mercredi 1 mai 2013

Dans quel Etat j'erre !



L’État est donc au centre des questions. État versus marchés, État versus lobbies, État versus communautés, etc. L'État serait pour les uns la victime des élites financières internationales apatrides, pour les autres le vecteur de toutes les injustices et de tous les préjudices moraux.

Quoi qu’il en soit l’État est d’abord une production. Je veux dire qu’il a une histoire ; l’histoire de l’institution, au sens que donne Pierre Legendre à ce mot, dispositif de transmission des codes de fabrication du sujet, des codes généalogiques. Car il ne suffit pas de secouer les gênes biologiques pour fabriquer de l’humain, il faut aussi et surtout, puisqu’il s’agit d’un être parlant, mitonner (mythonner peut-être) de la Loi, de la légalité généalogique, des rapports de langage, des entre-dits, dirait Lacan.

En ce sens, tout État est théocratique, ou mythocratique. Il s’appuie sur le vide et le manque, et donc sur des absolus imaginaires, ou sur des imaginations d’absolu.

Il y a le code génétique d’un côté et le code généalogique de l’autre. Le mélange des deux, forme un être pleinement humain. C’est ce que j’appelle dans mon jargon, naissance au corps social, et que Freud et Lacan appellent rupture ou castration symbolique. Le code génétique est le support des caractères biologiques, le code généalogiques ou symbolique est le support des caractères sociaux propres à l’espèce humaine, parlante, et, par suite, tissée d’inconscient.

L’État est l’un des outils de cette transmission.

Envisagé sous cet angle, il ne peut être sérieusement question de s’en débarrasser comme on se débarrasserait d’un costume ou d’un uniforme. S’il n’est pas déjà vidé de sa substance mythologique, devenu obsolète, nul n’en peut venir à bout.

Or une opération de phagocytage intensif ou de siphonnage du flux sotériologique, a justement été engagée. Cette opération, certains la nomme capitalisme. Moi, je préfère prolétariage, ou cynisme addictif ou relativisme nihiliste.

Rongé de l’intérieur par un dispositif pathologique auto-immune, l’État est en train de perdre petit à petit toute l’énergie de sa fonction, suscitant les conditions de sa propre disparition.

Je ne veux donc pas supprimer l’État en tant que pouvoir, mais ce pouvoir là en tant que caduc. Obsolescence aussi programmée d’ailleurs que celle des pacotilles marchandes dont il devient l’otage, et qui font de lui une pacotille idéologique.

En Europe, L’État christiano-romano-monarchiste, puis christiano-romano-républicain, s’est construit sur la base d’une féodalité militaro-agricole. Aujourd’hui, celui-ci disparaît sous les coups d’une néo-féodalité industrielle et financière qui bricole un code généalogique qu’elle voudrait dans le même temps nier. Fantasme de toute-puissance.

Ce code ne pouvant disparaître sans que disparaissent avec lui les derniers vestiges d’une humanité résiduelle, le néo-féodalisme essaie de le cacher sous un tapis d’argent en attendant l’aboutissement de ses expériences transhumanistes. Tranhumanisme qui n’est rien d’autre que l’expérience d’une robotisation universelle. L’avenir n’étant pas à l’humanisation des machines, mais plutôt, à la robotisation des humains. C’est pourquoi le véritable enjeu de cette crise de civilisation, n’est pas État ou non-État, mais humain ou non-humain.

Cependant, si l’État crève de l’intérieur, par accès d’une pathologie appelée capitalisme ou industrialisme, ce n’est évidemment pas seulement en le réindustrialisant qu’il guérira. A moins que l’on ne préconise une réindustrialisation homéopathique. De même, si l’être humain est en grave danger de désymbolisation, livrant le corps entier à la folie et au suicide, ce n’est pas en supprimant les supports de cette symbolisation qu’il survivra. Ainsi, les étatistes nationaux ou internationaux, comme les anti-étatistes sans maître ni Dieu, empruntent une route commune lorsqu’ils croient pour les uns à l’État sans histoire, et pour les autres à l’histoire sans symbole. Car l’histoire européenne moderne est justement l’histoire d’une désymbolisation passant par des États désubstantialisés. Or, on ne resubstantialise rien en cette matière sans atteindre le magma symbolisateur incandescent. Qui n’accepte pas de descendre à ces distances souterraines, chtoniennes, ne peut prétendre à rien d’autre qu’à la cosmétique.

La tentation est grande de vouloir arrêter le flux historique à un instant donné, rétrospectivement mieux assorti à nos attentes, un instant passé et donc supposément connu. Tout comme la tentation inverse, consistant à se précipiter aveuglément vers un avenir forcément radieux puisque nouveau. Mais la tentation la mieux partagée est encore celle qui voudrait éterniser le présent sur la foi d’un « tiens » vaut mieux que deux « tu l’auras ». Présent qui n’existe pas, puisqu’il est toujours déjà passé quand on le comprend, et qui surtout, contaminé par le Grand Passé, contient en germe d’effrayants possibles.

Quoi qu’on fasse, le flux ne s’arrête pas, quoi qu’on fasse, la Loi nous institue, quoi qu’on fasse, l’histoire nous passe par le corps.

Mais si l’histoire ne s’arrête pas, nous pouvons infléchir son cours, si le passé nous hante nous pouvons l’exorciser, et si la Loi nous construit, nous pouvons essayer de la comprendre. Tout ceci à la condition de respecter une seule consigne : ne jamais oublier l’ombre du mystère à midi.

Ce qu’on appelle le capitalisme n’est pas un état ou une série d’états indépendants les uns des autres, il est un mouvement, un mouvement autodestructeur qui plus est. Et l’énergie de ce mouvement ne s’éteint pas avec mon seul désir de la voir s’éteindre. Si je voulais revenir à un moment antérieur de ce mouvement, quel qu’il soit, je trouverais le contre-courant fort énervant. Si je me précipitais vers le futur radieux en pensant tout inventer, j’assisterais au retour du Grand Passé avant même d’avoir franchi le pas de la première porte. Quant à rester immobile, je peux toujours courir.

Et ce n’est pas une protestation d’impuissance. Je conserve mon libre-arbitre, mais dans le cadre naturel d’un corps parlant.

Je ne méconnais pas non plus les forces agissantes et incarnées d’ici bas, les hommes qui tirent les ficelles ou qui croient les tirer. Que ça intéresse beaucoup en tout cas de le croire. Mais je méconnais encore moins les structures profondes qu’ils méprisent et dont ils sont les jouets.  

Alors, quoi ? Comprendre un minimum de la Loi du Corps et du corps de la Loi, avant de se lancer dans l’inconnu, appuyé à l’épaule du mystère. 


Adrien Royo  

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