samedi 28 janvier 2012

De la liberté

Après cette dernière série de messages liés à l’actualité, il faut repréciser certaines choses concernant le kunisme. On pourrait croire sinon que j’abandonne Diogène au profit de Mermet.

Avec le kunisme, je propose une certaine lecture de l’évolution humaine et un projet d’émancipation. L’humanité, piégée par elle-même dans ses prothèses, disparaîtra bientôt (vidée de sa substance plutôt qu’anéantie physiquement), ou créera son individu qui n’est pas encore né. Voilà ma thèse rapidement énoncée.

L’extension prothétique de l’homme, ce que j’appelle son corps social : l’ensemble des machines collectives, symboliques ou physiques, interconnectées en une hypermachine autosuffisante, tend désormais à l’hypertrophie et déstabilise le soma primordial constitué synthétiquement d’un corps individuel, d’un corps social et d’un corps cosmique. Trois corps séparés mais ne faisant qu’un. Trinité morphologique, alpha et oméga de la condition humaine. Notre singularité d’espèce reposant sur un appareillage prothétique dont nous ne cessons de complexifier les procédures, au point de le voir s’affranchir par invasion de la totalité psychosomatique.

Nous ne comprendrons jamais rien à notre histoire tant que nous n’obtiendrons pas une vision claire et précise de sa structure.

Procédant comme un cancer au sein d’un métabolisme complexe hybride, ces prothèses prolifèrent en tumeurs qui s’attachent les unes aux autres pour produire une généralisation parasitaire létale. On pourrait filer la métaphore médicale jusqu’au constat immunologique en observant que l’immunologie individuelle s’inscrit dans l’immunologie sociale qui s’inscrit elle-même dans l’immunologie cosmique sans discontinuité profonde. Les trois immunologies, artificiellement séparées, constituant des cristallisations apparentes et superficielles d’une totalité cohérente, des séquences abstraites d’un continuum concret. L’immunologie sociale gagnant sur l’individuelle au gré de l’évolution, un équilibre fragile est rompu, et la naissance de l’individu, qui n’a encore jamais existé en tant que conscience trinitaire, se trouve entravée. Or, cette naissance identifiant le projet humain, c’est l’humanité même, comme promesse, qui disparaît avec lui.

Quel rapport avec la dette, le non-partage des richesses et les différentes crises d’aujourd’hui ? Un rapport éminemment logique.

Ayant laissé, par ignorance, paresse ou méchanceté, le corps social échapper, former une entité cybernétique quasi indépendante et monstrueuse (par sa masse et par sa direction), se servant des individus fantoches tout en interdisant la naissance des vrais individus (libres), l’être humain se voit, non seulement honteux devant la machine, comme disait Günther Anders, mais asservi par elle, au moyen d’outils qui lui semblaient pourtant émancipateurs.

Prenons la finance et la dette, par exemple. Voici un petit élément de l’économie générale, réservé d’abord à une élite bancaire privée, gérant l’outil de façon artisanale et mafieuse. Les grands banquiers prêtaient de l’argent aux États, aux marchands et aux industriels contre intérêts et ne se privaient pas de spéculer comme ils pouvaient en commettant par-ci par-là des délits d’initiés, des abus de biens sociaux (la richesse privée sans encadrement démocratique étant en elle-même un abus de bien social), voire des crimes purs et simples. Pendant quelques siècles, c’est une petite machine à énergie cupide, fidèle au principe de l’accumulation capitaliste, qui ronronne gentiment au centre du système. Mais au vingtième siècle, voilà que les choses s’emballent. Les États sous pression abandonnent leur prérogative régalienne de création monétaire, créent des entités régionales ou mondiales oligarchiques, favorisent partout une déréglementation autodestructrice, pendant que la technologie informatique se couple au réseau financier. A partir de ce moment, la petite machine prend le pouvoir, phagocyte l’économie, et s’emballe. La dette crée de la dette, la monnaie crée toujours plus de monnaie, et les financiers accaparent la richesse. Mais tout ceci n’est jamais que le rouage en surchauffe d’une machine plus large dont le principe est de n’en avoir pas. Il n’y a pas de plan général conscient, il n’y a qu’un laisser aller irresponsable servant des intérêts privés de court terme, dans une superbe ignorance ou un méprisant refus, au nom de la liberté, du projet humain de création de liberté. La partie du corps social appelée finance, imbriqué dans une structure complexe sans finalité, ajoute à la dérive globale sont arrogance particulière et bloque toute possibilité d’élaborer un corps social au service de la naissance. Le corps social parasitaire, comme un virus dans un système, bloque le métabolisme, ou en  détourne la fonction.

Cela ne signifie pas qu’une petite élite mondiale ploutocratique ne puisse pas par ailleurs élaborer un plan diabolique de prise de pouvoir total en promouvant par tous les moyens un nouvel ordre à son service, mais je veux dire que même cette imposture humaine participe à l’élan général dont elle sera au final, et comme les autres, la victime. Elle disparaîtra seulement avec l’arrogante certitude d’avoir œuvré pour elle-même, dans le lucre et le luxe, alors qu’elle n’était qu’un instrument du corps social pathologique dont elle nourrissait le chancre. Idiote utile d’une de ces applications cybernétiques, c’est-à-dire « machinales », subhumaines, fonctionnant à la surface d’un réseau international algo-dépendant (dépendant des algorithmes), s’alimentant de cupidité, de soif de pouvoir, de spoliations et de crimes, et amarrée aux différents complexes militaro-industriels de la planète, eux-mêmes soudés aux multiplexes politico-étatiques, tous reposant sur des systèmes symbolico-religieux à double tiroir, rationalistes en surface, mythologiques au fond.

Ce qui signifie qu’une simple élimination de l’imposture élitiste ne résoudra pas la totalité d’un problème dont le substrat est précisément d’ordre mystique ou mythologique. Sans la volonté de s’élever au niveau du corps total avec l’objectif de donner naissance à l’individu réellement libre, c’est-à-dire pleinement conscient (aux trois corps réconciliés), il n’y aura jamais pour l’Homme que des soumissions en cascades qui s’achèveront par la grande soumission finale et la disparition. Elimination des structures cybernétiques de domination, oui, mais à condition de s’appuyer sur un projet d’émancipation réel. Sous peine de voir, après une petite rémission, les métastases sociales reconquérir un espace individuel toujours en jachère.

Adrien Royo

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