mercredi 2 avril 2014

En haut à gauche

Quelle utilité peut bien avoir aujourd’hui la sempiternelle critique du Front National sur le terrain du racisme, de la xénophobie, de l’intolérance et de l’anti-républicanisme, lorsque ce parti, après 30 ans de ce bavardage, accroît chaque jour son influence directe ou indirecte, au fil des trahisons de la gauche, des affaires de la droite, ou l’inverse ?

Ne serait-il pas temps d’en finir avec le symptôme pour s’intéresser aux causes profondes de son succès. Causes profondes bien autres que celles généralement avancées par nos experts politologues, qui n’ont fait jusqu’ici qu’embrouiller les esprits sans apporter aucune lumière.

Le FN est un parti nationaliste, autoritaire et libéral, au sens économique du terme, même s’il prétend depuis peu assumer une sorte de socialisme national à la Hugo Chavez, c’est entendu. Il se place, comme tous les partis nationalistes avant lui, sur le terrain de la tradition, de la cohésion nationale, de la famille, de la force et du père, sans pour autant remettre sérieusement en cause ce qui détruit tout cela, à savoir le capitalisme total et totalitaire. Il constitue bien toutefois et paradoxalement, contrairement à ce que veulent continuer de croire ses opposants de gauche, une forme critique de ce capitalisme, une forme parcellaire, aussi parcellaire que celle du camp d’en face, choisissant un de ses côtés, se désintéressant des autres. Il critique le capitalisme mondialisateur, destructeur d’identité, scientiste, relativiste et permissif, mais veut revenir à une phase précédente de ce même capitalisme. Il ne voit pas que cette phase était la matrice de la suivante, et déjà le produit logique de celle qui la précédait. Les nationalistes ont toujours un métro de retard et veulent toujours revenir une station en arrière. Ils voudraient cesser de courir après un train dont ils assurent pourtant eux-mêmes la maintenance et la promotion.

Car ce que l’on appelle capitalisme est un système complexe et autonome dont il n’est pas possible d’analyser les différentes facettes séparément les unes des autres, et qu’il est aussi illusoire de vouloir circonscrire qu’une inondation à la suite d’un tsunami. C’est un système cohérent et total. Il se présente par exemple comme destructeur de norme et de communauté, c’est ce qui lui vaut la haine des droites traditionalistes et nostalgiques ; mais, il est aussi créateur de richesses, ce qui lui assure le soutien inconditionnel de ces mêmes droites, comme s’il y avait deux systèmes au lieu d’un.

A l’inverse, la gauche progressiste admire sans se l’avouer ce même système qui détruit les repères passés, qui déifie le mouvement, le progrès et la révolution permanente en tout domaine, tandis qu’elle rejette son fondement inégalitaire.

Les deux oppositions se caractérisent donc par leur incapacité à approuver ou à renier radicalement le système dans sa totalité cohérente, et par leur façon abstraite et partielle de regarder la réalité. Rien ne naîtra jamais de telles prémisses et la guerre entre l’une et l’autre de ces façons de voir sera aussi stérile qu’éternelle. Les deux se renvoyant la responsabilité du blocage idéologique sans se remettre en question.

Sortons donc du piège biface qui nous est tendu depuis deux siècles en prenant un peu de hauteur grâce par exemple à un éclaireur contemporain comme Pierre Legendre.

Nous avons dit que le capitalisme, ce que j’appelle, moi, le prolétarisme, avec sa manière de tout uniformiser pour tout marchandifier, fonctionnait comme un rouleau compresseur, rompant avec toutes les traditions, tous les particularismes et toutes les identités, ne laissant sur sa route que des reconnaissances de façade profitables à l’industrie, des sous-groupes artificiels en forme de cibles marketing, des ersatz de communautés. Ce qui est atteint ici, c’est le cœur de ce que Legendre appelle l’institutionnalité, c’est-à-dire la manière pour un groupe humain de se tenir debout. Ce qui est bousculé, c’est la source même de cette capacité à inventer son propre langage justificateur, sa poésie de fondation, sa structure-texte, son tissu social, sa boussole fondamentale, sur la base d’une coupure existentielle, d’une scission native inconsciente, d’une instabilité angoissante et meurtrière, d’un réel non-dit ou inter-dit. Car le réel n’est jamais supprimé, il est seulement reconstruit et plus ou moins domestiqué. L’homme est le dompteur de son propre réel. Il vit à la seule condition de pouvoir « langagifier » sur le réel et grâce à lui, sans plus jamais avoir à le regarder en face. Sur le réel, se fabrique le symbolique, l’espace socio-politique, l’espace de la durée qui rompt avec l’éternel présent de l’inceste et du meurtre et qui ouvre la possibilité du vrai. Vrai qui n’est jamais rien d’autre que l’arbitraire consensuel soutenu par l’image, le mythe. Logos et muthos étant indissociables.

Et voilà qu’une forme socio-économique nouvelle fouaille les rouages organiques de ce mystère fragile, qu’elle s’ébat comme un enfant maladroit au sein même de sa source élémentaire. Et les liens longuement tissés dans la matière invisible tombent les uns après les autres, à la grande joie destructive des parvenus de la connaissance. Ivresse de la nouveauté ! Insouciance des premiers ébats de la raison avec elle-même ! Et voici l’angoisse que l’on n’attendait pas. On ne fait pas table rase de son être même, on le repousse, on le recouvre, on l’escamote. Un ciment social porteur, et justificateur d’individu, ayant été détruit, et celui qui le remplace, car il ne saurait manquer, n’étant pas suffisant, l’enveloppe individuelle et collective craque de partout. C’est le sauve-qui-peut général. Chacun, ramené à son petit être injustifié, trouve où il peut les moyens de se soutenir lui-même. Il « gagne » en retour un certain confort matériel et la diaprure marchande. Mais il l’échange contre la déréliction. D’où le succès croissant des recettes de « développement personnel » qui jurent de rendre à l’individu, par l’individu lui-même, et souvent contre monnaie sonnante et trébuchante, ce que l’individu a perdu dans cette marchandise que par ailleurs nos nouveaux gourous ne veulent pas connaître. Trop salissante pour eux, sans doute. La marchandise crasseuse leur gâcherait un joli rêve de monade isolée, affranchie du terreau social, et perchée en un paradis artificiel, qu’il soit de fumée ou de paroles (non-mentales, bien sûr). Le sujet idéal de Sa Majesté le Capital en somme.

Dans ce chaos, un certain groupe humain peut choisir de se raccrocher à la planche pourrie du capitalisme de naguère, le capitalisme juste avant lui, qui, rétrospectivement, lui apparaît comme un havre de stabilité. Il voit l’agitation brownienne d’hier, par rapport à celle d’aujourd’hui qui lui fait peur, comme une mer d’huile, une garantie contre le présent et l’avenir. Il trouve que quand même il secoue un peu fort désormais ce capitalisme, sans voir que la secousse est précisément son essence. Ne le comprenant pas dans toute sa profondeur paradoxale, il pense en maîtriser les effets en lui réimposant une de ses formes passées, voire en revenant à son âge d’or supposé, quand il n’avait pas déployé encore ses ailes d’Icare technologico-mystique sur le monde. Ah ! Vivement le capitalisme de papa, où l’on avait des re-pères ! Ce groupe revêt le système-tigre d’une peau de substitution et finit par croire vraiment qu’il chevauche un mouton. Le vrai danger avec les nationalistes, bien plus grave que les catastrophes que leur gouvernement provoquerait, même danger somme toute qu’avec leurs opposants radicaux, c’est qu’ils perpétuent l’illusion et l’ignorance, qu’ils éternisent le symptôme, et reculent les possibilités d’un vrai diagnostique et, par suite, d’une guérison.

La source du FN n’est pas la haine mais la peur. Et on ne combat pas la peur par la haine opposée, encore moins par la peur elle-même. La peur ne s’éteint qu’avec l’image unificatrice, le sens et la solidarité, ou bien avec le sang du défoulement libidinal. « On ne se pose qu’en s’opposant » dit quelqu’un. Si on ne peut pas s’opposer à la machine invisible déstructurante, on s’oppose à son voisin ou à soi-même. Mais aussi, lorsque l’on sent confusément que quelque chose d’important pour son identité échappe, on se raccroche à ce qu’on trouve, n’importe quoi pourvu qu’on tienne debout sur ses deux pieds au sein du langage. Et ce détail qui n’en est pas un ne doit pas être méprisé, ne doit pas donner lieu à dépréciation avec l’arrogance et la morgue du parvenu, ainsi que je le vois faire tous les jours, comme si cette inquiétude appartenait à une époque révolue et manifestait simplement un retard mental, intellectuel ou politique, qu’elle ne pouvait être que le fait d’un non-civilisé haineux pris dans les rets du passé. La gauche bien-pensante se rengorge d’habitude devant de telles angoisses légitimes. Elle les prend de haut, comme si elle était elle-même garantie contre de telles misères.

Observons les bagarres autour de la question du « mariage pour tous ». Il semblerait à première vue, depuis la position d’expert de laboratoire, ou de simple pilier de comptoir plein de bon sens, que la raison soit du côté de la tolérance et de la « liberté », du progrès sociétal. Mais à y regarder de plus près, il s’agit de questions graves et indécidables. Qu’en sera-t-il de l’avenir des sociétés réellement soumises à ces évolutions mécaniques ? Nul ne le sait vraiment. On ne transforme pas le texte social, l’assise généalogique d’une communauté, le processus d’individuation et d’identification collectif, impunément. Bien malin, ou bien prétentieux, ou bien insouciant, celui qui pourrait dire aujourd’hui la vérité de demain sur des points qui remettent en cause de manière si profonde les lois de la construction symbolique et psychique humaine. Il ne suffit pas de déclarer nouveau, progressiste et juste, un changement de paradigme pour que nous soyons garantis de tout retour du refoulé collectif. En ces matières, la modestie la plus prudente s’impose.

Pourtant, tout le monde y va de sa petite certitude, de sa petite satisfaction. La gauche pousse au changement et une certaine droite regimbe. Mais la gauche est incapable de voir que ce changement qu’elle préconise de façon si enthousiaste, vient du capitalisme lui-même, qu’elle ne fait que répondre à l’injonction du système qui veut justement que tout change tout le temps dans un mouvement obligatoire et permanent, qui suscite l’inquiétude et la peur pour faire que chacun se retrouve seul devant la marchandise et n’ait pas d’autre choix que d’acheter sa tranquillité tout en buvant avidement les images du marketing comme autant de petites vérités révélées, garanties es-science.

Le FN est le réceptacle de toutes ces peurs désordonnées, comme la gauche protestataire est le réceptacle paradoxal de la révolution marchande permanente. Qui est le plus haineux ? Je n’en déciderais pas moi-même. Qui est le plus dans l’erreur ? Je vous en laisse juge. Ce qui est certain pour moi, c’est que la vérité est ailleurs.

Le sympathisant FN s’accroche au passé pour essayer d’échapper au mouvement de la Marchandise autonome, et le sympathisant Front de Gauche ou NPA, épouse ce même mouvement en croyant qu’il pourrait s’en rendre maître. Les deux font fausse route et soutiennent tant qu’ils peuvent, à leur façon différente, un système dont ils disent vouloir sortir. En parole, ils sont révolutionnaires, en actes ils sont les principaux piliers du Capital, empêchant par leur occupation hégémonique du terrain contestataire la naissance de toute nouvelle pensée politique, morale et spirituelle. Leur rôle objectif est de placer une barrière de bruit entre la réalité monstrueuse du prolétariage et le citoyen lambda, purement et simplement, de faire diversion.

Les deux groupes préparent la guerre en persistant dans leur impasse respective. Tout plutôt que de revoir les fondements de leur idéologie. Devant le mur, il n’y a plus qu’un recours alors, se choisir un adversaire complice et s’entretuer dans une sorte de sauvage ordalie. Sauf qu’à la fin, Dieu ne choisira aucun des deux, même vainqueur.

Alors, corriger la gauche par la droite et la droite par la gauche? Ce serait ajouter l'erreur à l'erreur, un regard partiel à un autre, sans arriver au total marchand. Car cette totalité de l'ordre, ou du désordre actuel, ne peut pas s'observer par petites tranches séparées. les morceaux du puzzle ne s'agencent pas aussi facilement que dans nos jeux en carton. Le tout donne leur logique aux détails, et c'est la vision d'ensemble qu'il faut privilégier.

Je sais que chacun des deux camps croit percevoir cette totalité. Mais l'histoire, en ce qui les concerne, a déjà démontré leur fourvoiement. Seule une inertie intellectuelle, idéologique et culturelle massive, un conformisme de toujours, peut expliquer un tel bégaiement.

Adrien Royo

mercredi 18 décembre 2013

Pour en finir avec l'anticapitalisme



Tant que subsistera le mot anticapitalisme, aucune contre-théorie ou contre-pratique ne verra le jour.

L’anticapitalisme est le premier rempart du prolétarisme.

Primo, il apparaît de plus en plus clairement que le capitalisme, pour employer une terminologie dépassée quoique toujours en usage partout, en tant que système instable et contradictoire, a besoin d’une opposition faussement radicale pour l’étayer. Celle-ci aura pour charge d’extérioriser la polarité négative menaçante et freinera le processus inexorable  d’écroulement. Sa fonction est d’exhiber une demi vérité spectaculaire pour cacher les fondements. On attire les velléités révolutionnaires dans un espace travesti, donnant toute les apparences de la science et de la subversion, pour les circonscrire et les contrôler. Les adolescents en mal de révolte s’y précipiteront en masse et formeront un choeur bruitiste infranchissable, étouffant toute tentative de remise en question. Des commentaires, aussi incessants qu’ineptes, sur des commentaires de commentaires, créeront un bruit de fond propre à hébéter le quidam qui pensera devant tant de morgue vociférante avoir à faire au nec plus ultra de la contestation. Occuper le terrain jour et nuit par des bavardages, voilà la technique publicitaire de nos alternatifs officiels. Des gardes rouges ou noirs, curés du dogme, crieront fort à tous les coins de rue pour montrer qu’eux seuls représentent l’avenir. Quand le psittacisme tient lieu de pensée.

Deuxio, l’anticapitalisme présuppose un capitalisme. L’anti suppose connu ce à quoi il s’oppose, puisqu’il veut le remplacer par son strict contraire. Si le capitalisme, c’est l’exploitation de l’homme par l’homme, l’anticapitalisme sera donc son contraire? Ceci a été vérifié historiquement. Tout repose sur la compréhension exacte du système et le nom qu’on lui donne. S’il s’agit de réformer à la marge, va encore, mais si l’on veut remplacer le système tout entier, mieux vaut y regarder à deux fois.

Sur ce mot là, donc, capitalisme, plus rien ne peut être fondé. Mais le mot rassure les ignorants et complaît à leurs docteurs et maîtres. Il n’est donc pas question d’en changer. Et tout le monde de répéter le mantra : capitalisme-anticapitalisme.

Je propose de foutre l’eau sale de l’anticapitalisme par la fenêtre en prenant grand soin de ne pas jeter le bébé de la critique avec.

Quand on en arrive à ce degré de confusion et de marasme intellectuel dans lequel nous vivons, il est sain de faire un ménage drastique. Voyons ensuite ce qu’il en reste.

La confusion première est née d’un euphémisme involontaire. On a dit exploitation de l’homme par l’homme, alors qu’il aurait fallu crier : « destruction de l’homme par l’homme ». L’exploitation existe bel et bien, mais elle est secondaire par rapport à la destruction universelle. Que vaut de supprimer l’exploitation si la destruction se poursuit. Et qu’on ne me dise pas que l’une provoque l’autre. Voilà un argument bien fait pour perpétuer le crime. Non ! ce n’est pas l’exploitation qui induit la destruction, mais la destruction qui s’exprime par l’exploitation, c’est bien différent, et beaucoup plus tragique.

Comprenez bien cela : l’exploitation est la conséquence de la destruction, et non l’inverse.

Quelle conclusion ?

Il faut agir sur ce qui détruit derrière ce qui exploite. Il ne faut pas se tromper de combat. Le péril étant de demeurer.

C’est difficile à comprendre ? Oui, j’en conviens. Mais pas impossible.


Adrien Royo

samedi 30 novembre 2013

Education et Management



L’éducation a eu, au cours de l’histoire, des objectifs différents. Aujourd’hui, il s’agit clairement de former des outils humains pour la Marchandise, pour le Management dirait Pierre Legendre. Qu’est-ce le Management selon lui ? Rien moins que le prescripteur moderne de la Vérité, le ciment du social qui ne se donne pas comme ciment, ce qui le distingue de tous les mortiers précédents, christianisme en tête.

Quiconque travaille aujourd’hui dans l’éducation, travaille donc plus ou moins pour le Management, qu’il le veuille ou non ; pour l’industrialisme et pour la Marchandise, en tant que formes sociales générales désignant implicitement une Référence absolue autour de laquelle s’articule tout le système de présentation et de représentation, tout l’appareil d’identification et de gestion de la violence humaine fondamentale (inceste et volonté de toute puissance, narcissisme pervers). Et entre le Management et une autre forme prescriptive, point d’alliance possible.

Il est donc parfaitement grotesque de chercher à éduquer un être humain plutôt qu’un outil, si l’on n’a pas d’abord conscience de la hiérarchie réelle. Tout en haut, la Marchandise, et, en bas, le reste, y compris Dieu. Car Dieu est au service de la Marchandise tant que celle-ci n’a pas été défaite. Si bien que personne ne sert Dieu, ou la justice, ou l’humanité, s’il reste l’esclave de la Marchandise. Le Management s’interpose subrepticement entre Dieu et les hommes. Littéralement, il prend Sa place.

Et chacun le sait, on ne peut servir deux maîtres à la fois, même si l’un des deux se cache en tant que maître pour se laisser voir comme pure technique, et donc comme pur neutre.

Par conséquent, rien n’est plus risible que les gesticulations contraintes de ces Bonaparte en chambre dont toute l’action vise à l’objectif final de l’adaptation. Adaptation à quoi ? A cette sacro-sainte réalité qui n’est qu’une toile peinte en trompe-l’œil pour attraper le naïf ou le coquin. Si Dieu n’est pas mort, c’est derrière ce décor qu’il faudra le chercher.

Un éducateur qui ne souhaite pas renverser l’Idole marchande est avant tout le serviteur de cette idole. Qu’il fasse chaque matin des prières à la Vierge ou à la République n’y change rien.


Adrien Royo

mercredi 9 octobre 2013

Allez! encore un petit pour la route



Le capitalisme désigne un système de création et de partage des richesses favorisant le capital au détriment du travail. Un projet alternatif visant à renverser la perspective pour replacer le travail au centre ne pouvait manquer d’éclore. Depuis deux siècles, la vie politique navigue entre ces deux polarités. Les réfractaires à cette navigation eux-mêmes, à prendre leurs désirs pour la réalité, se rangent du côté du capital, tant le capital paraît naturel.

Le XIXe siècle nous légua la critique du système, sa compréhension et un projet de dépassement : le projet communiste (sous toutes ses formes). Après l’échec de ce dernier, les « conservateurs » furent heureux de proclamer la disparition définitive des grands récits. Mais il apparaît aujourd’hui, à ceux qui ne fuient pas devant le paradoxe, que les conservateurs conservaient la révolution et que les révolutionnaires tournaient en rond. Les rôles s’étaient inversés sans que les acteurs en prennent conscience: les idiots utiles de droite et les idiots utiles de gauche s’empoignaient férocement, mais les tenants de la tradition renversaient toutes les valeurs et les progressistes faisaient diversion. Clown blanc et clown rouge se partageaient la scène en toute insanité, chacun reprochant à l’autre ce qu’il faisait lui-même, tandis que le monstre qu’ils chevauchaient tous deux mettait souterrainement le monde en vrac. 

La bourgeoisie fut la seule classe véritablement révolutionnaire de l’histoire, au sens marxien du terme. Tout alla pour elle comme le théorisa Marx. Cependant, il ne put jamais remonter très loin dans l’histoire universelle, et ne put pas davantage prédire la suite. Pourquoi ? Parce que d’une imbrication donnée d’éléments accordés en un petit point de la terre et du temps, on ne tire pas obligatoirement une théorie générale exacte, c’est-à-dire, en bonne science, prouvée par l’expérience ou le calcul. L’allumage des moteurs avait eu lieu quelque part, la fusée décolla. Les bourgeois et la fusée étaient fait l’un pour l’autre, c’est évident. Si les bourgeois avaient une mission, c’était bien celle de découvrir toutes les potentialités de cet engin là. Mais cette voie, à la considérer du strict point de vue économique, donnait sur une impasse. Sa découverte allait de pair avec celle des limites humaines en matière de prédation, d’égoïsme et d’arrogance prométhéenne. Les forces productives libérées s’avéraient aussi destructrices que séduisantes. Nul propriétaire, fût-il la société tout entière, ne pourrait plus jamais en maîtriser l’élan. La bourgeoisie avait porté à son paroxysme, à son ultime point de fusion, le délire humain de possession et de conquête. La dialectique historique avait parfaitement fonctionné, mais sur une période brève, comprise entre le moment du décollage et le retour sur terre de ce vaisseau-fantasme. Et la classe prolétarienne n’était pas la classe de la révolution ultime, mais celle de l’apocalypse (la révélation). Par sa position de négativité, elle dévoilait le Grand-jeu sans pouvoir assurer en tant que classe son dépassement. A cheval sur un monstre, elle partageait le sort des bourgeois aliénés. Ici, désormais, nul n’entrera s’il n’est tératologue. Unis dans le désastre, le prolétaire et le bourgeois forment ainsi une paire insécable. Au moins tant que les prolétaires agissent selon les codes définis par les bourgeois, respectant à la lettre le rôle qui leur était prescrit.

La dialectique capital-travail s’inscrit dans le cadre d’un système de valeurs qui présente la particularité de rejeter les arrière-mondes de la mythologie traditionnelle en y substituant les mythes nouveaux du progrès, de la croissance infinie, de la richesse illimitée, de la science pure et de l’homme libre. Autant de mythes élaborés entre le XVIe et le XVIIIe siècles européens, dans une étrange collaboration entre des jansénistes français, des calvinistes germaniques, des puritains anglo-saxons et des philosophes déistes pré-révolutionnaires. Puis, les Lumières éclairèrent l’Europe. Tout passa aux rayons X et on vit par transparence la vérité de tout. Y compris la vérité de l’inexistence de l’individu, alibi pourtant de tout ce déploiement glorieux. On a toujours pensé qu’Adam était à la genèse. Or il est à la fin. Il est le projet. Il est ce nous-mêmes qui nous attend après. Après quoi ? Après le corps social ressaisi. On voit le renversement qu’il reste à accomplir pour devenir humain. La bourgeoisie ressemble à la gardienne des enfers. Elle amène l’humanité à la limite au-delà de laquelle aucun ticket n’est plus valable, où un saut qualitatif, un passage à la singularité, devient indispensable. Il me semble que peu de personnes ont pris la mesure de ce qui se joue réellement aujourd’hui.

Epiméthée, frère de Prométhée, le bien connu, insista auprès de Zeus, selon Platon (Protagoras), avant que celui-ci n’allume la lumière du monde, pour s’occuper de la dotation des animaux. Il leur distribua tout ce qu’il put trouver d’attributs naturels, et fit si bien qu’il ne resta rien à l’homme quand vint son tour d’être équipé. Epiméthée, désolé, le laissa nu, désarmé, démuni, au milieu des dangers. Son frère eut pitié de lui, alla chercher le feu. Ainsi les hommes n’avaient rien, et c’est leur faiblesse même qui fit leur force. Ils eurent à déployer des trésors d’imagination et d’inventivité pour compenser le manque originel. Ils se dotèrent de prothèses, extension de leur corps, outils sociaux. De prothèse en prothèse, ils arrivèrent à la bombe à neutron.

Invincibles, ils devinrent leurs propres victimes.

Dans cette histoire, le capitalisme revêt une importance cruciale, car il déploya sous sa domination un éventail si délirant de prothèses que rien ne pouvait plus voilé la nature prothétique et sociale de l’homme. Il força tant la nature qu’elle fut obligée de déclarer illusoire cet individu qui semblait si divin. Non seulement le roi était nu, mais il n’était pas né encore. Certes, il pouvait jouer dans sa matrice avec des jouets, il pouvait rêver qu’il existait, mais la machine techno-sociale qu’il utilisait fonctionnait en réalité pour elle-même et se moquait de plus en plus de ses besoins et de ses doléances. Il lui fallait encore, pour sortir de l’œuf, casser la coquille et la dévorer. Ce qui en langage humain veut dire s’approprier la machine commune pour la mettre au service de la naissance individuelle.

Ce que montre l’histoire d’Epiméthée, c’est qu’il n’y eut jamais d’abord un individu plus un autre individu plus un autre encore pour former une société, mais qu’il y eut toujours déjà des corps sociaux formés d’individus potentiels. Ceux-ci restant à venir. Et c’est bien de cette naissance dont les hommes réunis ont la responsabilité. Là doit être le chemin. Tout le reste devant en découler naturellement. Appelons la société future communiste ou socialiste ou écologiste ou comme on voudra, ce qui compte, c’est qu’elle favorise l’éclosion individuelle, qu’elle soit aimantée par cela. C’est-à-dire qu’elle fasse du corps social, un prolongement harmonieux du corps individuel, par le truchement de prothèses d’élévation et de conjugaison au troisième corps : le corps cosmique. C’est dire s’il ne s’agit pas là d’une quelconque adaptation à un mode de production, ou d’une libération des forces productives, mais d’une création et d’une maîtrise des moyens de la naissance. De l’économie politique nous passons ici à la théologie politique générale. Loin d’être une régression, je considère cette façon de voir comme la seule capable de forger les principes d’une émancipation sociale véritable.

Adrien Royo

mercredi 29 mai 2013

La double impasse


Gauche-droite (radicale ou pas) : la double impasse.

Le prolétariage (je préfère ce mot à capitalisme ; voir plus loin dans ce blog) est un système cohérent quoique imbu de contradictions. On ne peut le diviser à son gré, l’aborder par petits bouts, le corriger partiellement. Former en trois étapes successives au cours du dernier millénaire, 12e-13e siècle pour sa dogmatique générale, 15e-16e pour son montage économique, et 18e-19e pour sa clôture institutionnelle, rien ne saurait l’atteindre qui ne soit une critique globale prenant sa totalité en compte d’un point de vue à la fois moral, matériel, mythographique et politique. Or, aucune critique de ce genre n’a encore vu le jour, malgré la tentative marxienne.

A ceux qui déplorent les effets dévastateurs d’un tel système, s’offrent depuis deux siècles deux perspectives complémentaires et aveugles : le progressisme et le conservatisme, la gauche et la droite. Aujourd’hui encore, malgré les dénégations, un militantisme puéril autant qu’universel cristallise la situation horizontalement, excluant toute appréhension verticale. Progressiste ou conservateur, chacun est tenu de choisir son camp. « There is no alternative ». Si on n’est pas dans l’un, on est dans l’autre.

Qu’est-ce qu’un conservateur ? Quelqu’un qui veut geler le mouvement incompris. Qu’est-ce qu’un progressiste ? Quelqu’un qui n’entend pas le mouvement qu’il accompagne. Leur point commun ? Choisir les conséquences qui les dérangent pour fonder leur contestation en s’aveuglant sur les causes. Le conservateur déplorera la disparition de ses repères institutionnels, le progressiste, la dégradation de ses conditions d’existence ; l’un en appellera par exemple au retour de la famille en acceptant les richesses, l’autre au partage de ces mêmes richesses en acceptant la disparition de la famille. Jusqu’au bout, opiniâtrement, ils s’entrégorgeront pour conserver le droit de s’entrégorger, refusant en détail tout ce qu’ils acceptent en bloc.

Le prolétariage est une totalité. Une totalité contradictoire, mais une totalité quand même. Ses valeurs sont comptables et ses principes quantitatifs. Sa fin est son mouvement même, sa raison d’être l’accumulation illimitée. Sa vocation est de faire des prolétaires avec les hommes, des marchandises (et donc de l’argent) avec la nature et du néant avec Dieu. « On ne comprend absolument rien à la civilisation moderne si l'on n'admet pas d'abord qu'elle est une conspira­tion universelle contre toute espèce de vie intérieure », Georges Bernanos.

Mais le moteur de son mouvement est aussi la cause de sa déchéance. L’image de la bicyclette peut encore servir : dans un tel système, si on ne pédale pas, on tombe. Pédaler, en l’occurrence, signifie produire toujours plus et moins cher. La pédale s’appelle « gain de productivité ». Or, pour produire toujours plus et moins cher, il faut soit indexer les salaires et le temps de travail sur la concurrence, soit remplacer les hommes par des machines, soit faire les deux en même temps. Sachant que la baisse des salaires et le temps de travail sont tous deux limités par les capacités de subsistance des travailleurs, la logique interne du système pousse à la surenchère technologique et donc à la suppression du travail humain. Cependant, les machines ne produisant aucune richesse supplémentaire par elles-mêmes, le volume global de valeur ne peut que s’effondrer inexorablement avec le nombre des travailleurs réellement productifs. Ainsi obtenons-nous le paradoxe suivant : le prolétariage crée en même qu’il les détruit les prolétaires, ces producteurs de valeur (d’argent), qui n’auront vu le jour que pour produire et à qui on enlève les moyens de cette production. Le système, en vérité, dépouille les hommes de tout ce qui n’est pas force de travail pure, tout en leur ôtant petit à petit toute possibilité de l’utiliser.

Dans un tel pandémonium, que veulent donc conserver les conservateurs, et faire progresser les progressistes ? S’agit-il d’arrêter cette machine à un point donné de son évolution, que ce point s’appelle De Gaulle, Napoléon, Louis XIV ou Robespierre ? S’agit-il de payer en monnaie de singe ce qui ne peut plus être racheté, à savoir l’institutionnalité humaine ? Comment arrêter une machine sans cesser de l’alimenter ? Et comment payer quoi que ce soit avec autre chose que la monnaie en vigueur ?

Ce que nous apprend ce détour par les fondements de l’économie prolétariste, c’est qu’il ne saurait y avoir de salut au sein d’un quelconque salariat. Le salariat, alpha et oméga du système, est le nom du carrefour analytique que doivent impérativement atteindrent les athéniens du refus, s’ils veulent tenter véritablement de comprendre quelque chose.

Loin d’envisager le problème sous cet angle, la gauche et la droite les plus radicales s’écharpent au contraire pour savoir qui défendra le mieux le salariat, c’est-à-dire pour savoir en réalité qui s’agenouillera avec le plus de ferveur devant l’idole d’un système qu’ils disent refuser.

Heureusement, ou malheureusement, le système lui-même se charge de sa disparition, sans qu’il ait besoin d’aucune opposition de façade, aussi radicale fût-elle. Sa financiarisation même, dénoncée partout à grands cris, ressemble fort à un baroud d’honneur. Si la valorisation industrielle agonise effectivement, comme prévu par la théorie marxienne (baisse tendancielle du taux général de profit), reste seulement à la classe possédante les domaines variés de la spéculation pour tenter de se « refaire », sans plus aucune contrepartie réelle cependant. La financiarisation, en ce sens, s’apparente à une lévitation désespérée du système. Désespérée, parce que cette machinerie ne peut échapper longtemps à la loi de gravitation. Sa brutale retombée sur la terre productive est donc aussi prévisible que celle d’une fusée ayant perdu sa force de propulsion. Et depuis une quarantaine d’année, on assiste en effet à une sorte de ruée vers le sapin. La tombe du système se creuse, tandis que la spéculation sur le bois des cercueils bat son plein. Sautant de bulle en bulle, tentant de gonfler toujours plus la dernière après que les autres ont éclaté, les apprentis sorciers de la finance s’ébaudissent devant leurs propres exploits, gagés pourtant sur la vie de leurs « semblables », dans la mesure où sont désormais déclarés systémiques, et donc intouchables, les structures maffieuses de leur casino. A la bulle Internet succédera la bulle immobilière, puis la bulle des actifs en général, puis celle des dettes publiques, qui finira elle aussi par éclater joyeusement à la surface de nos illusions.

N’oublions pas nonobstant qu’il ne s’agit, là aussi, que de la conséquence logique d’un processus cohérent et global. Si la spéculation en est arrivée à ce stade, c’est qu’il n’y avait pas d’autre solution à l’intérieur du système. Son enflure démoniaque, comme une mousse létale en extension, doit trouver une issue, quelle qu’elle soit. Comprenons bien que la valorisation, son mouvement intrinsèque, ne peut s’arrêter longtemps, sous peine de ruine. Il lui faut toujours augmenter la quantité de valeur et donc passer si nécessaire de la valeur fondée sur le réel à une valeur fondée sur le néant, ou sur la pure confiance. Je t’achète cela qui ne vaut rien parce que je sais que tu m’achèteras en retour ceci qui ne vaut pas davantage. C’est comme si on voulait éviter la noyade en s’attachant une pierre au cou.

Les gens du groupe Pièces et Main d’Oeuvre, qui luttent depuis plus de dix ans contre la technofolie galopante dans les environs de Grenoble, notre Sili(conne)Valley à nous, sont les seuls à être un peu cohérent parmi les dissidents, pointant la technologie actuelle comme ennemie du genre humain, quels que soient les supposés bienfaits qu’elle amène accessoirement.

Le christianisme, comme les autres religions, pourraient aussi devenir support critique et point d’appui d’une nouvelle alliance de l’homme avec lui-même. Mais il faudrait pour cela qu’il s’émancipe de sa propre glose et qu’il trouve dans l’exemple nazaréen la force de révolte nécessaire contre les jouets modernes, qu’ils soient matériels ou spirituels. Qu’il cesse en somme de faire alliance avec l’existant comme si le diable n’y était pour rien. A se concentrer sur les effets de moeurs, en suivant la direction que lui désigne l’index du marketing légiférant, il manque la cause du mal intrinsèque. Entre le Léviathan et Jésus, il a choisi le Léviathan. Car on ne peut servir deux maîtres à la fois.

La gauche et la droite radicales ont donc pour vocation aujourd’hui d’empêcher l’émergence de toute nouvelle critique un peu globale en captant l’énergie sociale de la révolte. Ce clivage, désormais, se dresse devant nous comme le premier rempart du système.

Pour trouver la liberté, le rêve d’un prolétarisme sain, passé ou futur, doit être aboli. Le prolétarisme n’est rien d’autre qu’une maladie de civilisation. De son intérieur en décomposition naîtra, ou pas, une nouvelle forme. Et à l’intérieure de cette forme nouvelle, aucune place, soyez-en sûrs, ne sera faite au salariat.

Mais j’ai l’air de mettre dans le même sac la gauche et la droite. Je m’empresse de corriger cette impression. La gauche est beaucoup plus incohérente que la droite, et c’est ce qui jouera toujours en sa défaveur. Car la droite, même si elle déplore des conséquences dont la cause la dépasse, ne doute pas au fond de la « naturalité » du système, œuvre de Dieu, et ne prétend pas sortir du cadre prolétariste. Son propos est de faire marcher droit au milieu du chaos. Elle alimente certes chaque jour ce chaos qu’elle redoute, en lui trouvant des causes externes, mais elle préconise l’ordre et le retour éternel à la séquence d’avant, au stade précédent. Toute chose que chacun peut comprendre et souhaiter lorsqu’il assiste impuissant à la révolution prolétariste permanente, détruisant chaque matin les acquis de la veille avec une désinvolture toute diabolique. Comment ne pas avoir la nostalgie de l’enfance, du képi, de l’uniforme viril de papa, de la grande silhouette du Général, d’une époque où la France savait encore dire non, quand tout s’emballe et s’accélère, et paraît hors de contrôle ?

Tandis que la gauche proclame à tous vents sa volonté de rupture, de changement. L’avenir seul la satisfait. Avancer, toujours, voilà son credo. Vers quoi ? L’égalité, la fraternité, la liberté, les droits de l’homme, le Progrès. Pour les plus radicaux : la propriété collective et le régime sans classes. La propriété collective de quoi ? De la machine à faire des prolétaires. L’égalité, la fraternité, la liberté de qui ? Des prolétaires. Son idéal en somme se réduirait à une généralisation du salariat. Que de mots gigantesques, alors, pour une si petite souri !

Et voilà la ruse finale du prolétarisme ! Faire en sorte que ses ennemies mêmes expriment ses injonctions souterraines les plus péremptoires. Faire de son opposant le plus irréductible un parfait symbiote, semblable à ces êtres vivants qui transportent sans le savoir le bagage vital d’une autre espèce, pareil à ces oiseaux qui couvent avec les leur, sans s’en douter, les œufs d’un autre ; faire de ses adversaires des porte-voix, voilà en dernier ressort le talent le plus sublime de notre monde à l’envers. La gauche s’y prête merveilleusement depuis toujours. C’est en cela qu’elle est une impasse aussi close qu’est clos le chemin de la droite.

Dans ces conditions, le populisme, tant décrié actuellement, ne serait-il pas l'expression du sûr instinct du peuple ne se laissant pas prendre avec le vinaigre du progrès et rejoignant le giron faussement protecteur du passé ? Une impasse pour une autre, certes, mais inévitable, faute de proposition nouvelle. La bêtise du peuple, quoiqu’on dise, serait alors beaucoup moins bête que celle de nos prétendues élites, qui elles se précipitent aveuglément vers l’avenir en carton-pâte, comme les moutons de Panurge plongeaient l'un après l'autre dans l’abîme.

Adrien Royo

mercredi 1 mai 2013

Dans quel Etat j'erre !



L’État est donc au centre des questions. État versus marchés, État versus lobbies, État versus communautés, etc. L'État serait pour les uns la victime des élites financières internationales apatrides, pour les autres le vecteur de toutes les injustices et de tous les préjudices moraux.

Quoi qu’il en soit l’État est d’abord une production. Je veux dire qu’il a une histoire ; l’histoire de l’institution, au sens que donne Pierre Legendre à ce mot, dispositif de transmission des codes de fabrication du sujet, des codes généalogiques. Car il ne suffit pas de secouer les gênes biologiques pour fabriquer de l’humain, il faut aussi et surtout, puisqu’il s’agit d’un être parlant, mitonner (mythonner peut-être) de la Loi, de la légalité généalogique, des rapports de langage, des entre-dits, dirait Lacan.

En ce sens, tout État est théocratique, ou mythocratique. Il s’appuie sur le vide et le manque, et donc sur des absolus imaginaires, ou sur des imaginations d’absolu.

Il y a le code génétique d’un côté et le code généalogique de l’autre. Le mélange des deux, forme un être pleinement humain. C’est ce que j’appelle dans mon jargon, naissance au corps social, et que Freud et Lacan appellent rupture ou castration symbolique. Le code génétique est le support des caractères biologiques, le code généalogiques ou symbolique est le support des caractères sociaux propres à l’espèce humaine, parlante, et, par suite, tissée d’inconscient.

L’État est l’un des outils de cette transmission.

Envisagé sous cet angle, il ne peut être sérieusement question de s’en débarrasser comme on se débarrasserait d’un costume ou d’un uniforme. S’il n’est pas déjà vidé de sa substance mythologique, devenu obsolète, nul n’en peut venir à bout.

Or une opération de phagocytage intensif ou de siphonnage du flux sotériologique, a justement été engagée. Cette opération, certains la nomme capitalisme. Moi, je préfère prolétariage, ou cynisme addictif ou relativisme nihiliste.

Rongé de l’intérieur par un dispositif pathologique auto-immune, l’État est en train de perdre petit à petit toute l’énergie de sa fonction, suscitant les conditions de sa propre disparition.

Je ne veux donc pas supprimer l’État en tant que pouvoir, mais ce pouvoir là en tant que caduc. Obsolescence aussi programmée d’ailleurs que celle des pacotilles marchandes dont il devient l’otage, et qui font de lui une pacotille idéologique.

En Europe, L’État christiano-romano-monarchiste, puis christiano-romano-républicain, s’est construit sur la base d’une féodalité militaro-agricole. Aujourd’hui, celui-ci disparaît sous les coups d’une néo-féodalité industrielle et financière qui bricole un code généalogique qu’elle voudrait dans le même temps nier. Fantasme de toute-puissance.

Ce code ne pouvant disparaître sans que disparaissent avec lui les derniers vestiges d’une humanité résiduelle, le néo-féodalisme essaie de le cacher sous un tapis d’argent en attendant l’aboutissement de ses expériences transhumanistes. Tranhumanisme qui n’est rien d’autre que l’expérience d’une robotisation universelle. L’avenir n’étant pas à l’humanisation des machines, mais plutôt, à la robotisation des humains. C’est pourquoi le véritable enjeu de cette crise de civilisation, n’est pas État ou non-État, mais humain ou non-humain.

Cependant, si l’État crève de l’intérieur, par accès d’une pathologie appelée capitalisme ou industrialisme, ce n’est évidemment pas seulement en le réindustrialisant qu’il guérira. A moins que l’on ne préconise une réindustrialisation homéopathique. De même, si l’être humain est en grave danger de désymbolisation, livrant le corps entier à la folie et au suicide, ce n’est pas en supprimant les supports de cette symbolisation qu’il survivra. Ainsi, les étatistes nationaux ou internationaux, comme les anti-étatistes sans maître ni Dieu, empruntent une route commune lorsqu’ils croient pour les uns à l’État sans histoire, et pour les autres à l’histoire sans symbole. Car l’histoire européenne moderne est justement l’histoire d’une désymbolisation passant par des États désubstantialisés. Or, on ne resubstantialise rien en cette matière sans atteindre le magma symbolisateur incandescent. Qui n’accepte pas de descendre à ces distances souterraines, chtoniennes, ne peut prétendre à rien d’autre qu’à la cosmétique.

La tentation est grande de vouloir arrêter le flux historique à un instant donné, rétrospectivement mieux assorti à nos attentes, un instant passé et donc supposément connu. Tout comme la tentation inverse, consistant à se précipiter aveuglément vers un avenir forcément radieux puisque nouveau. Mais la tentation la mieux partagée est encore celle qui voudrait éterniser le présent sur la foi d’un « tiens » vaut mieux que deux « tu l’auras ». Présent qui n’existe pas, puisqu’il est toujours déjà passé quand on le comprend, et qui surtout, contaminé par le Grand Passé, contient en germe d’effrayants possibles.

Quoi qu’on fasse, le flux ne s’arrête pas, quoi qu’on fasse, la Loi nous institue, quoi qu’on fasse, l’histoire nous passe par le corps.

Mais si l’histoire ne s’arrête pas, nous pouvons infléchir son cours, si le passé nous hante nous pouvons l’exorciser, et si la Loi nous construit, nous pouvons essayer de la comprendre. Tout ceci à la condition de respecter une seule consigne : ne jamais oublier l’ombre du mystère à midi.

Ce qu’on appelle le capitalisme n’est pas un état ou une série d’états indépendants les uns des autres, il est un mouvement, un mouvement autodestructeur qui plus est. Et l’énergie de ce mouvement ne s’éteint pas avec mon seul désir de la voir s’éteindre. Si je voulais revenir à un moment antérieur de ce mouvement, quel qu’il soit, je trouverais le contre-courant fort énervant. Si je me précipitais vers le futur radieux en pensant tout inventer, j’assisterais au retour du Grand Passé avant même d’avoir franchi le pas de la première porte. Quant à rester immobile, je peux toujours courir.

Et ce n’est pas une protestation d’impuissance. Je conserve mon libre-arbitre, mais dans le cadre naturel d’un corps parlant.

Je ne méconnais pas non plus les forces agissantes et incarnées d’ici bas, les hommes qui tirent les ficelles ou qui croient les tirer. Que ça intéresse beaucoup en tout cas de le croire. Mais je méconnais encore moins les structures profondes qu’ils méprisent et dont ils sont les jouets.  

Alors, quoi ? Comprendre un minimum de la Loi du Corps et du corps de la Loi, avant de se lancer dans l’inconnu, appuyé à l’épaule du mystère. 


Adrien Royo