dimanche 11 décembre 2011

On aurait grand intérêt en ces temps incertains à s’occuper de la réalité. Et l’une des réalités les plus massives aujourd’hui, une des plus nécessaires à saisir pour pouvoir appréhender le monde, est celle du salariat en tant que système d’échange inégal entre acheteur et vendeur de la marchandise force de travail. Réalité qui pour être refusée avec toute la force du déni névrotique dans ses détails les plus essentiels par ses possesseurs mêmes, c’est-à-dire tout le monde, n’investit pas moins chaque recoin de notre vie de citoyens libres et égaux. Il est étrange, à y bien regarder, que l’on s’occupe tant de la sécurité des enfants et de leur apprentissage des règles de la vie, tout en négligeant de leur enseigner le plus utile : leur future qualité de proie. Comme si les mamans oiseaux ou lapin cachaient à leurs petits la situation de prédation qu’ils auront à connaître adultes sur leur territoire. Dans sa transposition humaine, cette négligence entrerait aisément dans la catégorie pénale de non assistance à personne en danger. A l’école, l’enseignement de l’ignorance dénoncée par Jean-Claude Michéa a atteint un tel degré qu’il est bien inutile d’espérer quoi que ce soit de ce côté. S’il y avait une chose à apprendre pourtant, c’est bien que cette marchandise particulière, indissociable du corps humain, peut aussi, comme toute marchandise, être un objet de spéculation. Tout comme le prix d’une céréale augmente ou baisse en fonction des ordres d’achat ou de vente passés sur son marché, ou en fonction des quantités produites ou réservées, le prix de la force de travail varie selon les situations. Par exemple, si beaucoup de vieux restent sur le marché du travail faute d’une retraite digne et méritée, la demande de travail augmentant, son prix moyen baissera. Dans une situation générale où il apparaît nécessaire à nos dirigeants d’augmenter les profits en intensifiant la pression sur les salaires, et de transférés des richesses de la poche des salariés vers celles des banquiers et des spéculateurs, ne serait-il pas tentant d’agir effectivement sur l’augmentation de leur nombre. Augmenter la production d’une marchandise permet d’en diminuer le prix, de même, augmenter le nombre de salariés, et donc la force de travail à disposition, permet de diminuer les salaires, ou du moins d’en contenir la hausse. Plus de salariés égal plus de concurrence égal moins de salaire. Cela marche aussi quand on importe massivement de la main-d’œuvre extérieure ou quand le chômage croît. Calcul cynique, me direz-vous. Oui, mais tellement à la mode en ce moment. De là à dire que les réformes récentes des retraites ne visent que ce résultat, il n’y a qu’un pas que je franchis sans hésiter. Non pas d’ailleurs que les responsables le fassent toujours consciemment et de manière délibérée, mais la logique implacable de la structure amène ces choix. La structure est plus forte que les individus. C’est pourquoi, il faut changer la structure. Paul Jorion citait récemment dans une de ses vidéos une phrase du jeune Marx : « La ferme hérite de l’aîné ». Il voulait dire exactement cela que c’est la ferme, la structure, qui décide souvent de l’héritage selon ses besoins et non l’inverse, que la structure, la machine inconnue, exprime sa logique propre par le truchement des individus. Dans ce cas, la liberté ne consiste pas à faire ce qu’on choisit, mais à connaître les mécanismes du non-choix pour infléchir le mouvement de la structure. En attendant, il est facile à ceux qui tiennent le manche, les oligarques prédateurs, de rogner sur les salaires différés : retraites, prestations sociales, ou sur les moyens de reproduction de la force de travail : loisirs, culture, etc., tout en intensifiant la concurrence entre salariés pour préserver leur rente et leur patrimoine ou pour les faire grossir. La cupidité n’ayant pas de limite.

Pléonexie, c’est ainsi d’après Dany-Robert Dufour (« L’Individu qui vient », chez Denoël) que les grecs anciens appelaient le fait d’en vouloir toujours plus, d’empiéter sur le bien d’autrui pour augmenter le sien propre. Cette pléonexie, était pour eux une malédiction qu’il fallait combattre, pour nous au contraire, homme libres du XXI siècle, elle est une valeur qu’il faut promouvoir sous le nom de concurrence. La pléonexie devient ainsi le moteur de la structure. Structure qui commande de jeter dans la misère et la destruction parfois tout être qui n’a pas eu la chance de naître propriétaire. Mais aujourd’hui, un seuil a été franchi et il se pourrait bien qu’elle préfère même s’autodétruire que de céder un pouce de son désert.

Adrien Royo

Aucun commentaire: