vendredi 20 novembre 2015

Reniement achevé de l'homme

Comme je l'ai déjà écrit ici, une valeur est ce qui guide une action, et donc ce qui se manifeste au travers d'une action. Ce qui signifie que les valeurs d'une civilisation ne se lisent pas dans ses déclarations, mais dans ses actes les plus quotidiens.

De ceci, on peut déjà déduire avec assurance que les valeurs déclarées par notre civilisation ne sont pas celles qu'elle met en pratique réellement. Ses valeurs sont celles de la concurrence, de la rivalité, de l'hégémonie, du mensonge et du lucre, et non pas celles qui s'inscrivent en lettres majuscules sur les bâtiments publics pour rassurer les foules. Les foules d'ailleurs ne demandant qu'à se faire duper, tant sont insupportables pour elles les vérités publiques, la réal-politik ou la raison d’État.

De ceci, on peut induire aussi que ce ne sont pas les fausses valeurs de fraternité, de liberté et d'égalité que les terroristes attaquent réellement. Ils savent parfaitement qu'elles n'existent pas. Pour la plupart, ils sont français. En enfonçant l'illusion étatique à coups de fusils dans le crâne affolé des spectateurs, ils ne font que sortir pour un instant ces fausses valeurs du fonds de rêve collectif dont elles viennent, les exhumant le temps d'un deuil collectif. Ce qu'ils attaquent, c'est leur propre déréliction, et la nôtre par la même occasion.

En provoquant de la part des États une réponse sécuritaire liberticide et anti-démocratique, ils se font par ailleurs les supplétifs objectifs de cet État, dont ils renforcent les tendances totalitaires et paranoïaques. A l'inverse, pour ce même État, le terrorisme servira de justification à toutes les mesures d'autoprotection contre ses citoyens et de renforcement de ses pouvoirs autonomes. A chaque attentat un peu plus de surveillance et un peu moins de liberté, ce qui veut dire un peu plus de terrorisme dans l’État et un peu plus d’État dans le terrorisme. La dictature ou la guerre civile étant la conclusion logique de cette surenchère.

Pour atteindre à la vérité en ces matières, il faut dépasser intellectuellement la binarité imposée, et décaler le regard. On découvre alors que dans une structure telle que la nôtre : spectaculaire marchande, fétichiste, prolétariste, le terrorisme et l’État se donnent la réplique dans un va-et-vient parfaitement huilé. Les terroristes protègent l’État (sauf quand un autre État s'en mêle) et l’État nourrit le terrorisme.

Je ne veux pas dire que les agents de l’État créent consciemment et façonnent de toute pièce les acteurs du terrorisme (quoique !...) je veux simplement dire qu'une force immanente à la machine étatico-économique suscite nécessairement des situations comme celle que nous connaissons aujourd'hui.

Ce n'est pas en excluant les terroristes de la communauté humaine que nous nous en protégerons. Ce n'est pas en nous drapant de l'étendard du Bien et de la Civilisation que nous ferons disparaître ce que cette civilisation construit elle-même. Le terroriste n'est jamais que l'ombre portée de ce que nous sommes véritablement. Il nous offre un miroir où nous pouvons nous voir nous-même dans la lumière crue de la réalité. Nous ne sommes pas encore civilisés, c'est pourquoi il est si facile de nous transformer en animal bêlant ou féroce. Nous ne sommes pas encore nés à nous-mêmes, voilà notre problème. Et ce n'est pas la machine sociale que nous admirons chaque jour davantage pour la magnificence de ses mirages qui nous accouchera. Quant à l'art, la culture, ou la musique produits par cette machine, ils ne sauraient représenter autre chose qu'un relais machinal du néant prolétariste. La guerre est notre réalité fondamentale, il est donc logique qu'elle provoque des morts. Lorsqu'ils sont loin de chez nous, ils n'existent pas, et la guerre non plus ; lorsqu'ils tombent dans nos rues, nous sommes confrontés à la réalité du monde tel que nous l'édifions à notre insu. Nous voulons nous aveugler sur les conséquences d'un système que nous soutenons chaque jour, et c'est ainsi que nous pouvons nous sentir innocents et même exemplaires. Le terrorisme, c'est nous qui le suscitons. Il n'est donc pas plus inhumain que le régime mondial que nous avons élaboré ensemble.

Ce n'est pas le fondamentalisme religieux que nos autorités combattent ; ils commenceraient dans ce cas par déstabiliser des pays comme l'Arabie Saoudite. Ce ne sont pas davantage les dictatures qui exaspèrent les « démocraties » occidentales ; certains États africains par exemple auraient alors cessé d'exister. De grâce, cessez de répéter les slogans que l'on vous glisse gentiment à l'oreille et que vous croyez inventer pour votre propre compte ! Cessez de vous comporter comme si vous n'étiez pas des robots téléguidés ! Cessez de croire la version officielle de tous les événements, ce qui consiste à croire, selon Simone Weil, les criminels sur parole ! Regardez-vous dans une glace et voyez si vous êtes réellement humains comme vous le prétendez, avant de donner des leçons de morale au monde entier ! L'humilité est sans conteste ce qui manque le plus en ce monde.

Vous ne voulez plus d'attentats ? Alors, cessez de nourrir, au moins par vos paroles, ce monde du reniement achevé de l'homme que vous admirez tant !

Je n'ai aucun respect pour les terroristes, mais je n'en ai pas non plus pour les donneurs de leçon soi-disant démocrates. J'ai plus de respect pour le militaire qui risque sa vie et défend un territoire physique et culturel réel, que pour le bavard bien-pensant qui croit dur comme fer à sa liberté et à sa bonté, alors qu'il cautionne par son simple vote toutes les exactions commises au loin en son nom. D'ailleurs la culture, sous la forme des chansonnettes et des amusements grotesques d'aujourd'hui, a démontré sa parfaite inanité.

Le soldat et le policier sont les instruments de la violence d’État. Mais c'est l’État qu'ils servent qui est violent, pas eux. Et cette violence ne cesse pas d'exister parce qu'ils sont dans leurs casernes. Celle-ci prend une autre forme, c'est tout. Au moins, ils ne participent pas à la mascarade générale qui fait croire à chacun qu'il vit dans un pays libre et en paix.

Il faudrait résister en chantant et en dansant, dit-on. Quelle rigolade ! Il faut résister en cessant d'être les dupes de nos propres terreurs, et d'abord de notre terreur de la liberté. Qui se croit à l'abri aujourd'hui est un imbécile. On ne peut vouloir la guerre de tous contre tous dans l'intérêt de quelques uns, ce qui est la strict réalité de nos sociétés démocratiques, et s'étonner que cette guerre vous éclabousse parfois du sang de vos frères. Dansez et chantez tant que vous voudrez, vous n'éviterez pas le surgissement brutal et aléatoire de la vérité de l'époque sous une forme ou sous une autre. Sous la forme par exemple d'une explosion meurtrière à quelque endroit du territoire paradisiaque de la marchandise, entre deux spots de publicité pour le nouveau gadget chargé de faire votre bonheur.

Quelle est notre politique extérieure ? Quels sont nos intérêts au Moyen-Orient? Nos gouvernants les préservent-ils vraiment ? Qu'allons-nous faire réellement sur les théâtres extérieurs ? Quelle est l'histoire de notre participation à ces conflits ? Quels liens peut-il y avoir entre notre politique extérieure et les actes terroristes ? Qui arme, soutient et manipule les groupes fondamentalistes ? Quelle est leur généalogie ? Comment ont-ils pu voir le jour ? Qui les a financé ? Car rien sur cette planète ne peut exister à une certaine échelle sans que l'argent l'ait permis d'une façon ou d'une autre. Pourquoi nos enfants rejoignent-ils les rangs salafistes ou takfiris ? Et puis aussi, qu'est-ce que la France et ses valeurs? Voilà les seules questions qui vaillent. Le reste, c'est du bavardage de cour de récréation.

Adrien Royo

mardi 20 octobre 2015

Prolétarisme d'Etat versus prolétarisme national

Parmi toutes les absurdités auxquelles nous a habituée la lutte politique ordinaire, il en est une qui dépasse en ridicule toutes les autres, pour la raison qu'elle se prend vraiment au sérieux, c'est la lutte des antifas contre tout ce qui ressemble selon eux à du fascisme. C'est-à-dire tout ce qui sort du menu habituel de la cantine idéologique séculaire.

La nation serait le repoussoir ultime, le gros mot qu'on ne saurait prononcer en leur présence, le terme maudit, la bête immonde, opposée à cet internationalisme abstrait dont ils veulent appliquer les principes au niveau de l’État. L'État contre la nation en somme ! Mais qu'est-ce qu'un État sans nation ? Rien d'autre qu'un rêve de technocrate, d'expert, d'idéologue ou d'ingénieur. L’État, comme simple cabine de pilotage d'une machinerie socio-économique indifférenciée, changeant de nom en passant les frontières artificielles, s'appelant France ici, Espagne là, ou Suisse ailleurs. Qu'importe aux citoyens de la Marchandise en effet d'être français plutôt qu'allemand ? L’État en revanche, serait le garant des libertés et de la justice universelles. Entre les mains des bonnes personnes, extension neutre de la volonté générale prolétarienne, l’État, débarrassé de la propriété privée, deviendrait un père ou une mère pour ses administrés. Un petit père des peuples.

Les antifas voient des apprentis dictateurs partout sauf dans leurs rangs, puisque ces rangs sont du bon côté de l'avenir, à défaut de l'avoir toujours été du passé. Pourtant, entre prolétarisme d’État et prolétarisme national, il n'y a que l'épaisseur d'un petit livre rouge.

Les guerres fratricides sont les plus acharnées et les plus sanglantes, c'est bien connu. La guerre entre « fas » et « antifas », car il existe de vrais fas bien sûr, n'échappe pas à la règle. Pour en voir les véritables contours, il suffit de recontextualiser le clivage, en lui appliquant les mots adéquats. Prolétarisme pour exprimer l'aliénation de base à laquelle personne n'échappe, et national ou d’État pour décrire sa forme particulière, le faux choix « aliénatoire » (comme dirait Cousin). Avec cette simple correction sémantique, il apparaît que les deux groupes se bagarrent en fait pour préserver la même chose fondamentale : le prolétarisme. C'est-à-dire l'esclavage.

Ce prolétarisme, à gauche on le glorifie, à droite, on pense qu'il n'existe pas. Polétarisme d’État sans nation, d'un côté ; nation prolétarisée sans prolétariat, de l'autre. Comment prendre au sérieux, après les leçons historiques du 20e siècle et les pensées géantes de la même époque (je pense à Simone Weil, par exemple), cette vaste blague réchauffée ?

Pour ma part, je laisse volontiers la place à ceux que ce combat de cirque amuse encore. Ils en ont pour un moment avant de comprendre la structure du mille feuilles dans lequel ils vivent. Gardons-nous de les contrarier, l'heure de la conscience en serait encore reculée. Qu'au moins ils me laissent libre de penser ce que je veux avant de prendre le pouvoir.

La marchandise est fondamentalement internationale et libérale, au sens social ou sociétal du terme. Quiconque souscrit d'une manière ou d'une autre au libéralisme internationaliste devrait savoir qu'il participe de l'avant-garde spectaculaire, ou marchande, ou fétichiste. C'est tout le drame de la gauche, depuis la 1ère Internationale. Même dans ses formes les plus conscientes, elle constitue le bras armé idéal (parce que caché) de la Marchandise, dans sa lutte contre toute forme d'enracinement moral, familial ou territorial, et principalement dans son combat contre la droite conservatrice qui, elle, freine des quatre fers devant le monstre libéral, tout en lui vouant un culte secret. Car, comme je l'ai déjà dit ici, les conservateurs veulent tout conserver, y compris ce qui sape les bases de leur société rêvée : le prolétarisme lui-même. C'est pourquoi, en ce qui me concerne, il ne saurait y avoir de rapport binaire en politique. Ce n'est pas parce que je critique en priorité la gauche, mon espace idéologique de base, que je cautionne automatiquement la droite. Comprenne qui pourra !

A partir de cette grille d'analyse, on peut déduire assez facilement les causes de l'apparition d'une extrême droite. Il s'agit d'une réaction naturelle et légitime, quoique erronée, au fondamentalisme marchand, avec sa liberté sans limite au service de la création de valeur, c'est-à-dire au service du reniement achevé de l'homme. Ce qui motive en profondeur, même à leur insu, les partisans de la droite dite dure, c'est l'affolement devant certaines conséquences du fonctionnement normal de la société prolétariste à son apogée : la destruction des nations, avec la protection relative qu'elles assuraient ; le confusionnisme intellectuel et moral ; l'abolition du langage et de la pensée ; le reniement du père (fondement symbolique de toute la civilisation occidentale, et même au-delà) ; la déréliction, avec le divertissement compensatoire qui va avec ; l'abolition paradoxale de la petite propriété privée ; la reféodalisation planétaire ; la déification de l'argent ; le matérialisme prosaïque ; le déclin des communautés et le communautarisme hystérique qui l'accompagne ; etc. Toutes choses que la gauche, pensant être à la pointe de la contestation, non seulement approuve, mais promeut sans relâche, même malgré elle, en prenant le parti de ce progrès dogmatique qui divinise l'égalité supposée entre le nouveau et le bien. La gauche devance l'appel de la Marchandise, alors que la droite lui colle aux basques avec réticence. C'est cette contradiction là que la majorité de nos contemporains, et surtout ceux de gauche, n'arrivent pas à comprendre, préférant, plutôt que de perdre leurs illusions, persister dans la guerre des masques.

Lutter contre l'extrême-droite sans prendre en considération sa source fondamentale, et sans se remettre soi-même en question face au prolétarisme dans toute sa complexité paradoxale, revient à renforcer ce qui en est à l'origine, et donc à la promouvoir sans fin. Rien n'est plus difficile que de faire comprendre à un militant, surtout à gauche, son idiotie utile, le fait que son action est le principal levier de la société qu'il veut renverser. L'extrême-droite et l'extrême-gauche sont les instruments les plus précieux du Spectacle. Celui-ci peut les manipuler à loisir en les lançant le plus souvent l'une contre l'autre, assurant ainsi sa continuité, en organisant son invisibilité. Comme chacun sait, il n'est pas pire aveugle que celui qui ne veut pas voir. Le système peut compter à cet égard sur toute une armée d'intellectuels borgnes pour aboyer le plus fort possible depuis l'un ou l'autre camp.

Tous ceux qui tenteront plus ou moins maladroitement de se frayer un chemin intelligent entre ces Charybde et Scylla modernes, prendront automatiquement la mauvaise place dans ce théâtre d'ombres. Ils seront les sacrifiés. Au mieux socialement, au pire physiquement. Ils auront très peu d'amis et devront vouloir et choisir la marginalité, ou la disparition sociale, pour espérer vivre, sinon heureux, du moins dignement, malgré tout.

Adrien Royo