le travail vivant. A la même époque, les avancées de la recherche en microélectronique ont fait entrer la transformation du procès de travail concret dans une phase radicalement nouvelle. […] L’élimination massive du travail vivant en tant que producteur de valeur ne peut plus être contrebalancée par la production en masse de produits nouveaux "à valeur réduite", car cette production de masse n'est plus en mesure de réabsorber les travailleurs déclarés "superflus" ailleurs. Ainsi, l’équilibre entre, d’un côté, l’élimination du travail vivant via le procès de rationalisation et, de l’autre, l’absorption du travail vivant via la capitalisation ou la création de nouveaux secteurs de production, est irrémédiablement rompu : désormais, inexorablement, il y aura davantage de travail éliminé que de travail absorbé. »[9]
La reconnaissance du fait que « désormais, inexorablement, il y aura davantage de travail éliminé que de travail absorbé » repose, pour l’essentiel, sur le postulat que le capital ne sera plus en mesure de susciter suffisamment d’innovations de produits pour compenser le ralentissement de la création de valeur et de survaleur induit par les innovations de procédés. Beaucoup soutiennent le contraire, en dépit du fait que — un quart de siècle plus tard — les innovations de produits en question se fassent toujours attendre. Rappelons que nous ne parlons pas simplement de nouveaux produits accompagnés de leurs besoins afférents : les innovations tant attendues réclameraient pour assurer leur production de telles quantités de force de travail que les conséquences de la rationalisation microélectronique en seraient, au minimum, neutralisées.
Au plan concret, les limites internes de la production capitaliste se manifestent par la concentration des entreprises sous l’effet du principe de concurrence et par un chômage structurel. L’industrie automobile, dont D. H. Lampater décrit bien la situation, en fournit un parfait exemple :
« Le nœud du problème : même si les constructeurs allemands parvenaient à maintenir leur taux de ventes de véhicules au niveau actuel, la pression sur l’emploi n’en continuerait pas moins à s’accentuer avec chaque nouveau modèle. Lorsque Volkswagen cessa de fabriquer la Golf V pour passer à la Golf VI, M. Winterkorn, le PDG de la firme, annonça fièrement à l’occasion de la présentation de la nouvelle gamme que la productivité avait augmenté de 10% à l’usine de Wolfsburg et de 15% sur le site de Zwickau. Autrement dit, assembler le même nombre de voitures nécessite désormais 15% d’ouvriers en moins. Il s’ensuit que, si les ventes de Golf VI n’augmentent pas dans les mêmes proportions, les emplois sont menacés. Et le même phénomène se produit lorsque BMW, Mercedes ou Opel sortent un nouveau modèle. Pour certains modèles, on a vu la productivité bondir de 20%. »[10]
La productivité croît-elle de 15% ? Alors les ventes doivent croître en proportion si l’on veut générer les mêmes augmentations — mesurées en temps-travail — de la (sur)valeur, sans parler des profits proprement dits. Si les ventes ne suivent pas, non seulement des travailleurs sont licenciés mais, en outre, le capital investi dans l’industrie automobile, étant donné le manque à gagner en termes de (sur)valeur, n’est plus assuré de croître. Cette chute des profits menace en priorité les entreprises incapables de suivre le rythme de l’augmentation de la productivité, ce qui explique la fierté du PDG de Volkswagen qui voit l’avenir lui apparaître sous la forme d’une plus grande part de marché, voire d'une hausse des bénéfices. Toutefois, à l’échelle d’un secteur industriel entier, le gain de productivité entraîne mathématiquement l'amincissement des profits.
A côté de ces limites internes, les limites externes de la production capitaliste s’expriment à travers les limites écologiques à la croissance, lesquelles, comme le montre le fantasme d’une « économie de marché sans croissance » n’ont pas encore été correctement interprétées dans cette optique. Dès le début des années 1990, Moishe Postone établissait pourtant le lien :
 « Indépendamment de toute considération sur les possibles limites à l’accumulation du capital, l’une des conséquences de cette dynamique particulière – qui produit de plus grandes augmentations de richesse matérielle que de survaleur -, c’est la destruction accélérée de l’environnement naturel »[11]
 « Le contexte que j’ai dessiné suggère que, dans la société où la marchandise s’est totalisée, il se crée une tension sous-jacente entre les considérations écologiques et les impératifs de la valeur en tant que forme de richesse et de médiation sociale. […] La tension entre les exigences de la forme-marchandise et les nécessités écologiques s’aggrave à mesure que la productivité augmente et pose un grave dilemme, notamment pendant les périodes de crise économique et de chômage massif. Ce dilemme et la tension dans laquelle il s’enracine sont immanents au capitalisme ; leur résolution définitive restera impossible aussi longtemps que la valeur sera la forme déterminante de la richesse sociale » [12]
Dans la vie politique, le dilemme décrit ici se manifeste par un conflit entre mesures environnementales et mesures en faveur du développement économique : si, d’un côté, il y a consensus dans les milieux écologistes sur le fait que généraliser à l’ensemble de la planète l’« american way of life », voire simplement le mode de vie ouest-européen, mènerait tout droit à un désastre écologique aux proportions sans précédent, de l’autre, les institutions ayant en charge de favoriser le développement économique sont tenues de poursuivre précisément cet objectif, quand bien même il serait devenu irréaliste. Ou, pour le dire dans les termes utilisés tout au long de cet article : employer ne serait-ce que la moitié de la force de travail disponible sur la planète à un niveau nécessaire à la poursuite de l’accumulation capitaliste, tout en maintenant le niveau actuel de productivité (avec les taux de production et d’engloutissement des ressources qui lui sont liés), se traduirait par un effondrement immédiat de l’écosystème terrestre.
De toute façon, le mode de production capitaliste, par l’action de sa propre dynamique compulsive, est arrivé au terme de ses possibilités de développement. La communauté mondiale se trouve donc confrontée à cette alternative : soit couler avec lui, soit se libérer de la tyrannie de la richesse abstraite et refonder la reproduction sociale sur des critères, cette fois, purement concrets. Le développement des forces productives pourra alors retrouver son innocence : d’une part, la société n’autorisera plus compulsivement la mise en œuvre de n’importe quel gain de productivité (toute tâche n’étant pas forcément plus agréable lorsqu’elle est exécutée plus vite) ; d’autre part, ce développement pourra enfin servir à améliorer réellement la vie des êtres humains.
Claus Peter Orlieb
Rédacteur de la revue allemande Exit !  
Traduction : Sînziana