samedi 7 mai 2011

2008 Fukushima

Il va de soi en bonne médecine, de chercher la pathologie derrière le symptôme. Il ne va pas de soi, semble-t-il, dans le champ socio-politique de rechercher la cause derrière l’effet. Pour la crise, dite financière, de 2008, et pour la catastrophe, dite naturelle, de Fukushima, on s'occupe des symptômes et de rien d'autre. Il n’y a pas de pathologie sous-jacente. Ces deux évènements n’avaient pourtant rien d’imprévisible. Un savoir basique concernant les mécanismes de la pression suffisait à anticiper la première, comme il suffisait de petites connaissances en géophysique et en probabilité pour prévoir la deuxième.

Les structures ne descendent peut-être pas dans la rue (comme disaient à Lacan les étudiants de 68), mais elles ont une fâcheuse tendance, depuis quelques années, à faire des bulles.

Que se passait-il donc avant 2008 aux Etats-Unis ?

Ce qui se passe encore aujourd’hui. Le Capital exerçait une pression intense sur les salaires, et la concurrence faisait rage. La consommation ne devait pas faiblir sous peine de crise. La machine globale fonctionnait sur la base d’une circulation fluide entre les casernes de la production et les ateliers de la consommation. A la régie, aux manettes, les techniciens de l’économie faisaient ce qu’ils pouvaient pour gérer les flux et les obstacles liés à cette circulation. En réalité, il fallait comme d’habitude marier la carpe et le lapin. Des eaux vives de la production, il fallait extraire la carpe de la plus-value, et des garennes climatisées de la consommation, il fallait sortir le lapin du pouvoir d’achat. Autrement dit, comprimer les salaires et, dans le même temps, vendre plus aux salariés pauvres.

Cette machine en surchauffe est équipée de deux soupapes : l’augmentation des salaires et le crédit. On peut consommer tout de suite avec de l’argent supplémentaire, ou bien acheter au présent avec de l’argent futur. Un plus-de-salaire immédiat ou bien une dette sur les rémunérations à venir. Dans le premier cas, on vous paie pour acheter, dans le second, c’est vous qui payez (avec les intérêts de l’emprunt) pour consommer. On voit d’emblée ce qui est le plus avantageux pour le Capital. En caricaturant à peine, on pourrait dire que le crédit à la consommation est une ruse destinée à augmenter le coût d’un produit pour les gens qui n’ont pas les moyens de l’acheter. Aux pauvres, on demande en gros de tout payer deux fois. Les étatsuniens, en bons gestionnaires, sachant qu’ils risquaient la récession, choisirent donc délibérément, au plus fort de leurs années libérales, la soupape du crédit. Ce qui provoqua… la récession.

La pression interne, dangereusement élevée, fut donc évacuée par la dette. Un système complexe de chicanes financières se mit en place et une fort jolie bulle fut créée. Echappant pour un instant à la gravité sociale, elle gonfla au-delà de toute prudence, et finit par exploser. Pour renflouer les épaves des banques ayant subi le souffle de l’explosion, nul autre recours que de s’endetter encore. Les économies modernes ayant choisi la dette au départ, personne ne sera surpris, sauf un économiste, que la dette augmente à l’arrivée.

Que se passait-il donc au Japon, avant Fukushima ?


L’archipel nippon était malencontreusement placé (il y est toujours) au cœur d’un complexe tectonique en tragique déséquilibre. Les plaques pacifique, eurasienne, nord-américaine et des philippines glissaient (et glissent toujours) les unes sous les autres à un rythme effréné, provoquant tremblements de terre et raz de marée à une fréquence quasi quotidienne. Il était donc évident que la production d’énergie nucléaire était celle qui convenait le mieux à cet endroit du monde. Surtout au bord de l’océan. Elle avait le double avantage d’assurer au Japon l’indépendance énergétique et la quasi certitude d’un Seppuku national tout ce qu’il y a de traditionnel. N’était la grande perméabilité des frontières naturelles, il suffirait aujourd’hui à des voisins malintentionnés et avides, s’il y en a, au lieu de l’envahir comme à la belle époque des samouraïs, d’attendre patiemment l’auto-empoisement de sa population. En 2011 à Fukushima, comme en 2008 aux Etats-Unis, ce fut donc une affaire de pression. Vous avez aimé le feu d’artifice américain, vous aimerez les six grandes marmites japonaises en ébullition. Leurs soupapes ayant sauté, les bulles radioactives s’égaillent dans l’océan de tous ou s’éparpillent dans l’atmosphère de chacun. J’ai déjà dit ce que j’en pensais dans un article précédent (L’Iode à la joie). Quoi qu’il en soit, pour la génération qui vient, le remboursement de la dette écologique sera au moins aussi difficile que le remboursement de la dette financière.

Remarquons au passage la sagesse des experts et des puissants de partout, et pas seulement du Japon, qui promeuvent une technologie requérant le très long terme, la temporalité cosmologique, à l’intérieur d’une pratique sociale et d’une organisation économique préoccupées seulement par la rentabilité immédiate et le très court terme, par une durée commerciale, affairiste et publicitaire. D’un côté, la succession des générations et le cycle long des processus atomiques, de l’autre, l’accumulation du capital et le cycle bref des mouvements de la mode et de la marchandise. Je n’ai qu’un mot pour qualifier cela : splendide ! Quelle logique y a-t’il à créer des déchets de cent mille ans, quand on ne sait même pas prévoir à dix ans les conséquences inéluctables d’une politique de la dette et d’une économie du cynisme et du déni ? Un monde parfait existe peut-être sur les écrans des ingénieurs, pas encore dans l’espace réel qui les contient.

Le credo libéral voit dans la conjugaison des égoïsmes la condition du bonheur humain. C’est l’exercice même de l’égoïsme, en effet, qui détermine le bon fonctionnement de la société et sa richesse. L’homme n’est pas bon, et c’est justement le mal en lui qui participe au Bien universel et suprême dont il ne comprend pas la finalité mais qui se dévoile dans la richesse matérielle qu’il induit. Si ce scénario continue de nous agréer, il faudra désormais accepter de le lire avec son supplément d’apocalypse, accepter le plan divin avec son lot de catastrophes ajoutées. La version libérale après la version chrétienne du bonheur apocalyptique. Etrange bonheur en vérité. Tout proche de celui qu’ont dû connaître les dinosaures juste avant leur disparition. Encore n’étaient-ils pour rien dans celle-ci, à moins que le jeu de leurs égoïsmes particuliers n’ait déclenché aussi leur extase collective.

Pour les dinosaures de l’atome, de la vapeur et de la dette, en tout cas, il est clair que les symptômes ne cachent rien. Ils sont les accidents de croissance d’un corps sain destiné à grandir sans fin jusqu’à concurrencer, en terme de pression, les étoiles mêmes ? Quant à l’apocalypse, ce ne serait qu’une illusion, le cauchemar ludique de ceux qui jouissent à se faire peur. Hiroshima, Nagasaki, Fukushima, la crise de 2008, c’est tout pareil pour les bienheureux mortels soumis à la grâce de la main invisible.


Nos ancêtres les gaulois, ne craignaient, paraît-il, qu’une chose : que le ciel ne leur tombât sur la tête. Nous qui vivons dans le ciel de la rationalité, nous n’attendons plus qu’une chose également : que la terre elle-même nous retombe sur les pieds.


Adrien Royo


mercredi 20 avril 2011

Ceci est connu : comme pour toutes les marchandises, le prix de la marchandise force de travail baisse quand son offre augmente. Il y a un rapport direct entre chômage et salaire. Quand le chômage augmente, le salaire baisse. D'autre part, un mécanisme d’indemnisation du chômage et de protection des personnes sans ressources a été mis en place au cours des dernières décennies. Il est censé assurer un minimum vital à tous. Une relation nouvelle entre salaires et minima sociaux s'instaure. Le salaire est directement proportionnel au minimum social. Si le montant de ces aides était suffisant pour vivre décemment, les bénéficiaires ne seraient pas dans l’urgence de trouver n'importe quel travail à n’importe quel prix et ne concurrenceraient pas de manière brutale les salariés qui bossent. L’offre en force de travail diminuerait et les salaires augmenteraient. Les conditions d'une véritable égalité sur le marché "libre" du travail seraient établies. Mais le principe de réalité, qui n'est qu'un principe de prédation, vient parasiter cette belle logique. Les employeurs ont besoin d’une main-d’œuvre bon marché pour lutter contre la concurrence extérieure, ce qui implique de garder des salaires les plus bas possible. Les minima sociaux ne décollent pas. Cela démontre, si besoin était, le mensonge de l’égalité, et le mensonge concomitant de la liberté et de la fraternité. Les salariés ne sont pas libres de chercher un travail à un salaire décent et la concurrence effrénée que l’on suscite entre eux ne les rend ni fraternels ni solidaires. La concurrence étant l’alpha et l’oméga de nos systèmes, les trois valeurs de notre République sont niées. Mettons "Concurrence" aux frontons des mairies, et prions pour elle dans nos églises ! Par ailleurs, l’emploi étant au cœur de toute la rhétorique politicienne depuis 40 ans, c'est-à-dire depuis l'arrivée du chômage de masse, et "l'employabilité" étant indexée sur le niveau des salaires et des minima sociaux, toute politique de l’emploi ne vise en réalité qu'à augmenter la pression de la concurrence entre salariés par blocage des salaires. De ce qui précède, déduisons cet axiome : derrière le mot emploi se cache toujours la rigueur et l'inégalité. N’est-ce pas un magnifique paradoxe pour nos sociétés d’abondance ? Pour sortir de ce piège, il n’est que de souhaiter une croissance forte, c’est-à-dire un renforcement des structures du piège. En langage décrypté, emploi veut dire blocage des salaires, augmentation du pouvoir d’achat veut dire blocage des salaires, prime veut dire blocage des salaires. En fait, rigueur veut dire rigueur.

Et si l'on exigeait l’inverse, c’est-à-dire l’augmentation immédiate des minima sociaux ? Ce serait une catastrophe économique, nous dit-on. Mais catastrophe pour catastrophe… Au moins, nous respecterions nos valeurs et nos engagements.

Adrien Royo

samedi 16 avril 2011

Le serment d'hypocrite

Toute la médecine moderne, malgré ses incontestables prouesses techniques, et sans doute aussi à cause d’elles, est une vaste entreprise de recyclage, à des fins productivistes, du matériau humain prolétarisé. Il s’agit de réparer les éléments charnels de l’hypermachine socio-économique abîmés. On pourrait aller jusqu’à dire qu’il n’y pas d’autre médecine aujourd’hui que militaire, de celle qui intervient en dernière instance sur le front de la guerre universelle de tous contre tous et du capital autoréférentiel contre l’homme. Elle ne prévient pas, elle guérit (et encore pas toujours), en vertu du principe de cloisonnement et d’irresponsabilité individuelle qui veut qu’on laisse aux autres, aux économistes et technocrates spécialisés, ou à personne, le soin (sic) d’orienter ou d’infléchir la ligne productiviste, la courbe de la croissance sans fin.

Les médecins en général, sans qu’ils le veuillent nécessairement, s’occupent bien plus de la santé de cette hypermachine que de celle de ses outils humains. Mais tout comme on ne peut pas servir à la fois Dieu et Mammon, on ne pourra pas bien servir à la fois l’intériorité mondiale mammonisée et l’intériorité individuelle en voie de vaporisation. Il faudra bientôt choisir entre l’une et l’autre. Il faudrait déjà avoir choisi.

Comme pour le réchauffement climatique, il y a basculement aujourd’hui vers la responsabilité sociale des dérèglements et des pathologies. L’activité humaine génère désormais ses propres maux à une échelle inconnue jusque-là. Elle en vient à compromettre des équilibres biosphériques complexes et fragiles. Elle change le climat et, à une vitesse qui ne leur permet plus une adaptation suffisante, la relation des individus avec leur milieu. La médecine officielle continue de faire comme si la biologie constituait son unique terrain d’intervention alors même qu’une prolétarisation galopante internationalise et socialise toujours plus la pathogénie.

Une médecine kunique serait donc une médecine appliquée aux conditions d’existence autant qu’à l’existence elle-même et se focaliserait sur le maintien général de l’équilibre socio-biologique, au moins sur les éléments risquant de le compromettre en amont, plutôt que sur le rétablissement de cet équilibre précaire une fois que celui-ci aurait été anéanti. Au lieu de fabriquer toujours plus de machines pour soigner les blessures de guerre provoquée par la Machine, elle s’appliquerait à diminuer les risques de blessure en diminuant l’impact de la Machine et ses dimensions. Ce dont il faut d’urgence guérir, c’est de la mammonisation elle-même. Pour cela, nous en appellerons à des médecins démammonisateurs, des chirurgiens machinologues et des immunologistes déprolétarisants.

Adrien Royo

mardi 12 avril 2011

Au sortir de la guerre, la France a passé contrat avec elle-même. Libérée du joug nazi, il fallait encore qu’elle se libère de ses fantômes. Les termes de ce contrat étaient énoncés dans le Programme du Conseil National de la Résistance. Il fut élaboré en pleine occupation et visait à unir dans un projet commun de reconstruction symbolique et matérielle les forces vives de la nation incarnées par ceux qui avaient désobéi : les dissidents, les tires au flanc, les fortes têtes et les grandes gueules. Ce n’était pas embrassons-nous Folleville, mais il était question de répartir les efforts futurs et les rétributions d’une façon particulière. Ce contrat a été résilié. Le pouvoir a décidé de le déchirer, le jugeant unilatéralement caduc. Aucun nouveau contrat global n’a ensuite été proposé. On jette, on sape, on saborde, et puis on laisse faire et laisse aller selon la méthode ultra-libérale séculaire. Ce qui veut dire qu’on laisse faire les puissants et qu’on laisse tomber les faibles. Le contrat a été dénoncé, cela veut dire qu’il ne lie plus les parties contractantes. Les forces vives de la nation d'aujourd'hui : les dissidents, les tires au flanc, les fortes têtes et les grandes gueules, n’ont plus entre eux qu’à en écrire un autre.