dimanche 11 mai 2014
mercredi 2 avril 2014
En haut à gauche
Quelle utilité peut bien avoir aujourd’hui la sempiternelle
critique du Front National sur le terrain du racisme, de la
xénophobie, de l’intolérance et de l’anti-républicanisme,
lorsque ce parti, après 30 ans de ce bavardage, accroît chaque jour
son influence directe ou indirecte, au fil des trahisons de la
gauche, des affaires de la droite, ou l’inverse ?
Ne serait-il pas temps
d’en finir avec le symptôme pour s’intéresser aux causes
profondes de son succès. Causes profondes bien autres que celles
généralement avancées par nos experts politologues, qui n’ont
fait jusqu’ici qu’embrouiller les esprits sans apporter aucune
lumière.
Le FN est un parti
nationaliste, autoritaire et libéral, au sens économique du terme,
même s’il prétend depuis peu assumer une sorte de socialisme
national à la Hugo Chavez, c’est entendu. Il se place, comme tous
les partis nationalistes avant lui, sur le terrain de la tradition,
de la cohésion nationale, de la famille, de la force et du père,
sans pour autant remettre sérieusement en cause ce qui détruit tout
cela, à savoir le capitalisme total et totalitaire. Il constitue
bien toutefois et paradoxalement, contrairement à ce que veulent
continuer de croire ses opposants de gauche, une forme critique de ce
capitalisme, une forme parcellaire, aussi parcellaire que celle du
camp d’en face, choisissant un de ses côtés, se désintéressant
des autres. Il critique le capitalisme mondialisateur, destructeur
d’identité, scientiste, relativiste et permissif, mais veut
revenir à une phase précédente de ce même capitalisme. Il ne voit
pas que cette phase était la matrice de la suivante, et déjà le
produit logique de celle qui la précédait. Les nationalistes ont
toujours un métro de retard et veulent toujours revenir une station
en arrière. Ils voudraient cesser de courir après un train dont ils
assurent pourtant eux-mêmes la maintenance et la promotion.
Car ce que l’on appelle
capitalisme est un système complexe et autonome dont il n’est pas
possible d’analyser les différentes facettes séparément les unes
des autres, et qu’il est aussi illusoire de vouloir circonscrire
qu’une inondation à la suite d’un tsunami. C’est un système
cohérent et total. Il se présente par exemple comme destructeur de
norme et de communauté, c’est ce qui lui vaut la haine des droites
traditionalistes et nostalgiques ; mais, il est aussi créateur
de richesses, ce qui lui assure le soutien inconditionnel de ces
mêmes droites, comme s’il y avait deux systèmes au lieu d’un.
A l’inverse, la gauche
progressiste admire sans se l’avouer ce même système qui détruit
les repères passés, qui déifie le mouvement, le progrès et la
révolution permanente en tout domaine, tandis qu’elle rejette son
fondement inégalitaire.
Les deux oppositions se
caractérisent donc par leur incapacité à approuver ou à renier
radicalement le système dans sa totalité cohérente, et par leur
façon abstraite et partielle de regarder la réalité. Rien ne
naîtra jamais de telles prémisses et la guerre entre l’une et
l’autre de ces façons de voir sera aussi stérile qu’éternelle.
Les deux se renvoyant la responsabilité du blocage idéologique sans
se remettre en question.
Sortons donc du piège
biface qui nous est tendu depuis deux siècles en prenant un peu de
hauteur grâce par exemple à un éclaireur contemporain comme Pierre
Legendre.
Nous avons dit que le
capitalisme, ce que j’appelle, moi, le prolétarisme, avec sa
manière de tout uniformiser pour tout marchandifier, fonctionnait
comme un rouleau compresseur, rompant avec toutes les traditions,
tous les particularismes et toutes les identités, ne laissant sur sa
route que des reconnaissances de façade profitables à l’industrie,
des sous-groupes artificiels en forme de cibles marketing, des ersatz
de communautés. Ce qui est atteint ici, c’est le cœur de ce que
Legendre appelle l’institutionnalité, c’est-à-dire la manière
pour un groupe humain de se tenir debout. Ce qui est bousculé, c’est
la source même de cette capacité à inventer son propre langage
justificateur, sa poésie de fondation, sa structure-texte, son tissu
social, sa boussole fondamentale, sur la base d’une coupure
existentielle, d’une scission native inconsciente, d’une
instabilité angoissante et meurtrière, d’un réel non-dit ou
inter-dit. Car le réel n’est jamais supprimé, il est seulement
reconstruit et plus ou moins domestiqué. L’homme est le dompteur
de son propre réel. Il vit à la seule condition de pouvoir
« langagifier » sur le réel et grâce à lui, sans plus
jamais avoir à le regarder en face. Sur le réel, se fabrique le
symbolique, l’espace socio-politique, l’espace de la durée qui
rompt avec l’éternel présent de l’inceste et du meurtre et qui
ouvre la possibilité du vrai. Vrai qui n’est jamais rien d’autre
que l’arbitraire consensuel soutenu par l’image, le mythe. Logos
et muthos étant indissociables.
Et voilà qu’une forme
socio-économique nouvelle fouaille les rouages organiques de ce
mystère fragile, qu’elle s’ébat comme un enfant maladroit au
sein même de sa source élémentaire. Et les liens longuement tissés
dans la matière invisible tombent les uns après les autres, à la
grande joie destructive des parvenus de la connaissance. Ivresse de
la nouveauté ! Insouciance des premiers ébats de la
raison avec elle-même ! Et voici l’angoisse que l’on
n’attendait pas. On ne fait pas table rase de son être même, on
le repousse, on le recouvre, on l’escamote. Un ciment social
porteur, et justificateur d’individu, ayant été détruit, et
celui qui le remplace, car il ne saurait manquer, n’étant pas
suffisant, l’enveloppe individuelle et collective craque de
partout. C’est le sauve-qui-peut général. Chacun, ramené à son
petit être injustifié, trouve où il peut les moyens de se soutenir
lui-même. Il « gagne » en retour un certain confort
matériel et la diaprure marchande. Mais il l’échange contre la
déréliction. D’où le succès croissant des recettes de
« développement personnel » qui jurent de rendre à
l’individu, par l’individu lui-même, et souvent contre monnaie
sonnante et trébuchante, ce que l’individu a perdu dans cette
marchandise que par ailleurs nos nouveaux gourous ne veulent pas
connaître. Trop salissante pour eux, sans doute. La marchandise
crasseuse leur gâcherait un joli rêve de monade isolée, affranchie
du terreau social, et perchée en un paradis artificiel, qu’il soit
de fumée ou de paroles (non-mentales, bien sûr). Le sujet idéal de Sa Majesté le Capital en somme.
Dans ce chaos, un certain
groupe humain peut choisir de se raccrocher à la planche pourrie du
capitalisme de naguère, le capitalisme juste avant lui, qui,
rétrospectivement, lui apparaît comme un havre de stabilité. Il
voit l’agitation brownienne d’hier, par rapport à celle
d’aujourd’hui qui lui fait peur, comme une mer d’huile, une
garantie contre le présent et l’avenir. Il trouve que quand même
il secoue un peu fort désormais ce capitalisme, sans voir que la
secousse est précisément son essence. Ne le comprenant pas dans
toute sa profondeur paradoxale, il pense en maîtriser les effets en
lui réimposant une de ses formes passées, voire en revenant à son
âge d’or supposé, quand il n’avait pas déployé encore ses
ailes d’Icare technologico-mystique sur le monde. Ah !
Vivement le capitalisme de papa, où l’on avait des re-pères !
Ce groupe revêt le système-tigre d’une peau de substitution et
finit par croire vraiment qu’il chevauche un mouton. Le vrai danger
avec les nationalistes, bien plus grave que les catastrophes que leur
gouvernement provoquerait, même danger somme toute qu’avec leurs
opposants radicaux, c’est qu’ils perpétuent l’illusion et
l’ignorance, qu’ils éternisent le symptôme, et reculent les
possibilités d’un vrai diagnostique et, par suite, d’une
guérison.
La source du FN n’est
pas la haine mais la peur. Et on ne combat pas la peur par la haine
opposée, encore moins par la peur elle-même. La peur ne s’éteint
qu’avec l’image unificatrice, le sens et la solidarité, ou bien
avec le sang du défoulement libidinal. « On ne se pose qu’en
s’opposant » dit quelqu’un. Si on ne peut pas s’opposer à
la machine invisible déstructurante, on s’oppose à son voisin ou
à soi-même. Mais aussi, lorsque l’on sent confusément que
quelque chose d’important pour son identité échappe, on se
raccroche à ce qu’on trouve, n’importe quoi pourvu qu’on
tienne debout sur ses deux pieds au sein du langage. Et ce détail
qui n’en est pas un ne doit pas être méprisé, ne doit pas donner
lieu à dépréciation avec l’arrogance et la morgue du parvenu,
ainsi que je le vois faire tous les jours, comme si cette inquiétude
appartenait à une époque révolue et manifestait simplement un
retard mental, intellectuel ou politique, qu’elle ne pouvait être
que le fait d’un non-civilisé haineux pris dans les rets du passé.
La gauche bien-pensante se rengorge d’habitude devant de telles
angoisses légitimes. Elle les prend de haut, comme si elle était
elle-même garantie contre de telles misères.
Observons les bagarres
autour de la question du « mariage pour tous ». Il
semblerait à première vue, depuis la position d’expert de
laboratoire, ou de simple pilier de comptoir plein de bon sens, que
la raison soit du côté de la tolérance et de la « liberté »,
du progrès sociétal. Mais à y regarder de plus près, il s’agit
de questions graves et indécidables. Qu’en sera-t-il de l’avenir
des sociétés réellement soumises à ces évolutions mécaniques ?
Nul ne le sait vraiment. On ne transforme pas le texte social,
l’assise généalogique d’une communauté, le processus
d’individuation et d’identification collectif, impunément. Bien
malin, ou bien prétentieux, ou bien insouciant, celui qui pourrait
dire aujourd’hui la vérité de demain sur des points qui remettent
en cause de manière si profonde les lois de la construction
symbolique et psychique humaine. Il ne suffit pas de déclarer
nouveau, progressiste et juste, un changement de paradigme pour que
nous soyons garantis de tout retour du refoulé collectif. En ces
matières, la modestie la plus prudente s’impose.
Pourtant, tout le monde y
va de sa petite certitude, de sa petite satisfaction. La gauche
pousse au changement et une certaine droite regimbe. Mais la gauche
est incapable de voir que ce changement qu’elle préconise de façon
si enthousiaste, vient du capitalisme lui-même, qu’elle ne fait
que répondre à l’injonction du système qui veut justement que
tout change tout le temps dans un mouvement obligatoire et permanent,
qui suscite l’inquiétude et la peur pour faire que chacun se
retrouve seul devant la marchandise et n’ait pas d’autre choix
que d’acheter sa tranquillité tout en buvant avidement les images
du marketing comme autant de petites vérités révélées, garanties
es-science.
Le FN est le réceptacle
de toutes ces peurs désordonnées, comme la gauche protestataire est
le réceptacle paradoxal de la révolution marchande permanente. Qui
est le plus haineux ? Je n’en déciderais pas moi-même. Qui
est le plus dans l’erreur ? Je vous en laisse juge. Ce qui est
certain pour moi, c’est que la vérité est ailleurs.
Le sympathisant FN
s’accroche au passé pour essayer d’échapper au mouvement de la
Marchandise autonome, et le sympathisant Front de Gauche ou NPA,
épouse ce même mouvement en croyant qu’il pourrait s’en rendre
maître. Les deux font fausse route et soutiennent tant qu’ils
peuvent, à leur façon différente, un système dont ils disent
vouloir sortir. En parole, ils sont révolutionnaires, en actes ils
sont les principaux piliers du Capital, empêchant par leur
occupation hégémonique du terrain contestataire la naissance de
toute nouvelle pensée politique, morale et spirituelle. Leur rôle
objectif est de placer une barrière de bruit entre la réalité
monstrueuse du prolétariage et le citoyen lambda, purement et
simplement, de faire diversion.
Les deux groupes
préparent la guerre en persistant dans leur impasse respective. Tout
plutôt que de revoir les fondements de leur idéologie. Devant le
mur, il n’y a plus qu’un recours alors, se choisir un adversaire
complice et s’entretuer dans une sorte de sauvage ordalie. Sauf
qu’à la fin, Dieu ne choisira aucun des deux, même vainqueur.
Alors, corriger la gauche par la droite et la droite par la gauche? Ce serait ajouter l'erreur à l'erreur, un regard partiel à un autre, sans arriver au total marchand. Car cette totalité de l'ordre, ou du désordre actuel, ne peut pas s'observer par petites tranches séparées. les morceaux du puzzle ne s'agencent pas aussi facilement que dans nos jeux en carton. Le tout donne leur logique aux détails, et c'est la vision d'ensemble qu'il faut privilégier.
Je sais que chacun des deux camps croit percevoir cette totalité. Mais l'histoire, en ce qui les concerne, a déjà démontré leur fourvoiement. Seule une inertie intellectuelle, idéologique et culturelle massive, un conformisme de toujours, peut expliquer un tel bégaiement.
Alors, corriger la gauche par la droite et la droite par la gauche? Ce serait ajouter l'erreur à l'erreur, un regard partiel à un autre, sans arriver au total marchand. Car cette totalité de l'ordre, ou du désordre actuel, ne peut pas s'observer par petites tranches séparées. les morceaux du puzzle ne s'agencent pas aussi facilement que dans nos jeux en carton. Le tout donne leur logique aux détails, et c'est la vision d'ensemble qu'il faut privilégier.
Je sais que chacun des deux camps croit percevoir cette totalité. Mais l'histoire, en ce qui les concerne, a déjà démontré leur fourvoiement. Seule une inertie intellectuelle, idéologique et culturelle massive, un conformisme de toujours, peut expliquer un tel bégaiement.
Adrien Royo
mercredi 18 décembre 2013
Pour en finir avec l'anticapitalisme
Tant que subsistera le mot
anticapitalisme, aucune contre-théorie ou contre-pratique ne verra le jour.
L’anticapitalisme est le premier
rempart du prolétarisme.
Primo, il apparaît de plus en
plus clairement que le capitalisme, pour employer une terminologie dépassée
quoique toujours en usage partout, en tant que système instable et
contradictoire, a besoin d’une opposition faussement radicale pour l’étayer. Celle-ci
aura pour charge d’extérioriser la polarité négative menaçante et freinera le
processus inexorable d’écroulement. Sa
fonction est d’exhiber une demi vérité spectaculaire pour cacher les
fondements. On attire les velléités révolutionnaires dans un espace travesti,
donnant toute les apparences de la science et de la subversion, pour les
circonscrire et les contrôler. Les adolescents en mal de révolte s’y
précipiteront en masse et formeront un choeur bruitiste infranchissable,
étouffant toute tentative de remise en question. Des commentaires, aussi incessants
qu’ineptes, sur des commentaires de commentaires, créeront un bruit de fond
propre à hébéter le quidam qui pensera devant tant de morgue vociférante avoir
à faire au nec plus ultra de la contestation. Occuper le terrain jour et nuit par
des bavardages, voilà la technique publicitaire de nos alternatifs officiels.
Des gardes rouges ou noirs, curés du dogme, crieront fort à tous les coins de
rue pour montrer qu’eux seuls représentent l’avenir. Quand le psittacisme tient
lieu de pensée.
Deuxio, l’anticapitalisme présuppose
un capitalisme. L’anti suppose connu ce à quoi il s’oppose, puisqu’il veut le remplacer
par son strict contraire. Si le capitalisme, c’est l’exploitation de l’homme
par l’homme, l’anticapitalisme sera donc son contraire? Ceci a été vérifié
historiquement. Tout repose sur la compréhension exacte du système et le nom
qu’on lui donne. S’il s’agit de réformer à la marge, va encore, mais si l’on
veut remplacer le système tout entier, mieux vaut y regarder à deux fois.
Sur ce mot là, donc, capitalisme,
plus rien ne peut être fondé. Mais le mot rassure les ignorants et complaît à
leurs docteurs et maîtres. Il n’est donc pas question d’en changer. Et tout le
monde de répéter le mantra : capitalisme-anticapitalisme.
Je propose de foutre l’eau sale
de l’anticapitalisme par la fenêtre en prenant grand soin de ne pas jeter le
bébé de la critique avec.
Quand on en arrive à ce degré de
confusion et de marasme intellectuel dans lequel nous vivons, il est sain de
faire un ménage drastique. Voyons ensuite ce qu’il en reste.
La confusion première est née
d’un euphémisme involontaire. On a dit exploitation de l’homme par l’homme,
alors qu’il aurait fallu crier : « destruction de l’homme par
l’homme ». L’exploitation existe bel et bien, mais elle est secondaire par
rapport à la destruction universelle. Que vaut de supprimer l’exploitation si
la destruction se poursuit. Et qu’on ne me dise pas que l’une provoque l’autre.
Voilà un argument bien fait pour perpétuer le crime. Non ! ce n’est pas
l’exploitation qui induit la destruction, mais la destruction qui s’exprime par
l’exploitation, c’est bien différent, et beaucoup plus tragique.
Comprenez bien cela :
l’exploitation est la conséquence de la destruction, et non l’inverse.
Quelle conclusion ?
Il faut agir sur ce qui détruit
derrière ce qui exploite. Il ne faut pas se tromper de combat. Le péril étant
de demeurer.
C’est difficile à
comprendre ? Oui, j’en conviens. Mais pas impossible.
Adrien Royo
samedi 30 novembre 2013
Education et Management
L’éducation a eu, au cours de l’histoire,
des objectifs différents. Aujourd’hui, il s’agit clairement de former des outils
humains pour la Marchandise, pour le Management dirait Pierre Legendre. Qu’est-ce
le Management selon lui ? Rien moins que le prescripteur moderne de la Vérité,
le ciment du social qui ne se donne pas comme ciment, ce qui le distingue de
tous les mortiers précédents, christianisme en tête.
Quiconque travaille aujourd’hui dans
l’éducation, travaille donc plus ou moins pour le Management, qu’il le veuille
ou non ; pour l’industrialisme et pour la Marchandise, en tant que formes
sociales générales désignant implicitement une Référence absolue autour de
laquelle s’articule tout le système de présentation et de représentation, tout
l’appareil d’identification et de gestion de la violence humaine fondamentale
(inceste et volonté de toute puissance, narcissisme pervers). Et entre le
Management et une autre forme prescriptive, point d’alliance possible.
Il est donc parfaitement
grotesque de chercher à éduquer un être humain plutôt qu’un outil, si l’on n’a
pas d’abord conscience de la hiérarchie réelle. Tout en haut, la Marchandise,
et, en bas, le reste, y compris Dieu. Car Dieu est au service de la Marchandise
tant que celle-ci n’a pas été défaite. Si bien que personne ne sert Dieu, ou la
justice, ou l’humanité, s’il reste l’esclave de la Marchandise. Le Management s’interpose
subrepticement entre Dieu et les hommes. Littéralement, il prend Sa place.
Et chacun le sait, on ne peut
servir deux maîtres à la fois, même si l’un des deux se cache en tant que maître
pour se laisser voir comme pure technique, et donc comme pur neutre.
Par conséquent, rien n’est plus risible que
les gesticulations contraintes de ces Bonaparte en chambre dont toute l’action vise
à l’objectif final de l’adaptation. Adaptation à quoi ? A cette sacro-sainte
réalité qui n’est qu’une toile peinte en trompe-l’œil pour attraper le naïf ou
le coquin. Si Dieu n’est pas mort, c’est derrière ce décor qu’il faudra le
chercher.
Un éducateur qui ne souhaite pas
renverser l’Idole marchande est avant tout le serviteur de cette idole. Qu’il
fasse chaque matin des prières à la Vierge ou à la République n’y change rien.
Adrien Royo
mercredi 9 octobre 2013
Allez! encore un petit pour la route
Le capitalisme désigne un système
de création et de partage des richesses favorisant le capital au détriment du
travail. Un projet alternatif visant à renverser la perspective pour replacer
le travail au centre ne pouvait manquer d’éclore. Depuis deux siècles, la vie
politique navigue entre ces deux polarités. Les réfractaires à cette navigation
eux-mêmes, à prendre leurs désirs pour la réalité, se rangent du côté du
capital, tant le capital paraît naturel.
Le XIXe siècle nous légua la critique
du système, sa compréhension et un projet de dépassement : le projet
communiste (sous toutes ses formes). Après l’échec de ce dernier, les « conservateurs »
furent heureux de proclamer la disparition définitive des grands récits. Mais il
apparaît aujourd’hui, à ceux qui ne fuient pas devant le paradoxe, que les
conservateurs conservaient la révolution et que les révolutionnaires tournaient
en rond. Les rôles s’étaient inversés sans que les acteurs en prennent
conscience: les idiots utiles de droite et les idiots utiles de gauche
s’empoignaient férocement, mais les tenants de la tradition renversaient toutes
les valeurs et les progressistes faisaient diversion. Clown blanc et clown
rouge se partageaient la scène en toute insanité, chacun reprochant à l’autre
ce qu’il faisait lui-même, tandis que le monstre qu’ils chevauchaient tous deux
mettait souterrainement le monde en vrac.
La bourgeoisie fut la seule
classe véritablement révolutionnaire de l’histoire, au sens marxien du terme. Tout
alla pour elle comme le théorisa Marx. Cependant, il ne put jamais remonter
très loin dans l’histoire universelle, et ne put pas davantage prédire la
suite. Pourquoi ? Parce que d’une imbrication donnée d’éléments accordés en
un petit point de la terre et du temps, on ne tire pas obligatoirement une
théorie générale exacte, c’est-à-dire, en bonne science, prouvée par
l’expérience ou le calcul. L’allumage des moteurs avait eu lieu quelque part,
la fusée décolla. Les bourgeois et la fusée étaient fait l’un pour l’autre, c’est
évident. Si les bourgeois avaient une mission, c’était bien celle de découvrir
toutes les potentialités de cet engin là. Mais cette voie, à la considérer du
strict point de vue économique, donnait sur une impasse. Sa découverte allait
de pair avec celle des limites humaines en matière de prédation, d’égoïsme et
d’arrogance prométhéenne. Les forces productives libérées s’avéraient aussi
destructrices que séduisantes. Nul propriétaire, fût-il la société tout entière,
ne pourrait plus jamais en maîtriser l’élan. La bourgeoisie avait porté à son
paroxysme, à son ultime point de fusion, le délire humain de possession et de
conquête. La dialectique historique avait parfaitement fonctionné, mais sur une
période brève, comprise entre le moment du décollage et le retour sur terre de
ce vaisseau-fantasme. Et la classe prolétarienne n’était pas la classe de la
révolution ultime, mais celle de l’apocalypse (la révélation). Par sa position
de négativité, elle dévoilait le Grand-jeu sans pouvoir assurer en tant que
classe son dépassement. A cheval sur un monstre, elle partageait le sort des
bourgeois aliénés. Ici, désormais, nul n’entrera s’il n’est tératologue. Unis
dans le désastre, le prolétaire et le bourgeois forment ainsi une paire insécable.
Au moins tant que les prolétaires agissent selon les codes définis par les
bourgeois, respectant à la lettre le rôle qui leur était prescrit.
La dialectique capital-travail
s’inscrit dans le cadre d’un système de valeurs qui présente la particularité
de rejeter les arrière-mondes de la mythologie traditionnelle en y substituant les
mythes nouveaux du progrès, de la croissance infinie, de la richesse illimitée,
de la science pure et de l’homme libre. Autant de mythes élaborés entre le XVIe
et le XVIIIe siècles européens, dans une étrange collaboration entre des
jansénistes français, des calvinistes germaniques, des puritains anglo-saxons
et des philosophes déistes pré-révolutionnaires. Puis, les Lumières éclairèrent
l’Europe. Tout passa aux rayons X et on vit par transparence la vérité de tout.
Y compris la vérité de l’inexistence de l’individu, alibi pourtant de tout ce
déploiement glorieux. On a toujours pensé qu’Adam était à la genèse. Or il est
à la fin. Il est le projet. Il est ce nous-mêmes qui nous attend après. Après
quoi ? Après le corps social ressaisi. On voit le renversement qu’il reste
à accomplir pour devenir humain. La bourgeoisie ressemble à la gardienne des
enfers. Elle amène l’humanité à la limite au-delà de laquelle aucun ticket
n’est plus valable, où un saut qualitatif, un passage à la singularité, devient
indispensable. Il me semble que peu de personnes ont pris la mesure de ce qui
se joue réellement aujourd’hui.
Epiméthée, frère de Prométhée, le
bien connu, insista auprès de Zeus, selon Platon (Protagoras), avant que
celui-ci n’allume la lumière du monde, pour s’occuper de la dotation des
animaux. Il leur distribua tout ce qu’il put trouver d’attributs naturels, et
fit si bien qu’il ne resta rien à l’homme quand vint son tour d’être équipé.
Epiméthée, désolé, le laissa nu, désarmé, démuni, au milieu des dangers. Son
frère eut pitié de lui, alla chercher le feu. Ainsi les hommes n’avaient rien,
et c’est leur faiblesse même qui fit leur force. Ils eurent à déployer des
trésors d’imagination et d’inventivité pour compenser le manque originel. Ils
se dotèrent de prothèses, extension de leur corps, outils sociaux. De prothèse
en prothèse, ils arrivèrent à la bombe à neutron.
Invincibles, ils devinrent leurs
propres victimes.
Dans cette histoire, le
capitalisme revêt une importance cruciale, car il déploya sous sa domination un
éventail si délirant de prothèses que rien ne pouvait plus voilé la nature
prothétique et sociale de l’homme. Il força tant la nature qu’elle fut obligée
de déclarer illusoire cet individu qui semblait si divin. Non seulement le roi
était nu, mais il n’était pas né encore. Certes, il pouvait jouer dans sa
matrice avec des jouets, il pouvait rêver qu’il existait, mais la machine
techno-sociale qu’il utilisait fonctionnait en réalité pour elle-même et se
moquait de plus en plus de ses besoins et de ses doléances. Il lui fallait
encore, pour sortir de l’œuf, casser la coquille et la dévorer. Ce qui en
langage humain veut dire s’approprier la machine commune pour la mettre au
service de la naissance individuelle.
Ce que montre l’histoire
d’Epiméthée, c’est qu’il n’y eut jamais d’abord un individu plus un autre
individu plus un autre encore pour former une société, mais qu’il y eut
toujours déjà des corps sociaux formés d’individus potentiels. Ceux-ci restant
à venir. Et c’est bien de cette naissance dont les hommes réunis ont la
responsabilité. Là doit être le chemin. Tout le reste devant en découler
naturellement. Appelons la société future communiste ou socialiste ou
écologiste ou comme on voudra, ce qui compte, c’est qu’elle favorise l’éclosion
individuelle, qu’elle soit aimantée par cela. C’est-à-dire qu’elle fasse du
corps social, un prolongement harmonieux du corps individuel, par le truchement
de prothèses d’élévation et de conjugaison au troisième corps : le corps
cosmique. C’est dire s’il ne s’agit pas là d’une quelconque adaptation à un
mode de production, ou d’une libération des forces productives, mais d’une création
et d’une maîtrise des moyens de la naissance. De l’économie politique nous
passons ici à la théologie politique générale. Loin d’être une régression, je
considère cette façon de voir comme la seule capable de forger les principes
d’une émancipation sociale véritable.
Adrien Royo
mercredi 29 mai 2013
La double impasse
Gauche-droite (radicale ou pas) : la double impasse.
Le prolétariage (je préfère ce
mot à capitalisme ; voir plus loin dans ce blog) est un système cohérent
quoique imbu de contradictions. On ne peut le diviser à son gré, l’aborder par
petits bouts, le corriger partiellement. Former en trois étapes successives au
cours du dernier millénaire, 12e-13e siècle pour sa
dogmatique générale, 15e-16e pour son montage économique,
et 18e-19e pour sa clôture institutionnelle, rien ne
saurait l’atteindre qui ne soit une critique globale prenant sa totalité en
compte d’un point de vue à la fois moral, matériel, mythographique et politique.
Or, aucune critique de ce genre n’a encore vu le jour, malgré la tentative
marxienne.
A ceux qui déplorent les effets
dévastateurs d’un tel système, s’offrent depuis deux siècles deux perspectives
complémentaires et aveugles : le progressisme et le conservatisme, la
gauche et la droite. Aujourd’hui encore, malgré les dénégations, un
militantisme puéril autant qu’universel cristallise la situation horizontalement,
excluant toute appréhension verticale. Progressiste ou conservateur, chacun est
tenu de choisir son camp. « There is no alternative ». Si on n’est
pas dans l’un, on est dans l’autre.
Qu’est-ce qu’un conservateur ?
Quelqu’un qui veut geler le mouvement incompris. Qu’est-ce qu’un progressiste ?
Quelqu’un qui n’entend pas le mouvement qu’il accompagne. Leur point
commun ? Choisir les conséquences qui les dérangent pour fonder leur
contestation en s’aveuglant sur les causes. Le conservateur déplorera la
disparition de ses repères institutionnels, le progressiste, la dégradation de
ses conditions d’existence ; l’un en appellera par exemple au retour de la
famille en acceptant les richesses, l’autre au partage de ces mêmes richesses
en acceptant la disparition de la famille. Jusqu’au bout, opiniâtrement, ils
s’entrégorgeront pour conserver le droit de s’entrégorger, refusant en détail tout
ce qu’ils acceptent en bloc.
Le prolétariage est une totalité.
Une totalité contradictoire, mais une totalité quand même. Ses valeurs sont
comptables et ses principes quantitatifs. Sa fin est son mouvement même, sa
raison d’être l’accumulation illimitée. Sa vocation est de faire des
prolétaires avec les hommes, des marchandises (et donc de l’argent) avec la
nature et du néant avec Dieu. « On ne comprend absolument rien à la
civilisation moderne si l'on n'admet pas d'abord qu'elle est une conspiration
universelle contre toute espèce de vie intérieure », Georges Bernanos.
Mais le moteur de son mouvement
est aussi la cause de sa déchéance. L’image de la bicyclette peut encore
servir : dans un tel système, si on ne pédale pas, on tombe. Pédaler, en
l’occurrence, signifie produire toujours plus et moins cher. La pédale s’appelle
« gain de productivité ». Or, pour produire toujours plus et moins
cher, il faut soit indexer les salaires et le temps de travail sur la
concurrence, soit remplacer les hommes par des machines, soit faire les deux en
même temps. Sachant que la baisse des salaires et le temps de travail sont tous
deux limités par les capacités de subsistance des travailleurs, la logique
interne du système pousse à la surenchère technologique et donc à la
suppression du travail humain. Cependant, les machines ne produisant aucune
richesse supplémentaire par elles-mêmes, le volume global de valeur ne peut que
s’effondrer inexorablement avec le nombre des travailleurs réellement productifs.
Ainsi obtenons-nous le paradoxe suivant : le prolétariage crée en même
qu’il les détruit les prolétaires, ces producteurs de valeur (d’argent), qui
n’auront vu le jour que pour produire et à qui on enlève les moyens de cette
production. Le système, en vérité, dépouille les hommes de tout ce qui n’est
pas force de travail pure, tout en leur ôtant petit à petit toute possibilité
de l’utiliser.
Dans un tel pandémonium, que
veulent donc conserver les conservateurs, et faire progresser les progressistes
? S’agit-il d’arrêter cette machine à un point donné de son évolution, que ce
point s’appelle De Gaulle, Napoléon, Louis XIV ou Robespierre ? S’agit-il
de payer en monnaie de singe ce qui ne peut plus être racheté, à savoir
l’institutionnalité humaine ? Comment arrêter une machine sans cesser de
l’alimenter ? Et comment payer quoi que ce soit avec autre chose que la
monnaie en vigueur ?
Ce que nous apprend ce détour par
les fondements de l’économie prolétariste, c’est qu’il ne saurait y avoir de
salut au sein d’un quelconque salariat. Le salariat, alpha et oméga du système,
est le nom du carrefour analytique que doivent impérativement atteindrent les
athéniens du refus, s’ils veulent tenter véritablement de comprendre quelque
chose.
Loin d’envisager le problème sous
cet angle, la gauche et la droite les plus radicales s’écharpent au contraire
pour savoir qui défendra le mieux le salariat, c’est-à-dire pour savoir en
réalité qui s’agenouillera avec le plus de ferveur devant l’idole d’un système
qu’ils disent refuser.
Heureusement, ou malheureusement,
le système lui-même se charge de sa disparition, sans qu’il ait besoin d’aucune
opposition de façade, aussi radicale fût-elle. Sa financiarisation même,
dénoncée partout à grands cris, ressemble fort à un baroud d’honneur. Si la
valorisation industrielle agonise effectivement, comme prévu par la théorie
marxienne (baisse tendancielle du taux général de profit), reste seulement
à la classe possédante les domaines variés de la spéculation pour tenter de se « refaire »,
sans plus aucune contrepartie réelle cependant. La financiarisation, en ce
sens, s’apparente à une lévitation désespérée du système. Désespérée, parce que
cette machinerie ne peut échapper longtemps à la loi de gravitation. Sa brutale
retombée sur la terre productive est donc aussi prévisible que celle d’une
fusée ayant perdu sa force de propulsion. Et depuis une quarantaine d’année, on
assiste en effet à une sorte de ruée vers le sapin. La tombe du système se
creuse, tandis que la spéculation sur le bois des cercueils bat son plein. Sautant
de bulle en bulle, tentant de gonfler toujours plus la dernière après que les
autres ont éclaté, les apprentis sorciers de la finance s’ébaudissent devant
leurs propres exploits, gagés pourtant sur la vie de leurs « semblables »,
dans la mesure où sont désormais déclarés systémiques, et donc intouchables,
les structures maffieuses de leur casino. A la bulle Internet succédera la
bulle immobilière, puis la bulle des actifs en général, puis celle des dettes
publiques, qui finira elle aussi par éclater joyeusement à la surface de nos
illusions.
N’oublions pas nonobstant qu’il ne
s’agit, là aussi, que de la conséquence logique d’un processus cohérent et
global. Si la spéculation en est arrivée à ce stade, c’est qu’il n’y avait pas
d’autre solution à l’intérieur du système. Son enflure démoniaque, comme une
mousse létale en extension, doit trouver une issue, quelle qu’elle soit. Comprenons
bien que la valorisation, son mouvement intrinsèque, ne peut s’arrêter
longtemps, sous peine de ruine. Il lui faut toujours augmenter la quantité de
valeur et donc passer si nécessaire de la valeur fondée sur le réel à une
valeur fondée sur le néant, ou sur la pure confiance. Je t’achète cela qui ne vaut
rien parce que je sais que tu m’achèteras en retour ceci qui ne vaut pas
davantage. C’est comme si on voulait éviter la noyade en s’attachant une pierre
au cou.
Les gens du groupe Pièces et Main
d’Oeuvre, qui luttent depuis plus de dix ans contre la technofolie galopante
dans les environs de Grenoble, notre Sili(conne)Valley à nous, sont les seuls à
être un peu cohérent parmi les dissidents, pointant la technologie actuelle comme
ennemie du genre humain, quels que soient les supposés bienfaits qu’elle amène accessoirement.
Le christianisme, comme les
autres religions, pourraient aussi devenir support critique et point d’appui d’une
nouvelle alliance de l’homme avec lui-même. Mais il faudrait pour cela qu’il
s’émancipe de sa propre glose et qu’il trouve dans l’exemple nazaréen la force
de révolte nécessaire contre les jouets modernes, qu’ils soient matériels ou
spirituels. Qu’il cesse en somme de faire alliance avec l’existant comme si le
diable n’y était pour rien. A se concentrer sur les effets de moeurs, en
suivant la direction que lui désigne l’index du marketing légiférant, il manque
la cause du mal intrinsèque. Entre le Léviathan et Jésus, il a choisi le
Léviathan. Car on ne peut servir deux maîtres à la fois.
La gauche et la droite radicales
ont donc pour vocation aujourd’hui d’empêcher l’émergence de toute nouvelle critique
un peu globale en captant l’énergie sociale de la révolte. Ce clivage,
désormais, se dresse devant nous comme le premier rempart du système.
Pour trouver la liberté, le rêve
d’un prolétarisme sain, passé ou futur, doit être aboli. Le prolétarisme n’est
rien d’autre qu’une maladie de civilisation. De son intérieur en décomposition
naîtra, ou pas, une nouvelle forme. Et à l’intérieure de cette forme nouvelle, aucune
place, soyez-en sûrs, ne sera faite au salariat.
Mais j’ai l’air de mettre dans le
même sac la gauche et la droite. Je m’empresse de corriger cette impression. La
gauche est beaucoup plus incohérente que la droite, et c’est ce qui jouera
toujours en sa défaveur. Car la droite, même si elle déplore des conséquences
dont la cause la dépasse, ne doute pas au fond de la « naturalité »
du système, œuvre de Dieu, et ne prétend pas sortir du cadre prolétariste. Son
propos est de faire marcher droit au milieu du chaos. Elle alimente certes
chaque jour ce chaos qu’elle redoute, en lui trouvant des causes externes, mais
elle préconise l’ordre et le retour éternel à la séquence d’avant, au stade
précédent. Toute chose que chacun peut comprendre et souhaiter lorsqu’il
assiste impuissant à la révolution prolétariste permanente, détruisant chaque
matin les acquis de la veille avec une désinvolture toute diabolique. Comment
ne pas avoir la nostalgie de l’enfance, du képi, de l’uniforme viril de papa,
de la grande silhouette du Général, d’une époque où la France savait encore
dire non, quand tout s’emballe et s’accélère, et paraît hors de contrôle ?
Tandis que la gauche proclame à
tous vents sa volonté de rupture, de changement. L’avenir seul la satisfait.
Avancer, toujours, voilà son credo. Vers quoi ? L’égalité, la fraternité,
la liberté, les droits de l’homme, le Progrès. Pour les plus radicaux : la
propriété collective et le régime sans classes. La propriété collective de
quoi ? De la machine à faire des prolétaires. L’égalité, la fraternité, la
liberté de qui ? Des prolétaires. Son idéal en somme se réduirait à une
généralisation du salariat. Que de mots gigantesques, alors, pour une si petite
souri !
Et voilà la ruse finale du
prolétarisme ! Faire en sorte que ses ennemies mêmes expriment ses injonctions
souterraines les plus péremptoires. Faire de son opposant le plus irréductible
un parfait symbiote, semblable à ces êtres vivants qui transportent sans le savoir
le bagage vital d’une autre espèce, pareil à ces oiseaux qui couvent avec les
leur, sans s’en douter, les œufs d’un autre ; faire de ses adversaires des
porte-voix, voilà en dernier ressort le talent le plus sublime de notre monde à
l’envers. La gauche s’y prête merveilleusement depuis toujours. C’est en cela
qu’elle est une impasse aussi close qu’est clos le chemin de la droite.
Dans ces conditions, le populisme,
tant décrié actuellement, ne serait-il pas l'expression du sûr instinct du peuple ne se
laissant pas prendre avec le vinaigre du progrès et rejoignant le
giron faussement protecteur du passé ? Une impasse pour une autre, certes,
mais inévitable, faute de proposition nouvelle. La bêtise du peuple, quoiqu’on
dise, serait alors beaucoup moins bête que celle de nos prétendues élites, qui
elles se précipitent aveuglément vers l’avenir en carton-pâte, comme les
moutons de Panurge plongeaient l'un après l'autre dans l’abîme.
Adrien Royo
mercredi 1 mai 2013
Dans quel Etat j'erre !
L’État est donc au centre des
questions. État versus marchés, État versus lobbies, État versus communautés,
etc. L'État serait pour les uns la victime des élites financières
internationales apatrides, pour les autres le vecteur de toutes les injustices
et de tous les préjudices moraux.
Quoi qu’il en soit l’État est d’abord
une production. Je veux dire qu’il a une histoire ; l’histoire de
l’institution, au sens que donne Pierre Legendre à ce mot, dispositif de
transmission des codes de fabrication du sujet, des codes généalogiques. Car il
ne suffit pas de secouer les gênes biologiques pour fabriquer de l’humain, il
faut aussi et surtout, puisqu’il s’agit d’un être parlant, mitonner (mythonner
peut-être) de la Loi, de la légalité généalogique, des rapports de langage, des
entre-dits, dirait Lacan.
En ce sens, tout État est
théocratique, ou mythocratique. Il s’appuie sur le vide et le manque, et donc
sur des absolus imaginaires, ou sur des imaginations d’absolu.
Il y a le code génétique d’un
côté et le code généalogique de l’autre. Le mélange des deux, forme un être
pleinement humain. C’est ce que j’appelle dans mon jargon, naissance au corps
social, et que Freud et Lacan appellent rupture ou castration symbolique. Le
code génétique est le support des caractères biologiques, le code généalogiques
ou symbolique est le support des caractères sociaux propres à l’espèce humaine,
parlante, et, par suite, tissée d’inconscient.
L’État est l’un des outils de
cette transmission.
Envisagé sous cet angle, il ne
peut être sérieusement question de s’en débarrasser comme on se débarrasserait
d’un costume ou d’un uniforme. S’il n’est pas déjà vidé de sa substance
mythologique, devenu obsolète, nul n’en peut venir à bout.
Or une opération de phagocytage
intensif ou de siphonnage du flux sotériologique, a justement été engagée.
Cette opération, certains la nomme capitalisme. Moi, je préfère prolétariage,
ou cynisme addictif ou relativisme nihiliste.
Rongé de l’intérieur par un
dispositif pathologique auto-immune, l’État est en train de perdre petit à
petit toute l’énergie de sa fonction, suscitant les conditions de sa propre
disparition.
Je ne veux donc pas supprimer
l’État en tant que pouvoir, mais ce pouvoir là en tant que caduc. Obsolescence
aussi programmée d’ailleurs que celle des pacotilles marchandes dont il devient
l’otage, et qui font de lui une pacotille idéologique.
En Europe, L’État
christiano-romano-monarchiste, puis christiano-romano-républicain, s’est construit
sur la base d’une féodalité militaro-agricole. Aujourd’hui, celui-ci disparaît
sous les coups d’une néo-féodalité industrielle et financière qui bricole un
code généalogique qu’elle voudrait dans le même temps nier. Fantasme de
toute-puissance.
Ce code ne pouvant disparaître
sans que disparaissent avec lui les derniers vestiges d’une humanité
résiduelle, le néo-féodalisme essaie de le cacher sous un tapis d’argent en
attendant l’aboutissement de ses expériences transhumanistes. Tranhumanisme qui
n’est rien d’autre que l’expérience d’une robotisation universelle. L’avenir
n’étant pas à l’humanisation des machines, mais plutôt, à la robotisation des
humains. C’est pourquoi le véritable enjeu de cette crise de civilisation, n’est
pas État ou non-État, mais humain ou non-humain.
Cependant, si l’État crève de
l’intérieur, par accès d’une pathologie appelée capitalisme ou industrialisme,
ce n’est évidemment pas seulement en le réindustrialisant qu’il guérira. A
moins que l’on ne préconise une réindustrialisation homéopathique. De même, si
l’être humain est en grave danger de désymbolisation, livrant le corps entier à
la folie et au suicide, ce n’est pas en supprimant les supports de cette
symbolisation qu’il survivra. Ainsi, les étatistes nationaux ou internationaux,
comme les anti-étatistes sans maître ni Dieu, empruntent une route commune
lorsqu’ils croient pour les uns à l’État sans histoire, et pour les autres à
l’histoire sans symbole. Car l’histoire européenne moderne est justement
l’histoire d’une désymbolisation passant par des États désubstantialisés. Or,
on ne resubstantialise rien en cette matière sans atteindre le magma
symbolisateur incandescent. Qui n’accepte pas de descendre à ces distances
souterraines, chtoniennes, ne peut prétendre à rien d’autre qu’à la cosmétique.
La tentation est grande de
vouloir arrêter le flux historique à un instant donné, rétrospectivement mieux
assorti à nos attentes, un instant passé et donc supposément connu. Tout comme la tentation
inverse, consistant à se précipiter aveuglément vers un avenir forcément
radieux puisque nouveau. Mais la tentation la mieux partagée est
encore celle qui voudrait éterniser le présent sur la foi d’un
« tiens » vaut mieux que deux « tu l’auras ». Présent qui
n’existe pas, puisqu’il est toujours déjà passé quand on le comprend, et qui surtout,
contaminé par le Grand Passé, contient en germe d’effrayants possibles.
Quoi qu’on fasse, le flux ne
s’arrête pas, quoi qu’on fasse, la Loi nous institue, quoi qu’on fasse,
l’histoire nous passe par le corps.
Mais si l’histoire ne s’arrête
pas, nous pouvons infléchir son cours, si le passé nous hante nous pouvons
l’exorciser, et si la Loi nous construit, nous pouvons essayer de la
comprendre. Tout ceci à la condition de respecter une seule consigne : ne
jamais oublier l’ombre du mystère à midi.
Ce qu’on appelle le capitalisme
n’est pas un état ou une série d’états indépendants les uns des autres, il est
un mouvement, un mouvement autodestructeur qui plus est. Et l’énergie de ce
mouvement ne s’éteint pas avec mon seul désir de la voir s’éteindre. Si je voulais
revenir à un moment antérieur de ce mouvement, quel qu’il soit, je trouverais
le contre-courant fort énervant. Si je me précipitais vers le futur radieux en
pensant tout inventer, j’assisterais au retour du Grand Passé avant même
d’avoir franchi le pas de la première porte. Quant à rester immobile, je peux toujours
courir.
Et ce n’est pas une protestation
d’impuissance. Je conserve mon libre-arbitre, mais dans le cadre naturel d’un
corps parlant.
Je ne méconnais pas non plus les
forces agissantes et incarnées d’ici bas, les hommes qui tirent les ficelles ou
qui croient les tirer. Que ça intéresse beaucoup en tout cas de le croire. Mais
je méconnais encore moins les structures profondes qu’ils méprisent et dont ils
sont les jouets.
Alors, quoi ? Comprendre un
minimum de la Loi du Corps et du corps de la Loi, avant de se lancer dans
l’inconnu, appuyé à l’épaule du mystère.
Adrien Royo
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