samedi 13 septembre 2025

A L'école du Yoga Prolétarien

 

 

 

 

 

À l'ÉCOLE

DU

 YOGA PROLETARIEN

 

Adrien Royo

 

 

 

 

Je ne construis pas des maquettes de maisons souterraines, papa.

J'écris des livres souterrains.

Celui-ci est pour toi.

 


 

 

« Tout ce qui ne vient pas à la conscience... Ce qu'on ne veut pas savoir de soi-même... Ce que nous évitons de reconnaître en nous-mêmes, nous le rencontrons plus tard sous la forme du destin ». Carl Gustav Jung

Ainsi en est-il du Capital, qui ne vient pas à la conscience, qu'on ne veut pas reconnaître comme machine aliénante automatique, comme monstre social ou vampire inconscient, et qui donc se transforme en destin, en fatalité incompréhensible, pour les humains ignorants que nous sommes.

 


  

Préambule


 

Le yoga est un « système d'exercices », comme dirait Peter Sloterdijk (philosophe allemand contemporain), visant, non pas l'amélioration de la santé, ou l'harmonisation du corps et de l'esprit, ou encore la régulation des flux d'énergie, mais, plus profondément, l'émancipation de notre corps spirituel. En d'autres termes l'union (yoga) du corps physique et du corps « divin ». 

 

Le véritable objectif du yoga, dans sa pratique primordiale, en deçà de toutes les récupérations hygiénistes ou spiritualistes occidentales, est de libérer  notre « corps de vie » de notre corps égotique ; d'ouvrir ce corps directement observable, fabriqué, invisiblement moulé, ésotériquement sculpté par les croyances socio-culturelles du moment, au mystère du corps spirituel directement en contact avec la vie ; vie comprise comme force créatrice éternellement fluante qui gouverne l'univers ou le cosmos.

 

Le yoga prolétarien que j'imagine ici est donc un système d'exercices et d'émancipation destiné au prolétaire (qui n'est pas prolétaire aujourd'hui?) souhaitant se déprolétariser, c'est-à-dire se libérer de ce corps social alourdi de sottises qu'il voit dans son miroir et qui se prolonge au-delà de lui-même dans tout le champ de son exercice banal et quotidien. Car l'individu réel, gardons ceci en mémoire, n'est toujours pas né lorsqu'il prend sa dimension d'adulte social et se mire dans la glace pour s'assurer de son existence fantomatique.

 

Le yoga prolétarien, donc, comme exercice de conscience.

 

 

  

Avant-propos

  

Peut-être n'est-il pas inutile, à l'orée d'un texte à la fois dense et fragmentaire, invocatoire-évocatoire, qui cherche davantage à faire jaillir des étincelles de connaissance en créant des collisions sémantiques qu'à expliquer selon des normes académiques, d'apporter certaines précisions anthropologiques, et même ontologiques.

 

D'abord, j'affirme que l'individu n'existe pas autrement que comme expression tout à la fois d'un corps social et d'un corps cosmique ou divin sous-jacent. Il n'existe donc pas pour moi d'individu autonome hors communauté sociale et spirituelle. L'individu organique tel que pensé par la société contemporaine évoluant par lui-même et pour lui-même n'a tout simplement aucun sens, et il est par suite impossible de concevoir aucun épanouissement ou émancipation purement individuels. Ou bien nous décidons, en tant qu'expression particulière d'une communauté, de nous soumettre à la forme sociale du moment avec ses contradictions, ou bien nous décidons de nous soumettre à la forme divine sous-jacente qui ne connaît ni individu ni société. A cela se limite notre libre-arbitre en matière essentielle. Ne pas faire de choix revient à choisir évidemment la soumission au corps social. Ce n'est que lorsque les deux formes, sociale et spirituelle, s'harmonisent qu'un équilibre de l'individuel, expression particulière du communautaire, peut advenir. Nous ne sommes pas ici dans l'univers du droit mais dans celui de l'anthropologie. Le droit n'est que l'ensemble des dispositions contractuelles d'une société donnée, garanties par un Etat, pour assurer une certaine cohésion au bénéfice des puissants. Il ne dit rien des relations de l'Homme avec lui-même.

 

Ensuite, j'entends par Capital (avec une majuscule) une expression historique contemporaine d'un corps social devenu universel, devenu monde ; le nom en quelque sorte de la matrice sociale ayant atteint le plus haut degré de pureté économique, c'est-à-dire d'aliénation. Autrement dit le Capital serait dans les pages qui suivent le nom d'une maladie mondiale auto-immune du corps social le faisant s'auto-invalider. Nous sommes très loin de la vision purement économiste que le vocable véhicule généralement. C'est à l'histoire de cette auto-invalidation que j'invite le lecteur.

 

  

Introduction

 

 Si deux parallèles se croisent à l'infini, rendons-nous ici au point précis où commence cet infini, au point où se rencontrent la ligne utopique du capital, expression de l'enfer, et la ligne divine dont nous sommes faits. Deux lignes qui ne s'atteignent pas dans la conscience superficielle et dont l'une pourtant détermine l'autre.

 

Car voyons ! L'une traverse l'enfer qu'elle crée elle-même pour aller nulle part : part nulle dont elle croit faire un paradis ; l'autre vise le paradis originel dont elle n'est jamais sortie. Là où commence le paradoxe commence aussi la vraie pensée. Une chose peut exister sans être ou être sans exister.

 

A l'entrée de l'infini, je vous prierai d'ailleurs de laisser vos chaussures. Chaussures aux semelles trop lourdes de faux savoirs qui sont de vraies croyances : des croyances dont on fait des savoirs ou des savoirs dont on fait des croyances.

 

D'un côté la droite du vécu illusoire se donnant pour seul vrai, de l'autre celle du vécu divin imperceptible aux âmes bien nées. Bien nées selon les règles du pouvoir régnant. Je m'adresserai donc ici en priorité aux âmes mal nées : qui se sentent ou qui se savent ailleurs. 

 

Il y a la vie sociale avec ses règles ignorées du « socialiste » même (celui qui participe du social), et la vie cosmique qui gouverne le social tout en le laissant s'exprimer comme il veut ou comme il peut.

 

Je dresse ici une carte à double entrée, sociale et cosmique, en expliquant avec Marx le fonctionnement intrinsèque et compréhensible de la première entrée, et laissant le mystère de la seconde s'exprimer selon ses propres lois.

 

 L'allégorie de la marionnette

 

Il était une fois une marionnette qui, par hasard ou par nécessité, quitta la scène pour gagner les gradins. Elle devint la spectatrice de son propre spectacle. Elle vit ses congénères marionnettes bouger sur la scène et découvrit le marionnettiste. Elle n'était donc pas l'être autonome qu'elle imaginait. Elle s'éloigna encore et, sortant de la salle, aperçut en arrière-plan la grande Machine dans laquelle le marionnettiste lui-même semblait pris, entraîné, roulé comme un caillou dans la rivière. Elle s'approcha et prit conscience des rouages, de la précision horlogère des mouvements mécaniques. Elle plongea dans les tréfonds d'acier de ce labyrinthe presque mythologique, s'efforçant d'en découvrir les secrets. Après moult recherches, enfin, elle arriva au centre et ne vit qu'un miroir. Ayant voulu savoir, elle finit donc par se voir voyant. Ce Minotaure de conte ancien, n'était-ce donc que cela : son image dans le miroir ? Ici, au fond du labyrinthe, au fond de la Machine, s'attendait-elle elle-même depuis toujours pour se dévorer ? Mais alors ! Exista-t-il jamais un labyrinthe, une machine, un théâtre, un marionnettiste, une marionnette ? Assurément oui puisque cette marionnette au moins reprit son rôle comme si de rien n'était. Peut-être alors qu'un ailleurs n'avait aucun sens! Et pourtant elle quitta bien la scène un jour et parcourut le labyrinthe puisqu'elle se savait maintenant marionnette à fil dans un théâtre-machine derrière lequel gisait un miroir où elle se mirait.

 

 

 

Réalité de l'amour, amour de la réalité.

 

C'est parce que le Tantra, ou l'Advaïta, ou le Christ, sont l'amour inconditionnel du manifesté qu'ils peuvent si bien manifester l'amour du manifestant.

 


 

 

Chercher à être et non à obtenir.

Chercher à être et non à devenir.

 

 

 

Oui, que chaque homme, que chaque femme, que chaque enfant, sans distinction de naissance, de caste, de faiblesse ou de force, apprenne et sache que derrière les faibles et les forts, derrière les puissants et les humbles, derrière tous et chacun, est cette Âme infinie, qui assure à tous les possibilités infinies et les capacités infinies de la grandeur et de la bonté ! Debout ! Éveillez-vous ! Et ne vous arrêtez plus, que vous n'ayez atteint le but ! Éveillez-vous ! Éveillez-vous de cet hypnotisme de la faiblesse ! Nul n'est réellement faible : l'Âme est infinie, omnipotente, omnisciente. Debout ! C'est une religion faiseuse d'hommes qu'il nous faut. C'est une éducation faiseuse d'hommes qu'il nous faut. Ce sont des doctrines faiseuses d'hommes qu'il nous faut. Et voici la pierre de touche de la vérité : tout ce qui vous rend faibles, physiquement, intellectuellement, spirituellement, rejetez-le ! C'est un poison. La vie n'est point là. La vérité n'est point là. La vérité est force. La vérité est pureté. La vérité est lumière. Elle est la source de l'énergie... Abandonnez vos mysticismes affaiblissants et soyez forts ! Les plus grandes vérités du monde sont les plus simples, simples comme votre propre existence.

 Vivekananda : « Le Vedânta et son application à la vie de l'Inde » cité par Romain Rolland.

 

  

Devenir ce que l'on est déjà est le but de toute véritable mystique. Que l'on appelle cet être-déjà-là-que-nous-sommes Tao, Shiva, Brahman ou Dieu, c'est tout un.

 

 

Avertissement intempestif

 

 

La censure se présente sous trois formes :

diversion, interdiction ou noyade.

 

 

L'interdiction pure et simple est la plus honnête. Elle ne se cache pas. Tout le monde la voit et la connaît.

 

La diversion est la plus insidieuse et sournoise. Elle produit l'intériorisation de l'interdit et donc sa plus grande efficacité. La joie et le bonheur sont ce que la société du moment promeut et rien d'autre. Tout le reste devient indésirable. C'est la joie et le bonheur par la consommation et la publicité. La consommation du pré-consommable déjà préparé par la machine consommante et le prêt-à-penser publicitaire, marketing du vide aliénatoire.

 

Mais la version la plus vicieuse de la censure est certainement la noyade. Elle oblige à passer par l'interprétation la plus superficielle, les simplifications les plus ridicules, avant d'aborder le regard complexe. Elle identifie fallacieusement toute pensée à sa caricature et oblige le penseur véritable à se noyer dans des justifications inutiles avant de pouvoir aborder le vrai sujet de sa pensée. Un bel exemple nous est offert avec l’œuvre de Marx. Avant d'en arriver au cœur du propos, à savoir la baisse tendancielle du taux de profit et ses conséquences, on vous forcera à passer par toutes les impostures anarchistes, léninistes, staliniennes, trotskystes ou maoïstes et à ployer le genou devant toutes les idoles néo-totalitaires. Le temps de faire comprendre à votre interlocuteur que Marx était le premier anti-marxiste vous aurez atteint le stade suprême de l'épuisement et vous n'aurez pas encore commencer à parler de l'abolition de l’État, de la marchandise et de l'argent. De même avec le Christ. Il vous faudra partir de Saint Paul, passer par Saint Augustin, Constantin, l'Inquisition, l'évangélisation du monde, les croisades, les guerres de religion, la Réforme, la conquête de l'Amérique, la colonisation et la liste exhaustive de tous les papes de Rome et d'Avignon avant d'espérer atteindre le cœur du Christ c'est-à-dire le pardon et l'amour inconditionnel. De même encore avec le Tantra où il vous faudra plonger au cœur de l'érotisme pseudo-spirituel le plus adapté aux nécessités idéologiques de l'époque avant d'en arriver au corps du sujet et à la reconnaissance de soi.

 

Il en va ainsi en période rationaliste où la raison se retourne et, comme un chien poursuivant sa queue, tourne en rond pour ne rien dire.   

 

 

 

Je pense aux gens qui n’ont pas de pain, et à ceux qui en ont trop, je pense à la terre et au soleil qui font pousser les plantes. Je me sens à la fois idéaliste et matérialiste. Le prétendu idéaliste ne voit pas le pain, ni le prix du pain, et le matérialiste, par un curieux paradoxe, ignore ce que signifie cette chose immense et divine que nous appelons “la matière”.

Marguerite Yourcenar « Les Yeux Ouverts »

 

 

 

1

 

Le Tout est Un. Un est le Tout.

 

 

2

 

Sans commencement ni fin, le Tout est.

 

 

3

 

Avant tout espace est l'Un.

 

 

4

 

Le Tout-Un n'a pas de nom.

Le nom qu'on lui donne n'est pas le Tout.

 

 

5

 

Un est le non-deux mais le non-deux n'est pas encore tout à fait l'Un.

 

 

 

 

Le créateur est celui qui se tait. Il ne cherche pas. Ne pouvant chercher que dans sa mémoire, il ne trouverait que ce qu'il projette : le connu et non le neuf. C'est le monde qui, dans son silence, le trouve. L'univers est à sa disposition.

Eric Barret « Le Seul Désir »

 

 

La croyance est le masque de la peur, la fuite hors de soi, la projection, l’auto-justification et l'autosuggestion, la prière de la soumission à soi-même en tant que « on », en tant qu'inconnu pressenti comme usurpateur du moi sans que le moi veuille véritablement saisir cette vérité dans toutes ses conséquences.

 

Au contraire, la foi est une relation de confiance de soi à soi. Elle implique un regard sincère sur le mensonge inhérent à toute projection, une acceptation et un renoncement. Une acceptation de ce qui est en tant qu'expression indépassable de la vie et un renoncement à toute projection compensatrice et faussement rassurante. 

 

La foi est vie, la croyance est mort. La foi anime, la croyance fige.

Or la croyance est partout et d'abord là où l'on croit qu'elle ne peut se trouver.

 

 

 

La vertu suprême n'est pas délibérément vertueuse et ainsi est-ce de la vertu. La vertu mineure pense sans cesse à être vertueuse et ainsi n'est pas de la vertu. La vertu suprême est sans effort mais rien n'est laissé inachevé. La vertu mineure agit en force mais n'accomplit rien.

 

 

Lao Tseu


 

 

I

 

 

Une Histoire

 

Le récit matérialiste de l'histoire humaine décrit une épopée : l'épopée de la marchandise comme rapport social évoluant vers l'hégémonie absolue. La valeur d'échange, qui transforme tout objet en brume existentielle, produit sous le nom de monnaie un universel abstrait qui remplace le concret particulier. Une chemise, un tabouret ou un smartphone, ne s'échangent pas contre un pantalon, une chaise ou une tablette, mais contre une certaine quantité d'argent qui représente l'ensemble des objets ou services ayant la même valeur. La valeur abstraite se substitue à tout objet concret. 

La valeur d'échange est donc une abstraction qui investit peu à peu le champ entier de la pratique humaine. Le travail devient abstrait en se socialisant, la richesse de même. L’État, la nation, la production, la consommation, les rapports humains, la santé et les loisirs, tout cela devient abstrait, c'est-à-dire médiatisé par l'argent. Comme l'argent, qui n'est rien en soi qu'une marchandise choisie comme équivalent universel, et servant entre autre à échanger, devient le seul et unique objet de tous les désirs à la place des objets réels du désir auxquels il donne accès, il a cette capacité de dissoudre la matière qu'il représente et plonge celui qui le possède dans un monde abstrait, c'est-à-dire réduit à ses désirs ou fantasmes.

C'est ainsi que la valeur d'échange finit par créer un monde à son image, abstrait à souhait, où tout concret est banni. Et, puisqu'elle produit du faux à la chaîne, ce faux devient le vrai par habitude, et tout est inversé. L'esprit humain se noie dans sa création et meurt de son mensonge. D'où les désirs récurrents et impuissants de retour au concret par tous les moyens.

Cet aspect de la réalité humaine a été théorisé par Marx dans le Livre I du Capital sous le nom de fétichisme de la marchandise. La marchandise se présentant à chacun sous la forme concrète d'objet et voyageant pourtant dans le champ humain sous la forme abstraite de rapport social. Un peu comme la particule de matière apparaît à la fois comme onde et comme particule à celui qui l'observe en fonction des conditions d'expérience auxquelles il la soumet. Tout se passe comme si le nuage de la marchandise se cristallisait en objet solide au moment de l'acte d'achat ou de vente, avant de reprendre sa forme de nuage (cloud) dès que l'attention est relâchée. D'où la nécessité de recommencer toujours l'expérience, compulsion d'achat, pour se sentir exister malgré tout.

De ce fétichisme de la marchandise de Marx résulte nécessairement, après un siècle d'évolution, le Spectacle de Guy Debord. Lorsque le fétichisme marchand investit le champ du social au point de former un brouillard élucubrant à la surface du monde, il devient spectacle intégral au sens de double ou de semblant. L'apparence du monde n'aura pas trop changé tandis que sa réalité sous-jacente se sera purement et simplement inversée. Le faux universel a remplacé le vrai dans un mouvement subreptice, une sorte de saut qualitatif, favorisé par le désir individuel du faux spectaculaire. Chacun voulant échapper à lui-même par l'imaginaire marchand qu'il pense libérateur.

Le Spectacle selon Debord n'est pas une zone particulière de la société devenant hégémonique, son service culturel devenu fou, il est le nom même de cette société, sa vérité ontologique, son substrat. Désormais le vrai est un moment du faux. Tout est faux intégralement, et c'est le vrai qui est mis en demeure de s'expliquer devant les tribunaux populaires démocratiques tandis que le faux s'ébroue à la lumière des projecteurs. Comme lorsque sous Staline on devait avouer individuellement des crimes qu'on n'avait pas commis pour maintenir le mensonge social du pouvoir criminel. Le mensonge était alors scientifique et totalitaire, il est désormais scientifique et démocratique avec une propension a redevenir totalitaire.

Dans le monde actuel, le concret est abstrait et l'abstrait concret. Demander du concret c'est donc vouloir le mensonge, tandis que plonger dans l'abstrait c'est entrer en vérité.

L'abstrait, c'est par exemple la contradiction interne du capital dont le mouvement tend vers la valorisation éternelle tout en détruisant nécessairement les moyens de cette valorisation. En simplifiant, je dirais que le travail produit la richesse qui détruit le travail. Qui veut comprendre le détail devra s'intéresser à la baisse tendancielle du taux de profit telle qu'expliquée par Marx dans le Livre III du Capital et à l'évolution de la plus value relative liée aux gains de productivité technologiques.

Ce mouvement contradictoire est le moteur de l'histoire. Il détermine notre réalité extérieure économique, politique, sociale, médiatique et culturelle et répond à nos projections intérieures. C'est un mouvement mécanique auto-alimenté que nous laissons s'exprimer par ignorance de notre puissance intérieure et spirituelle autonome. Il fait bouger ses marionnettes élitistes en leur faisant croire qu'elles sont toutes-puissantes parce qu'elles s'imaginent posséder quelque chose. Elles ne possèdent rien, et dans ce processus, perdent davantage à mesure qu'elles gagnent. Leur perte ou leur chute n'est tout simplement pas aussi évidente et brutale que pour les autres. Celui qui croit maîtriser extérieurement quoi que ce soit dans ce processus est le plus aveugle de tous. Le processus fonctionne pour lui-même et se nourrit de l'ignorance quant à son principe intérieur. Il est une projection de chacun dans le tout et ne peut disparaître que dans le tout de chacun. Il est le symptôme d'une pathologie sociale qui ne peut trouver son remède que dans la conscience individuelle.

La correspondance entre microcosme et macrocosme joue encore pleinement ici. A une misère intérieure amplifiée par le nombre correspond une maladie extérieure et sociale qui, par effet d'illusion, semble indépendante. Un monstre intérieur se projette, devient autonome, grossit démesurément, et hante l'individu oublieux de sa création. Mais le mensonge devient tellement visible un jour que le déni décline. Le poids du monstre l'affaiblit, ses pieds d'argile se fendent, l'individu sent vibrer en lui la force du doute. La séparation est anéantie, l'individu apprend par la maladie qu'il est cette puissance même qui l'asservit.

Le prolétaire, l'être socialement dépossédé, c'est-à-dire la quasi totalité de l'humanité aujourd'hui, apprend la liberté par son aliénation même et crée les conditions d'abord intérieure de son émancipation. Il apprend ce qu'il est par ce qui lui revient. Il se connaît par l'extérieur et se change par l'intérieur.

L'éveillé est donc un prolétaire qui se connaît comme tel. C'est ainsi que je comprends Marx. La révolution qu'il appelait de ses vœux est une révolution de conscience. J'observe le monde pour me connaître moi-même.

Le prolétaire n'est pas là pour abattre la bourgeoisie, elle le fait déjà elle-même. Il est là pour prendre conscience de la non-séparation et donc de l'amour. Et il ne le fait pas parce qu'il est meilleur mais parce que sa condition de dépossédé le pousse dans ses retranchements. La maladie générale qui sévit pour tous mais qui l'atteint plus durement dans sa chair provoque chez lui un saut de conscience et un élan d'amour. Il comprend que l'aliénation c'est lui parce qu'il est le dernier sur la liste des vainqueurs possibles. Les féodaux avaient les bourgeois, les bourgeois les prolétaires, les prolétaires n'ont plus personne, ils sont seuls face à eux-mêmes. Soit ils disparaissent, soit ils changent. Mais ils n'ont pas à changer un système extérieur pour changer leur condition, ils ont à changer leur système intérieur pour que le monde change. C'est en ce sens que les derniers seront les premiers.

Marx avait donc raison, mais pas comme il le pensait. Les prolétaires ont bien pour mission historique d'instaurer une société sans classes, mais pas par une guerre de classe, par une médiation de classe plutôt et un non-agir.

 

  

 

 

6

 

La matière et l'esprit ne font qu'un. Il ne peut y avoir ni matérialisme sérieux ni spiritualisme conséquent. Il ne peut y avoir que de la conscience prenant formes.

 

 

7

 

Dire le sans-forme est trahir. Ne pas dire le sans-forme est trahir tout autant. Sachant qu'il n'est de trahison que pour la forme dans la séparation d'avec le Tout qui ne peut avoir lieu.

 

 

8

 

Accepter la trahison ici donne la mesure de la connaissance là.

 

 

9

 

Savoir que «je» n'est ni ceci ni cela prouve que «je» connaît qu'il est aussi ceci et cela. Le plan de la connaissance change, la connaissance ne change pas. Ainsi de l'écran qui reçoit les images sans être affecté par aucune.

 

 

 

 

II

 

Non-agir

 

 

L'agir véritable est non-agir. L'action véritable est non-action. C'est le fameux Wu Wei taoïste qui est si difficile à comprendre pour un moderne. Il se retrouve dans la prière chrétienne « Père, que Ta volonté soit faite et non la mienne ! ». Il se retrouve aussi, de façon paradoxale et limitée, dans le fatalisme marxien qui pourrait se résumer à la prière matérialiste suivante : que la volonté de la Valeur (d'échange) soit faite et non la mienne ! Il se trouve encore dans le Tantra lorsqu'il est question de se reconnaître soi-même (Vijnana Bhaïrava) en tant que Conscience manifestée et donc en tant qu'un rien qui est tout. Il est là aussi dans l'Advaïta Vedanta quand est reconnue l'unité du moi, du Soi et de Brahman.

Qui agit en définitive ? Qu'est-ce qui agit à travers nous ?

Ce qui agit d'abord dans l'espace social manifeste, dans la machine que nous sommes à nos propres regards, dans l'usine globale que constitue la matière du monde moderne, c'est de toute évidence la valeur d'échange dont le mouvement détermine toute chose à sa surface comme l'océan détermine la vague et l'écume.

Il y a ensuite, en-deçà de cette surface mouvante, ce que j'appelle dans ces pages le Réel : le substrat de toute réalité dont le non-mouvement détermine le mouvement, comme la vibration originelle et permanente, sans commencement ni fin, détermine tout accord individuel.

Non-agir, en définitive, loin de la résignation ou de la soumission qu'il semble évoquer dans un premier temps, revient pour l'individu, dans la compréhension multi-séculaire, à disparaître à son illusion pour renaître à sa réalité. Laisser le véritable agent déterminer l'histoire sans interférer en tant que faux agent croyant savoir. Laisser la vérité se donner à voir et à sentir plutôt que de projeter des vérités évanescentes sur la toile du vide et de la mort. Laisser le Réel reconnaissable (sans être connaissable) vibrer comme il doit. Soumettre nos mains à la loi du Réel.

Que signifie par exemple, dans le monde visible, abolir le prolétariat (avec l’État, la marchandise et l'argent qui vont avec) sinon, selon Marx lui-même, laisser le réel de la valeur d'échange à son mouvement d'auto-abolition ? Et le véritable révolutionnaire, quel est-il dans ces conditions ? L'adolescent révolté, le jeteur de pavés, le barricadier de 48, de 71 ou de 36, l'antifa hystérique, l'écologiste du GIEC, ou le banquier anarchiste de Fernando Pessoa (poète portugais de la première moitié du 20e siècle) que j'associe spontanément à l'instant où j'écris à la personne de Ramesh Balsekar, disciple de Nisargadatta Maharaj (maître indien de la non-dualité), et banquier à Mumbai ?

Que signifie agir si l'on ignore ce qui agit à travers nous ?

Si la valeur d'échange par exemple fait l'histoire et que cette histoire mène à son abolition, ne serait-il pas urgent de renoncer à toute idée préconçue quant à son devenir pour laisser se déployer librement toutes ses potentialités auto-révolutionnaires ?

Tout ici est dans la conscience. Je nage dans et avec le fleuve en essayant d'en comprendre les lois ou bien je m'épuise à vouloir le maîtriser ?

De même avec le fleuve de la vie.

La vie circule en moi et accomplit son cycle. Je peux la laisser faire en conscience, me diluer dans son courant, ou bien essayer d'en tordre le cours pour qu'il s'accorde à mon désir comme le cinéma d'André Bazin cité au générique du Mépris, le célèbre film de Jean-Luc Godard : « le cinéma substitue à notre regard un monde qui s'accorde à nos désirs ». L'histoire du monde ne serait-elle pas alors l'histoire de nos désirs cachant la réalité du monde ?

D'un côté j'ai la foi (la confiance en conscience), de l'autre j'ai l'action telle qu'entendue généralement, c'est-à-dire la gesticulation impuissante. D'un côté le non-agir, agir véritable, de l'autre l'agir imaginaire, inconsciente agitation. Le non-agir est agir, l'agir est non-agir. Se voir comme révolutionnaire, ou progressiste, ou acteur, ou voulant, c'est accepter l'aliénation. S'accepter comme soumis à la Vie est la seule manière de se rendre libre.

  

 

 

Ce que le monde entier d'aujourd'hui attend, et peut-être plus encore les classes inférieures que celles d'en haut, plus les ignorants que l'élite, plus les opprimés que les oppresseurs, - c'est la grandiose idée de l'unité spirituelle de l'Univers... La Réalité unique et infinie, qui existe en vous, en moi, en tous, dans le moi, dans l'Âme... cette idée que vous et moi ne sommes pas seulement frères, mais que vous et moi sommes Un... L'Europe en a besoin aujourd'hui, tout autant que nos masses accablées ; et ce grand principe forme, à cette heure, inconsciemment, la base de toutes les plus récentes aspirations politiques et sociales de l'Angleterre, de l'Allemagne, de la France, de l'Amérique.

Vivekananda : « Le Vedânta et son application à la vie de l'Inde » cité par Romain Rolland.

 

 

 

III

 

 

La marchandise est par nature internationale et cosmopolite, asociale, anti-naturelle, anti-historique, anti-dialectique, anti-discursive, mesquinement matérialiste et anti-spirituelle. Elle ne supporte aucune limite territoriale, symbolique ou temporelle, et aucune évolution en conscience. Elle est profondément liée à nos formes inconscientes les plus primitives, à notre fonds pulsionnel le plus souterrain, à notre volonté de toute puissance infantile qui débouche sur l'impuissance la plus totale, à nos contradictions humaines les plus obscures. Elle est l'expression de nos peurs et de nos culpabilités.

Son développement ressemble à celui d'un égrégore, à une forme-pensée collective envahissante qui décide de nos mouvements les plus intimes.

Elle est cet enfant intérieur collectif coincé dans la forteresse de ses illusions. Illusions que cet enfant avait édifiées en défense de son territoire d'amour et qui se transforment en prison ?

Le monde que nous avons créé collectivement est un monde de la marchandise dans lequel nous devenons nous-mêmes une marchandise. Mais cette marchandise n'a de pouvoir sur nous que parce que nous la considérons comme extérieure, que parce que nous la voyons comme une construction sociale sans lien direct avec nos profondeurs individuelles, que parce que nous nous obstinons à la comprendre comme une simple matrice dans laquelle nous évoluons et que les "autres" persistent à vouloir. Nous sommes aliénés, oppressés, exploités, et attendons l'effondrement, la révolution, ou le retour à la normale qui ne peut avoir lieu.

Il existe vraiment une lutte de classes. Il serait stupide de la nier. Il existe vraiment une dialectique historique en mouvement qu'il serait irresponsable de ne pas voir. Mais cette lutte de classes cache et exprime à la fois une lutte plus profonde qui est cette lutte intime que nous menons obstinément contre nous-mêmes et qui s'extériorise en lutte de classes.

Marx nous a donné les clés de compréhension de cette impasse historique. Il a dévoilé le mécanisme par lequel une relation sociale particulière se cristallise, s'autonomise, et devient hégémonique. Le fétichisme de la marchandise est une de ces clés, ainsi que la baisse tendancielle du taux de profit, la plus-value relative, et la composition organique du capital.

Avec ces notions bien comprises, nous avons tous les outils nécessaires pour appréhender notre système social universel. Mais jusqu'ici, cette compréhension, si toutefois il est permis de considérer comme telle les nombreuses interprétations du siècle passé, n'a débouché que sur la révolte impuissante, la défaite, la soumission à une nouvelle autorité bureaucratique, ou le désespoir. C'est que le mensonge à soi est le plus invisible de tous, le plus difficile a admettre. C'est que le déni est le rapport à soi le plus commun.

Certes, l'extrême marchandise que nous vivons est monstrueusement puissante et infernale. Mais elle est aussi le moyen de l'émancipation réelle. Sa puissance même pousse à l’introspection. Étant invincible par l'extérieur, elle renvoie nécessairement tout individu à lui-même et à son intériorité. Elle oblige à une remise en question intime et renversante. Qui suis-je vraiment pour extérioriser un tel monstre ? Suis-je donc ce monstre même ? Et si oui, pourquoi quelque chose en moi le refuse-t-elle ?

Si le monstre est extérieur et puissant au point de faire de moi son outil, je ne peux rien contre lui. Si, au contraire, il est une part de moi, je peux le changer. Je ne peux changer les conditions extérieures de ma vie qu'en les acceptant comme miennes, en les aimant comme expressions de mon enfant intérieur blessé, comme un moment de mon évolution intérieure à dépasser. C'est là que se rejoignent les élans révolutionnaires extérieurs et intérieurs. C'est là que s'établit le contact entre la nouvelle spiritualité affranchie des formes sclérosées et le mouvement prolétarien des origines lié aux tentatives d'émancipation des sociétés anciennes occidentales.

C'est ainsi que toute connexion avec le divin contemporain devient aussi une force de transformation sociale, la société et l'individu ne pouvant jamais réellement se dissocier dans la matière. L'une étant l'expression de l'autre.

La révolution ne peut être qu'une révolution de conscience individuelle avant de se matérialiser en une forme extérieure commune. Sans cela elle ne saurait être autre chose qu'une répétition du même sous une autre forme et donc une contre-révolution masquée.

 

 

 

 

10

 

Tout-Un n'a pas de nom.

 

 

11

 

Ce que désigne Tout-Un n'est pas le Tout.

 

 

12

 

Indicible, ineffable, innommable, voilà le Tout-Un pour nous.

 

 

13

 

En lui-même,Tout-Un est le Réel.

 

 

14

 

Tout ce qui apparaît comme étant Lui sans être Lui pour nous est donc le Non-Réel.

 

 

15

 

Réel et Non-Réel sont une seule et même chose au plan de la Réalité.

 

 

16

 

Réel et Non-Réel ne sont pas la même chose au plan de l'apparence.

 

 

 

 

IV

  

Tout le monde voit le symbole du Yin et du Yang chinois : un cercle avec deux éléments qui s'opposent en se liant ? Eh bien ! capitalisme et anticapitalisme sont les deux éléments qui se lient et s'opposent tout à la fois dans un cercle que j'appelle, il faut bien nommer les choses pour qu'elles intègrent le monde humain, prolétarisme.

 

Dans l'univers de la marchandise nous sommes tous des prolétaires (du latin « proletarius » : pauvres qui ne comptent aux yeux de l’État que pour leurs enfants, c'est-à-dire pour le maintien même de cet État) des prolétaires au service de la valeur s'autovalorisant. Comprenons qu'au niveau du prolétarisme, contrairement au niveau inférieur avec son opposition factice, il n'y a plus de pauvres ni de riches mais seulement des prolétaires, des esclaves placés à des échelons différents de la machine aliénatoire qu'ils créent eux-mêmes pour eux-mêmes, des auto-esclaves en quelque sorte. Le confort des uns cachant mieux que la pauvreté des autres la même aliénation fondamentale. C'est pourquoi je recommanderais d'en revenir aux catégories sartriennes du salaud et de la mauvaise foi. La mauvaise foi étant le propre de ceux qui se croient libérés par ce qu'ils possèdent, et deviennent des salauds en privant du nécessaire les autres esclaves qui eux ne peuvent pas fuir leur condition réelle d'esclave dans l'imaginaire du confort. Nous sommes en plein dedans avec la révolte des Gilets Jaunes. Une minorité de salauds spectateurs contre une masse de révoltés sincères d'autant plus détestée qu'elle présente en miroir la réalité existentielle de tous.

 

Mauvaise foi propre des salauds, donc... Et parmi ces salauds, au sens sartrien du terme, il y a les anticapitalistes qui se croient au-dessus des autres parce qu'ils pensent avoir compris la société de classes, et qui s'opposent en premier lieu à leurs camarades de classes comme ils l'ont toujours fait à travers l'histoire. Car le salaud, avant la conscience réelle de sa condition, préfère le maintien de l'illusion qui lui vaut une supériorité relative dans le monde de la mauvaise foi. Il préférera donc toujours l'illusion a la réalité et la création d'oppositions factices a la réalité du tout aliénatoire. Il lui faudra trouver des bourgeois d'abord, des petits bourgeois ensuite, et des fascistes dans un troisième temps, pour justifier son existence de petit curé prolétarien. Il sera prêt bien entendu à en inventer si par extraordinaire ils venaient à manquer dans le monde réel. Le plus souvent, il n'aura pas trop à chercher, pleins de curés de tout bord étant toujours prêts à en découdre avec leurs pairs pour maintenir l'illusion qui les promeut.

 

Mais tout cela paraîtra sans doute peu scientifique à des esprits bourrés de lumières. Je vais donc proposer ma propre formule mathématique de la bonne foi : E=MC2. L'énergie de l'auto-effacement individuel est égale à la masse technologique multipliée par la vitesse du capital au carré.

 

Je rappelle aussi que l'anticapitaliste vise à se libérer du capitalisme pour vivre en prolétaire, alors que l'antiprolétariste vise à se libérer du prolétariat lui-même pour vivre en homme. L'anticapitaliste est donc un marxiste, un idéologue borné, et l'antiprolétariste un simple humain conséquent.

 

La formule du prolétarisme, en dernière instance, est la suivante : le travail social humain vivant du capital détruit le travail social humain vivant du capital. Comment donc dans ces conditions un prolétaire, vecteur de ce travail social humain vivant du capital, pourrait-il survivre à sa disparation ? Dans cet abîme, il y a tout Marx.

 

 

 

 

17

 

En tant que partie du Réel, « je » ne voit pas le Tout. Comme la cellule ne voit pas le corps alors que le corps peut voir la cellule qui le constitue, « je » ne peut voir le Réel. Il peut seulement le connaître en dépassant les illusions propres à sa forme d'être et donc de connaître.

 

 

18

 

Que ce soit par la pratique (méditation, exercices, yoga, etc.), par la dévotion (culte, rituels, prières), ou par la connaissance (étude, lecture et commentaires des textes sacrés), c'est la remise en question permanente en même temps que l'acceptation inconditionnelle qui permet de franchir par étape le pont entre Réel et Non-Réel, entre connaissance et ignorance.

 

 

 

V

  

Dans la période mouvementée que nous vivons, tout nous pousse à interroger salutairement la relation du je avec le nous. Quand le nous entre dans l'une de ces phases délirantes qu'il connaît régulièrement, il fait bouger les lignes d'un « je » qui se pensait jusqu'ici à l'abri de son ombre. Poussé dans ses retranchements, l'individu sort de son antre, et, le nez au vent, se regarde enfin lui-même dans l'autre. Qu'a-t-il fait ? Qui est-il intrinsèquement pour qu'un tel délire ait lieu ?

Sauf à considérer l'organisation de son monde comme parfaitement hors du monde, il doit se rendre à l'évidence, ce monde c'est lui.

Le « nous » vivant est l'expression du « je », et le « je », en retour, est une émanation du « nous ». Mais comment cette relation s'instaure-t-elle et quel est son mouvement ?

 

 

 

 

 « - Cessez de former un concept sur ce qu'est ou non la non-dualité ! L'ouverture, c'est la beauté. La non-dualité est encore une référence à la dualité. Il y a quelque chose au-delà de la dualité et de la non-dualité.

 - C'est difficile à comprendre.

 - C'est impossible... »

Eric Barret « Le Seul Désir »

 

 

 

 

VI

 

La liberté n’existe pas quand l’individu est soumis à son corps social, elle existe encore moins quand l’individu s'en croit totalement affranchi. L’individu est indissociable d’une communauté. Et le ciment d’une communauté, quelle qu’elle soit, ce sont ses mythes, les histoires qu’elle se raconte, sa poiêsis. Ils sont l’expression d’une sorte de « pensée » du corps social. Cette « pensée » du corps social, qui n’est pas indépendante, qui doit être à chaque instant retravaillée par les individus, doit permettre à ceux-ci de comprendre, c’est-à-dire d’inventer, la totalité de leur corps multidimensionnel et son mouvement. Elle doit leur découvrir une voie d’accès vers l’humanité.

Créer une communauté sans mythe, est l’utopie mortifère des temps que nous vivons. Mais le mythe, la création-connaissance fédératrice, existant nécessairement comme catégorie du collectif humain, cette utopie a pour effet d’en gommer les reliefs sous le voile pudique d’un rationalisme systématique, aussi péremptoire et outrancier qu’incertain de ses fondements. Car si la rationalité est bien l’instrument le plus prodigieux, l’idéologie rationaliste, faisant d’elle un absolu, en diminue à la fois l’efficacité et la valeur.

La rationalité organise la création, permet la communication par le déploiement de ses codes et l’expression de ses structures logiques, met en place des articulations, répertorie, analyse, classe, marque des rapports, etc. Éminemment sociale, elle favorise le lien par affinité de langage. Mais, elle ne peut prétendre à l’adéquation absolue avec le réel, ni à l’hégémonie psychique ou intellectuelle. Les structures de l’émotion échappent à son domaine, et l’imagination, comme le rêve, bafoue ses lois sans vergogne. Nous savons qu’un univers totalement rationalisé, serait une des images possibles de l’enfer, la complexité humaine s’accordant assez peu avec l’unilatéralité, l’uniformité, voire l’univocité d’un schéma rationaliste. Le mythe faisant appel à l’ensemble des registres de notre épopée, demeure donc, aujourd’hui encore, ainsi d’ailleurs que le montre l’expérience, le mode d’expression collectif le plus idoine. Malgré la puissance de l’idéologie rationaliste (mythe elle-même), n’avons-nous pas actuellement à notre disposition, par exemple, les mythes éculés du Progrès, de l’Age d’Or, passé ou futur, du Prolétariat comme classe libératrice, du Sauveur national, de la Science omnipotente, du Marché comme grand régulateur ? Sans compter les mythes survivants, poussiéreux, d’occasion, ou éternels, et tous les petits sous-mythes à usage privé, marchand, ou publicitaire. Qu’ils soient des mythes ne les invalide pas. C’est plutôt leur profondeur ou leur pauvreté qu’il faut observer à la lumière des connaissances nouvelles. Mais sans dogmatisme, et sans imaginer d’abolir la forme mythe elle-même, qui n’est pas remplaçable. La pauvreté de certains d’entre eux, vient d’ailleurs souvent du fait qu’ils veulent se donner le caractère d’une vérité scientifique en reniant les qualités de poésie et d’invention propres au génie humain, et donc aussi à la science. C’est bien d’une totalité mythique dont nous avons encore besoin aujourd’hui.

Derrière la rationalité, il n’y a pas l’irrationalité, mais l’a-rationalité. L’irrationnel est le contraire du rationnel, tandis que l’a-rationnel ou méta-rationnel est l’espace du rationnel comme le psychisme peut être l’espace de la conscience, ou la conscience l'espace du psychisme. Rationalité et a-rationalité ne sont pas antinomiques mais complémentaires. L’a-rationnel est tout ce qui n’est pas rationnel sans être pour autant irrationnel. Le méta-rationnel englobe le rationnel. De sorte que tout ce qui est rationnel est aussi méta-rationnel, alors que tout ce qui est méta-rationnel n’est pas forcément rationnel, sans être pour cela contraire à la raison. Ceci est d’une extrême importance pour imaginer les rapports du mythe avec la conscience.

 

  

 

Il n'y a rien à faire, rien à accomplir.

Seulement savoir ce que nous ne sommes pas

Et vouloir co-naître,

Re-naître.

Mourir à soi pour renaître en l'Autre,

Voilà le résumé ultime

De ce que proclame partout et depuis toujours,

 Dans toutes les langues et sous tous les cieux,

 Le génie humain.

Voilà l'anti-marchandise absolue,

Voilà l'antidote à tous les poisons fétichistes.

Voilà l'essence du yoga prolétarien

Qui retourne le capital vers l'intérieur

Pour le dissoudre dans l'ambroisie

Qu'est l'amour du Soi...

de l’Être...

 

 

 

 

VII

 

Le monde de la Valeur

 

Un monde est un cosmos, une structure cohérente qui s'accorde à un certain regard. Un ordre. En tant que tel, il est d'abord une relation.

De là à dire que la forme du regard crée le monde, il n'y a qu'un pas. Nous recevons le monde en naissant, nous le projetons aussi. Le monde est une boucle de conscience qui revient comme altérité vers celui qui le crée.

En naissant, je deviens spectateur de ma propre création.

Le monde ne vient pas à l’œil, c'est l’œil qui construit le monde, organise le chaos supposé pour le rendre intelligible et utilisable. Pour le rendre net et pur selon les critères et les capacités de l’œil.

 

Je dis œil, mais il s'agit en vérité de milliers d'yeux réunis,

D'une société d'yeux.

D'une sorte de grand œil,

D'une grande conscience,

D'une conscience collective,

Qui s'exprime ensuite par consciences individuelles.

Consciences individuelles

Qui sont l'expression

D'une conscience collective.

Mais pas que.

 

Or, la conscience collective se comprend elle-même par effet de boucle, de rétro-action, en observant ce qu'elle crée. Les yeux créent un monde qui revient à l’œil qui le crée. Je devrais parler d'ailleurs de créations multiples car la création n'est pas uniforme. Il y a une base commune puis des interprétations secondaires divergentes. La base commune s'appelle idéologie, les interprétations opinions. L'idéologie est la lecture dirigée, les opinions sont les lectures libres. Libres dans une certaine mesure. On pourrait dire que la conscience collective donne le monde et que les consciences personnelles le lisent, ou que la conscience collective donne l'alphabet et que les consciences individuelles l'utilisent. Elles peuvent aussi le décrypter et entrer ainsi dans les secrets de fabrication du réel. Le même, placé en situation d'altérité par effet miroir, est en capacité de se voir à travers son reflet. Si le reflet ne lui plaît pas, à condition de ne pas prendre le reflet pour l'être, il peut se changer.

Je viens donc au monde, un monde de la conscience collective passée, que je vois comme un monde fixé, un monde objectif, lisible. Et ce monde me renvoie l'image d'une création collective que j'appelle le réel.

 

Le réel est donc une création.

Une création collective

Par projection individuelle

Sur lieu d'incarnation.

Quelle forme, aujourd'hui,

Prend ce réel ?

LA FORME VALEUR.

Valeur d'échange émancipée de toute valeur d'usage.

La conscience individuelle valide ainsi

Une création collective

Niant l'individu.

L'individu crée donc

Les conditions

De sa propre négation.

 

Ne serions-nous pas, nous les humains réunis, nous les mutants sociaux du XXIe siècle, comme une sorte de mine à ciel ouvert dont «on» extrait la richesse ?

Ne serait-il pas pertinent de comprendre ce «on» comme un nous-mêmes extériorisé, collectif, prothétique et impersonnel ? N'échangerions-nous pas chaque jour notre substance individuelle contre l’aliénation bleu pétrole qu'exprime ce «on» ?

L’homme prothétique serait alors aussi un homme pathétique, prothèse pensante d’un extracteur collectif de capital, ou de valeur, et pourvoyeur pour l'essentiel d’aliénation et de misère.

 

19

 

Seul l'immuable est réel, le non-réel est changeant.

 

 

20

 

Ce que nous appelons réalité n'est qu'une suite de prélèvements sensoriels et conceptuels dans le champ de l'expérience vécue.

 

 

21

 

Mes sens ne disent rien par eux-mêmes. Ce sont mes outils de fabrication du réel qui interprètent le message des sens et disent ma réalité.

 

 

22

 

Comment s'exprime l'expérience sinon par le placage d'un gabarit mental sur un objet inconnu, inconnaissable, et peut-être inexistant.

 

  

23

 

Une usine vivante de fabrication du réel traduit les messages d'une usine de perception du réel. Voilà ce qui s'appelle voir, toucher, entendre, sentir, goûter.

 

  

 

 

VIII

 

L'individu

 

 

L’organisation sociale de la marchandise tend à casser toute appartenance communautaire ou familiale. Elle élimine tout repère. Elle place l’individu face à lui-même et à son néant. L’inquiétude est son territoire, c’est là qu’elle se sent bien. L’individu mène en son sein une vie abstraite d’individu et une vie concrète de machine sociale. Il est l’alibi nécessaire et rien d’autre. On peut le nier tous les jours, à condition qu’il ne le voie pas. Il faut que librement, il choisisse l’Aliénation. Et, le plus souvent, reconnaissons qu’il souhaite justement la plus grande soumission sous les vêtements de la plus grande liberté. Car il a beau chercher au fond de son être, dans les lointains de son histoire, une assise infaillible, un bloc autonome antésocial, il ne découvre jamais que le mouvement incertain vers l’ailleurs, la projection déjà faite, le doute et l’intranquillité.

En un certain sens, le système actuel est inégalable : il offre à nos consciences molles le séjour le plus confortable, celui qui permet d’abdiquer sans trop de bruit sa propre liberté. Puisqu’il est établi depuis longtemps qu’il a été un facteur de libération humaine, un pourfendeur d’obscurantisme et un pourvoyeur de vérités scientifiques en même temps que de richesses, qu’il a permis de ranger au magasin des accessoires les vieilleries mythologiques et tous les arrière-mondes qui gênaient la perception directe des splendeurs rationnelles, il semble à tous évident qu’il nous conduit à la plénitude. Cette façon de voir est si commune depuis les Lumières, si profondément ancrée dans nos cervelles, si indéracinable, que les ennemis les plus opiniâtres de ce système refusent de la contredire et se jettent plutôt dans ses filets. Mais cette libération ne libère encore qu’une demi-personne infatuée laissant échapper une partie d’elle-même dans sa création et se précipitant, au travers d’un nouveau labyrinthe, à la rencontre du Minotaure.

Certainement, l’individu moderne est mal défini. Ses contours sont flous. Chacun croit le connaître parce qu’il se sent lui-même une entité de cette espèce. Mais, en l’occurrence, chacun est frappé de presbytie. De l’individu communautaire ancien, la marchandise a d’abord coupé les racines, c’est-à-dire les fondements de sa communauté. Puis, elle a reconstruit une sorte de communauté à elle, clandestine et faussement éloigné de l’individu moderne, atomique, libre. Ces individus modernes, atomiques, libres, font donc partie, sans s’en douter, ou le sachant mais ne l’assumant pas, d’une communauté contraignante, soubassement réel de toutes les autres formes de socialité, que j'appelle un corps social. Cette communauté, contrairement aux communautés anciennes qui s’organisaient à visage découvert, exposant leur corps, valeurs, mythes, sans se préoccuper d’une conscience individuelle séparée, opère d’une manière occulte. Elle porte la contradiction, le paradoxe et l’incertitude au centre de son rayonnement. Elle fait monter à la surface d'elle-même les débris disparates d’anciennes lueurs, des valeurs de récupération, mêlées à certains codes nouveaux dont elle a besoin pour son développement, et garde au fond de ses eaux le chiffre de sa structure mouvante. En quelque sorte, elle enfouie la chair de ses mythes fondateurs dans le brouillard de son explosion sociale et politique. Cela explique, évidemment, beaucoup des hésitations, malentendus, inquiétudes, angoisses, schizophrénies, paranoïas, atonies ou désespoirs de nos contemporains sensibles.

Parfois, dans leur navigation, ils voient au loin des terres qui s’évanouissent à leur approche, affrontent des monstres qui n’existent pas, tandis qu’ils se laissent assommer par d’autres qu’ils n’avaient pas vus. Ils ne sont sûrs de rien, et l’énorme désir d’émancipation que la marchandise à fait naître en eux se lasse de découvrir toujours, à l’horizon, cette image brûlée d’eux-mêmes : le vaisseau fantôme de leur individu.

Pour produire et vendre la pacotille dont se pare notre corps social, une atomisation s’avéra nécessaire. L’individu devait échapper aux contraintes des sous-communautés pour être le plus ouvert possible aux sollicitations permanentes du marché.

La Croissance individualise pour mieux soumettre. La magicienne invente le paradoxe du maître-serviteur. Elle donne l’illusion de servir, quand elle est la maîtresse. Mais elle ne peut le faire que parce que l’individu lui cède, voyant le mal comme extérieur à lui. En règle générale, on considère que l’individualisme actuel, à condition de prendre ce terme, non pas dans l’acception courante qui signifie égoïsme, repliement sur soi, mais dans celle qui donne simplement la primauté à l’individu, est un acquis historique de la période moderne, et une victoire de la conscience humaine sur toutes les formes d’obscurantisme et de tyrannie communautaire. Et sur un certain plan, il est incontestable qu’un progrès ait été accompli. Les individus sont, en effet, libérés des tutelles anciennes coercitives. Mais cela ne doit pas masquer l’ambiguïté de la nouvelle situation, ses contradictions, et le danger d’une rupture dans l’évolution promise.

Le soupçon d’une victoire à la Pyrrhus peut venir d’une trop grande adéquation entre la soi-disant volonté individuelle et les besoins de la nouvelle forme socio-économique ; du constat que l’individualisme n’est pas comme il se donne ; du manque de finalité apparent ; de l’inquiétude et des angoisses contemporaines ; de la relativité d’une liberté formelle assez mal répartie, sans même parler des différences extraordinaires de conditions.

La révolte étudiante de 1968 nous offre un excellent exemple de ce genre d’ambivalence. Il s’agissait, pour une jeunesse pressée de vivre, de se débarrasser des codes surannés d’une époque, d’accoucher d’une ère nouvelle, plus conforme à son désir d’émancipation. Il s’agissait aussi, accessoirement, de l’invention du concept même de jeunesse, comme catégorie sociale à part entière. L’étau se desserra, mais, au moment précis, remarquons-le, où une société essentiellement productiviste découvrait la consommation de masse comme nécessité économique première. Or, les structures comportementales exigées par l’une et par l’autre de ces modalités sociales sont assez contradictoires. La production à outrance met en avant la discipline collective et induit plutôt la solidarité, ce qui ne va pas sans paradoxes, tandis que la consommation porte au fractionnement, livrant l’individu à la luxuriance de ses désirs, imposant l’atomisation des produits : chacun étant sommé d’avoir sa voiture, sa télévision, son ordinateur, etc. Producteur, l’individu renforce sa grégarité, consommateur, il se découvre une tendance à l’affirmation individuelle, à l’isolement, et au rejet des contraintes. Des objets superflus inondent le marché, de nouveaux besoins s’affirment, les désirs sont stimulés, la grande roue des frustrations se met en marche, et la puissance des choses augmente en proportion du niveau d’absurdité de cette mécanique générale. Avec Bataille, nous dirons que les fondements de notre monde ne sont pas à chercher du côté d’une quelconque rationalité morale et thésaurisatrice, mais au contraire dans la vérité du gaspillage, la dépense somptuaire et le déploiement d’énergie désordonné.

Ainsi les révoltés de 68, loin de représenter la négation d’un ordre, seraient davantage les pionniers d’une de ses variantes en devenir. Ils ont aidé, sans en être conscient, à l’accouchement d’un avatar, à l’évolution d’un système. Leurs différentes revendications correspondaient si parfaitement aux injonctions de la post-modernité consumériste, aux paradigmes d’une société des loisirs, où il faut, en plus de produire, dépenser joyeusement, qu’ils furent surpris de leur propre efficacité, et se rengorgèrent pour la plupart, pensant qu’ils avaient remporté une notable victoire sur la forme établie, quand en réalité, ils en exprimaient la quintessence. Produire d’abord, puis détruire la production afin de produire à nouveau, et consommer et produire et consommer... voilà notre véritable Évangile, voilà notre croix, voilà notre prière, voilà notre religion, voilà le véritable opium du peuple.

Quelle attitude peut marquer une plus grande adéquation avec les lois de l’économie fin de siècle, sinon celle qui permet la plus grande perméabilité à toute sollicitation extérieure, du moins qui supprime toute pesanteur morale ou communautaire, tout empêchement à la réalisation des désirs individuels s’accordant aux besoins abstraits du nouveau stade de la civilisation marchande ?

Casser les chaînes pour mieux courir vers son maître, pour mieux se jeter dans les filets dorés de ses propres tourbillons inconscients, quelle libération ! Nous pourrions en dire autant de bien des révoltes antérieures. Mais, soyons précis, cet amer constat n’indique pas pour autant la direction du retour à quelque ordre ancien. Ce n’est pas la révolte que nous condamnons en elle-même, mais son objet et son ignorance des réalités de ce monde. Quant à ceux qui s’arc-boutaient sous les vestiges en croyant défendre une civilisation face aux nouveaux barbares, qu’ils prennent enfin conscience que leur rôle était plutôt celui, paradoxal, de fossoyeur. N’oublions pas que la civilisation de la Croissance ou de la Marchandise, c’est la révolution permanente. Son instabilité constitutive interdit de s’asseoir trop longtemps sur ses tapis. Grâce à leur activisme, ses ennemis les plus déclarés deviennent paradoxalement ses principaux auxiliaires. Que cela nous incite à plus de vigilance, et à plus de courage dans l’examen de nos réflexes sociaux. Nous dirons aux conservateurs : vous êtes ignorants de ce que vous défendez, et prenez la réalité pour vos désirs ! Nous dirons aux révolutionnaires en basket : vous êtes ignorants de ce que vous combattez, et prenez vos désirs pour la réalité ! Les premiers ne voient pas qu’ils doivent accepter le reniement et l’instabilité avec leurs dividendes, les seconds ne comprennent pas la nature de leur propre mouvement, les deux n’imaginent pas qu’ils puissent être ensemble les sujets de l’aliénation générale.

L’individualisme d’aujourd’hui, celui des Droits de l’Homme, des Lumières, de la Révolution française, serait donc l’expression la plus idoine d’une forme sociale particulière, dominée par une logique anti-individuelle. Car enfin, comment concilier l’épanouissement de la personne et la folle chevauchée de la marchandise livrée à elle-même ? Et quelle est cette personne dont on parle ?

A celle que nous voyons tous les jours dans notre glace ou bien sous la forme de corps autre, d’apparence achevée dans son parcours existentiel allant de la naissance à la mort, correspond l’éclatement et la séparation. Éclatement parce qu’elle doit s’adapter à une réalité multiple et contradictoire, séparation parce qu’elle se donne pour isolée. Plongée dans le magma socio-naturel, elle épouse la forme des différentes catégories que l’environnement lui propose sans jamais trouver terrain solide pour son aspiration à être.

L’hypocrisie du jour voudrait que l’on profite à jamais du corps social tel qu’il existe sans en subir les inconvénients. Tout le monde essaye de trouver sa place au soleil de l’Aliénation, sans voir que ce soleil décline inexorablement, et que cette place, gagnée par l’ombre, se paie de plus en plus cher. Il s’agit à l’évidence d’un confort bien pauvre, puisqu’il est d’abord servile et ensuite sans direction. La coquille de noix individuelle, ballottée par les vagues du corps social séparé, se cherche et ne se trouve pas. Mais c’est qu’elle cherche là où elle ne peut pas se trouver. L’isolement n’est qu’une abstraction, la séparation une illusion. L’individu est un corps indivisible (individuum), soit, cela ne veut pas dire qu’il doive être, dans toutes ses parties, nécessairement visible. Que deviendrais-je si l’on me séparait de tout l’environnement nourricier ?

Ne jouons pas sur les mots, l’individu comme unité singulière, corps organisé vivant, existe, certes, nous le voyons tous les jours. Il existe comme entité juridique, économique, politique, morale, biologique, psychique, etc. ; pour autant, cette existence paraît incomplète, il semblerait qu’elle déborde de tout côté. Serait-ce la partie émergée d’un tout plus profond et plus indiscernable au premier regard ? Et si l’individuation inachevée dont nous parlions plus haut, aboutissait à une contraction abusive ? Si le processus de personnalisation, arrivé au terme que nous connaissons, amenait à confondre une étape nécessaire avec un horizon ? Il s’agirait de s’interroger sur la pertinence de cette focalisation.

La science moderne a montré les limites d’une vision trop atomiste des choses, d’une appréhension trop attachée aux règles de la perception commune. Les rapports masse-énergie, ondes-corpuscules, temps-espace, ont été considérablement chamboulés au siècle dernier. Je regarde un objet posé devant moi. J’en perçois la forme singulière découpée dans l’espace. Cela ne m’empêche pas de savoir qu’il existe aussi, et principalement, comme un grouillement d’énergie en échange permanent avec son environnement immédiat. Mon regard l’isole, mais une de ses réalités le précipite dans un maelström infini. De même, l’individu semble se détaché sur un fond précis : volume, silhouette, enveloppe singulière, cohérence unique, liberté en mouvement, corps séparé ; mais il est aussi englué dans la matière mousseuse du temps. Mousse lui-même, il ressemble à l’écume d’un océan sans limite ; bave d’éternité. Une forme se crée au milieu d’un espace homogène, condensation provisoire, puis disparaît. Ainsi une goutte de pluie se forme dans un nuage, et s’évapore. A une certaine échelle, l’épiderme est une limite, à une autre, il sert de passerelle aux échanges incessants. La perception est un système de sélection d’informations qui prélève dans le réel les éléments organisables selon des modalités préétablies pouvant servir au système directeur vivant. Toute limite s’avère donc relative et subjective, ce qui n’enlève rien à son poids de réel, puisque même relayée par des instruments artificiels ou par la projection d’une hypothèse théorique, la perception conserve son caractère sélectif et arbitraire. Toute connaissance est une invention. La création artistique, loin de représenter une partie seulement du champ pratico-intellectuel, en est bien plutôt la substance même. L’œil crée le monde dès l’origine.

Mais l’individu humain a ceci encore de particulier qu’il s’est construit un deuxième espace, un espace collectif, avec lequel il entretient des relations étranges, comme un père avec son fils prodigue, ou le docteur du roman d’épouvante avec sa créature. L’univers qui l’a créé lui devient étranger, l’être qu’il invente lui revient monstrueux. Et si les limites n’existent pas entre lui et le cosmos, elles existent encore moins entre lui et sa création permanente. L’être humain est corps individuel et corps social à la fois. C’est en ce sens qu’il peut subir une aliénation telle que définie plus haut. Imaginons un homme dans l’espace interstellaire. Peut-il vivre sans une partie de son corps social : le vaisseau qu’il habite? Et un homme dans un état de solitude volontaire, livré aux seules ressources individuelles, ne se retire-t-il pas au moins avec les connaissances sociales nécessaires à sa survie ? Le cas du spationaute est particulièrement intéressant, car il préfigure l’état de dépendance quasi absolu que nous pourrions tous connaître incessamment. L’illusion de la séparation n’a rien de préoccupant tant que le corps social garde des proportions raisonnables, elle devient mortifère lorsque celui-ci grandit au point d’obscurcir l’horizon.

Nous voici donc avec deux individus réels : le premier, le plus visible, correspond à la désignation courante ; le deuxième, plus insaisissable, doit être défini comme corps socio-individuel. Mais les deux, bien entendu, ne font qu’un : toutes les caractéristiques du premier étant conservée dans le deuxième. Celui-ci n’étant que la vérité élargie de celui-là. Tout se passe comme si l’individu, émergeant d’un magma indifférencié, puis se condensant de plus en plus, avait à se dilater derechef pour tenter de découvrir un nouvel accès vers sa création. La nature enfante l’Homme qui crée la nature qui enfante l’individu qui doit créer L’Homme. La nature in-pulse l’homme en son sein. Des petits d’Homme naissent et s’individualisent en fabricant du social. Le social participe de cette individualisation, et l’individualisation participe du social. En ne voyant pas l’étroite imbrication, en bloquant le processus d’individualisation, L’Homme se trouve à côté de son projet. En assumant son corps social, en l’incorporant, littéralement, en en faisant un nouvel instrument d’évolution, il recouvrerait, au contraire, la possibilité de son épanouissement. Hors du corps social, point de salut, mais hors du corps individuel, point de conscience.

Au cours de son histoire, l’être humain a donc forgé un corps social qui a permis au presque-individu d’éclore. Mais, l’Individu, le vrai, étant un projet, notre devoir est de veiller à ce qu’aucune malformation ou pathologie du corps social n’en paralyse l’évolution. On voit bien là comment un tel programme dépasse les habituels clivages sociaux, culturels ou religieux.

Rien de ce qu’invente le corps social ne peut être déclaré bon ou mauvais en soi. Mais, tout ce qu’invente le corps social est l’instrument du corps social. Si le corps social est tyrannique, l’instrument le sera aussi. Et, plus puissant et universel sera cet instrument, plus grande sera la tyrannie. Les réquisitoires intempestifs contre telle ou telle nouveauté spectaculaire, isolément considérée, sont aussi stupides que les plaidoyers admiratifs. L’écume aux lèvres ou la langue pendante, sont, face aux nouvelles technologies, deux attitudes pareillement grotesques. L’on s’étripe, en cette occurrence, à propos de ce qui n’existe pas. Cela nourrit les inutiles débat médiatiques, qui eux-mêmes participent de la mauvaise foi générale, et alimente l’Aliénation en la cachant. Nous le savions déjà, le corps social colporte, avec sa pacotille marchande, une vision du monde et une morale. Parler ou pratiquer le monde sans connaître sa réalité, c’est donc parler la langue de l’Aliénation et pratiquer son art. Ce n’est pas autrement que la culture mondiale finit par composer la chanson de geste du corps social tyrannique. Le corps social tyrannique parle et les hommes se taisent. D’aucun appellent cela : entrer dans l’ère de la communication.

Pour le moment, la production est production de l’Aliénation, le progrès est progrès de l’Aliénation, la propriété privée ou sociale des moyens de production est propriété des moyens de production de l’Aliénation.

 

 

 

24

 

Je vois de manière limitée le sans-limite qui constitue mon objet.

 

 

25

 

Le moi est un objet que je fabrique selon ce protocole.

 

 

26

 

Tout être de la nature fabrique ainsi son propre monde. Certains sens produisent certaines perceptions qui passent au filtre de certains dispositifs vivants, ce qui donne telle expérience.

 

 

27

 

Dans l'infini des expériences possibles, le fini pour-soi invente son propre en-soi.

 

 

 

28

 

Avec les mêmes outils la même expérience étant à peu près vécue, chaque espèce dans sa phylogénie s'invente à peu près la même histoire.

 

 

 

 

IX

 

Prolétariage

 

 

J’ai toujours pensé que capitalisme était un terme insuffisant pour désigner le projet anthropologique global, fût-il inconscient, de notre mode de production. Qu’il était réducteur et pas assez évocateur. Moins évocateur assurément que servage ou esclavage, décrivant les périodes antérieures. Je lui préférerais, ô combien, prolétariage par exemple, ou salariage, qui souligneraient d’emblée le devenir instrument des hommes d’aujourd’hui, le projet évident de réduction existentielle. L’un de ces termes (prolétariage aurait ma préférence) permettrait aussi d’entrevoir une sortie du clivage absurde et inopérant capitalisme-anticapitalisme. Car un simple changement de propriétaire, comme nous le confirment des expériences récentes in vivo, ne garantirait nullement une sortie de ce prolétariage ou prolétarisme.

J’appelle corps imaginaire ou individuel l’espace de la conscience et de la survie, intériorité immunitaire simple, support du désir et de l’illusion.

J’appelle corps symbolique son extension spirituelle, technologique et collective, intériorité immunitaire complexe, support de la connaissance et de la technologie.

Enfin, j’appelle corps réel l’enveloppe ultime avec sa part d’inconnu, intériorité immunitaire globale, à l’intérieur de laquelle il n’y a plus rien qui ne soit déjà elle.

 

29

 

Dans la recherche du « qui suis-je ? », ce n'est pas à une seule réalité que je me confronte, mais à une suite de réalités en cascade.

 

30

 

A mesure que j'avance, ou que je recule, dans la relativité des expériences, je passe d'une réalité à une autre plus vaste.

 

 

31

 

Comme le monde de Galilée ou de Newton ne devient pas faux lorsque celui d'Einstein arrive, de même une réalité qui en dépasse une autre n'est pas plus vraie que la précédente, elle est simplement plus large et englobante.

 

 

32

 

Opérant de palier en palier, nous gravissons avec l'Advaïta Védanta ou le Tantra traditionnel une montagne à l'envers dont la cime serait plus vaste que sa base.

 

 

33

 

Nous pouvons dire aussi qu'avec l'Advaïta Vedanta ou le tantrisme cachemirien nous ne gravissons rien car nous sommes déjà depuis toujours au point d'arrivée de toute recherche sincère.

 

 

34

 

Nous gravissons ou ne gravissons pas selon le plan de conscience que nous adoptons.

 

 

 

X

 

Immunités

 

 

Ramené à son expression la plus simple, un corps vivant est une intériorité immunologique, c’est-à-dire un objet enveloppé, séparé, voué à sa pérennisation et à sa propagation. Séparé, il ne l’est cependant qu’imparfaitement, puisque son immunologie même nécessite l’interaction avec un milieu. En précisant donc la définition, nous dirons qu’un corps vivant est une intériorité immunologique en milieu (comme on dit « en situation »). Par extension, nous parlerons d’immunologie sociale, technologique ou symbolique. D’ailleurs, le corps vivant peut être vu à l’extrême et schématiquement comme une société de cellules, les cellules comme des sociétés de molécules, les molécules comme des sociétés d’atomes, etc... Les cellules associées forment le corps vivant et les corps vivants associés forment un corps social plus ou moins complexe et plus ou moins harmonieux. Le corps social humain ajoute à la physique, la chimie et la biologie, des dimensions psychologiques, technologiques et symboliques d’une grande complexité interagissante. Les sociétés vivantes sont donc en définitive une immense concaténation d’immunologies gigognes imbriqués les unes dans les autres et en interaction permanente. De l’atome à la galaxie, et de la cellule à la nation, des superpositions d’immunologies ayant chacune sa logique et entrant en résonance avec l’ensemble.

Un corps n’est jamais seul, un corps n’est jamais séparé. Il ne l’est faussement que pour lui-même, dans une réflexivité déterminée. La conscience et le regard ayant été bâtis pour répondre aux besoins immédiats du corps individuel, ils reconnaissent en priorité les signes de distinction et les reliefs discriminants. Mais l’illusion d’autonomie, pour naturelle qu'elle soit, n’en devient pas moins dangereuse lorsque l’homme acquiert la capacité d’intervenir sur les structures vivantes fondamentales. A ce moment de l’évolution, il creuse sa propre tombe en renforçant la frontière organologique, et l’action qui augmentait jusqu’à présent ses chances de survie se retourne en tsunamis dévastateurs. Un feed-back négatif se met en place et chaque pas effectué sur le terrain de cette autonomie arrogante le rapproche d’une disparition définitive. Sa vision du monde, le produit de sa conscience séparée, entre en contradiction avec les nouvelles nécessités de son être total. Il doit alors changer sa vie et d’abord son regard.

La vision immunologique des choses permet de penser la liaison des intériorités physiques, biologiques et sociales, et leur profonde unité. Elle ouvre le chemin vers un nouvel holisme : la théorie unifiée des intériorités.

Une première ébauche de cette théorie nous permet déjà de considérer la société humaine, non plus comme un agrégat d’individus se donnant des règles pour vivre ensemble, mais comme une sorte de milieu associé, constituant un prolongement organique, un système immunologique supérieur, capable, pour le meilleur ou pour le pire, de s’autonomiser par absorption et dilution de ses constituants vivants. Un nouvel être en gestation, en somme, dont nous serions les éléments. Pourquoi n’existerait-il pas en effet une loi universelle de la gravité immunologique pouvant aller jusqu’à la constitution d’un être techno-social autonome à la taille du monde ?

J’aurais l’air ici d’un délirant si des projections récentes ayant connus quelques succès sous le nom de post-humanisme (ou transhumanisme) n’apportaient du crédit à cette hypothèse. Comme Teilhard de Chardin en son temps, mais pour d’autres raisons, les transhumanistes se réjouissent de la fusion prochaine de l’homme avec la machine. Mais si le paléontologue chrétien attendait de cette fusion l’avènement de l’Esprit, les transhumanistes n’en espèrent que la confirmation de leur optimisme. Pour l’un comme pour les autres, pas d’amélioration volontaire et individuelle à espérer, seulement l’amélioration mécanique et déterministe d’une méga-machine hybride. Les optimismes chrétien (la création de Dieu ne saurait être mauvaise) et scientiste (la techno-science fait le bien) se rejoignent parfois dans une même idolâtrie cybernétique. Dans les deux cas, il s’agit de privilégier l’intériorité sociale en formation au détriment de l’intériorité individuelle, et donc d’adapter l’individu à un milieu nouveau en révolution permanente et pourtant créé par lui. On s’échine en conséquence, et paradoxalement, à jouer la naturalisation du milieu social associé, au lieu d’en assumer l’artificialité et d’imaginer de le changer en fonction d’un projet humain global. En ce sens, l’anthropotechnique actuelle, technique d’amélioration humaine, consciente ou non, rejoint celle du siècle dernier, quand il était question de créer de l’extérieur un homme nouveau. Sloterdijk a raison d’insister, dans son livre « Tu dois changer ta vie », sur les systèmes d’exercices despiritualisés comme formes de dressage collectif. Nietzsche aussi avait bien identifié la question centrale pour les humains théocides de son époque et d’après, quand il forgea en son crépuscule solitaire le concept trop mal connu de surhomme. Surhomme : celui qui s’élève au-dessus de lui-même, l’acrobate, selon Sloterdijk, l’exerçant, l’artiste de la suspension.

La rupture de perspective, ou rupture épistémologique (esthétique aussi), commence avec le regard sur l’intériorité immunologique, ou les intériorités immunologiques articulées (architecture). Il s’agit d’un regard intérieur qui rompt avec le surplomb réaliste-cynique. Au lieu de situer chaque être humain en observateur extérieur de la réalité, y compris celle de ses propres moyens immunologiques, elle inscrit le regard dans l’observé et ne s’éloigne jamais de la densité corporelle, de la chaleur du Soi immunitaire. Soi avec une majuscule parce qu’il dépasse l’illusion de solitude individuelle et de limite épidermique ou identitaire. Et lorsque ce regard s’exprime, il est obligé d’opérer une révolution des pronoms personnels. Dans le « je », il doit saisir la nuance d’indéfini ou de multiple, et dans le « il », la nuance d’implication personnelle. « J’on » ou « j’il » traduiraient alors en langage courant le passage (clandestin tout d’abord) des frontières existentielles. Car pour parler de mon corps social, de l’intériorité immunologique large, enveloppe artificielle immédiatement supérieure à l’intériorité du moi restreint, je ne peux dire, dans le système des pronoms actuel, qu’un « je », un « on », un « il » ou un « nous ». « Je » serait plus exact mais ne dirait rien des autres, « il » ou « on » ne m’impliqueraient pas suffisamment, et « nous » oublierait le milieu associé technologique. Par souci de précision, de vérité, et de renouveau esthético-symbolique, je propose donc les pronoms « j’il », « j’on », « j’il » et « j’elles » pour référer à un locuteur passe-murailles qui voudrait rompre avec l’illusion native du moi isolé et s’avancer fièrement vers la responsabilité immuno-logique. Ce locuteur ne serait plus, ou plus seulement, dans un espace social, politique, technologique ou cosmique, il serait aussi cet espace même. Responsabilité inouïe et scandaleuse. Presque aussi haute que celle du Christ rachetant seul les pêchés du monde. A ceci près que tous les humains seraient Christ et plus seulement en Christ. Imitatio Christi réinterprétée ? Qui sait ? Cette généralisation, cette épidémie christique, ou cette conversion au Soi immunologique, est la seule manière en tout cas de construire un corps social nouveau sans risque d’hécatombes propitiatoires, un homme nouveau sans Goulag ou Stalag ou pogroms ou Inquisitions. Puisqu’il s’agirait de moi partout et toujours. Et que tous le sauraient. Puisqu’il s’agirait d’un soi, plutôt, qui contiendrait d’emblée tous les autres.

La création de l’homme nouveau commencerait donc toujours par une auto-création, et donc par une rupture individuelle sans déni du corps social.

 

 

 

35

 

Le Réel n'a pas créé le monde ni le monde le Réel.

 

 

36

 

Le monde n'a jamais été créé et n'a jamais créé.

 

 

37

 

Le Réel est de toute éternité pour toute éternité.

 

 

38

Immanence transcendantale, Il dilue toute opposition, toute contradiction,  dans sa réalité.

 

 

39

 

Ce que nous voyons dans la conscience est Non-Réel.

 

  

40

 

Le Réel est par-delà toute conscience et accessible pour le Non-Réel par la conscience.

 

  

 

 

 

XI

 

Évasion

 

 

La mondialisation est, dans son principe même, non pas seulement une globalisation, mais d’abord et principalement une sortie du monde, une évasion, une ascension. La bulle financière plane au-dessus de la terre comme une autre atmosphère. La crise écologique n’a pas d’autre explication que cette inféodation toujours plus intense de la matière réelle à la fiction économique. Lorsque l’économie devient seconde nature et s’affranchit des attractions spatiales, la première nature ne peut que dépérir et l’Homme avec elle. Le reniement achevé de l’Homme, cher à Marx, n’a d’autre signification que sa sortie de lui-même sous forme de machine à profit. Sorte de double astral.

Astralopithèque oeconomicus, pourrait-on dire.

Lorsque l’économie devient quasi cosmologique, lorsqu’elle échappe à ce point aux lois de la géométrie euclidienne, construisant un anti-monde artefactuel par-dessus le monde réel, comment ne pas nous voir nous-mêmes en explorateurs scaphandriers lâchés dans l’espace au bout d’un cordon d’oxygène. Car Aldrin et Armstrong n’étaient pas seulement, alors qu’ils sautillaient sur la lune, les héros de l’Amérique spatiale, ils étaient aussi la préfiguration de notre futur à tous en tant que sous-systèmes isolés et entièrement dépendants, livrés au dehors absolu que représente la sphère économique omnipotente.

Tout est donc hors-monde, comme on dit d’une culture qu’elle est hors-sol, et personne ne doit plus s’étonner de voir tomber les événements économiques ou sanitaires comme des pluies acides, en une météorologie dramatique.

La réalité se lit toujours à plusieurs niveaux en même temps, jamais de manière totalement homogène selon nos critères de compréhension. Nous sommes là au centre de l’ambiguïté fondamentale concernant notre rapport au monde. Vouloir à toute force faire entrer le réel dans les catégories étriquées de nos modèles logiques linéaires est l’erreur la plus fréquente chez nos penseurs occidentaux. Il faut savoir qu’au-delà d’une certaine zone, nos tickets d’entrée intellectuels ne sont plus valables.

Ainsi des modèles physico-mathématiques explicatifs de l’univers. Pas de théorie unifiée pour l’instant, mais des fragments applicables à chaque situation. La géométrie euclidienne reste pertinente ici et pas ailleurs, la physique newtonienne ou la Relativité de même, sans parler du champ quantique.

Les sciences sociales et politiques n’échappent pas à cette règle.

Sur un certain plan, les dérives de la finance internationale et les manipulations des masses, des partis ou des individus, par une oligarchie sans scrupules, expliquent la situation actuelle et servent de point d’appui à la critique ; sur un autre, ces éléments ne sont eux-mêmes que les conséquences d’une contradiction plus fondamentale liée à notre système d’échange, à nos conditions objectives de production.

Les altermondialistes, anticapitalistes, décroissants, écologistes, gauchistes, libertariens, etc., comprennent le monde selon le premier plan, les anti-fétichistes, critiques de la valeur, l’appréhendent selon le second. Pour les uns, il faut seulement se débarrasser des supposés grains de sables, pour les autres, la machine elle-même est défectueuse, la difficulté étant alors de trouver le moyen de la réparer. Retirer les grains de sable semble à portée d’intelligence, avoir à changer de machine en revanche peut laisser perplexe. Pour les uns, en tout cas, la lutte s’engage sur le terrain concret de la politique, de la morale ou de la lutte des classes, pour les autres, le changement réel se joue ailleurs.

 

  

 

 

                    Ces hommes se sont tournés vers Dieu sans s'être d'abord détournés d'eux-mêmes.

William Law cité Par Ramesh S. Balsekar

 


 

 

XII

 

Le monde vient à moi

 

 

« La croissance économique libère les sociétés de la pression naturelle qui exigeait leur lutte immédiate pour la survie, mais c’est alors de leur libérateur qu’elles ne sont pas libérées. L’indépendance de la marchandise s’est étendue à l’ensemble de l’économie sur laquelle elle règne. L’économie transforme le monde, mais elle le transforme en monde de l’économie » La Société du Spectacle - Guy Debord.

 

L’absolutisme du libre-échange fabrique un individu isolé, séparé, coupé de toute communauté, de toute appartenance. Derrière la marchandise bigarrée, libre de se déplacer d’un corps à l’autre, se cache la valeur d’échange uniformisatrice, traduite en argent. L’injonction libérale sollicite l’égoïsme en supprimant toute valeur extérieure à la pratique du commerce et précipite les individus dans une confrontation tragique avec leur néant. Enveloppes solitaires vidées de leur contenu social et spirituel, ils se voient obligés désormais de chercher en eux-mêmes, dans une fuite en avant narcissique, le fondement introuvable de leur existence séparée. L’homme n’étant au fond qu’un support de naissance qui a pour mission de naître à lui-même en passant par l’autre, la marchandise ne peut que l’expulser de son projet fondamental et provoquer chez lui le narcissisme terrorisé des bannis. Exilé de son monde, renvoyé à son seul intérêt matériel, sommé de lutter contre tous les autres, chacun des hommes de la modernité, sous le soleil bancaire, perd peu à peu son ombre, c’est-à-dire son âme. L’éternel midi de la consommation satisfaite et de l’égoïsme bien pensant interdit la projection désintéressée de soi vers l’autre. De cet enfer collectif pavé de bonnes intentions, nul ne peut sortir qu’en refusant la solitude libérale, négation de l’individu, l’exact contraire de la solitude ascétique.

 

« C’est tout le travail vendu d’une société qui devient globalement la marchandise totale dont le cycle doit se poursuivre. Pour ce faire, il faut que cette marchandise totale revienne fragmentairement à l’individu fragmentaire, absolument séparé des forces productives opérant comme un ensemble ». Guy Debord.

 

Faute de saisir le réel dans toute sa profondeur contradictoire, on s’est beaucoup écharpé autour de fantômes. Ceux qui comprennent cela, ne sont pas étonnés du tour qu’a pris l’histoire. Elle réunit maintenant les frères ennemis de ce que Guy Debord appelait le spectacle intégré, désignant ainsi l’espace idéologique commun aux deux blocs « irréconciliables » de la Guerre Froide. Le spectacle diffus (du côté pseudo-libéral) et le spectacle concentré (du côté pseudo-communiste) fusionnant dans les années 1980, et aboutissant, d’après lui, au spectacle intégré qui domine aujourd’hui sous le nom de néo-libéralisme ou de communisme chinois.

Cet individu dont on nous rebat les oreilles, il nous reste donc encore à l’inventer. Cette invention passe par l’organisation d’une société qui établirait les conditions de sa naissance. Car l’individu libéral n’est, comme l’individu socialiste, qu’un ersatz d’individu, un cyborg au service de l’économie. Le véritable individu, s’il doit exister, se rendra maître de lui-même par le contrôle collectif de son extériorité sociale.

Que les Lumières soient !

Une des leçons à tirer de l’histoire, est que chaque mode d’exploitation produit sa vision du monde, sa réflexivité. Celle du prolétariage se caractérise par un rationalisme étroit et circulaire se prouvant à lui-même sa propre supériorité dans un champ qu’il a lui-même choisi. Les Lumières marquèrent sa naissance d’une empreinte héroïque. La Raison dit alors : « que la lumière soit ! » et la lumière fut. Mais on crut à la transparence, et la transparence ne fut pas, on crut à la justice, et la justice ne vint pas. C’est le mérite de Peter Sloterdijk d’avoir montré, dans sa « Critique de la Raison Cynique », les liens nécessaires entre Lumières et cynisme. L’objectivité supposée, sous-tendue par la démonstration scientifique, d’une conscience détachée et surplombante, conduit tout droit au cynisme, c’est-à-dire au regard froid et satisfait sur sa propre situation, surtout lorsque cette situation n’est pas trop inconfortable. Les Lumières aboutissent finalement à un gigantesque processus de naturalisation (au sens d’empaillage) de la réalité. On réduit d’abord un être à son connaissable (en le tuant par exemple), pour ensuite conclure à sa totale connaissabilité.

Par ailleurs, pour reprendre le Manifeste du Parti Communiste, la bourgeoisie « a noyé l’extase religieuse, l’enthousiasme chevaleresque, la sentimentalité du petit-bourgeois dans les eaux froides du calcul égoïste. Elle a fait de la dignité personnelle une simple valeur d’échange ; elle a substitué aux nombreuses libertés, si chèrement conquises, l’unique et impitoyable liberté du commerce. En un mot, à la place de l’exploitation, voilée par les illusions religieuses et politiques, elle a mis une exploitation ouverte, directe, brutale, éhontée. » Comment ne pas être frappé par l’actualité de ce discours, énoncé il y a presque deux siècles. Intrinsèquement, le prolétarisme est donc une vaste entreprise de désenchantement avec pour seul critère moral l’efficacité économique. Certains, comme Adam Smith, on crut y voir la Main de Dieu. Dieu ne peut vouloir le Mal, le Marché est une création de Dieu, donc le Marché est bon. Dieu organisant d’en haut les ébats de la ruche, la Main dans les culottes.

La perversité est au cœur du système, pas dans la manière de le pratiquer. Le poète Pasolini savait bien que la pornographie n’était plus désormais sur les affiches de cinéma ou à la devanture des kiosques à journaux, mais partout au fond de nos existences les plus quotidiennes. A quoi bon dénoncer les effets d’une dérive sans en exposer la cause. Le cynisme, c’est aussi la naturalisation et la justification d’un ordre, la résignation, l’adoption du point de vue de la ruche, du point de vue de la machine, du point de vue du robot. Que l’on donne ensuite pour nom à cette machine Dieu ou Économie, c’est tout un.

 

 

 

 

41

 

L'Incarnation rappelle Dieu en nous.

 

 

42

 

Elle est fondamentale, non pas seulement pour le christianisme, mais pour la compréhension de ce que nous sommes.

 

 

43

 

Sans l'Incarnation, Dieu est étranger absolument. Il fait ce qu'il veut et nous sommes Ses créatures obéissantes ou punies. Il y a donc une dualité indépassable, absolue. Dieu seul en son ailleurs inatteignable est le maître. Il nous crée,  nous accueille ou non près de Lui, nous récompense et réprimande. Il nous surveille en même temps qu'Il prend soin de nous.

 

 

44

 

Avec l'Incarnation (Dieu fait Homme) Dieu s'allume à l'intérieur de nous. Nous sommes Dieu, Dieu est nous. Non pas que nous ayons reçu quelque chose de neuf. Simplement, nous découvrons que le Royaume qui n'est pas de ce monde est en nous.

 

 

45

 

Que l'altérité nous ait été resservie ensuite, fixée par des interprétations « humaines trop humaines », ne change pas la vérité première de l'Incarnation. Je suis Dieu, Dieu est moi. Il y a là une expression nouvelle de la non-dualité archaïque ou traditionnelle.

 

 

46

 

Viendront ensuite et ailleurs les commentaires d'Adi Shankaraçaria sur le Veda et les Upanishads, ou les redécouvertes d'Abhinavagupta, réaffirmant cette même non-dualité, déjà présente depuis toujours dans les écritures védiques.

 

 

 

47

 

Dieu, Le Père, n'est donc rien d'autre dans cette perspective que le Bhraman, le Soi-Absolu, l'Origine-Fin, Le Réel. Une distinction de nom et non d'essence.

 

 

48

 

Que l'Incarnation prenne source dans le terreau primordial et intemporel de la non-dualité universelle ne nous surprendra pas.

 

 

49

 

La rupture comme la séparation n'existe pas dans les profondeurs de l'être. Cette vérité doit aussi et surtout être vérifiée dans le domaine religieux (au sens de reliance). Ne peut être religion véritable ce qui sépare. Christ, Atman, Shiva, Brahman, Dieu, c'est tout un ou ce n'est rien du tout. Ces noms sont des instruments ou des véhicules. En ce sens, chacun peut être utilisé un moment pour dissoudre l'illusion ou l'ignorance. Une fois l’œuvre accomplie, il est indifférent qu'il disparaisse pour faire place à la Conscience Sans Nom. Tant que le nom persiste, l'ego, père de la discrimination, de la division (diabolos), demeure le maître.

 

 

 

 

XIII

 

Naissance

 

 

L’individu n’a pas d’autre existence qu’organiquement lié à une structure sociale et à un ensemble cosmique. Aussi étonnant (délirant) que cela paraisse à première vue, il n’apparaît pas d’abord comme individu mais comme « sociêtre ». Il devient individu après coup, si la forme sociale dans laquelle il naît favorise sa naissance et s’il le veut lui-même. En réalité, s’il réalise sa potentialité individuelle par et dans la société dont il reste indissociable. C’est pourquoi, la démocratie des droits de l’homme ne peut qu’échouer. Elle ne comprend pas l’individu à naître, mais donne des pseudo-droits à un fantôme. Toute organisation politique fondée sur ce mensonge s'auto-légitimera sans prendre ses véritables responsabilités.

Les hommes libres naissent égaux en droit puis vivent le restant de leurs jours dans l’aliénation. La Déclaration universelle n’étant jamais que le véhicule idéal de leur déni originel. Déni, ou refoulement, ou forclusion de leur corps social comme organe extérieur multiple. La liberté née de ce refoulement ne sera donc jamais qu’une liberté de fantôme ou de zombi.

Toute société devrait avoir pour objectif la création d’individus. Je ne dis pas d’hommes nouveaux. Il n’y a pas d’hommes nouveaux, il y a seulement des individus potentiels qui cherchent à naître, c’est-à-dire à unifier leurs différents corps séparés (cosmique, social et individuel), et qui n’ont pas seulement besoin d’une déclaration de leurs droits fondamentaux mais aussi d’une déclaration de naissance en bonne et due forme.

 

 

 

50

 

Dans «Un Cours en Miracle», l'ouvrage étrange et passionnant d'une psychologue américaine habitée, il n'y a les trois instances de la Trinité traditionnelle : Dieu, le Christ et le Saint-Esprit. Autrement dit le Tout-Un, la Conscience-Une et  le Lien Absolu.

 

 

51

 

Entre les trois instances point de différence en réalité. L'une est l'autre et inversement. Seul notre modalité de percevoir divise pour appréhender. L'appréhension obtenue, toute division disparaît pour vivre l'Inentamé. Le non-séparé refait surface comme l'or sous le bijou.  

 

 

52

 

Voir l'Un est naturel. Voir le multiple est artificiel. Maintenir le multiple nécessite un effort, effort de conformité au désir du groupe et du moi de survie. Se défaire du multiple n'existe pas. Le multiple reste à notre niveau d'existence. Il est seulement replacé à l'arrière-plan d'un autre niveau d'existence qui n'est qu'un autre regard sur le même.

 

 

53

 

Retrouvé ce qui n'a jamais disparu est le travail sans travail du chercheur sans recherche.

 

 

54

 

Il faut beaucoup marcher parfois pour reconnaître que nous n'avions jamais bougé.

 

 


 

 

 

XIV

 

Projet

 

 

Qu'est-ce qu'un projet spirituel ?

Pourquoi ne pas se contenter d'un projet politique ou social ?

Parce que le projet politique ou social conçoit le monde comme une entité extérieure à l'individu. L'individu est dans la société qui lui préexiste. Il n'a donc pas d'autre prise sur elle que la lutte. C'est une vision polémiste du monde. L'individu ou les groupes d'individus se frottent à la société pour la changer. Le monde est incertain, dur, injuste et cruel, il faut le vaincre ou mourir. Cette vision n'est pas fausse si l'on n'a pas franchi le stade du miroir. Si l'on n'a pas atteint la conscience du reflet.

Nous avons là le paradigme contemporain qui ne peut aboutir qu'au scientisme le plus obscur et à son corollaire transhumaniste déjà promis.

Cette conception, en tout cas, n'est pas à la hauteur du nouveau défi : celui de la Valeur-machine s'autovalorisant et entraînant les hommes dans sa pente inhumaine. Comment un homme-objet lancé dans le monde, telle une feuille dans le courant, pourrait-il inversé le cours des choses ? Sachant que ces choses naissent par ailleurs nécessairement de lui, puisque son regard les crée. Cette vision du monde ne promet qu'une lutte sans fin entre l'homme et lui-même projeté dans les choses par le hasard de la vie.

Jeté dans les choses qui sont lui mais qui lui reviennent en choses, il ne peut qu'épouser leur destin de chose.

La possibilité restante pour infléchir cette trajectoire, c'est de travailler l'être plutôt que son reflet. J'accepte en ces choses mon reflet et me transforme pour les changer.

 

 


 

Voyez-vous, c'est précisément tout le problème. Le moi veut toucher du doigt le « Je ». Comment serait-ce possible ? Dans l'autre sens, alors là, oui !

Ramesh S. Balsekar « L'appel de l’Être »

 

 

 

 

XV

 

Le monde revient au « je »

 

 

J'avais vu le « sociêtre », l'individu imbriqué dans du social, formant un hybride où la part individuelle diminuait à mesure que la part sociale enflait pathologiquement ; j'avais vu l'avènement d'un collectivisme généralisé que la marchandise livrée à elle-même amenait inexorablement ; j'avais vu la nécessité de créer l'individu qui m'apparaissait comme non-né encore, malgré sa place prééminente dans l'idéologie du temps ; j'avais vu le pseudo-individu aliéné créant la société qui le créait ; j'avais vu le secret de l'assemblage des corps imbriqués, corps individuel, social et cosmique ; j'avais vu tout cela sans être satisfait.

J'étais dans une impasse : la société créait l'individu qui la créait en retour, mais cette circularité manquait de consistance. De quel individu s'agissait-il ? De celui qui se découpait dans le miroir du je, d'un reflet sans corps, d'une image sans être, flottant sur la terre comme un fantôme, d'une création sans créateur ? Je me sentais prisonnier de l'illusion générale qui considère les objets comme indépendants du sujet. Les objets s'autonomisaient mystérieusement dès qu'ils étaient vus, alors même que le regard les créait.

C'est alors, quand j'étais au fond du trou de la pensée, que se dégagea l'horizon. Je vis clairement que le devenir machine de la société, nourrit par la logique de la prothèse, extension technologique de l'individu, n'avait pas d'autre source que le désir de l'individu d'échapper à son destin ; que la peur, finalement, cette grande émotion universelle, était à la base des créations sociales et donc à l'origine de l'aliénation. L'homme, se voyant faible, fragile et démuni, pour surmonter sa peur fondamentale, en appelait à Prométhée qui lui fournissait les moyens de s'augmenter.

Rappelons les faits mythologiques : Prométhée, le Titan, corrige l'erreur de son frère Épiméthée, qui a oublié les hommes dans la distribution des attributs protecteurs aux animaux de la création : fourrures, griffes, écailles ou crocs. En compensation, il décide de voler pour eux le feu (la technique) des Dieux de l'Olympe. Il sera condamné pour cela à passer l'éternité dans les chaînes, sur le mont Caucase, pendant qu'un aigle viendra chaque jour lui manger le foie.

Cette légende décrit parfaitement la cause du premier incendie : la peur.

L'homme est l'animal le plus fragile de la création. Il naît « prématuré » (néoténie), c'est-à-dire pas tout à fait fini, et doit compter sur ses parents et la communauté en général pour survivre à ses premières années. C'est le rapport premier à l'autre qui lui donne sa force, mais c'est aussi, paradoxalement, cette relation qui lui confirme sa faiblesse. Toute la contradiction humaine est là.

La relation est amour, mais quand cette relation est basée sur le manque, la compensation d'une faiblesse, il s'agit de combler ce manque en le pérennisant. Il ne peut plus y avoir de repos, la roue des désirs inépuisables est lancée. On cherche à se faire aimer en se travestissant, et le masque provisoire plaqué sur le visage pour se prémunir finit par devenir le visage définitif pour soi.

C'est ainsi que l'humain cherchera toute sa vie à mériter l'amour ou s’inquiétera des moyens pour l'obtenir au lieu de le donner. Et pour cela, il sera prêt à se détruire, au moins à se disqualifier.

Que dois-je faire pour mériter le soin ? Qu'ai-je fait pour ne le mériter point ? Voilà les grandes questions qui taraudent les inconscients humains et provoquent le grand malaise d'origine. Pour mériter l'amour, je peux penser qu'il me faut disparaître, faire disparaître, me renier, me saborder, autant que je peux croire l'inverse. Tout dépend des premières sensations, des premières frustrations, des réponses apportées par l'autre à mes besoins vitaux, et de la lecture que j'en fais.

Nous avons là le nœud d'origine de toute aliénation : les liaisons dangereuses entre la peur et la technologie, entre Saturne et Prométhée.

La grande peur fondamentale (phylogénétique) stimule la créativité qui produit des machines protectrices (sociales ou techniques), mais elle suscite dans le même temps des petites peurs secondaires (ontogénétiques), enfouies dans les profondeurs psychiques individuelles, qui compromettent les effets bénéfiques de la grande. 

La grande peur crée l'outil, les petites le détournent.

J'avais découvert maintenant le lien mystérieux qui unissait le corps individuel au corps social, le psychisme particulier à l'inconscient collectif. Nous avions beau diriger toute notre énergie individuelle vers l'amélioration des conditions d'existence, l'inconscient collectif décidait au contraire d'une involution.

Quoi qu'il en soit, l'ange en nous tirait à gauche tandis que le démon tirait à droite. Ange d'amour, démon de peur.

Dès lors, quels changements pouvait-on attendre d'un modelage extérieur ? La société n'était plus désormais cette organisation, ce lego politique, qu'il fallait sculpter ou édifier ou étayer à partir d'éléments neutres, elle était bien plutôt l'extériorisation d'intériorités humaines, réunies dans une même névrose constitutive. Il s'ensuivait que ce n'était plus la société qu'il fallait d'abord soigner, mais la névrose qui en était à l'origine. La société n'était pas malade, sa forme était simplement le symptôme d'une maladie individuelle qui s'appelait la peur.

Je pouvais analyser jusqu'à plus soif le fonctionnement extérieur, creuser le sable social jusqu'à atteindre le secret archéologique de son mouvement, défaire ses rouages, démonter son mécanisme, calculer, explorer son équation, chercher la cause des causes de son faire, j'aboutissais toujours à la même question : comment transformer de l'extérieur une projection ? Comment réformer ce qui vous revient fidèlement, en boomerang, depuis votre désir inconscient, et alimente par ce retour la boucle du manque ? Comment changer consciemment ce qui échappe à la conscience ?

La solution, finalement, était là depuis toujours. L'évidence était sa marque, comme l'évidence est la marque de tout ce qui compte vraiment. Si la peur générait tout cela, c'était bien entendu la peur qu'il fallait surmonter. Notre peur individuelle, notre petite peur, notre peur intérieure non-vue, refoulée, interdite (inter-dite), pas la grande peur primordiale de l'espèce. Et il fallait la surmonter sans l'aide de la technologie, qui n'est qu'une fuite en avant pour cacher notre faiblesse derrière une puissance factice. Car pour la surmonter, cette peur si létale, il était nécessaire de la voir avant de l'accepter.

Prométhée, ici, n'est plus d'aucune utilité. Il a fait son œuvre, il a fait son temps, et le feu est là. Ce n'est plus d'un Titan incendiaire dont nous avons besoin, mais d'un ange intérieur.

La peur qui désunit (diabole) ne connaît qu'un remède : l'amour (symbole).

C'est là que prend forme le projet spirituel en complément du projet politique : dans la plongée en soi-même pour débusquer ses démons intérieurs faiseurs de diables et d'illusions.

 

 

 

55

 

L'Advaïta Vedanta, le shivaïsme du Cachemire, affirmations et enseignements de la non-dualité au sein de la tradition indienne, et le Christ, principe et enseignement de la non-dualité dans la tradition gréco-hébraïque, s'abreuvent à la même source et pointe dans la même direction : la fin de l'ignorance ou de l'aveuglement. Ce que nous pourrions appeler, selon la tradition christique, le miracle.

 

 

56

 

Le miracle n'est pas un événement, c'est le voile qui se lève. Le miracle est connaissance, il n'a rien à voir avec la croyance. Le miracle est à l'origine. Il est le Réel qui surgit, le Toujours-Déjà-Là qui perce les nuages de la création égotique et de l'impermanence. Le non-miracle est ce que nous croyons être.

 

 

57

 

Le miracle, la guérison ou la connaissance ne nécessitent aucun effort. L'ignorance, la maladie ou le non-réel, tout au contraire, doivent être élaborés puis maintenus par décision. Là est la sueur et la peine, dans le maintien du faux.

 

 

58

 

Le déni nous est consubstantiel en tant qu'ego. Co-naissant avec l'ego, le déni co-existe avec lui. C'est pourquoi il est si difficile à voir. Nous sommes déni dans l'oubli de Dieu que nous sommes. Oubli constitutif du moi, il ne peut s'évanouir qu'avec l'oubli du moi, le miracle.

 

 

59

 

Celui qui cherche ne trouve pas. Seul celui qui a déjà trouvé peut voir. Le déni trouve le déni.  C'est en voyant le déni d'abord que l'on désigne le Soi. La conscience du déni est la conscience tout court. Le déni ne disparaît pas il se dépasse. L'ego s'oubliant lui-même.

 

 

60

 

L'ego est obstacle en même temps que tremplin. Miracle est le saut.

 

 

  

 

XVI

 

 

« Je », « nous », à terre, reste le « on » qui parade.

Mais cet « on » ouvre un mystère.

Cet impersonnel, quand il n'est que social, écrase le « je » sous le masque, et nous avons le transhumanisme. Quand il plonge au contraire ses racines dans le microcosme individuel, où il rejoint le grand vide et sa vibration, le non-lieu créateur, il devient lui-même le Soi dont le « je » n'est que l'expression.

C'est quand le « je » dit : « qu'il en soit fait selon Ta volonté ! » que l'Un peut dire au « je » : deviens ce que tu es !

Ce qui se joue à l'époque hygiéniste du confinement, du masque et de la distanciation, à l'époque de la gestion technicienne et automatique du monde, de l'hyperbole technologique et scientiste, du high frequency being et du management universel, c'est la question de la délégation. A qui ou à quoi dois-je déléguer, si nécessaire, le pouvoir sur ma vie ?

Délégué à des hommes ou à une organisation humaine, ce pouvoir reste relatif, il est limité à la sphère extérieure, et, même en recourant au symbolique (religieux par exemple), il ne peut atteindre mon intégrité psychique que par la plus grande coercition. Délégué à un ensemble calculateur-processeur-logiciel en revanche il devient absolu et ne rencontrera plus d'autre limite que ses propres capacités calculantes. Il fera de moi sans le vouloir un simple accessoire de son organisme logique, et je ferai de lui sans le savoir un tyran invisible et froid me contrôlant de l'intérieur. Je vivrai cette situation paradoxale qui consiste à me tyranniser moi-même pour me sécuriser. Paranoïa humaine native à son paroxysme.

Ce que nous vivons aujourd'hui n'est rien d'autre que l'avènement de ce mécanisme intégré dont l'autoritarisme sanitaire est une parfaite illustration.

Les nombreuses résistances sociales ou politiques à cette éclosion ne sont malheureusement que l'expression polarisée de ce même mouvement auto-répressif. Tant est puissant le déni psycho-social qui masque sa réalité.

Le pilotage de la société s'exerce donc de plus en plus selon des normes cybernétiques, de sorte que la distinction entre la volonté humaine et le calcul algorithmique disparaît.

L'inexorabilité de ce devenir machine ne peut plus être démentie que par l'individu lui-même et son intériorité. Ou bien il projettera un autre futur en lui, ou bien il s'enfoncera chaque jour davantage dans l'intégration cybernétique jusqu'à disparaître totalement derrière son masque de fer. Ou bien je continue de déléguer partiellement ou totalement mon pouvoir, ou bien je décide de ne plus rien déléguer du tout et me réapproprie ma puissance et mon être.

 

  

 

61

 

La vraie science est métaphysique. Elle s'occupe de la totalité avant la partie.

 

 

62

 

Le Tout inconnaissable, à l'origine du détail, connaît à travers nous. L'acceptation du Tout donne au « je » l'accès à la connaissance. Il ne l'obtient pas pourtant, il la reçoit. Ou plutôt, elle se reçoit elle-même à travers nous.

 

 

63

 

Celui qui se perd dans les détails se perd à lui-même car il explore les détails de sa fabrication. Ne sachant pas qu'il dort, il examine assidûment chaque détail de son rêve en le renforçant. Chaque jour, ainsi, il rend son rêve plus réel pour lui et son éveil plus difficile.

  

64

 

Ce que nous appelons éveil ne change pas l'usine à fabriquer la réalité que nous appelons moi mais la replace en arrière dans l'axe de la connaissance. D'abord je sais que je ne sais pas, ensuite je sais que je rêve et donc je peux continuer de rêver en toute sérénité.

 

 

65

 

Du rêve, je ne peux sortir. Il sera donc ma réalité. Mais une réalité que je sais désormais non-réelle.

 

 

66

 

   Ceci ne change rien et pourtant tout change. Car nous savons maintenant que nous sommes Cela.

 

 

 

 

XVII

 

Violence

 

 

A l'origine, la guerre moderne, le conflit, est toujours un affrontement entre des capitaux rivaux. Ensuite seulement, cette guerre, ce conflit, prend des formes militaires, géo-politiques, idéologiques ou sociales.

Si la violence est un fait humain : une des réactions possibles à un état ou à une situation de stress, la violence socialement organisée est toujours liée à la baisse du taux de profit et à la concurrence effrénée qu'elle induit. Une guerre, qu'elle soit locale, civile ou mondialisée, qu'elle soit politique, ethnique ou religieuse, est toujours une guerre d'expansion, de contrôle des ressources ou des marchés. Le commerce, en ce sens, contrairement à ce que prétend l'idéologie de la marchandise, c'est toujours la guerre. D'une certaine manière, toute guerre est coloniale (impérialiste disait-on naguère).

Que ce soit sur l'immigration, le genre, la politique, la religion ou le droit, toute problématique interne ou externe à un État ne peut être posée aujourd’hui, si l'on souhaite sincèrement y comprendre quelque chose, que sur le plan économique d'abord. Car l'économie est l'autre nom de la guerre.

En premier lieu existe l'affrontement invisible des capitaux entre eux (pour les ressources énergétiques et les matières premières ; pour les marchés ; pour les capacités de production et d'échange ; pour la force de travail pas chère ; pour les capacités de valorisation en général), après  seulement viennent les affrontements visibles entre pays, régions, peuples, classes, ethnies, religions, idéologies.

Au départ, le Capital se fait la guerre à lui-même (baisse inéluctable du taux de profit et nécessité de la contrecarrer provisoirement par la pression exercée sur les salaires et les sous-capitaux), puis la violence du Capital en procès d'autodestruction permanent, et d'amplification parallèle de sa puissance, s'écoule dans la société en de multiples ruisseaux, rivières et fleuves, entraînant dans leurs cours les individus et les groupes. Qui prête ? Qui emprunte ? Et à quel taux ? Voilà en définitive où se trouvent aujourd'hui, les réponses à de tout conflit. Tout le monde prête et tout le monde emprunte, c'est un fait. Mais certains (les États-Unis par exemple) prêtent et empruntent plus que d'autres. Celui à qui je prête est mon obligé, celui à qui j'emprunte est mon maître. Qui est le maître et qui est l'esclave ?

Dans ce schéma général, inutile de vouloir en tant qu'individu ou groupe d'individus arrêter le cours de la violence sans examiner ses conséquences intérieures. La violence c'est le Capital et le Capital c'est aussi moi. Il n'y a donc pas d'autre solution que d'arrêter le Capital en moi. Comment ? En refusant de prolonger sa violence.

Ce n'est pas de non-violence dont je parle ici. La non-violence est l'idéologie du déni. La violence serait un état intérieur qu'il s'agirait de maîtriser, voire d'éliminer, pour supprimer conséquemment la violence partout. Il y aurait une violence essentielle, en partie construite socialement, que je pourrais contrôler. Il s'agit de me contenir, de me contraindre, pour la bannir du champ des relations humaines. La violence s'apprend et donc se désapprend.

Je ne suis pas du tout dans ce registre-là. Je ne sais pas s'il a de la valeur, mais ce n'est pas le mien. Pour les cercles non-violents, le Capital est le produit de la violence. Pour moi, la violence sociale est le produit du Capital qui est certes mon produit, mais le produit de ma peur plutôt que de la violence qu'elle engendre.

Quand je parle d'arrêter le Capital en moi, ce n'est pas de la violence inhérente à la condition humaine dont je parle. Cette violence pour moi est une réponse. Il ne peut y avoir de vie sans violence comme il ne peut y avoir de vie sans mort et sans souffrance. La violence est une réaction normale à un état ou à une situation donnés. Vouloir que ces situations disparaissent est légitime mais vouloir que la violence en tant que réponse de survie disparaisse avant ne l'est pas. La non-violence elle-même est une violence lorsqu'elle exerce une pression sur l'extérieur.

Quand je parle d'arrêter le Capital en soi, il s'agit de faire de mon intériorité individuelle un temple inaccessible à la logique même du Capital.

Le Capital peut déchaîner sa puissance comme il veut, j'ai le pouvoir de l'arrêter en moi. Il suffit pour cela que j'accepte de ne plus réagir, et donc que je refuse toutes ses mobilisations, tous ses embrigadements. Je renvoie ici au non-agir dont il était question antérieurement.

Si je suis conscient que tout mouvement social dans le monde du Capital émane du Capital, rester dans l'immobilité, la tranquillité, suffit à en déjouer les machinations. Si, dès que je bouge un peu dans l'espace social, se met en place le jeu des propagandes, des intoxications, des récupérations et des instrumentations pour le bien (car tout est fait pour le bien), ne devient-il pas urgent de « préférer ne pas », à la manière du héros de Melville : Bartleby, c'est-à-dire de s'abstenir ?

Que sont les affrontements idéologiques ? Sinon des divisions communautaires toujours manipulées instaurant une guerre permanente au sein d'une population, au service direct d'un capital plus ou moins déguisé en idéologie ou en valeur.

Le mouvement du Capital donne le mouvement général d'une société et tous ses mouvements particuliers. Il ne peut en être autrement dans le monde du Capital. Je ne propose rien d'autre que d'arrêter son mouvement à ma frontière individuelle, à mon épiderme, à mon esprit et à mon cœur. Que je ne sois le relais de rien qui vienne du Capital ou qui puisse y ramener !

Où puis-je trouver les ressources pour cela ? Dans le Christ, l'Advaïta, le Tantra, et plus généralement dans toutes les traditions mystiques non-duelles.

Marx me donne le savoir, la structure du réel présent, le Christ me donne les moyens du dépassement et de la connaissance.

En résumé, j'aimerais prendre la tangente et remplacer le « No Pasaran » cher à mes aïeux, par le « No Pasara » (le Capital), plus abstrait au premier abord, mais aussi plus sain et plus vrai. Car tout ce que le Capital enverra comme « objet-eux », comme « objet-autres », dans le champ du vécu concret ne sera jamais qu'un leurre pour affaiblir le « je » ou le « nous » conscient ; pour le diviser, le morceler, le découper en des tranches opposables et consommables, plus digestes pour cet ogre insatiable que le gros morceau prolétarien qui représente désormais la quasi totalité de l'humanité.   

 

 

 

 

67

 

La grâce, comme le miracle, n'arrive pas. Elle est là de toute éternité. L'état de grâce ou de miracle est « naturel ». C'est le scaphandre que je prends pour moi qui m'empêche de le voir.

 

 

68

 

Le moi s'exprime en surface et il s'exprime en profondeur.

En surface, il se prend pour lui-même,

En profondeur il se voit tel qu'il est.

En surface, il prend ses désirs pour la réalité,

En profondeur, il prend la réalité pour son désir.

Le « je » se lit en surface dans l'amertume de la comparaison entre ce qu'il Voudrait et ce qu'il a.

Il observe sa profondeur dans l'acceptation de ce qui lui arrive.

Autrement dit, il est en profondeur ce qui lui arrive.

Ce qui lui arrive correspond à son vrai désir en-deçà de l'illusion.

Son vrai désir lui arrive de l'extérieur dans sa réalité

Alors que son désir superficiel s'écrase contre le miroir de cette réalité.

Par l'attention à ce qui lui arrive il se connaît non-sachant,

Ou bien sachant qu'il ne sait pas (qui il est).

Il se croyait tel, il est autre.

 

Il se croyait victime, le voici bourreau (de lui-même).

Il se croyait innocent, le voici criminel à son être.

Ou bien l'inverse.

Il se croyait vivant, le voici mort.

Il ne reçoit que ce qu'il donne vraiment. 

 

 

  

 

XVIII

 

Chronique d'un éveil annoncé

 

 Qu'est-ce que l'histoire ramenée à sa dimension la plus essentielle ? La chronique furieuse du déploiement de la valeur d'échange prenant possession de tout l'espace social au détriment de la valeur d'usage. A partir de cette évidence, plusieurs conclusions peuvent être tirées. La vision marxienne classique plonge dans le passé humain le plus reculé, aux racines de la communauté primitive, là où l'Homme se produit et reproduit lui-même physiquement dans une naturalité foncière de groupe (communautés de chasseurs-cueilleurs éparses) pour parcourir les méandres du développement social des forces productives à travers les siècles et aboutir à l'universalisme marchande actuel qui, se renversant nécessairement par le poids de ses contradictions internes, fera naître la vraie communauté humaine mondiale renaturalisée.  Auto-abolition du prolétariat, fin de la guerre de classe : c'est ce qu'on appelle révolution.

 

Depuis les communautés premières séparées jusqu'à la grande communauté humaine universelle ; depuis l'être générique découpé, dispersé, inconscient de lui-même, jusqu'à l'être générique accompli et conscient, accompli parce qu'ayant pris conscience de lui-même en ramenant à lui l'extériorisation marchande qui lui avait été d'abord nécessaire pour s'universaliser, l'histoire selon Marx, et donc l'histoire tout court selon les marxiens cohérents, puisque Marx ne fait qu'exprimer le mouvement fondamental sous-jacent, suit une courbe inexorable qui produit inexorablement l'Humanité. L'histoire donc comme mouvement de l'humanité vers elle-même. Histoire créatrice de l'humain, ou histoire de l'humain s'auto-créant. 

 

On pourrait tout aussi bien dire, à la lecture des tendances actuelles, que l'humain se dirige tout droit vers l'auto-extinction, l'auto-inhumanisation, l'auto-abolition. Après tout, les contradictions internes du système pourraient également mener, selon cette grille de lecture, et si l'on s'en tient au strict présent radical, à un effondrement général produisant au pire l'extinction de l'espèce, au mieux la répétition du même, c'est-à-dire un éternel recommencement. Des petits groupes de survivants recommençant, non à partir de zéro, mais à partir de la marchandise. Il est possible que la vision hégélo-marxienne se réalise, pourquoi pas, mais il est tout aussi possible qu'elle ne se réalise pas. Marx dévoile le mur, pas ce qui le dépasse. Quoiqu'il en soit des lectures des uns et des autres, Marx donne les clés de l'histoire, pas de la post-histoire. Avant le mur, Marx est incontournable, après le mur, il ne répond de rien. Il y avait le mur de Planck à environ 10 puissance 44 secondes après le Big-bang, il y a maintenant le mur de Marx à 10 puissance 44 secondes après la Révolution ou après l'auto-abolition. On peut croire au retour automatique de l'Age d'Or universalisé, on peut aussi ne pas y croire. Moi, je n'y crois pas. Et si je n'y crois pas, c'est que les conditions historiques actuelles, les rapports objectifs de production, ne me permettent pas d'y croire. Si d'autres peuvent dépasser, en toute contradiction avec la radicalité marxienne, les conditionnements de leur époque, qu'ils vaticinent comme ils l'entendent.

 

Ici, je déclare en toute humilité mon incertitude et mes doutes. Marx m'a conduit devant le mur, c'est à ce mur que je m'en tiens. Et devant ce mur, je me demande simplement si l'impasse apparente ne servirait pas le projet d'un éveil général à la connaissance ultime. Et si Marx, par une de ces acrobatie existentielle que la vie nous réserve, conduisait à Adi Shankara (ou Shankaracharya) le théoricien classique indien de la non-dualité selon laquelle seul le Tout existe et Tout est Un ? Selon laquelle aussi tout ce que « je » cherche est déjà là. Selon laquelle donc, il ne saurait y avoir de mur ni d'évolution véritable, ni de changement réel, ni d'histoire, ni de révolution, ni de marchandise, ni d'échange, ni de lutte, ni même de moi. Une école radicale du simple « je suis » sans véritable « je » qui pense. Une école du paradoxe vital et de la contradiction humaine assumée. Je ne suis ni ceci, ni cela, « neti, neti », ni ce que je sens, ni ce que je pense, tout en utilisant ce « je » qui croit penser pour accéder à la connaissance de l’Être. Ce qui rejoint aussi la tradition christique primordiale avec son intériorisation de Dieu exprimer en unité d'Amour. Dieu n'étant plus la force extérieure qui gouverne l'univers, mais la force intérieure qui unit les Hommes.

 

Mais ne précipitons pas les choses et allons d'abord nous confronter au corps socio-historique le plus profond qui nous sculpte pendant que nous le sculptons.

 

Qu'est-ce que l'histoire disais-je ? La chronique furieuse du déploiement de la valeur d'échange prenant possession de tout l'espace social au détriment de la valeur d'usage. Le monde pré-néolithique, en effet, le monde d'avant l'agriculture, l'élevage et les surplus agraires, était un monde de l'usage. Les hommes cueillaient, prélevaient dans la nature ce dont ils avaient besoin dans l'instant ou presque. Les objets n'avaient de valeur que d'usage et les êtres étaient dans un rapport direct à l'usage. Ils se produisaient donc eux-mêmes comme êtres authentiquement présents, relationnellement, psychiquement, spirituellement et matériellement.

 

A partir du néolithique, de l'élevage et de la sédentarité agraire, la valeur d'échange prend ses quartiers. De façon anecdotique d'abord, puis de manière de plus en plus prégnante. On échange à la marge d'abord pour arriver quelques douze mille ans plus tard à l'envahissement total de la sphère sociale par la marchandise, le crédit et l'argent. C'est l'usage, dès lors, qui devient  accessoire.

 

Il n'est qu'à voir la désinvolture avec laquelle on fabrique les objets de première nécessité aujourd'hui. La qualité non seulement baisse mais disparaît complètement. Il n'y a plus que des ersatz de tout en quantité industrielle pour les prolétaires pauvres et de minuscules niches de qualité artisanale pour les prolétaires riches. Car outre le fait que la valeur d'échange devient l'alpha et l'oméga du monde entier, la société mondialisée de l'échange fabrique industriellement des prolétaires, c'est-à-dire des humains dépourvus de toute autonomie créative. La Marchandise créant désormais des humains à Son image et remplaçant toutes les fonctions proprement humaines par des fonctions cybernétiques. De l'usage on passe à l'utile et de l'utile au fonctionnel. Une chose est fonctionnelle, à savoir pratique pour la circulation marchande, ou bien elle n'est pas.

 

La valeur d'échange fonctionnant par elle-même, pour elle-même, à la fin de son histoire commencée dès le premier troc préhistorique, produit l'homme qui la produit. Et elle le produit dans toutes ses dimensions, pas seulement dans sa dimension de producteur-consommateur. Je suis ce que j'achète, je suis ce que je vends, je suis du vent qui s'achète et rien d'autre.

 

Dans la société de la valeur totalitaire, les hommes se produisent donc eux-mêmes comme au premier jour, mais se produisent comme image, comme reflet, comme projection. Plus ils sont éloignés de leur être, plus ils sont adaptables à la méga-machine autonome qui remplace toutes leurs fonctions originelles par des algorithmes. C'est ce qu'ils nomment la liberté.

 

Guy Debord appelait Spectacle cette étape finale du mouvement de la valeur non pas parce que la frange spectaculaire du monde aurait pris une importance particulière, ce que croient tous ses non-lecteurs, mais parce que le monde lui-même est devenu intrinsèquement spectacle. Le fétichisme primordial de la marchandise renversant les termes de la réalité vécue et reléguant toute authenticité réelle dans les coulisses de son théâtre permanent, le faux devient le vrai, le vrai devient le faux. Avec cette clé de décodage, une lecture événementielle du monde devient possible : en régime totalitaire de la marchandise, toute vérité officielle ne sera plus que mensonge et tout mensonge viendra à la connaissance des hommes comme vérité officielle.

 

Du néolithique à la première guerre mondiale, la valeur d'échange déploie lentement ses potentialités en grignotant peu à peu le territoire encore libre de la valeur d'usage, puis à partir de 1914, les derniers vestiges de ce territoire sont absorbés. L'industrialisation est à son sommet, les guerres commerciales s'intensifient, la mondialisation marchande s'actualise concrètement, et les contradictions internes du système hystérisent les relations sociales et internationales. Saturation des marchés, surproduction systémique, concurrence effrénée, nécessité de « ressets » réguliers, pression accentuée sur la main-d’œuvre, automatisation, standardisation, rationalisation des méthodes de production et d'échange dans un processus d'ensemble de plus en plus ingérable rationnellement, baisse inéluctable du taux de profit confrontée à la nécessité toujours plus grande de la valorisation éternelle.

 

On ne comprend rien à ce qui se passe à la surface du monde-marchandise si on ne soulève pas le capot de la machine pour considérer la contradiction majeure de son fonctionnement qui est cet abîme grandissant entre la loi de la baisse du taux de profit qui diminue chaque jour les possibilités de valorisation et la nécessaire valorisation qui tend à valoriser le néant même. A mesure que cette valorisation accentue sa pression sur les hommes par l'utilisation intensive des machines pour augmenter la productivité, la valeur de chaque marchandise s'amenuise tandis que le volume global d'objets inutiles jetés sur le marché augmente .

 

On ne crée pas de survaleur avec des machines car on paye l'usure des machines du début à la fin de leur utilisation. On ne crée de survaleur qu'à partir du travail humain qui, lui, peut être rémunéré en-dessous de sa valeur réelle dans un tour de passe-passe économique qui constitue le fondement tabou de notre mode de production. C'est la fameuse exploitation qui comme le sein du Tartuffe ne saurait être vue.

 

Or, ce travail humain tant à diminuer inexorablement non pas en intensité (bien au contraire) mais en volume. Il y a moins de travailleurs et toujours plus de machines dans le cycle global de production. Donc toujours moins de survaleur par unité de production. Ce qui ne peut être compensé que par une augmentation effrénée de la productivité qui elle-même va générer de plus en plus vite, par l'utilisation de machines, une perte de survaleur. Et ainsi de suite dans une course folle sans issue. Course qui mène à plus de concurrence et donc plus de guerre.

 

A partir de 1914, un élément clé de ce mouvement impossible se lève à l'horizon marchand : le crédit. Si le taux de profit baisse mécaniquement, il est possible d'en compenser momentanément les effets délétères présents en pariant sur des profits  futurs, donc sur un sur-travail à venir, donc sur une aliénation projetée. Ce que l'on appelle la finance prend son essor. Et de crédit en crédit, de travail futur en travail futur, nous arrivons au crédit chimérique du XXIe siècle qui n'envisage plus aucun futur réel et ne repose à nouveau que sur un spectacle, le spectacle d'un âge d'or progressiste toujours plus éloigné à mesure que se déploie dans le présent du monde réel la dictature marchande et sa réification triomphante.

 

Dans les années 1970, les USA, grands maîtres du désordre mondial, se voient obligés, pour répondre à cette contradiction fondamentale, de déconnecter leur monnaie de tout équivalent, c'est-à-dire d'avouer que l'équivalence générale universelle (l'argent) n'a plus d'existence réelle. Le dollar est déconnecté de l'or et fonctionne désormais sur la seule garantie de l'armée étasunienne, donc sur l'existence des USA comme grande puissance unique, donc sur l’État totalitaire impérialiste qu'on appelle le pays de la liberté et qui peut faire chanter (au sens propre comme au sens figuré) le monde entier.

 

Ce n'est donc pas une décision unilatérale opportuniste qui structure la géopolitique pour les années qui suivent, mais bien la nécessité du mouvement même de la marchandise autonome dans sa soif de valorisation aux prises avec ses contradictions les plus indépassables.

 

Dans la sphère marchande totalitaire, le déterminisme lui aussi est total. Inutile de se scandaliser de telle ou telle conséquence, tout est dans tout et se lit dans et par le tout. L’obsession du détail qui fait perdre le tout de vue ne fait qu'obscurcir la raison en soulevant un brouillard d'intentions particulières toutes plus vraies les unes que les autres mais ne constituant que des conséquences individuelles et particulières d'une causalité plus profonde.

 

La valeur d'échange prend possession du monde et en fait le monde de la valeur. Elle pénètre la réalité la plus intime pour en faire un spectacle, un simulacre, une foire. La domestication atteint son apogée avec la foire aux minorités au nom desquelles toute tradition, toute naturalité, toute logique et même toute biologie sont priées de se taire ou de se terrer. Plus rien de structuré, d'archaïque, d'archétypal, de permanent ou d'ancré ne doit faire obstacle à la frénésie marchande. La valorisation doit se poursuivre coûte que coûte, même et surtout si cette valorisation ne repose plus que sur une chimère : la production à l'infini de valeur future imaginée. Les économistes appelle cela le réalisme.

 

Du travail mort dominait le travail vivant par l'expansion technologique, voilà que le travail imaginaire domine désormais le travail réel. Il est naturel que le spectacle de la marchandise débouche sur la marchandise du spectacle puisque l'imaginaire marchand promu au rang de seule réalité produit et reproduit le marchand imaginaire.

 

Dans ce manège enchanté où la marchandise dialogue avec elle-même sans plus se soucier des hommes qui la servent, il va de soi que le mensonge triomphe, que l'image domine et que le verbe doit disparaître.

 

La première guerre mondiale marqua l'entrée fracassante de la valeur d'échange dans son espace idéal de domination, la deuxième en précisa les contours ; le mai 68 spectaculaire détruisit les restes d'une antériorité historique désormais inutile avec ses traditions démodées, ses exigences morales désuètes, ses communautés fermées et ses familles réfractaires ; le Traité de Maastricht confirma le décès des entités techno-économiques rivales des USA : la France et l'Allemagne en tête ; l'escroquerie covidienne annonça la fin de l'illusion démocratique ; et le cinéma ukrainien puis israélo-palestinien acheva de nous montrer l'horizon proche : ou bien la prière spectaculaire marchande collective ou bien les geôles visibles ou invisibles de la dictature démocratique. Car on ne plaisante pas avec le culte en religion fétichiste laïque. Tous les blasphèmes sont permis sauf celui qui vise directement ou indirectement Sa Sainteté la Marchandise. Dis-moi où est ton tabou, je te dirai dans quelle société tu vis.

 

Plus la réalité pratique s'abstractise par l'effet du crédit fictif ou chimérique, lui-même produit par la loi bien concrète de la baisse du taux de profit, plus la pression psycho-sociale s'intensifie pour masquer les contradictions et garder le cheptel sous contrôle.

 

La religion, comme la famille, la propriété et le bourgeois lui-même, n'ont pas été détruits par des libertins, des anti-cléricaux, des libertariens déchaînés ou des progressistes hystériques. Ils ont été détruits par la valeur d'échange cherchant la valorisation maximale qui promeut à la tête de son monde les libertins, libertariens, progressistes, anti-cléricaux dont elle a besoin pour cela.

 

Le capital est donc intrinsèquement de gauche car il est intrinsèquement progressiste. Il lui faut aller de l'avant dans une fuite continuelle pour échapper de façon toujours plus éphémère à ses propres lois d'auto-invalidation. Non seulement il doit bouger, mais il doit bouger de plus en plus vite, creuser toujours plus profond et s'étendre toujours plus loin dans le temps et dans l'espace sous peine de laisser sourdre son néant. Comme le menteur pathologique, il doit s'enfoncer toujours plus dans le mensonge sous peine de dévoiler sa vérité. Les conservateurs alourdissent bêtement les ailes de la marchandise en les encombrants d'un tas de vieilleries poussiéreuses, tandis que les progressistes les allègent ingénument au contraire, laissant le spectacle se dérouler à son rythme ou même le devançant. C'est pourquoi tout le monde se dit progressiste aujourd'hui. Même et surtout les néo-conservateurs. Tout le monde ne se propose-t-il pas de réformer ? L'idéologie de la réforme est maintenant tellement ordinaire qu'il convient de se demander si par hasard elle ne serait pas devenue le vrai conservatisme. Conserver le progressisme, et donc les conditions d'évolution optimales de la valeur d'échange, ne serait-il pas alors la véritable idéologie des temps présents et l'objectif réel de la néo-réaction ? Les progressistes comme néo-réactionnaires ? Ne serait-ce pas là leur vérité la plus profonde? Ne leur dites surtout pas, le réveil pourrait être brutal.

 

L'élection de François Mitterrand en 1981 devait marquer une rupture selon les rêves éveillés de millions de français de l'époque. Et rupture il y eu. Mais pas celle que l'on croyait. Il y eu rupture surtout avec tout ce que la France comptait encore d'autonomie, d'influence, de tradition nationale, de potentiel industriel et de singularité révolutionnaire et historique. Il y eu rupture progressiste et donc néo-réactionnaire au sens où je l'entendais plus haut, c'est-à-dire allégeance définitive à Sa Sainteté La Marchandise. On jeta quelques miettes aux salariés pour mieux détruire la base industrielle qui les faisait vivre. Il n'y avait rien là de singulier ni de particulièrement retors, c'était le mouvement naturel de la marchandise confrontée à la baisse du taux de profit qui dans sa forme France cédait à la pression étasunienne, sa puissante rivale depuis 1918 au moins. Thatcher et Reagan, au centre névralgique anglo-saxon du système, faisaient le boulot de réaménagement de l'espace fétichiste en l'adaptant aux nouvelles conditions de valorisation, ou d'absence de valorisation, et la France faisait le sien en abandonnant les unes après les autres toutes ses prérogatives acquises de haute lutte depuis mille ans. Plus d'atlantisme, plus de libéralisme sociétal et économique (les deux vont ensemble), plus de dérégulation, plus d'américanisation, plus de communication, plus de gauchisme contre-révolutionnaire, plus d'écologie servile, plus de spectaculaire adolescent, plus de technocrature, plus d’État,  plus de contrôle, moins d'institution. Tout ce que la marchandise dans sa forme finale exige.

 

On ne peut servir deux maîtres à la fois, la marchandise et l'Homme. Qui sert la marchandise? Tous ceux qui ne la voit pas comme essence du monde depuis sa première occurrence historique, et surtout depuis qu'elle a pris son essor mondial hégémonique. Qui subit la marchandise? Tout le monde.

 

Pourquoi toute contestation de surface doit échouer ? Parce que la marchandise n'est pas un territoire particulier de l'espace social qu'il conviendrait d'amender, d'améliorer, de réformer, de green-washer, elle est cet espace total. Comprendre cela, c'est déjà la dépasser. Tout le reste n'est que bavardage de comptoir. Et même les comptoirs ont disparu.

 

Le virtuel ne remplace le réel que parce que le réel n'a jamais existé autrement que comme projet. Ce qu'on appelle virtuel c'est la forme d'apparition de la marchandise dans l'espace des relations humaines. C'est pourquoi le terme fétiche lui correspond si bien. Un fétiche est une image de quelque chose, même pas un symbole, car le symbole est l'objet même qu'il représente, un spectacle plutôt. Le virtuel est son aboutissement car déjà son origine. La marchandise est virtuelle. Il est naturel que son monde le soit aussi. Dans son monde, le plus concret paraît le plus abstrait et le plus abstrait paraît concret. Dans le monde du paraître marchand tout est inversé. La gauche est la droite, la droite est la gauche, les écolos sont des réactionnaires anti-naturalistes et les réactionnaires des écolos, les antifas sont des fascistes et les fascistes des antifas, les terroristes sont les agents du gouvernement mondial et ses agents sont terroristes. Quand allons-nous comprendre ? Arrêtons de regarder dans la direction que la marchandise nous montre et regardons-la elle. Car sa direction n'est pas humaine. L'humain collectif a créé le non-humain. Ou plutôt l'ego collectif a créé le sur-ego et l'enfermement qui va avec.

 

Mais qu'en est-il de l'ego individuel perdu dans cet ego collectif si mécanique ? Eh bien, il disparaît gentiment, discrètement, inexorablement. L'ego collectif une fois autonomisé broie l'individu qui le porte. Ce broyage étant pour moi la fonction émancipatrice par excellence car il poussera chaque individu à se questionner sur ce qu'il est réellement. Un processus de broyage peut ainsi conduire à un processus de dévoilement et d'éveil. Ce qui n'aura pas été voulu individuellement dans le confort de la valeur d'échange en auto-gestation sera rendu nécessaire dans l'inconfort de la valeur d'échange mature s'efforçant de perdurer dans son être malgré ses contradictions insurmontables. C'est la thèse que je défends dans ces pages.

 

A cet instant du parcours, je voudrais émettre une critique amicale, ou plutôt exprimer une interrogation, destinée aux laboureurs radicaux de l'action émancipatrice. Notamment à ceux d'entre eux qui se réclament directement du groupe Marx-Engels en tant qu'expression de la dialectique historique en mouvement et qui ne cessent de s'en prendre à tout ce qu'ils appellent les immobilismes asiatiques ou africains (en référence aux thèses marxiennes sur le mode de production asiatique) pour exalter le mouvement européen et notamment français avec ses jacqueries, révoltes et révolutions censées précipiter positivement la marche de l'histoire. L'action individuelle ou groupale qui n'existe pas puisqu'elle est produite et qu'elle ne produit rien d'autre dans le domaine social que ce qui est déterminé par le développement des forces productives, existerait donc quand même paradoxalement à certaines conditions surprenantes. J'avoue mon incompréhension. A quoi bon se focaliser sur une certaine forme d'action ou de transmission révolutionnaire lorsqu'on soutient que toute action et même toute pensée est déterminée par le moment cinétique de la valeur d'échange ?

 

Depuis le début, la pensée marxienne se tient à cheval entre deux pôles opposés : celui du fatalisme qui suit logiquement le déterminisme dialectique et celui du volontarisme qui s'y substitue souvent pour des raisons que je range dans la catégorie de l'autosatisfaction. Tout est déterminé mais le « nous radical narcissique » doit exister quand même et je vais justifier de manière quelque peu forcée la nécessité de maintenir une posture révolutionnaire en me faisant le dépositaire ou le garant d'une continuité historique elle-même garante de la révolution prochaine. Autrement dit, ce « nous » aurait pour fonction de maintenir le cap d'une volonté émancipatrice dont on affirme par ailleurs qu'elle ne peut naître que de certaines conditions liées à l'évolution de la valeur d'échange. Que depuis mille ans toutes les révoltes aient échoué, et que toutes celles qui ont réussi n'aient été que des révolutions de palais, n'apprend rien à celui qui veut se rassurer sur son choix de révolté. Et l'explication qui consiste à dire qu'elles venaient trop tôt dans le processus historique ne fait que confirmer l'inutilité de celles d'aujourd'hui. L'histoire décide, laissons-la tranquille. Le moment venu, des esprits verront la direction historique et agiront en conséquence sans que personne ne l'ait décidé par avance. Surtout pas les communistes.

 

Comme si le naufragé dans l'océan pouvait décider seul, ou en groupe de nageurs radicaux, d'un autre avenir des vagues parce qu'il connaît leurs déterminations. Il ira là où elles le porteront c'est tout. Et sa connaissance des lois du mouvement des marées n'y changera rien. Au mieux ils échoueront sur la plage prévue. Ces aventuriers n'ont de cesse de répéter que tout est décidé par le mouvement même de la valeur d'échange et en même temps ils voudraient que tous aient lu et surtout compris Marx pour être prêts lors du soulèvement final. Mais prêts pour quoi ? Pour guider, pour témoigner ? Puisque ce soulèvement prendra une forme imprévisible et que ses résultats le seront encore davantage. La vérité de l'homme producteur de lui-même émergera malgré moi. Mes choix individuels, ou de groupe, n'auront aucune influence là-dedans.

 

Dans le grand fleuve historique qui emporte tous les êtres, pourquoi seraient-ils, ces porteurs de vérité, plus efficaces ou pertinents que le premier suiveur venu incapable de comprendre une ligne de Marx, incapable même d'avoir l'idée de d'ouvrir un de ses livres? En ce qui me concerne, la lecture de Marx m'a simplement fait connaître le voile d'illusion qui s'appelle valeur d'échange et je suis heureux de le connaître. La connaissance de l'erreur est toujours préférable à l'ignorance. Mais que cette connaissance soit la dernière, je n'en suis pas si sûr. Du moins n'en ai-je trouvé preuve déterminante nulle part. Elle est une étape nécessaire, pas la fin du chemin probable. Elle me donne une clé pour comprendre qui je suis, mais peut-être que cette clé, je devrai la jeter aux orties avant d'ouvrir la dernière porte de l'être. 

 

L'ego collectif se mire à la surface de l'étang marchand au point de se noyer dans son reflet et l'ego particulier se mire dans le reflet du reflet.

 

Je formule une hypothèse : le dévoilement absolu n'aurait-il pas déjà eu lieu 3000 ans en arrière ou plus avec certaines des traditions les plus fécondes que l'humanité ait élaborées, principalement entre l'Indus et le Nil et qui mènent à la connaissance de l’Être au-delà des façons d'être. Une connaissance qui affirme l'inexistence de l'ego par exemple, qu'il soit collectif ou individuel, et qui se propose la fin de l'ignorance par le dépouillement et l'affirmation du « je ne suis ni ceci, ni cela », « neti, neti », je ne suis pas ce qui s'est fabriqué malgré moi comme moi, pour atteindre le simple « Suis » éternel, immobile, universel sans « je ».

 

Et peut-être aussi que ces traditions et le projet marxien ne sont pas aussi contradictoires qu'une lecture superficielle pourrait le laisser supposer. Peut-être que ces deux éléments de l'expérience humaine sont plus complémentaires qu'opposés. 

 

Marx croit à l'ego et observe son processus social. Moi, ce moi auquel je m'identifie encore et qui n'est que le produit d'une histoire, d'une suite de causes et d'effets dont « je » ne connaît qu'une infime partie, ce moi expression d'un Karma, je crois à l’Être et j'observe le processus moïque individuel. L'observation et la compréhension du mécanisme socio-historique ne me permet pas de projeter un avenir, il m'aide à me déprendre d'une illusion. Déprise qui est la condition nécessaire mais pas suffisante de la vérité.

 


 

 

69

 

 

Nous avons pris l'habitude de voir le monde par les yeux et de nous identifier à nos yeux, nos croyances sociales ou individuelles, nos illusions et nos peurs. Il nous vient rarement à l'idée que les yeux ne voient rien et que le cerveau reconstruit, à partir d'un certain jeu de lumière, ce que nous appelons réalité pour que celle-ci corresponde à ce que nous pensons collectivement de nous-mêmes et des autres.

 

Le « je » que je trouve si important est ainsi sous-tendu par une structure impersonnelle que j'oublie pour les besoins de mon identification. Ce « je » est donc le plus souvent un « on » qui s'exprime par divers moyens : les structures familiales, psychologiques, sociales, politiques, culturelles, amicales, professionnelles, religieuses, etc. Une analyse de ce qui me constitue comme entité psycho-sociale s'avère nécessaire pour lever toute illusion individuelle et circonscrire mon véritable espace immunitaire, pour découvrir les limites de ma prison s'il y en a. La vision marxienne, à cet effet, présente un avantage considérable puisqu'elle nous offre le plan détaillé, la notice, le guide d'utilisation de la structure sous-jacente totalisante qui nous détermine. Cest un premier pas possible sans être nécessaire pour entrer sur le chemin de la connaissance ou de la re-connaissance de soi. Du moins est-ce ainsi que je l'appréhende.

 

Mais, à ce petit « on » social, s'ajoute aussi, lorsque je plonge suffisamment loin en arrière du moi pour explorer les confins de la personnalité et pénétrer la succession interminable des frontières dépassables de la conscience, un « On » plus général qui est le perceptible du contenant de ce que j'appelle moi ou « je ».  Car lorsque je dis « je vois » et que je peux mettre en doute ce que je vois, qui voit réellement ? Quel est le je du je qui voit ? Quel est ensuite le je du je du je qui voit ? Et ainsi de suite. Où s'arrête la perspective itérative que j'avais d'abord omis et qui devient si étonnement réelle et prégnante lorsque je suspends pour un temps l'appel de l'extérieur et me focalise sur ce qui entend en moi ?

 

 

  

Conclusion

 

 

 

Ce que je veux dire, c'est que la découverte, la conscience, de ce qui dans le corps-esprit social domine mon esprit-corps individuel me permet de saisir, d'appréhender, le fossé qui sépare le savoir de la connaissance, la croyance-savoir de la co-naissance, de ce qui naît avec.

 

La connaissance de ce que je suis passe par le savoir de ce que je ne suis pas. Et, de toute évidence, je ne suis pas ce corps-esprit individuel auquel je crois. Je ne suis pas cette psychologie, ni un quelconque de ces autres conditionnements qui fabriquent une personne. Personne qui n'est autre qu'un masque.

 

Je ne suis ni ceci ni cela, donc je suis autre. Et tous mes frères sont autres avec moi. Un Autre. L'Autre-Dieu-Un.

 

Et, pour me connaître Dieu, pas d'autre moyen que de plonger dans l'autre. Les autres … qui sont aussi cet Autre que je ne peux voir qu'à travers eux ... qui sont ce miroir où se reflète ce que je suis vraiment au-delà des peurs et des aliénations.

 

Seule l'attention soutenue, opiniâtre, sincère, méthodique, scrupuleuse et ouverte à ce que je ne suis pas, tout en l'étant, peut m'ouvrir le Ciel de cet Autre en moi. C'est ainsi que Sa Volonté peut être faite sur la terre comme au ciel et que la grâce du pardon peut monter au cœur.

 

Voilà où me conduit Marx ! Voilà ce qu'a été mon véhicule pour atteindre le chemin qui n'existe pas !

 

Par l'examen minutieux des aliénations, entrapercevoir cette liberté que nous sommes fondamentalement.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Les plus grands hommes ont passé inconnus. Les Bouddhas et les Christs que l'on connaît sont des héros de second ordre, en comparaison de ces plus grands, dont le monde ne connaît rien. Des centaines de ces héros inconnus ont vécu dans chaque pays ; ils travaillent en silence ; ils vivent en silence, et en silence ils meurent. Avec le temps, leurs pensées trouvent une expression dans les Bouddhas et les Christs ; et ceux-ci nous deviennent connus. Les plus hauts des hommes ne cherchent à obtenir aucun renom. Ils laissent leurs idées au monde ; ils ne prétendent à rien pour eux-mêmes ; ils n'établissent ni écoles ni systèmes qui portent leur nom. Leur nature y répugnerait. Ils sont les purs sattvikas, qui ne font jamais de bruit, mais se fondent en amour... Gautama Bouddha dit qu'il était le vingt-cinquième Bouddha. Les vingt-quatre avant lui sont inconnus, bien que le vingt-cinquième ait dû bâtir sur les fondations qu'ils avaient posées. Les plus hauts des hommes vont silencieux. C'est qu'ils savent la réelle puissance de la pensée. Ils savent que, même s'ils entrent dans une caverne, ferment la porte, et pensent cinq pensées vraies, ces cinq pensées vivront dans l'éternité. En vérité, ces pensées pénétreront les montagnes, elles franchiront les océans, elles voyageront par le monde entier. Elles entreront au fond des cœurs et des cerveaux, elles feront naître des hommes et des femmes qui leur donneront l'expression pratique dans les actions de la vie humaine... Les Bouddhas et les Christs iront, de lieu en lieu, prêchant ces vérités... Mais les sattvikas sont trop près de Dieu pour entrer dans l'action et combattre, pour prêcher et pour faire, comme on dit sur la terre, le bien de l'humanité.

 

                        Vivekananda « Karmayoga ». Cité par Romain Rolland

 

 

 

Ce que nous croyons être

Se résume à l'ensemble des conditionnements

Auxquels nous nous identifions sans le savoir.

Ce que nous sommes vraiment,

Nous ne le connaissons pas.

Nous commençons à l'apercevoir lorsque nous acceptons,

Ou lorsque nous sommes contraints,

De mettre en doute

Ce que nous croyons.

 

 

Le plus souvent,

Ce que nous sommes vraiment

Ne peut s'appréhender

Que négativement

Par la connaissance de ce que nous ne sommes pas.

 

 

La foi commence où la croyance décline.

 

 

Croyances psychiques,

Croyances familiales ou de lignée,

Croyances sociales

Sont les trois grandes familles de croyances.

Parmi elles,

Les plus directement visibles sont aussi les plus insignifiantes.

 

 

 

« Monde intérieur »,

« Monde extérieur »

Ne signifient rien.

 

 

Tout est intérieur,

Tout est extérieur.

Le moi est dehors

Et le dehors est moi.

 

 

Je est ailleurs.

Je n'est nulle part.

Ailleurs parce qu'il n'est jamais là où je crois,

Nulle part car le « je » du « je sais » n'est pas le « Je ».

 

 

Je ne peux aller vers « Je »

Car « Je » est toujours

Déjà là.

 

 

Avant même le premier élan

Vers Lui.

 

 

 

Un certain gourou enseignait à son disciple que toute chose créée était Vishnou (Dieu). Et son disciple le prit au mot. Un jour, il rencontra un éléphant dans la rue. L'animal s'avançait vers lui et le cornac criait : « Ecarte-toi, écarte-toi ! ». Le disciple raisonna ainsi : « Pourquoi m'écarterais-je ? Je suis Vishnou, l'éléphant aussi ; quelle crainte Vishnou peut-il avoir de Soi-même ? » Il ne bougea pas. Alors, l''éléphant le souleva avec sa trompe et le jeta au loin. Il fut grièvement blessé. Quand il fut remis, il retrourna voir son maître et lui raconta sa mésaventure. Le gourou lui dit : « C'est bien mon fils. Tu es bien Vishnou et l'éléphant aussi est Vishnou. Mais pourquoi n'avoir pas écouté les avertissements du cornac qui lui aussi était Vishnou et qui te demandait de t'écarter ?

 Parole de Ramakrishna citée par Marc de Smedt dans « Ramakrishna, le grand sage précurseur » éditions Almora.

 

 

 

 

 

Annexe 1

De la méthode


 

Le Capital, machine automatique de valorisation productrice d'humains aliénés (prolétaires), est le nom que Marx a donné à la matrice artificielle dont on parle aujourd'hui : une couveuse de clones désincarnés portant le nom d'Hommes par habitude.

 

Cette couveuse, ou matrice, est notre corps social en tant qu'extension collective pathologique de notre corps physique. Nous l'avons créée collectivement mais ne pourrons la guérir qu'individuellement.

 

En allant chercher le cosmique éternel à l'intérieur de nous-mêmes, nous pouvons, je le crois, renouer en conscience avec la communauté de lumière dans laquelle nous ne formons qu'un seul corps (Christ).

 

Je livre ici une méthode possible de guérison en trois étapes :

 

1 – Conscience

2 – Détachement

3 – Reconnexion

 

La première étape s'appelle conscience. Sans conscience (de la matrice) la  reconnexion est hasardeuse, voire impossible. En général, pas de guérison sans diagnostic. Cette conscience peut arriver par différents moyens. La lecture de Marx en est un.

 

Je souffre et cherche la cause de cette souffrance. Si je ne souffre pas, tant mieux (ou tant pis), c'est que la matrice domine tous les aspects de ma vie, y compris mes émotions et mes ressentis. Je suis en paix artificielle, et heureux dans cette paix. Rien à dire, tout est parfait. Celui qui ne souffre pas ne lira pas ces pages, il n'en a pas besoin. Pour les autres, la recherche des causes commence. Qu'ils passent par Marx, la non-dualité, Bouddha ou Christ, ils arriveront au même endroit : eux-mêmes. Là, sans aucun doute, est l'ultime rendez-vous. Ils se seront cognés la tête à tous les murs extérieurs avant d'arriver enfin devant le mur intérieur, le seul qui vaille.

 

Pour ma part, je propose Marx comme chemin initial pour éviter les embûches des autres voies himalayesques trop empruntées ou trop hautes, voire élitistes. Les prolétaires ne deviennent pas aristocrates si facilement.

 

La deuxième étape s'appelle détachement. Elle consiste à s'efforcer de couper le maximum des liens imaginaires qui nous soudent plus ou moins consciemment à la matrice/corps social. Elle passe par une remise en question de tous nos actes quotidiens en matière d'alimentation, de travail, de relations, de loisirs, etc. En choisissant parmi les différentes possibilités offertes par notre éco-socio-système, il s'agit d'élaborer des stratégies de contournement des injonctions mécaniques pour revenir à une certaine simplicité plus en accord avec nos véritables besoins. Il s'agit de séparer le bon grain naturel de l'ivraie artificielle.

 

La troisième étape s'appelle reconnexion. Elle a pour but de nous reconnecter avec les forces vitales de notre corps cosmique, directement en contact avec l'éternel non visible ou subtil. Plusieurs sous-méthodes peuvent être utilisées à cette fin. De la dévotion religieuse à l'exercice spirituel en passant par la gymnastique la plus banale. Chacun choisira ce qui lui convient. L'essentiel étant de suspendre suffisamment la gesticulation du moi pour laisser entrer la lumière du Soi ou de l'Un qui seule est détentrice de vérité, de beauté et de bien. Car la vérité est ce que nous trouvons malgré nous (sérendipité), pas ce que nous cherchons.

 

Nous avions peut-être au départ un corps individuel directement relié au cosmique avec une extension sociale extrêmement fine et claire. Nous sommes arrivés aujourd'hui à un petit corps individuel entièrement noyé dans son extension sociale, et qui menace de faire sécession avec le cosmique. Le but est donc de diminuer l'influence du corps social sur notre corps individuel pour redonner sa chance au cosmique.

 

  

Guy Debord. Commentaires sur la Société du Spectacle. Editions Gallimard. (Extrait)

 

 « … Tous les usurpateurs ont voulu faire oublier qu'ils viennent d'arriver. »

 

« … Avec la destruction de l'histoire, c'est l'événement contemporain lui-même qui s'éloigne aussitôt dans une distance fabuleuse, parmi les récits invérifiables, les statistiques incontrôlables, les explications invraisemblables et les raisonnements intenables. A toutes les sottises qui sont avancées spectaculairement, il n'y a jamais que des médiatiques qui pourraient répondre, par quelques respectueuses rectifications ou remontrances, et encore en sont-ils avares car, outre leur extrême ignorance, leur solidarité, de métier et de cœur, avec l'autorité générale du spectacle, et avec la société qu'il exprime, leur fait un devoir, et aussi un plaisir, de ne jamais s'écarter de cette autorité, dont la majesté ne doit pas être lésée. Il ne faut pas oublier que tout médiatique, et par salaire et par autres récompenses ou soultes, a toujours un maître, parfois plusieurs ; et que tout médiatique se sait remplaçable.

 

Tous les experts sont médiatiques-étatiques, et ne sont reconnus experts que par là. Tout expert sert son maître, car chacune des anciennes possibilités d'indépendance a été à peu près réduite à rien par les conditions d'organisation de la société présente. L'expert qui sert le mieux, c'est, bien sûr, l'expert qui ment. Ceux qui ont besoin de l'expert, ce sont, pour des motifs différents, le falsificateur et l'ignorant. Là où l'individu n'y reconnaît plus rien par lui-même, il sera formellement rassuré par l'expert. Il était auparavant normal qu'il y ait des experts de l'art des Etrusques ; et ils étaient toujours compétents, car l'art étrusque n'est pas sur le marché. Mais, par exemple, une époque qui trouve rentable de falsifier chimiquement nombre de vins célèbres, ne pourra les vendre que si elle a formé des experts en vins qui entraîneront les caves à aimer leurs nouveaux parfums, plus reconnaissables. Cervantès remarque que « sous un mauvais manteau, on trouve souvent un bon buveur ». Celui qui connaît le vin ignore souvent les règles de l'industrie nucléaire ; mais la domination spectaculaire estime que, puisqu'un expert s'est moqué de lui à propos d'industrie nucléaire, un autre expert pourra s'en moquer à propos du vin. Et on sait, par exemple, combien l'expert en météorologie médiatique, qui annonce les températures ou les pluies prévues pour les quarante-huit heures à venir, est tenu à beaucoup de réserves par l'obligation de maintenir des équilibres économiques, touristiques, et régionaux, quand tant de gens circulent si souvent sur tant de routes, entre des lieux également désolés ; de sorte qu'il aura plutôt à réussir comme amuseur. »

 

  

 

 

Annexe 2

Repères marxiens

 

 Le Capital n'est pas un système auquel on pourrait opposer un autre système. Le Capital est un monde, il est une machine automatique en mouvement. Il est un mouvement qui se nourrit de nos désirs et de nos pulsions individuels. Il est un collectivisme totalitaire portant le masque individualiste. Il est un socialisme portant le masque libertarien. Il est un étatisme libéral. Il est un oxymore réalisé. Universaliste par principe et nationaliste ou traditionaliste par opportunisme, il est en réalité sa propre fin qui justifie tous les moyens. Il est le « reniement achevé de l'homme », l'expression de l'Homme en tant que non-Dieu, en tant qu'humain trop humain. De l'Homme qui se laisse aller à sa  fausse nature. Qui se laisse aller tout court. Et qui croit trouver, en toute insanité, la liberté dans l'aliénation, la liberté dans le renoncement (à sa totalité). 

 

Une partie de nous-même est le Capital, une autre partie l'anti-Capital. Comprendre cela, c'est déjà le dépasser.

 

  

 

Karl Marx, Le Capital, Livre I, chapitre II. Editions Quadrige/Presse Universitaire de France. (Extrait)

 

« Nous verrons d'une manière générale dans le cours du développement que le masque économique dont se couvrent les personnes ne sont pas autre chose que la personnification des rapports économiques, et que c'est en tant que porteurs de ces rapports qu'elles se rencontrent.

 

Ce qui distingue plus précisément le possesseur d'une marchandise de sa marchandise elle-même, c'est cette circonstance que pour celle-ci le corps de toute autre marchandise ne vaut que comme forme phénoménale de sa propre valeur. La marchandise est, de naissance, une grande égalisatrice cynique : elle est toujours sur le point d 'échanger non seulement son âme mais son corps avec n'importe quelle autre, cette dernière serait-elle affublée de plus de disgrâce encore que Maritorne. Ce sens qui fait défaut à la marchandise pour appréhender le concret du corps des marchandises, son possesseur y supplée grâce à ses cinq sens (ou davantage). Sa propre marchandise n'a pour lui aucune valeur d'usage immédiate. Sinon il ne la porterait pas au marché. Elle a une valeur d'usage pour d'autres. La seule valeur d'usage immédiate qu'elle ait pour lui c'est d'être porteuse de valeur d'échange, c'est-à-dire moyen d'échange. Voilà pourquoi il veut l'aliéner contre des marchandises dont la valeur d'usage le satisfasse. Toutes les marchandises sont des non-valeurs d'usage pour leur possesseur en même temps que des valeurs d'usage pour leurs non-possesseurs. Il faut donc qu'elles changent de mains de toutes parts. Mais ce passage de main en main constitue leur échange, et leur échange les rapporte les unes aux autres comme valeurs et les réalise comme valeurs. Les marchandises doivent ainsi se réaliser comme valeurs tout court avant de pouvoir se réaliser comme valeurs d'usage...»

 

«... Ils ont tous un même dessein et ils donneront à la bête leur force et leur puissance » (Apocalypse, XVII, 13, cité par Marx) « Et que personne ne puisse ni acheter, ni vendre, que celui qui aura le caractère ou le nom de la bête, ou le nombre de son nom » (Apocalypse, XIII, 17, cité par Marx)

 

La monnaie est le cristal que produit nécessairement le procès d'échange dans lequel divers produits du travail sont posés comme effectivement identiques entre eux et donc effectivement transformés en marchandises. A mesure que s'étend et s'intensifie historiquement l'échange se développe l'opposition entre valeur d'usage et valeur qui était à l'état latent dans la nature de la marchandise. Pour le besoin du trafic il faut que cette opposition soit exposée extérieurement, c'est ce qui pousse à donner à la valeur des marchandises une forme autonome : et ce mouvement n'a de cesse que cette forme soit définitivement atteinte par le dédoublement de la marchandise en marchandise et monnaie. La transformation de la marchandise en monnaie s'accomplit donc dans la mesure même où s'accomplit la transformation des produits du travail en marchandises. »

 

  

 

La boucle du Capital :

 

 

Capital Travail Marchandise

Marchandise Capital Travail

 

 

 

Une valeur entre dans un processus de création de survaleur. Cette valeur s'appelle capital. Tant qu'une valeur n'est pas introduite dans cette boucle, elle ne s'appelle pas capital, elle s'appelle surplus agraire, ou profit commercial, ou ce que vous voulez d'immobile, de fixé. Le capital existe en vue de sa valorisation, rien d'autre. C'est un mouvement perpétuel.

 

 

  

Karl Marx, Le Capital, Livre I, chapitre IV. Editions Quadrige/Presse Universitaire de France. (Extrait)

 « La circulation des marchandises est le point de départ du capital. Production de marchandises, circulation développée des marchandises et commerce constituent les préalables historiques de sa genèse. Le commerce mondial et le marché mondial inaugurent, au XVIe siècle, l'histoire moderne de l'existence du capital.

 

Si nous faisons abstraction du contenu matériel de la circulation de marchandises, de l'échange des différentes valeurs d'usage, et si nous ne considérons que les formes économiques qu'engendre ce procès, comme ultime produit de la circulation nous trouvons la monnaie. Cet ultime produit de la circulation des marchandises est la première forme phénoménale du capital.

 

Historiquement, c'est d'abord sous la forme de la monnaie que le capital se présente partout face à la propriété foncière, en tant que fortune en argent, capital commercial et capital usuraire. Pour reconnaître dans l'argent la première forme phénoménale du capital il n'est pas besoin d'un coup d'oeil rétrospectif sur sa genèse. La même histoire se joue quotidiennement sous nos yeux. Tout nouveau capital continue, en première instance, à entrer en scène, c'est-à-dire sur le marché – marché des marchandises, marché du travail ou marché monétaire – comme monnaie, comme argent qui doit à travers des procès déterminés se transformer en capital.

 

L'argent en tant qu'argent et l'argent en tant que capital ne se distinguent d'abord que par leur forme de circulation différente.

 

La forme immédiate de la circulation des marchandises est M-A-M, transformation de marchandise en argent et retransformation d'argent en marchandise : vendre pour acheter. Mais nous trouvons à côté de cette forme une deuxième forme spécifiquement différente, la forme A-M-A, transformation d'argent en marchandise et retransformation de marchandise en argent : acheter pour vendre. L'argent qui décrit dans son mouvement cette dernière circulation se transforme en capital, devient capital, est déjà par sa destination capital... »

 

« … Les formes autonomes, les formes monétaires que prend la valeur des marchandises dans la circulation simple ne font que médiatiser l'échange des marchandises, puis disparaissent dans le résultat final du mouvement. Par contre, dans la circulation A-M-A, l'un et l'autre, la marchandise et l'argent, ne fonctionnent que comme modes d'existence différents de la valeur elle-même, l'argent comme son mode d'existence général, la marchandise comme son mode d'existence particulier, son simple déguisement, pour ainsi dire. La valeur passe constamment d'une forme dans l'autre, sans se perdre elle-même dans ce mouvement, et elle se transforme ainsi en un sujet automate. Si l'on fixe les formes phénoménales particulières que prend tout à tour la valeur qui se valorise dans le circuit de son existence, on obtient alors les explications suivantes : le capital est argent, le capital est marchandise. Mais en fait la valeur devient ici le sujet d'un procès dans lequel, à travaers le changement constant des formes-argent et marchandise, elle modifie sa grandeur elle-même, se détache en tant que survaleur d'elle-même, se valorise elle-même. Car le mouvement dans lequel elle s'ajoute de la survaleur est son propre mouvement, sa valorisation, donc une autovalorisation. Elle a reçu cette qualité occulte de poser de la valeur parce qu'elle est valeur. Elle fait des petits vivants – ou, pour le moins, elle pond des œufs d'or... »

 

« … La valeur devient donc valeur en procès, argent en procès et, comme tel, capital. Elle est issue de la circulation, y retourne, s'y conserve et s'y multiplie, en revient agrandie et sans cesse elle recommence le même circuit. A-A', argent qui couve de l'argent – money which begets money – comme le dit la description du capital dans la bouche de ses premiers interprètes, les mercantilistes.

 

Acheter pour vendre, ou pour être complet, acheter pour vendre plus cher, A-M-A', semble à vrai dire n'être la forme adéquate que d'une espèce de capital, le capital de commerce. Mais le capital industriel aussi est de l'argent qui se transforme en marchandise, puis, par la vente de marchandise, en plus d'argent. Les actes, qui se déroulent en dehors de la sphère de la circulation, par exemple entre l'achat et la vente, ne changent rien à cette forme du mouvement. Enfin la circulation A-M-A' se présente dans le capital porteur d'intérêts de manière abrégée, en style lapidaire : A-A', argent égal plus d'argent, valeur plus grande qu'elle-même.

 

A-M-A' est donc en fait la formule générale du capital tel qu'il apparaît, immédiatement, dans la sphère de la circulation. »

 

La valorisation ou survalorisation vient du surtravail : le travail au-delà de ce qui est nécessaire à la force de travail, à l'humain inscrit dans une activité sociale de production, pour se reproduire en tant que force de travail (moyens de subsistance, etc.). Le surtravail produit la survaleur (la valeur ajoutée à la valeur initiale injectée) qui se diffuse dans la marchandise et se réalise dans la vente : la circulation marchande (qui n'est rien d'autre que la circulation de quanta de travail matérialisés).

 

On pourrait dire aussi :

           

            Du travail sous forme de capital entre dans un cycle de production qui             produit du surtravail et donc de la survaleur prenant la forme de             marchandises.

 

Ou bien encore :

           

            Du travail ancien produit du travail nouveau qui produit des marchandises, c'est-à-dire du travail cristallisé.

 

Ou encore :

           

            Du travail gelé (solide) devient liquide dans la production et se recongèle dans la circulation en attendant d'être à nouveau décongelé. D'un bout à l'autre du processus, il n'y a jamais que du travail sous une forme ou sous une autre. Dans la circulation isolée, il prend la forme de l'argent. Posséder de l'argent, c'est posséder du travail congelé. Tant qu'il est congelé, il ne s'appelle pas capital.

 

Mes chaussures : du travail congelé. Ma voiture : de même. Ainsi de tout ce qui circule sous la forme d'objets d'usage fabriqués.

 

 

  

Karl Marx, Le Capital, Livre I, chapitre VIII. Editions Quadrige/Presse Universitaire de France. (Extrait)

 

Le capitaliste a acheté la force de travail à sa valeur journalière. C'est donc à lui qu'appartient sa valeur d'usage pendant la durée d'une journée de travail. Il a donc acquis le droit de faire travailler pour lui un ouvrier pendant une journée. Mais qu'est-ce qu'une journée de travail ? C'est moins en tous cas qu'une journée de vie naturelle. De combien ? Le capitaliste a sa propre opinion sur cette limite. En tant que capitaliste, il n'est que capital personnifié. Son âme est l'âme du capital. Or le capital a une unique pulsion vitale : se valoriser, créer de la survaleur, pomper avec sa partie constante, les moyens de production (machines, etc.), la plus grande masse possible de surtravail. Le capital est du travail mort (passé) qui ne s'anime qu'en suçant tel un vampire du travail vivant, et qui est d'autant plus vivant qu'il en suce davantage. Le temps pendant lequel le travailleur travaille est le temps pendant lequel le capitaliste consomme la force de travail qu'il lui a acheté. Si le travailleur consomme pour lui-même son temps disponible, il vole le capitaliste.

 

Le capitaliste se réclame donc de la loi de l'échange marchand. Il cherche, comme n'importe quel autre acheteur, à tirer le plus grand parti possible de la valeur d'usage de sa marchandise. Mais voici que s'élève soudain la voix du travailleur, qui s'était tue et perdue dans la tempête et le tumulte du procès de production.

 

La marchandise que je t'ai vendue se distingue du vulgum pecus des marchandises ordinaires en ceci que son usage crée de la valeur et une valeur plus grande que ce qu'elle coûte elle-même. C'est la raison pour laquelle tu l'as achetée. Ce qui de ton côté apparaît comme valorisation du capital est, de mon côté, dépense excédentaire de force de travail. Toi et moi, nous ne connaissons sur le marché qu'une seule loi, celle de l'échange des marchandises. Et la consommation de la marchandise n'appartient pas au vendeur, qui s'en défait, mais à l'acheteur qui l'acquiert. C'est donc à toi qu'appartient l'usage de ma force de travail journalière. Mais avec son prix de vente quotidien, il faut que je puisse chaque jour la reproduire et la revendre ainsi le lendemain. Abstraction faite de l'usure naturelle due à l'âge et à d'autres facteurs, je dois être capable de travailler demain dans les mêmes conditions normales de force, de santé et de fraîcheur qu'aujourd'hui. Tu me prêches en permanence l'Evangile de l'« Economie » et de l'«Abstinence ». Fort bien ! Je vais , en gérant raisonnable et économe, ménager mon unique fortune, ma force de travail et m'abstenir avec elle de toute folle prodigalité. Je ne vais en dégager chaque jour, en mettre en mouvement, en convertir en travail qu'autant que ce qui sera compatible avec sa durée normale et son bon déroulement. En allongeant démesurément la journée de travail, tu peux dégager en une seule journée un quantum de ma force de travail plus grand que ce que je pourrais remplacer en trois jours. Ce que tu gagnes ainsi en travail, je le perds en substance de travail. Utiliser ma force et la piller sont deux choses cpomplètement différentes... »

 

 

Certains ont pu tirer de ces lignes le constat que Marx était cruel et souhaitait la guerre perpétuelle entre les différentes classes en présence. Il apparaît plutôt à un lecteur honnête qu'il décrit une situation donnée de manière froide et distanciée. Que la situation soit celle d'une guerre ne dit rien de Marx lui-même mais dit tout sur la société de son temps et du nôtre. Quant à savoir ce que notre époque est capable de comprendre de sa propre pratique, il n'est qu'à lire ou écouter les inepties de surface actuelles pour en juger.

 

 

« … On voit donc : qu'à part des limites tout à fait élastiques, il ne résulte de la nature de l'échange marchand proprement dit aucune limitation à la journée de travail, donc aucune limite du surtravail. Le capitaliste se réclame de son droit d'acheteur quand il cherche à rendre la journée de travail aussi longue que possible et à faire deux journées de travail en une seule. D'un autre côté, la nature spécifique de la marchandise vendue implique une limitation de sa consommation par l'acheteur, et le travailleur se réclame de son droit de vendeur quand il veut limiter la journée de travail à une grandeur normale déterminée. Il y a donc ici une antinomie, droit contre droit, l'un et l'autre portant le sceu de la loi de l'échange marchand. Entre des droits égaux, c'est la violence qui tranche. Et c'est ainsi que dans l'histoire de la production capitaliste, la réglementation de la journée de travail se présente comme la lutte pour les limites de la journée de travail. Lutte qui oppose le capitaliste global, c'est-à-dire la classe des capitalistes, et le travailleur global, ou la classe ouvrière. »

 

« Le capital n'a pas inventé le surtravail. Partout où une partie de la société détient le monopole des moyens de production, le travailleur, libre ou non-libre, est forcé d'ajouter au temps de travail nécessaire à son propre entretien un temps de travail supplémentaire  afin de produire les moyens de subsistance de celui qui détient en propre les moyens de production, que ce propriétaire soit un athénien, un théocrate étrusque, un civis romanus, un baron normand, un maître d'esclaves américain, un boyard valaque, un landlord ou un capitaliste moderne. Il est clair cependant que lorsque dans une formation sociale, économiquement parlant, ce n'est pas la valeur d'échange du produit qui est prépondérante, mais sa valeur d'usage, le surtravail est limité par un cercle de besoins plus ou moins large, mais qu'aucun besoin de surtravail illimité ne découle du caractère même de la production. C'est pour cela que dans l'Antiquité, le surtravail prend des allures atroces là où il s'agit d'obtenir la valeur d'échange sous sa figure monétaire autonome, dans la production d'or et d'argent. La forme officielle du surtravail est ici le travail forcé jusqu'à ce que mort s'ensuive. Lisons simplment sur ce point Diodore de Sicile. Toutefois, ce sont là des exceptions dans l'Antiquité. Mais dès que des peuples dont la production se meut encore à l'intérieur de ces formes inférieures que sont le travail des esclaves, la corvée féodale, etc., sont attirés dans un marché mondial dominé par le mode de production capitaliste, qui fait de la vente de leurs produits à l'étranger l'intérêt prédominant, alors on voit, par-dessus les horreurs barbares de l'esclavage, du servage, etc. se greffer l'horreur civilée du surtravail. C'est ce qui explique que le travail des africains dans les Etats du sud de l'Union américaine ait conservé un caractère patriarcal modéré aussi longtemps que la production demeura principalement orientée vers les besoins de l'autoconsommation immédiate. Mais à mesure que l'exportation du coton est devenue un intérêt vital pour ces Etats, l'écrasement de l'africain à la tâche, la consommation de toute son existence consumée en l'espace de sept années de travail, comme c'est le cas en certains endroits, sont devenus le facteur et la norme d'un système à la fois calculateur et bien calculé. Il ne s'agissait plus de lui extorquer une certaines masse de produits utiles. Il s'agissait à présent de la production de la survaleur proprement dite. Même chose pour les corvées, par exemple dans le Principautés danubiennes.

 

La comparaison entre la fringale de surtravail dans les Principautés danubiennes et celle qui sévit dans les fabriques anglaises présente un intérêt particulier, parce que, dans la corvée, le surtravail possède une forme autonome, perceptible par les sens.

 

Supposons que la journée de travail compte six heures de travail nécessaire et six heures de surtravail. L'ouvrier libre fournit ainsi chaque semaine au capitaliste 6 x 6, soit 36 heures de surtravail. C'est la même chose que s'il travaillait chaque semaine trois jours pour lui et trois jours gratis pour le capitaliste. Mais cela ne se voit pas. Le surtravail et le travail nécessaire sont noyés l'un dans l'autre. Je peux donc encore exprimer la même proportion en disant, par exemple, que l'ouvrier travaille dans chaque minute 30 secondes pour lui-même et 30 secondes pour le capitaliste, etc.

 

Avec la corvée, c'est différent. Le travail nécessaire que le paysan valaque, par exemple, accomplit pour son entretien est séparé, dans l'espace, du surtravail qu'il fait pour le boyard. Le premier, il l'accomplit sur son propre champ, le second sur le domaine seigneurial. Les deux parties du temps de travail existent donc de manière séparée et autonome l'une à côté de l'autre. Sous forme de corvée, le surtravail est rigoureusement dissocié du travail nécessaire. Cette différence dans la forme phénoménale ne change manifestement rien au rapport quantitatif entre surtravail et travail nécessaire. Trois jours de surtravail par semaine sont toujours trois jours d'un travail qui ne constitue pas d'équivalent pour l'ouvrier lui-même, que ce travail s'appelle corvée ou travail salarié. La différence c'est que, chez le capitaliste, la fringale de surtravail apparaît dans son désir effréné de prolonger immodérément la journée de travail, alors que chez le boyard, c'est plus simplement dans la chasse immédiate aux jours corvéables. »

 

  

 

Ne vous offusquez pas des mots, voyez la chose. Remplacez dans toutes ces pages, si vous le désirez, capitaliste par propriétaire ou toute appellation que vous voudrez, tant il est vrai que « capitalistes » ou « travailleurs » sont aujourd'hui connotés et renvoient  malheureusement à la proche histoire des pays dits communistes et des organisations dites d'extrême-gauche. Leur interprétation de Marx empêche depuis trop longtemps sa libre relecture.

 

 

  

De tous les objets d'usage, un seul crée de la valeur quand on s'en sert : la force de travail. Elle est une marchandise, puisqu'elle s'achète et se vend ; elle s'achète et se vend individuellement mais c'est pourtant son caractère social qui se manifeste immédiatement dans sa pratique réelle. Même l'artisan seul dans son atelier dépend pour ses outils, ses matériaux, sa subsistance, sa vie pratique en général, de l'ensemble du corps social, désormais étendu au monde entier. Nous parlerons donc de travail social congelé ou décongelé, solide ou liquide. Par la loi de la division du travail, chaque individu dépend de tous les autres. Seul le contrat juridique qu'il signe avec son employeur, et sa consommation quotidienne en tant que client, l'isolent facticement dans une vision réduite et superficielle de lui-même.

 

 

  

 

Karl Marx, Le Capital, Livre II, troisième section. Editions Folio/Essais. (Extrait)

  

« La plus-value, tout comme la partie de valeur qui remplace le capital variable (main-d'oeuvre) avancé en salaire, est une valeur nouvellement créée par le travailleur pendant le processus de production : c'est du travail coagulé. Mais elle ne coûte rien au propriétaire de tout le produit, le capitaliste. Grâce à cette circonstance, le capitaliste est à même de consommer la totalité de cette plus-value comme revenu, à moins qu'il n'en doive céder certaines parties à d'autres participants, comme par exemple la rente du sol au propriétaire foncier. Dans ce cas, ces parties constituent le revenu de ces tierces personnes. Cette circonstance était d'ailleurs le vrai mobile qui a incité notre capitaliste à s'engager dans la production de marchandises. Mais ni son intention première – combien généreuse – de rafler la plus-value, ni la dépense que lui et ensuite d'autres en font sous forme de revenu n'affectent la plus-value comme telle : celle-ci est toujours du travail coagulé, non-payé, et sa grandeur est déterminée par des conditions entièrement différentes. »

 

 

 

 

Le Capital, dans son mouvement réel, ne connaît pas l'individu. Il ne connaît que le prolétaire collectif duquel il extrait le surtravail et donc la survaleur. Le Capital est collectiviste par essence et ment par essence sur sa nature profonde en exhibant sa surface éparpillée en de multiples facettes individuelles. C'est pourquoi toute analyse du monde-Capital partant de l'individu ou de groupes d'individus ne peut que se tromper et mentir avec Lui.

 

Le Capital a besoin de prolétaires collectivisés, c'est pourquoi il éduque des prolétaires et pas des Hommes. Et cela, quelle que soit la réalité fragmentaire, culturelle et locale que cette éducation revêt. C'est pourquoi aussi nous voyons toute tradition concrète disparaître au bénéfice d'une uniformisation  mondiale appelée progrès.

 

 

 

 

Karl Marx, Manuscrits de 1857-58, dits Grundrisse, chapitre VII, 1. Editions Sociales. (Extrait)

 

«  Tant que le moyen de travail reste moyen de travail au sens propre, tel qu'il est entraîné immédiatement, historiquement par le capital dans son procès de valorisation, le fait qu'il n'apparaisse plus seulement maintenant comme moyen de travail par son côté matériel, mais en même temps comme un mode d'existence particulier du capital, déterminé par le procès global de celui-ci, - comme du capital fixe – ne lui fait subir qu'un changement formel. Une fois intégré dans le procès de production du capital, le moyen de travail passe toutefois par différentes métamorphoses, dont la dernière est la machine ou, pour mieux dire, le système automatique de la machinerie, actionné par un automate, par une force motrice qui se meut d'elle-même ; cet automate consiste en de multiples organes, les uns mécaniques et les autres doués d'intellect, de sorte que les ouvriers eux-mêmes ne sont plus définis que comme ses membres conscients... »

 

« ...  A aucun égard, la machine n'apparaît comme moyen de travail pour l'ouvrier individuel. La differencia specifica de la machine n'est nullement, comme dans le cas du moyen de travail, de transmettre l'activité de l'ouvrier à l'objet ; au contraire, cette activité a une position telle qu'elle ne fait que servir d'intermédiaire au travail de la machine – que surveiller l'action de celle-ci sur la matière première et lui éviter tout incident. Dans ce cas-là, les choses ne se passent pas dans l'emploi de l'outil, que l'ouvrier – en tant qu'organe – anime de son adresse et de son activité et dont le maniement dépend de sa virtuosité. La machine, qui possède adresse et force à la place de l'ouvrier, est au contraire elle-même le virtuose qui, du fait des lois mécaniques dont l'action s'exerce en elle, possède une âme propre et qui consomme, pour son automouvement permanent, du charbon, de l'huile, etc. (matières instrumentales), de même que l'ouvrier consomme des aliments. Réduite à une simple abstraction d'activité, l'activité de l'ouvrier est déterminée et réglée de tous côtés par le mouvement de la machinerie et non l'inverse. La science, qui oblige les membres sans vie de la machine, en vertu de leur construction, à agir de la manière voulue, comme un automate, n'existe pas dans la conscience de l'ouvrier, mais agit sur lui à travers la machine comme une force étrangère, comme une force de la machine elle-même. Dans la production mécanisée, l'appropriation du travail vivant par le travail objectivé , - l'appropriation de la force ou de l'activité valorisante par la valeur pour soi  - appropriation qui tient au concept même de capital, est posée comme caractère du procès de production lui-même, y compris sous le rapport de ses éléments matériels et de son mouvement matériel. Le procès de production a cessé d'être procès de travail au sens où le travail considéré comme l'unité qui le domine serait le moment qui détermine le reste. Le travail n'apparaît au contraire que comme organe conscient, placé en de nombreux points du système mécanique, dans des ouvriers vivants pris un à un ; dispersé, subsumé sous le procès global de la machinerie elle-même, n'étant lui-même qu'une pièce du sytème, système dont l'unité existe, non dans les ouviers vivants, mais dans la machinerie vivante (active) qui apparaît face à l'activité isolée insignifiante de cet ouvrier comme un organisme lui imposant sa violence. Dans la machinerie, le travail objectivé se présente face au travail vivant dans le procès de travail lui-même comme ce pouvoir qui le domine, que le capital est par sa forme, en tant qu'appropriation du travail vivant. L'intégration du procès de travail comme simple moment du procès de valorisation du capital est également posée du point de vue matériel par la transformation du moyen de travail en machinerie et du travail vivant en simple accesoire vivant de cette machinerie. Comme nous l'avons vu, la tendance nécessaire du capital est l'accroissement de la force productive et la négation maximale du travail nécessaire. Et la réalisation de cette tendance, c'est la transformation du moyen de travail en machinerie. Dans la machinerie, le travail objectivé fait face matériellement au travail vivant comme étant ce pouvoir qui le domine et le subsume activement sous lui-même, et cela non seulement par l'appropriation du travail vivant, mais dans le procès réel de production lui-même ... »

 

« … Le développement du moyen de travail en machinerie n'est pas fortuit pour le capital, mais il est la réorganisation historique du moyen de travail traditionnel légué par le passé, qui se voit remodelé de manière adéquate au capital. L'accumulation du savoir et de l'habileté, des forces productives générales du cerveau social, est ainsi absorbée dans le capital, et plus précisément du capital fixe, dans la mesure où celui-ci entre dans le procès de production comme moyen de production proprement dit. La machinerie apparaît donc comme la forme la plus adéquate du capital fixe et le capital fixe, pour autant que le capital est considéré dans sa relation avec lui-même, comme la forme la plus adéquate du capital en général... »

 

« … Le savoir apparaît dans la machinerie comme quelque chose d'étranger, d'extérieur à l'ouvrier ; et le travail vivant apparaît subsumé sous le travail objectivé agissant de façon autonome. Et, dans la mesure où son action n'est pas conditionnée par le besoin (du capital), l'ouvrier apparaît comme superflu... »

 

« … Donner à la production un caractère scientifique est donc la tendance du capital, et le travail immédiat est rabaissé au rang de simple moment de ce procès. »

 

 

 

Qu'est-ce que la valeur ?

 

Une certaine quantité de travail matérialisée (un quantum de travail).

 

 

Qu'est-ce que le capital ?

 

Une valeur en mouvement intégrée au circuit productif dans le but unique de créer de la valeur supplémentaire (survaleur) par du travail supplémentaire (surtravail).

 

 

Qu'est-ce que la marchandise ?

 

Le véhicule provisoire de la valeur dans son processus de réalisation. Une valeur d'usage que la valeur d'échange ou le capital utilise pour se réaliser et revenir dans le circuit de la production. Un mode de transport nécessaire du travail congelé dans son mouvement circulaire : production-consommation-production.

 

 

La circulation (vente-consommation) existe donc pour la production et non l'inverse. Le regard intuitif individuel est là encore contredit par la réalité du mouvement. Nous ne produisons pas pour la consommation, nous consommons pour la production. La consommation est une injonction, pas seulement un besoin. C'est pourquoi le marketing est roi. Il consiste à faire désirer, vouloir selon les besoins stricts du capital. Il conduit les âmes à leur négation. L'individu veut ce que le capital lui demande de vouloir. Il se croit libre parce qu'il consomme alors qu'il consomme pour se nier lui-même, pour se noyer lui-même dans un collectif invisible et totalitaire.

 

 Karl Marx, Manuscrits de 1857-58, dits Grundrisse, chapitre VI, 20. Editions Sociales. (Extrait)

  

« Les phases par lesquelles passe le capital et qui constituent un parcours du capital commencent du point de vue conceptuel par la transformation de l'argent en conditions de production. Mais, pour l'instant, puisque nous parlons non pas du capital en devenir, mais du capital devenu, il traverse les phases suivantes : 1) création de la survaleur, ou procès de production immédiat. Son résultat : le produit. 2) Le produit est mis sur le marché. Transformation du produit en marchandise. 3) a – Entrée de la marchandise dans la circulation ordinaire. Circulation de la marchandise. Son résultat : transformation en argent. Ce résultat apparaît comme le premier moment de la circulation ordinaire. b – Retransformation de l'argent en conditions de production : circulation de l'argent ; dans la circulation ordinaire, la circulation des marchandises et celle de l'argent apparaissent constamment réparties entre deux sujets distincts. Le capital circule d'abord en tant que marchandise, puis en tant qu'argent et vice versa. Renouvellement du procès de production, ce qui apparaît ici comme reproduction du capital initial et procès de production du surcapital. »

 

  

Le cycle capital-travail-marchandise-capital, ou production-circulation-production, est le mouvement continu, automatique, du Capital.

 

L'argent (forme circulante du travail congelé) produit de l'argent (marchandise consommée : autre forme circulante du même travail) qui revient dans la production pour produire plus d'argent (plus-value).

 

Là est le Marx fondamental débarrassé de ses fioritures idéologiques. Ici, pas besoin de capitalistes, de bourgeois, de propriété privée. Toutes ces choses, le Capital automate se charge lui-même de les anéantir lorsqu'elles nuisent à son mouvement automatique et indifférent. En monstre narcissique qu'il devient, il se mire dans le reflet de sa puissance techno-industrielle et se précipite vers son accomplissement qui est aussi son auto-négation fabuleuse.

 

C'est ainsi que le Capital est effectivement le « reniement achévé de l'Homme ». Une déhumanisation programmée. Le surtravail produit l'humain universellement prolétarisé, l'humain-outil de sa propre machine. Le Capital est à lui-même sa propre fin.

 

 

Si je remplace, dans un extrait essentiel et souvent cité du Manifeste du Parti Communiste, « bourgeoisie » par « capital », ce qui me vaudra immanquablement l'ire de tous les idéologues, qui y trouveront un blasphème, ce qui révélera au passage le contenu religieux de leurs doctrines, j'obtiens une tout autre perception de l'oeuvre marxienne. Cette opération abstractise et dépersonnalise, et donc dépolitise, mais en même temps elle décrit plus précisément et donc plus efficacement, quoique paradoxalement pour un esprit mécanisé, la praxis réelle du monde actuel. Elle restitue donc le vrai concret.  

 

Voici l'extrait tiré de l'édition de poche 10/18 :

 

« Le capital a joué dans l'histoire un rôle éminemment révolutionnaire. Là où il prit le pouvoir, il détruisit toutes les relations féodales, patriarcales, idylliques. Tous les liens complexes et variés qui unissaient l'homme féodal à ses supérieurs naturels, il les a brisés sans pitié pour ne laisser d'autre lien entre l'homme et l'homme que le froid intérêt, les dures exigences du « paiement comptant ». Il a noyé les frissons sacrés de l'extase religieuse, de l'enthousiasme chevaleresque, de la sentimentalité à quatre sous dans les eaux glacées du calcul égoïste. Il a fait de la dignité personnelle une simple valeur d'échange et, à la place des nombreuses libertés si chèrement acquises, il a substitué l'unique et impitoyable liberté du commerce. En un mot, à la place de l'exploitation que masquaient les illusions religieuses et politiques, il a mis une exploitation ouverte, éhontée, directe, aride... »

 

Et plus loin :

 

« Le capital ne peut exister sans révolutionner constamment les instruments de production, donc les rapports de production, c'est-à-dire tout l'ensemble des rapports sociaux. La conservation immobile de l'ancien mode de production était au contraire, pour toutes les classes industrielles antérieures, la condition première de l'existence. Ce bouleversement continuel de la production, cet ébranlement ininterrompu de tout le système social, cette agitation et cette perpétuelle insécurité distinguent l'époque actuelle de toutes les précédentes. Tous les rapports sociaux traditionnels et figés avec leur cortège de notions et d'idées antiques et vénérables se dissolvent ; tous ceux qui les remplacent vieillissent avant même de pouvoir s'ossifier. Tout ce qui avait solidité et permanence s'en va en fumée, tout ce qui était sacré est profané, et les hommes sont enfin forcés de jeter un regard lucide sur leurs conditions d'existence et leurs rapports réciproques. »

 

 

Le glissement du sujet « bourgeoisie » au sujet « capital », constitue-t-il une trahison, ou au contraire un retrour à la vérité première ? Il s'agit de toute évidence d'une trahison du Marx de 1848. Mais que penserait de cela un  Marx d'aujourd'hui ? Nous ne le sauront jamais. Il me semble en tout cas intéressant, à des fins d'expérimentation, de pratiquer aujourd'hui cet exercice de substitution du sujet dans l'oeuvre de Marx pour laisser sourdre le fluide vivifiant de son labeur qui pourrait bien nous abreuver encore aujourd'hui. Et puis, son livre majeur, il l'a lui-même intitulé Le Capital et pas La Bourgeoisie.

 

  

 

Avant le Capital, c'est-à-dire la survaleur systématisée, il n'y avait encore que de la nature. Avec le Capital accompli, il n'y a plus que de l'artefact, de la surnature déshumanisante.

 

 

 

Guy Debord, La Société du Spectacle, thèses 2 et 17, éditions Folio. (Extrait)

  

« Les images qui se sont détachées de chaque aspect de la vie fusionnent dans un cours commun, où l'unité de cette vie ne peut plus être rétablie. La réalité considérée partiellement se déploie dans sa propre unité générale en tant que pseudo-monde à part, objet de la seule contemplation. La spécialisation des images du monde se retrouve, accomplie, dans le monde de l'image autonomisée, où le mensonger s'est menti à lui-même. Le spectacle en général, comme inversion concrète de la vie, est le mouvment autonome du non-vivant. »

 

« La première phase de la domination de l'économie sur la vie sociale avait entraîné dans la définition de toute réalisation humaine une évidente dégradation de l'être en avoir. La phase présente de l'occupation totale de la vie sociale par les résultats accumulés de l'économie conduit à un glissement généralisé de l'avoir au paraître, dont tout « avoir » effectif doit tirer son prestige immédiat et sa fonction dernière. En même temps toute réalité individuelle est devenue sociale, directement dépendante de la puissance sociale, façonnée par elle. En ceci seulement qu'elle n'est pas, il lui est permis d'apparaître. »

 

 

Comment est extraite la survaleur ?

 

Par le surtravail.

 

 

Qu'est-ce que le surtravail ?

 

Le travail supplémentaire non nécessité par la reproduction de la force de travail qui paye le salaire. Le travail social exploité, non-payé, qui s'ajoute au travail social nécessaire.

 

 

Qu'est-ce que le travail social nécessaire ?

 

Le travail qui paye le salaire. En tant que marchandise, son prix est défini, comme pour toute marchandise, par un quantum de travail. En l'occurence, le travail nécessaire pour assurer la subsistance indispensable au prolétaire (nourriture, logement, vêtements, transports, etc.). A chaque époque du Capital correspond un prix minimum de cette marchandise particulière qui ensuite varie pour chacun dans la pratique en fonction de toutes sortes de paramètres particuliers.

 

 

Comment crée-t-on de la survaleur avec du surtravail ?

 

En augmentant le nombre de personnes impliquées dans le processus(nombre de prolétaires).

En augmentant la durée du travail pour chacun d'entre eux.

En augmentant l'intensité de leur travail.

En augmentant la productivité (par la technique principalement).

 

Toutes ces méthodes se heurtent à des limites. Seule la dernière permet de reculer suffisament les limites inéluctables incompatibles avec le mouvement par nature infini, et donc délirant, du Capital. Le nombre limite de prolétaires est vite atteint par les lois de la démographie. La durée du travail est limitée par les lois de la physique. De même pour l'intensité du travail. Mais l'innovation technique, elle, est renouvelable jusqu'à un certain point.

  

 

 

Karl Marx, Le Capital, Livre I, chapitre 10. Editions Quadrige/Presses Universitaires de France. (Extrait)

  

« J'appelle survaleur absolue la survaleur produite par l'allongement de la journée de travail ; et survaleur relative, par contre, la survaleur issue du raccourcissement du temps de travail nécessaire et d'un changement corrélatif dans le rapport quantitatif des deux composantes de la journée de travail.

 

Pour faire baisser la valeur de la force de travail, il faut que la hausse de la force productive affecte des branches d'industrie dont les produits déterminent la valeur de la force de travail , par conséquent : ou bien appartiennent à la sphère des moyens de subsistance habituels ou bien peuvent les remplacer. Or la valeur d'une marchandise n'est pas seulement déterminée par le quantum de travail qui lui donne sa dernière forme, mais tout autant par la masse de travail contenue dans ses moyens de production. La valeur d'une botte, par exemple, est non seulement déterminée par le travail du cordonnier, mais aussi par la valeur du cuir, de la poix, du fil, etc. L'accroissement de la force productive et la baisse corrélative du prix des marchandises dans les industries qui fournissent les éléments matériels du capital constant, qui fournissent les moyens et matériaux de travail en vue de la production des moyens de subsistance nécessaires font donc baisser aussi la valeur de la force de travail. En revanche, dans les branches de production qui ne fournissent ni les moyens de subsistance nécessaires, ni les moyens de production nécessaires à leur fabrication, l'augmentation de la force productive laisse intacte la valeur de la force de travail. »

 

« la valeur des marchandises est inversement proportionnelle à la force productive du travail. Idem pour la valeur de la force de travail puisqu'elle est déterminée par la valeur des marchandises. Inversement, la survaleur relative est directement proportionnelle à la force productive du travail. Elle croit avec la croissance de la force productive et baisse quand celle-ci baisse. Une journée de travail social de 12 heures, à supposer que la valeur de l'argent reste inchangée, produit toujours le même produit-valeur de 6 schillings, quelle que soit la répartition de cette somme de valeur entre l'équivalent de la valeur de la force de travail et la survaleur. Mais si, par suite de la croissance de la force productive, la valeur des moyens de subsistance quotidiens et, par là même, la valeur journalière de la force de travail tombent de 5 à 3 schillings, la survaleur passe alors de 1 à 3 schillings. Il fallait autrefois 10 heures de travail pour reproduire la force de travail, il n'en faut plus maintenant que 6. 4 heures de travail ont été dégagées et peuvent être annexées au domaine du surtravail. La pulsion immanente du capital et sa tendance constante seront donc d'accroître la force productive du travail afin d'abaisser le prix de la marchandise et, ce faisant, d'abaisser le prix du travailleur lui-même. »

 

«L'économie de travail par le développement de la force productive du travail ne vise donc pas, dans la production capitaliste, à raccourcir la journée de travail. Elle ne vise qu'à raccourcir le temps de travail nécessaire à la production d'un quantum déterminé de marchandise. Que le travailleur, quand la force productive de son travail augmente, produise en 1 heure 10 fois plus de valeur qu'auparavant, donc que pour chaque unité de marchandise il ait besoin de 10 fois moins de temps de travail, n'empêche absolument pas qu'on continue à le faire travailler 12 heures et produire pendant ces 12 heures 1200 unités au lieu de 120 auparavant. Il n'est pas exclu que sa journée de travail soit dans le même temps allongée de façon à ce qu'il produise maintenant 1400 unités en 14 heures, etc. C'est ainsi qu'on peut lire en un endroit, chez les économistes du genre Mac Culloch, Ure, Senior et tutti quanti, que le travailleur doit être reconnaissant au capital de ce développement des forces productives, qui réduit le temps de travail nécessaire, tandis qu'à la page suivante, on lui recommande d'exprimer cette reconnaissance en travaillant désormais 15 heures au lieu de 10. Le développement de la force productive du travail, au sein de la production capitaliste, vise à raccourcir la partie de la journée de travail où le travailleur doit travailler pour lui-même, mais c'est seulement pour allonger l'autre partie de la journée de travail, celle où il peut travailler gratuitement pour le capitaliste. »

 

  

 

Aux yeux des technophiles invétérés, comme à ceux des propriétaires intéressés du capital et leurs affidés, le travail humain connecté à celui des machines semble donc accomplir merveilleusement la promesse irrationnelle du mouvement infini.

 

Le problème est que seul le travail humain produit de la valeur nouvelle. Les machines n'en créent pas. Or, l'innovation technique tend à supprimer du travail humain et donc à diminuer la quantité de valeur nouvellement produite.

 

  

 

Karl Marx, Le Capital, Livre I, chapitre 1. Editions Quadrige/Presses Universitaires de France. (Extrait)

  

Le temps de travail socialement nécessaire est le temps de travail qu'il faut pour faire apparaître une valeur d'usage quelconque dans les conditions de production normales d'une société donnée et avec le degré social moyen d'habileté et d'intensité du travail. Après l'introduction du métier à tisser à vapeur, en Angleterre, il ne fallait plus peut-être que la moitié du travail qu'il fallait auparavant pour transformer une quantité de fil donnée en tissu. En fait, le tisserand anglais avait toujours besoin du même temps de travail qu'avant pour effectuer cette transformation, mais le produit de son heure de travail individuelle ne représentait plus désormais qu'un demi-heure de travail social et tombait du même coup à la moitié de sa valeur antérieure.

 

C'est donc seulement la quantité de travail socialement nécessaire ou le temps de travail socialement nécessaire à la fabrication d'une valeur d'usage qui détermine la grandeur de sa valeur. La marchandise singulière ne vaut ici tout bonnement que comme échantillon moyen de son espèce. Les marchandises qui contiennent des quantités de travail égales, ou qui peuvent être fabriquées dans le même temps de travail ont donc la même grandeur de valeur. Le rapport de la valeur d'une marchandise à la valeur de n'importe quelle autre marchandises est donc celui du temps de travail nécessaire pour produire l'une au temps de travail nécessaire pour produire l'autre. « En tant que valeur, toutes les marchandises ne sont que des mesures déterminées de temps de travail coagulé ». » 

 

 

Comment cela se passe-t-il concrètement ?

 

Nous avons vu que le travail d'une journée (pour prendre ce repère simple) se répartissait en travail social nécessaire (correspondant au salaire) et en surtravail qui produit la survaleur. Du travail non-payé pour parler vrai, extorqué à l'insu de tous. Car c'est le propre de cette marchandise particulière qu'est la force de travail que d'avoir un usage extensible et créateur.

 

 

Pour augmenter la part du surtravail dans une même journée sans augmenter la durée de cette journée ou le nombre de prolétaires impliqués, il ne reste qu'une possibilité : réduire la part du travail social nécessaire relativement à la part de surtravail. Or, c'est précisément ce que font les machines qui diminue la survaleur pour chaque marchandise produite et compensent cette perte relative en multipliant le nombre des marchandises. Plus de marchandises contenant moins de valeur, voilà ce qui est obtenu. C'est ce que Marx appelle réalisation de la plus-value relative obtenue par simple baisse de la quantité de travail nécessaire relativement à la quantité de surtravail par effet de vases communiquants. Avec le même salaire on peut théoriquement s'acheter plus de marchandise ou les mêmes marchandises moins chères mais on est aussi beaucoup plus exploité puisque la part du travail supplémentaire extorqué dans une même journée augmente subrepticement. Le même travail est plus productif mais n'est pas mieux rémunéré. La part de travail nécessaire baisse de manière invisible. Ses effets se manifestent après coup.

 

Marx parle, dans le cycle de production général, de capital constant pour les instruments du travail et de capital variable pour le travail lui-même. C'est la composition organique du capital ou le constant est ce qui n'est pas exploitable, mais seulement utilisable, et le variable ce qui est exploitable et créateur : le travail humain.

 

Mais là aussi, dans cette plus-value relative si miraculeuse, nous trouvons une limite : la baisse mécanique du taux de profit qui est le rapport entre la survaleur créée et la somme du capital investi (capital constant + capital variable) dans un contexte de saturation inévitable des marchés. Il faut bien écouler tout le surplus de marchandises produit, ce qui s'avère chaque jour plus difficile. La pression concurrentielle ne cesse d'augmenter. A la fin, il est concevable de prédire un taux tellement proche du zéro et une saturation tellement universelle que le jeu s'arrête : the game is over.

 

A un instant T' du mouvement général, les capacités d'innovation, qui jusque-là étaient le moteur du mouvement, deviennent ses entraves indépassables. Trop de marchandises sur un marché limité, trop de travail congelé, solidifié, mort dirait Marx, et pas assez de travail vivant, liquide, fluide. Le capital est donc toujours au final pour la mort, contre la vie. Cela ne se voyait pas forcément jusque-ici, mais devient de plus en plus évident à mesure que les marchés à l'échelle du monde se réduisent.

 

Guy Debord, La Société du Spectacle, thèse 40, éditions Folio. (Extrait)

 

« Le développement des forces productives a été l'histoire réelle inconsciente qui a construit et modifié les conditions d'existence des groupes humains en tant que conditions de survie, et élargissement de ces conditions : la base économique de toutes leurs entreprises. Le secteur de la marchandise a été, à l'intérieur d'une économie naturelle, la constitution d'un surplus de la survie. La production des marchandises, qui implique l'échange de produits variés entre des producteurs indépendants, a pu rester longtemps artisanale, contenue dans une fonction économique marginale où sa vérité quantitative est encore masquée. Cependant, là où elle a rencontré les conditions sociales du grand commerce et de l'accumulation des capitaux, elle a saisi la domination totale de l'économie. L'économie tout entière est alors devenue ce que la marchandise s'était montrée être au cours de cette conquête : un processus de développement quantitatif. Ce déploiement incessant de la puissance économique sous la forme de la marchandise, qui a transfiguré le travail humain en travail-marchandise, en salariat, aboutit cumulativement à une abondance dans laquelle la question première de la survie est sans doute résolue, mais d'une manière telle qu'elle doit se retrouver toujours ; elle est chaque fois posée de nouveau à un degré supérieur. La croissance économique libère les sociétés de la pression naturelle qui exigeait leur lutte immédiate pour la survie, mais alors c'est de leur libérateur qu'elles ne sont pas libérées. L'indépendance de la marchandise s'est étendue à l'ensemble de l'économie sur laquelle elle règne. L'économie transforme le monde, mais le transforme seulement en monde de l'économie. La pseudo-nature dans laquelle le travail humain s'est aliéné exige de poursuivre à l'infini son service, et ce service, n'étant jugé et absous que par lui-même, en fait obtient la totalité des efforts et des projets socialement licites, comme ses serviteurs. L'abondance des marchandises, c'est-à-dire du rapport marchand, ne peut être plus que de la survie augmentée. »


 

Lorsqu'on ne peut plus agrandir le champ du réel ni intensifier l'exploitation des ressources humaines en vue de créer de la survaleur, le blocage devient fatal.

 

Après ?

 

Dieu sait !

 

Tout ce je peux savoir, moi, c'est que le mouvement horizontal doit prendre fin. 

 

Mais l'Homme est aussi et surtout vertical. Intérieurement vertical. Les nécessités horizontales de son univers matériel le renverront peut-être un jour à son intériorité illimitée.

 

 

C'est le pari que je fais ici.

 

 

 

 

Épilogue

 

 

Rien n'illustre mieux selon moi la schizophrénie de notre XXIe siècle occidental que le célèbre monologue du grand inquisiteur dans le roman de Dostoïevski  « Les Frères Karamazov » dont je propose ici quelques extraits en guise d'épilogue.

 

 

 Le Christ revient parmi les hommes à Séville durant l'Inquisition :

 

« … Le peuple entraîné vers Lui par une force invincible L’entoure, se presse sur son passage, se met à sa suite. Silencieusement, il traverse les rangs de la foule avec un doux sourire qui exprime une infinie compassion. Un soleil d’amour embrase son cœur, ses yeux lancent des rayons de Lumière, de Science et de Force qui, en tombant sur les hommes, éveillent chez ceux-ci une réciprocité d’amour. Il leur tend les bras. Il les bénit ; de son contact, du contact même de ses vêtements se dégage une vertu curative. Parmi les personnes présentes se trouve un vieillard, aveugle depuis son enfance. «Seigneur», s’écrie-t-il, «guéris-moi, et je Te verrai !» Il tombe comme une écaille de ses yeux et l’aveugle Le voit. Le peuple pleure et baise la terre sur laquelle Il marche. Les enfants jettent des fleurs devant Lui, ils chantent et lui crient : «Hosannah !» «C’est Lui, c’est Lui-même !» répète tout le monde, «ce doit être Lui, ce ne peut être que Lui... »

 

« … Et voilà que dans ce moment même passe tout à coup sur la place, près de la cathédrale, le grand inquisiteur en personne. C’est un vieillard presque nonagénaire, à la taille haute et droite, au visage d’une maigreur ascétique ; ses yeux sont profondément enfoncés dans leurs orbites, mais l’âge n’en a pas encore éteint la flamme... ».

 

« … Il tend le doigt et ordonne aux estafiers de Le saisir. Sa puissance est telle, il a si bien habitué le peuple à lui obéir en tremblant, qu’aussitôt la foule s’écarte devant les sbires ; au milieu d’un silence de mort, ceux-ci mettent la main sur Lui et L’emmènent. La multitude, comme un seul homme, se courbe jusqu’à terre devant le vieil inquisiteur qui la bénit silencieusement et continue son chemin. Les estafiers conduisent le Captif à la prison de la Sainte Inquisition où ils L’enferment dans une étroite et obscure cellule. La journée se passe ; arrive la nuit, une nuit de Séville, sombre, chaude, étouffante. L’odeur des lauriers et des citronniers remplit l’atmosphère. Au milieu des ténèbres, la porte de fer du cachot s’ouvre tout à coup, livrant passage au grand inquisiteur lui-même. Une lampe à la main, le vieillard s’avance lentement. Il est seul, la porte se referme aussitôt sur lui. Il s’arrête à l’entrée et longtemps, pendant une ou deux minutes, il contemple le visage du Prisonnier. À la fin il s’approche doucement, pose la lampe sur la table et Lui parle : — C’est Toi ? Toi ? Mais, sans attendre la réponse, il se hâte de poursuivre : — Ne réponds pas, tais-Toi. D’ailleurs, que pourrais Tu dire ? Je sais trop bien ce que Tu dirais. Mais Tu n’as pas le droit d’ajouter quoi que ce soit à ce qui a été dit déjà par Toi auparavant. Pourquoi donc es-Tu venu nous déranger ? Car Tu es venu nous déranger, et Tu ne l’ignores pas. Mais sais-Tu ce qui arrivera demain ? Je ne sais qui Tu es et ne veux pas savoir si Tu es Lui ou seulement son image, mais, quoi qu’il en soit, demain je Te condamnerai et Te ferai périr dans les flammes, comme le plus pervers des hérétiques ; et ce même peuple qui aujourd’hui a baisé Tes pieds, demain, sur un signe de moi, s’empressera d’apporter des fagots à Ton bûcher, — sais-Tu cela ? Oui, Tu le sais peut-être, ajoute-t-il d’un air pensif, en tenant toujours ses yeux attachés sur le visage de son prisonnier... »

 

« … Tout, dit-il, a été transmis par Toi au pape ; tout, par conséquent, appartient maintenant au pape, donc nous n’avons que faire de Ta présence, ne viens pas nous déranger ...»

 

«... L’esprit terrible et intelligent, l’esprit de la négation et du néant, continue le vieillard, — le grand esprit T’a parlé dans le désert et les livres nous racontent qu’il T’a « tenté ». Est-ce vrai ? Et pouvait-on dire quelque chose de plus vrai que ce qu’il T’a annoncé dans les trois questions ou, pour employer le langage de l’Écriture, dans les trois « tentations » que Tu as repoussées ? Si jamais il s’est accompli sur la terre un miracle authentique, foudroyant, c’est ce jour-là, le jour des trois tentations. Le fait seul que ces trois questions ont été posées est par lui-même un miracle. Admettons par simple hypothèse que ces trois questions du terrible esprit aient complètement disparu des livres, et qu’il faille les inventer, les imaginer de nouveau pour les y replacer ; supposons que dans ce but on réunisse tous les sages de la terre — hommes d’État, princes de l’Église, savants, philosophes, poètes, et qu’on leur dise : imaginez, composez trois questions qui non-seulement correspondent à la grandeur de l’événement, mais, de plus, expriment en trois mots, en trois phrases humaines, toute l’histoire future du monde et de l’humanité, — penses-Tu que ce congrès de toutes les intelligences de la terre pourrait inventer quoi que ce soit d’aussi fort et d’aussi profond que les trois questions qui T’ont été posées alors dans le désert par le puissant et intelligent esprit ? Rien que d’après ces trois merveilleuses questions, on peut déjà comprendre que ce n’est pas à un esprit humain, contingent, que Tu as eu affaire, mais à l’esprit éternel, absolu. Car dans ces trois questions est, pour ainsi dire, condensée et prédite toute l’histoire ultérieure de l’humanité ; ce sont comme les trois formes dans lesquelles se concrétisent toutes les insolubles contradictions historiques de la nature humaine sur toute la terre. Alors cela ne pouvait pas être encore aussi évident, parce que l’avenir était inconnu, mais maintenant que quinze siècles se sont écoulés, nous voyons que tout a été si bien deviné et prévu dans ces trois questions, qu’on ne peut rien y ajouter, rien en retrancher. Décide donc Toi-même qui avait raison : Toi ou celui qui T’a interrogé alors ? Rappelle-Toi la première question ; en voici le sens, sinon le texte : « Tu veux aller dans le monde et y aller les mains vides, promettant une liberté que dans leur bêtise et leur perversité innées ils ne peuvent même pas comprendre, dont ils ont une peur affreuse, — car pour l’homme et pour la société humaine il n’y a jamais rien eu de plus insupportable que la liberté ! Mais vois-Tu ces pierres dans ce désert aride et nu ? Change-les en pains, et l’humanité courra derrière Toi, comme un troupeau, reconnaissante et soumise, quoique tremblant toujours que Tu ne retires Ta main et que Tes pains ne lui soient ôtés. » Mais Tu n’as pas voulu priver l’homme de la liberté et Tu as repoussé cette proposition, car que deviendrait la liberté, as-Tu pensé, si l’obéissance était achetée par des pains ? Tu as répondu que l’homme ne vit pas seulement de pain, mais sais-Tu qu’au nom de ce même pain terrestre l’esprit de la terre se dressera contre Toi, qu’il Te livrera bataille, qu’il Te vaincra, et que tous le suivront en s’écriant : «Qui est semblable à cette bête ? Elle nous a donné le feu du ciel !» Sais-Tu que des siècles passeront et que l’humanité proclamera par la bouche de ses savants et de ses sages qu’il n’y a pas de crime et, par conséquent, pas de péché, qu’il n’y a que des affamés ? « Nourris-les et alors demande-leur des vertus !...»

 

« ... Tu leur as promis le pain du ciel, mais, je le répète, peut-il entrer en comparaison avec celui de la terre, aux yeux de la race humaine qui est faible, qui est éternellement vicieuse et ignoble ? Et si, au nom du pain céleste, Tu attires à Toi des prosélytes par milliers et par dizaines de milliers, que deviendront ces millions, ces dizaines de millions, qui ne seront pas capables de mépriser le pain de la terre pour celui du ciel ? Ou bien n’aimes-Tu que les grands et les forts qui se comptent par dizaines de mille ; et les autres, nombreux comme les sables de la mer, ces êtres faibles mais qui T’aiment, les regardes-Tu seulement comme des matériaux pour les grands et les forts ? Non, à nous les faibles aussi sont chers. Ils sont vicieux et insubordonnés, mais à la fin ils ne laisseront pas de devenir obéissants. Ils nous admireront et nous regarderont comme des dieux parce que, en nous mettant à leur tête, nous aurons consenti à supporter le poids de la liberté et à régner sur eux, — tant, à la fin, ils auront peur d’être libres ! Mais nous dirons que nous sommes Tes disciples et que nous régnons en Ton nom. Nous les tromperons encore, car nous ne Te laisserons pas approcher de nous. Dans cette imposture consistera notre souffrance à nous autres, attendu que nous devrons mentir. Voilà ce que signifiait la première question dans le désert, et voilà ce que Tu as repoussé au nom de la liberté que Tu mettais au-dessus de tout. Et pourtant dans cette question était renfermé le grand secret de ce monde. En acceptant les «pains», Tu aurais répondu à l’éternelle et unanime préoccupation de l’humanité : — «devant qui s’incliner ?» Il n’y a pas de souci plus constant et plus douloureux pour l’homme laissé libre, que de chercher au plus tôt un objet de vénération. Mais l’homme veut s’incliner devant ce qui est incontestable, devant ce qui réunit tous les humains dans un commun respect, car l’effort de ces lamentables créatures consiste à chercher non l’objet d’un culte particulier à moi ou à un autre, mais un être en qui tous croient, devant qui tous s’inclinent également. Ce besoin de l’universalité dans l’adoration est le principal tourment de l’homme individuel aussi bien que de l’humanité tout entière depuis le commencement des siècles. C’est pour réaliser cette adoration universelle qu’ils se sont exterminés par le glaive. Ils ont créé des dieux et ils se sont dit les uns aux autres : « Abandonnez vos dieux et venez adorer les nôtres, sinon mort à vous et à vos dieux ! » Et il en sera ainsi jusqu’à la fin du monde, et lorsque les dieux auront disparu de la terre, ce sera la même chose : l’humanité se prosternera devant des idoles... »

 

« … Ils s’écrieront à la fin que la vérité n’est pas en Toi, car il était impossible de les laisser dans l’embarras et dans la perplexité plus que Tu ne l’as fait, en leur léguant tant de soucis et de problèmes insolubles... Ainsi Tu as Toi-même préparé la ruine de Ton empire et Tu ne dois en accuser personne. Et pourtant était-ce cela qu’on T’avait proposé ? Il y a sur la terre trois forces qui seules peuvent soumettre à jamais la conscience de ces faibles insurgés, et cela pour leur bien, — ce sont : le miracle, le mystère et l’autorité. Tu les as écartées toutes trois. Le terrible et malin esprit T’a placé sur le faîte du temple et T’a dit : « Veux-Tu savoir si Tu es le Fils de Dieu, jette-Toi en bas, car il est dit de Lui que les anges le prendront avant qu’il ne touche la terre, et qu’il ne Lui arrivera aucun mal. Tu sauras alors si Tu es le Fils de Dieu et Tu prouveras quelle est Ta foi dans Ton Père. » Après avoir entendu ces paroles, Tu as repoussé la proposition et Tu ne t’est pas jeté en bas du temple. Oh, sans doute, Tu as agi en cette circonstance avec la sublime fierté d’un dieu, mais les hommes, cette race d’impuissants révoltés, sont-ce des dieux ? Tu as compris alors qu’au moindre pas, au premier mouvement fait pour Te jeter en bas du temple, Tu tenterais Dieu aussitôt, Tu perdrais Ta foi en lui, et Tu Te briserais sur le sol que Tu étais venu sauver, ce qui remplirait de joie l’esprit tentateur. Mais, je le répète, y a-t-il beaucoup d’êtres comme Toi ? Et as-Tu pu admettre un seul instant que les hommes seraient capables de résister à une pareille tentation ? La nature humaine a-t-elle été créée telle qu’elle puisse repousser le miracle et se contenter de la libre décision du cœur dans ces terribles moments de la vie où les questions les plus fondamentales et les plus poignantes se posent devant l’âme ? Oh ! Tu savais que Ton héroïque détermination serait conservée dans les livres, qu’elle parviendrait au plus lointain des âges et aux dernières limites de la terre, et Tu espérais qu’en T’imitant, l’homme aussi resterait avec Dieu sans avoir besoin du miracle. Mais Tu ignorais que, sitôt que l’homme repousse le miracle, il repousse du même coup Dieu, car il cherche moins Dieu que le miracle. Et comme l’homme n’est pas de force à se passer de miracles, il en produit une foule de nouveaux qui sont son œuvre, il s’incline devant les prodiges des magiciens, devant les enchantements des sorcières, fût-il cent fois révolté, hérétique et athée. Tu n’es pas descendu de la croix quand on Te criait par dérision : « Descends de la croix, et nous croirons que c’est Toi ». Tu n’es pas descendu, toujours parce que Tu ne voulais pas asservir l’homme par le miracle, parce qu’il Te fallait une foi libre et non arrachée au moyen du merveilleux. Tu désirais un amour libre et non les transports serviles d’un esclave devant la puissance qui l’a terrifié une fois pour toutes. Mais ici encore Tu T’es fait une trop haute idée des hommes, car ce sont des esclaves, quoiqu’ils aient été créés rebelles. Regarde et juge, voilà que quinze siècles se sont écoulés, jette les yeux sur eux : qui as-Tu élevé jusqu’à Toi ?... » 

 

« ... Et pourquoi gardes-Tu le silence, pourquoi Te bornes-Tu à fixer sur moi le regard pénétrant de Tes doux yeux ? Fâche-Toi, je ne veux pas de Ton amour, parce que moi-même je ne T’aime pas. Et pourquoi me cacherais-je de Toi ? Ne sais-je pas à qui je parle ? Ce que j’ai à Te dire T’est déjà connu, je lis cela dans Tes yeux. Et je Te cacherais notre secret ? Peut-être veux-Tu précisément l’entendre de ma bouche, eh bien, écoute : Nous ne sommes pas avec Toi, mais avec lui, voilà notre secret ! Il y a longtemps déjà, il y a huit siècles que nous ne sommes plus avec Toi mais avec lui. Depuis juste huit siècles, nous avons reçu de lui ce que Tu avais repoussé avec indignation, ce dernier don qu’il T’a offert, en Te montrant tous les royaumes terrestres : nous avons reçu de lui Rome et le glaive de César et nous nous sommes déclarés les seuls maîtres de la terre, quoique jusqu'à présent nous n’ayons pas encore pu achever entièrement notre œuvre. Mais à qui la faute ? Oh, cette affaire n’en est qu’au début, mais elle est commencée. Son achèvement se fera encore longtemps attendre et la terre souffrira encore longtemps, mais nous atteindrons notre but, nous serons Césars, et alors nous penserons au bonheur universel des hommes. Et pourtant, Toi aussi, Tu aurais pu alors prendre le glaive de César. Pourquoi as-Tu refusé ce dernier don ? En acceptant le troisième conseil du puissant esprit, Tu aurais fourni à l’homme tout ce qu’il cherche sur la terre, savoir : devant qui s’incliner, à qui remettre sa conscience et enfin comment s’unir pour ne former tous ensemble qu’une même fourmilière, car le besoin de l’union universelle est le troisième et dernier tourment des hommes. Toujours l’humanité dans son ensemble a tendu à l’unité mondiale. Il y a eu plusieurs grands peuples, dont l’histoire a été glorieuse, mais ces peuples ont été d’autant plus malheureux qu’ils se sont élevés plus haut, car ils sentaient plus fortement que les autres le besoin de l’union universelle des hommes. Les grands conquérants, les Timour et les Gengis-Khan ont parcouru la terre comme un ouragan dévastateur, mais eux aussi, sans en avoir conscience, exprimaient cette même tendance du genre humain vers l’unité. En prenant le monde et la pourpre de César, Tu aurais fondé l’empire universel et donné la paix à toute l’humanité. Car à qui appartient-il de régner sur les hommes, sinon à ceux qui sont maîtres de leur conscience, et dans les mains de qui se trouvent leurs pains ? Nous avons aussi pris le glaive de César ; ce faisant, sans doute, nous T’avons repoussé et nous sommes allés à lui. Oh ! il se passera encore des siècles de libertinage intellectuel, de science et d’anthropophagie, car après avoir commencé par élever leur tour de Babel sans nous, ils finiront par l’anthropophagie. Mais alors aussi la bête s’approchera de nous en rampant, léchera nos pieds et les arrosera de larmes sanglantes. Et nous nous assiérons sur la bête, et nous élèverons en l’air une coupe, et sur cette coupe sera écrit : « Mystère ! » Mais aussi alors, alors seulement commencera pour les hommes le règne de la paix et du bonheur... »

 

« ... Sache que je ne Te crains pas. Sache que moi aussi j’ai été dans le désert, que moi aussi je me suis nourri de sauterelles et de racines, que moi aussi j’ai béni la liberté donnée par Toi aux hommes, et que je me préparais à être compté au nombre de Tes élus, au nombre des puissants et des forts. Mais je me suis réveillé de ce rêve et je n’ai pas voulu me mettre au service d’une folie. Je suis allé me joindre au groupe de ceux qui ont corrigé Ton œuvre. J’ai quitté les fiers et suis revenu vers les humbles pour faire le bonheur de ces humbles. Ce que je Te dis se réalisera et notre empire s’élèvera. Je Te le répète, demain Tu verras, sur un signe de moi, ce troupeau obéissant apporter des charbons brûlants au bûcher sur lequel je Te ferai périr parce que Tu es venu nous déranger. Si en effet quelqu’un a mérité plus que personne notre bûcher, c’est Toi. Demain je Te brûlerai. »

 

 Traduction libre de droit de Victor Derély, 1880.