mardi 20 octobre 2015

Prolétarisme d'Etat versus prolétarisme national

Parmi toutes les absurdités auxquelles nous a habituée la lutte politique ordinaire, il en est une qui dépasse en ridicule toutes les autres, pour la raison qu'elle se prend vraiment au sérieux, c'est la lutte des antifas contre tout ce qui ressemble selon eux à du fascisme. C'est-à-dire tout ce qui sort du menu habituel de la cantine idéologique séculaire.

La nation serait le repoussoir ultime, le gros mot qu'on ne saurait prononcer en leur présence, le terme maudit, la bête immonde, opposée à cet internationalisme abstrait dont ils veulent appliquer les principes au niveau de l’État. L'État contre la nation en somme ! Mais qu'est-ce qu'un État sans nation ? Rien d'autre qu'un rêve de technocrate, d'expert, d'idéologue ou d'ingénieur. L’État, comme simple cabine de pilotage d'une machinerie socio-économique indifférenciée, changeant de nom en passant les frontières artificielles, s'appelant France ici, Espagne là, ou Suisse ailleurs. Qu'importe aux citoyens de la Marchandise en effet d'être français plutôt qu'allemand ? L’État en revanche, serait le garant des libertés et de la justice universelles. Entre les mains des bonnes personnes, extension neutre de la volonté générale prolétarienne, l’État, débarrassé de la propriété privée, deviendrait un père ou une mère pour ses administrés. Un petit père des peuples.

Les antifas voient des apprentis dictateurs partout sauf dans leurs rangs, puisque ces rangs sont du bon côté de l'avenir, à défaut de l'avoir toujours été du passé. Pourtant, entre prolétarisme d’État et prolétarisme national, il n'y a que l'épaisseur d'un petit livre rouge.

Les guerres fratricides sont les plus acharnées et les plus sanglantes, c'est bien connu. La guerre entre « fas » et « antifas », car il existe de vrais fas bien sûr, n'échappe pas à la règle. Pour en voir les véritables contours, il suffit de recontextualiser le clivage, en lui appliquant les mots adéquats. Prolétarisme pour exprimer l'aliénation de base à laquelle personne n'échappe, et national ou d’État pour décrire sa forme particulière, le faux choix « aliénatoire » (comme dirait Cousin). Avec cette simple correction sémantique, il apparaît que les deux groupes se bagarrent en fait pour préserver la même chose fondamentale : le prolétarisme. C'est-à-dire l'esclavage.

Ce prolétarisme, à gauche on le glorifie, à droite, on pense qu'il n'existe pas. Polétarisme d’État sans nation, d'un côté ; nation prolétarisée sans prolétariat, de l'autre. Comment prendre au sérieux, après les leçons historiques du 20e siècle et les pensées géantes de la même époque (je pense à Simone Weil, par exemple), cette vaste blague réchauffée ?

Pour ma part, je laisse volontiers la place à ceux que ce combat de cirque amuse encore. Ils en ont pour un moment avant de comprendre la structure du mille feuilles dans lequel ils vivent. Gardons-nous de les contrarier, l'heure de la conscience en serait encore reculée. Qu'au moins ils me laissent libre de penser ce que je veux avant de prendre le pouvoir.

La marchandise est fondamentalement internationale et libérale, au sens social ou sociétal du terme. Quiconque souscrit d'une manière ou d'une autre au libéralisme internationaliste devrait savoir qu'il participe de l'avant-garde spectaculaire, ou marchande, ou fétichiste. C'est tout le drame de la gauche, depuis la 1ère Internationale. Même dans ses formes les plus conscientes, elle constitue le bras armé idéal (parce que caché) de la Marchandise, dans sa lutte contre toute forme d'enracinement moral, familial ou territorial, et principalement dans son combat contre la droite conservatrice qui, elle, freine des quatre fers devant le monstre libéral, tout en lui vouant un culte secret. Car, comme je l'ai déjà dit ici, les conservateurs veulent tout conserver, y compris ce qui sape les bases de leur société rêvée : le prolétarisme lui-même. C'est pourquoi, en ce qui me concerne, il ne saurait y avoir de rapport binaire en politique. Ce n'est pas parce que je critique en priorité la gauche, mon espace idéologique de base, que je cautionne automatiquement la droite. Comprenne qui pourra !

A partir de cette grille d'analyse, on peut déduire assez facilement les causes de l'apparition d'une extrême droite. Il s'agit d'une réaction naturelle et légitime, quoique erronée, au fondamentalisme marchand, avec sa liberté sans limite au service de la création de valeur, c'est-à-dire au service du reniement achevé de l'homme. Ce qui motive en profondeur, même à leur insu, les partisans de la droite dite dure, c'est l'affolement devant certaines conséquences du fonctionnement normal de la société prolétariste à son apogée : la destruction des nations, avec la protection relative qu'elles assuraient ; le confusionnisme intellectuel et moral ; l'abolition du langage et de la pensée ; le reniement du père (fondement symbolique de toute la civilisation occidentale, et même au-delà) ; la déréliction, avec le divertissement compensatoire qui va avec ; l'abolition paradoxale de la petite propriété privée ; la reféodalisation planétaire ; la déification de l'argent ; le matérialisme prosaïque ; le déclin des communautés et le communautarisme hystérique qui l'accompagne ; etc. Toutes choses que la gauche, pensant être à la pointe de la contestation, non seulement approuve, mais promeut sans relâche, même malgré elle, en prenant le parti de ce progrès dogmatique qui divinise l'égalité supposée entre le nouveau et le bien. La gauche devance l'appel de la Marchandise, alors que la droite lui colle aux basques avec réticence. C'est cette contradiction là que la majorité de nos contemporains, et surtout ceux de gauche, n'arrivent pas à comprendre, préférant, plutôt que de perdre leurs illusions, persister dans la guerre des masques.

Lutter contre l'extrême-droite sans prendre en considération sa source fondamentale, et sans se remettre soi-même en question face au prolétarisme dans toute sa complexité paradoxale, revient à renforcer ce qui en est à l'origine, et donc à la promouvoir sans fin. Rien n'est plus difficile que de faire comprendre à un militant, surtout à gauche, son idiotie utile, le fait que son action est le principal levier de la société qu'il veut renverser. L'extrême-droite et l'extrême-gauche sont les instruments les plus précieux du Spectacle. Celui-ci peut les manipuler à loisir en les lançant le plus souvent l'une contre l'autre, assurant ainsi sa continuité, en organisant son invisibilité. Comme chacun sait, il n'est pas pire aveugle que celui qui ne veut pas voir. Le système peut compter à cet égard sur toute une armée d'intellectuels borgnes pour aboyer le plus fort possible depuis l'un ou l'autre camp.

Tous ceux qui tenteront plus ou moins maladroitement de se frayer un chemin intelligent entre ces Charybde et Scylla modernes, prendront automatiquement la mauvaise place dans ce théâtre d'ombres. Ils seront les sacrifiés. Au mieux socialement, au pire physiquement. Ils auront très peu d'amis et devront vouloir et choisir la marginalité, ou la disparition sociale, pour espérer vivre, sinon heureux, du moins dignement, malgré tout.

Adrien Royo