Au-delà
des absurdités énoncées chaque jour par les uns et par les autres
concernant le Front National et l'extrême-droite en général, je
voudrais préciser les choses encore une fois.
Ce
que nous devons avoir constamment à l'esprit tout d'abord, si nous
voulons comprendre quelque chose à ce qui se passe dans la vraie
vie, et si nous voulons réellement échapper au déterminisme
prolétariste, c'est que l'extrême-droite, qui se subdivise en
diverses variantes allant du vrai fascisme au conservatisme
traditionaliste, n'est qu'un des produits de la recherche désespérée
d'une troisième voie entre libéralisme et communisme. Troisième
voie recherchée fort légitimement après les expérimentations de
tous ordres menées tout au long du XXe siècle, mais qui
malheureusement n'existe pas. Non pas que les deux pôles
antagonistes soient indépassables, mais tout simplement le terrain
de réflexion, l'étage du millefeuille sur lequel nous nous situons
généralement pour penser la société, n'est pas le bon. Au niveau
du prolétarisme protéiforme où nous nous agitons, tout n'est que
piège à conscience et miroir aux alouettes.
Pour
mieux faire comprendre ce que je veux dire, je soumets à la sagacité
de chacun une nouvelle grille d'analyse et un nouveau répertoire des
forces politiques en présence.
Selon
la nomenclature politique classique française, il est convenu de
diviser le champ politique entre légitimistes, orléanistes et
bonapartistes. Selon la classification moderne, il se partagerait
entre révolutionnaires, sociaux-démocrates, libéraux,
conservateurs et autoritaires traditionalistes. Selon la mienne,
étant entendu que le vrai clivage, comme je ne cesse de le répéter,
oppose les prolétaristes (fort nombreux) et les anti-prolétaristes
(quasi inexistants pour le moment), et sachant que tous les éléments
des précédentes nomenclatures sont dans le camp prolétariste sans
aucune exception, le terrain politique se divise plutôt en deux
branches uniques mettant aux prises prolétaristes conséquents d'un
côté et prolétaristes inconséquents de l'autre. Prolétaristes
conséquents, libéraux et socio-démocrates, acceptant dans les
grandes lignes les conséquences du mode de civilisation actuel,
prolétaristes inconséquents, révolutionnaires ou fascistes
invétérés, refusant ces mêmes conséquences sans rien comprendre
toutefois au processus global qui les provoque. Prolétaristes contre
prolétaristes de toute manière. Et donc rien qui puisse dessiner
une perspective réelle d'émancipation.
Tout
se passe comme s'il existait deux mondes parallèles et superposés,
dont le premier, le plus perceptible intuitivement, n'aurait aucun
effet sur le deuxième, tandis que le deuxième, le plus invisible
et contre-intuitif, déterminerait l'ensemble.
Ce
qui arrive dans le premier, le monde social qu'on pourrait appelé
phénoménal, reste enfermé dans le jeu des faux-semblants et de
l'illusion, tandis que ce qui arrive dans le second : le social
nouménal, produit le véritable enchaînement des causes et des
effets. Dans le phénoménal : le superficiel, la guerre, les
oppositions factices, les antagonismes de façade ; dans le
nouménal : le vrai clivage et les déterminations essentielles.
Dans le phénoménal, la lutte des classes, la guerre entre fas et
antifas, les débats picrocholins et les apories idéologiques ;
dans le nouménal, le choix de civilisation avec son partage entre
humains à naître et non-humains. Le phénoménal, tout le monde
s'en occupe. Le nouménal, personne ne s'y intéresse.
Le
terrain politique spectaculaire et quotidien (phénoménal social), à
partir duquel on nous demande de nous déterminer, ne représente que
l'aménagement décoratif du prolétarisme, ses multiples choix
cosmétiques, rouge, bleu, noir, avec ses luttes à mort parfois
entre les différents architectes d'intérieur. Choix insignifiants
en vérité, même s'ils peuvent avoir des conséquences dramatiques
sur le moment pour ceux qui les subissent.
Comprenons,
à partir de ces considérations nouvelles, que les oppositions
actuelles à l'extrême-droite ne font que la nourrir en alimentant
le creuset paradoxal où elle prend ses racines. Telle un Phénix
renaissant de ses cendres, elle rejaillit partout où sont niées les
causes véritables de sa vitalité, à savoir les violences
symboliques du prolétarisme incompris, dégradées par la pensée de
gauche en simples rapports économiques ou sociaux, et résumées
dans le vocable fourre-tout : capitalisme.
Ce
n'est pas à partir des Droits de l'homme ou d'une quelconque morale
républicaine qu'il faut raisonner, mais à partir des considérants
prolétaristes profonds, sous peine de voir se reproduire sans fin
les mêmes oppositions factices permettant au système profond de se
maintenir.
Notre
civilisation est profondément la civilisation du leurre et du
mensonge. Accepter ses clivages superficiels revient à perpétuer le
mensonge. L'opposition la plus utile à la machine socio-économique
autonome, est celle qui provoque le plus de bruit et de fureur :
l'opposition extrême-droite/extrême-gauche. C'est pourquoi je
propose de la refuser en bloc et de chercher un autre point de vue.
Ce qui veut dire : ne pas entrer dans le jeu, ne pas alimenter
la guerre, à partir de l'un ou l'autre camp, et se concentrer sur
l'essentiel, à savoir l'analyse du prolétarisme lui-même dans
toute sa complexité souterraine.
Adrien Royo